Dans les ruines/05

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Gauthier-Languereau (p. 70-86).

V.


Mlle  de Regbrenz attend Mademoiselle, dit la vieille Bretonne qui introduisait Alix à Ker-Neven.

Alix la suivit jusqu’à une grande pièce sobrement ornée de beaux meubles en noyer clair, près desquels ressortaient avec vigueur les draperies bleu sombre. Une large baie vitrée, sans rideaux, éclairait cette pièce en laissant entrevoir la perspective d’un vaste jardin, légèrement blanchi par la neige.

Dans la profonde embrasure de cette baie, et à demi étendue sur une chaise longue, se trouvait une jeune dame maigre, légèrement contrefaite. Son visage irrégulier, creusé et jauni par la souffrance, était éclairé et comme immatérialisé par le doux regard de ses yeux bruns… Ceux-ci, en cet instant, se fixaient ardemment sur la porte et, quand Alix parut, une voix chaude, un peu tremblante, l’accueillit par ces mots :

— Enfin, vous voici, ma petite cousine, la fille de ma chère Gaétane !… Que c’est bon à vous de venir embrasser votre pauvre parente !

Elle lui tendait les bras et, d’un mouvement spontané, Alix vint s’y jeter… Alors l’enfant courageuse, qui avait su si bien comprimer ses déchirements et ses angoisses, laissa couler ses larmes. En sanglotant, elle appuyait sa tête sur l’épaule de cette parente, inconnue tout à l’heure. Elle venait de deviner, en un seul regard, qu’elle avait trouvé un cœur capable de la comprendre et de l’aimer.

Et Mlle  de Regbrenz la pressait sur sa poitrine en disant avec une tendresse émue :

— Pauvre petite fille, quelles épreuves vous avez traversées !… Mais combien je suis heureuse de vous voir enfin, mon enfant ! J’ai tant chéri votre mère !

— Mais l’aimez-vous encore, ma cousine ? demanda Alix en se redressant un peu pour fixer le visage de sa parente.

— Si je l’aime !… Mais plus que jamais, la pauvre amie, puisqu’elle est près du Bon Dieu. Pourquoi me demandez-vous cela, chère petite cousine ?

— Mais elle a rompu complètement avec vous, en laissant vos lettres sans réponse…

Une tristesse profonde envahit le lumineux regard d’Alix de Regbrenz.

— Cela est vrai… mais je ne lui ai pas gardé rancune. J’ai toujours pensé qu’une raison impérieuse l’avait dirigée en cette circonstance… Oh ! j’en ai tant souffert !… mais je suis sûre qu’elle ne m’avait pas oubliée.

— Non, ma cousine, et en voici la preuve, dit Alix en sortant l’enveloppe portant l’adresse de Mlle de Regbrenz, tracée par sa mère. Ceci aurait dû vous être remis beaucoup plus tôt et il ne faut en accuser qu’un oubli de mon pauvre père.

Les doigts tremblants d’Alix de Regbrenz brisèrent le cachet et sortirent de nombreux feuillets, couverts d’une écriture serrée. Elle commença à lire, mais, à mesure qu’elle avançait, son visage se faisait plus pâle encore : une émotion douloureuse, une sorte d’horreur bouleversaient sa physionomie calme… Arrivée au bout du troisième feuillet, elle s’arrêta et replia les autres d’une main frémissante, en disant avec un accent étrangement altéré :

— Je finirai ceci tout à l’heure… Ma chère petite Alix, parlez-moi de vos frères, de vos chers parents, de vous-même. Racontez-moi votre vie.

La main dans celle de sa cousine, Alix déroula alors le tableau de son existence, si simple et paisible jusqu’à ces derniers mois. Quand elle vint à avouer ses douloureuses perplexités au sujet de la tutelle du comte de Regbrenz et, surtout, de la vie près de Georgina, elle sentit frissonner la main qui serrait la sienne.

— Avais-je tort, ma cousine ? demandait-elle en fixant les clairs yeux bruns qui exprimaient une sorte d’angoisse.

— Pas complètement, mon cher enfant…, mais enfin… avec des ménagements…

— Il y a des cas, ma cousine, où l’on ne peut, en toute conscience, user de ménagements… Et alors ?… Que ferait-elle ?… De quoi est-elle capable ?

Les doigts d’Alix de Regbrenz froissèrent machinalement l’étoffe sombre de sa jupe.

— Mais à quoi songez-vous là, ma chère enfant ?…Ne vous mettez pas martel en tête et ne faites pas de Georgina un trop noir portrait. Je ne puis, sincèrement, vous dire qu’elle est bonne…Non, non, mais on trouve encore une étincelle cachée au fond des pires natures…

Alix secoua mélancoliquement sa belle tête brune.

— Vous ne me ferez pas prendre le change, ma cousine… Pourquoi ma mère a-t-elle fui à jamais Bred’Languest ?… Pourquoi mon grand-père et son fils sont-ils devenus si étranges ?… Pourquoi, vous-même, avoir rompu complètement avec le manoir, s’il n’y existait une influence profondément mauvaise et dangereuse ?…

— La rupture ne vient pas de moi, mon enfant. Pendant quelque temps, après le départ de Gaétane, nous avons continué à voir de loin en loin mon oncle et ma tante. Georgina nous évitait, mais je ne m’en froissait pas, car nous avions eu, dès notre enfance, une réciproque et irréductible antipathie…

Mais mon oncle Hervé se faisait de jour en jour plus bizarre et, finalement, il cessa de nous voir, en forçant sa femme à l’imiter. Désormais, la pauvre tante ne sortit plus du manoir et, l’année suivante, nous apprîmes qu’elle avait perdu la raison. Sans doute son esprit faible et passif n’avait pu résister au chagrin du départ de sa fille préférée et à la tyrannie exercée par Georgina… Depuis lors, je n’ai plus remis les pieds à Bred’Languest ni aperçu mes parents. Comme vous avez pu le constater, ils vivent tous en païens, depuis mon oncle jusqu’à Fanche. Seule Mathurine a conservé quelques habitudes religieuses… Avec l’infernale habileté dont elle dispose, et sous l’influence d’un odieux sectaire, la malheureuse Georgina s’est efforcée d’ôter la foi de leur cœur à tous. Elle y a réussi, même pour Even, si pieux autrefois…Pauvre Even !

Elle essuya une larme et serra fortement entre les siennes la main d’Alix.

— Veillez bien sur vos frères, ma petite fille…Qu’elle ne les perde pas comme elle a fait d’Even… À seize ans, il était l’être le plus charmant qui se pût rêver. Distinction, élégance de manières, beauté fière et déjà virile, regard ardent, enveloppant comme une flamme et parfois doux comme une caresse, tels étaient ses dons physiques, surpassés encore par son admirable intelligence et par la bonté délicate, les généreux élans de son cœur… Et quels sentiments élevés, quelle gaieté charmante !…

— Oh ! ma cousine, ce n’est plus lui !…

— Hélas ! ma pauvre enfant !… Mais je l’ai connu tel, et il était ainsi dans l’épanouissement de sa seizième année, lorsqu’il vint nous voir aux vacances qui suivirent le départ de votre mère… À notre profonde surprise, aussitôt que mon père commença à parler de celle qui avait toujours été la sœur chérie d’Even, celui-ci devint très pâle et l’interrompit avec vivacité, en le priant de ne plus prononcer ce nom devant lui. Comme nous protestions avec indignation en demandant les raisons de cette singulière conduite, mon cousin s’écria avec un geste de mépris : « Vous ne savez pas… mais, moi, je connais ce que mon père lui reproche ; je sais qu’elle est indigne du nom de Regbrenz. » Il s’éloigna comme un fou et, lorsque nous le revîmes, il refusa toujours de nous donner des explications.

» Nous apprîmes avec douleur que Georgina et lui fréquentaient beaucoup la villa Maublars. Roger Maublars est un écrivain de grand talent, mais empoisonné : c’est un ennemi acharné de la religion et il a eu la plus détestable influence sur le pauvre Even, aidé en cela par sa sœur qui le poussait à fréquenter cet homme diabolique. Georgina a beaucoup desservi votre mère auprès de son père.

— Aimait-il vraiment beaucoup maman ?

— Certes, cela sautait aux yeux, et elle-même avait pour son père une tendresse ardente. Pour elle, il était un sujet d’admiration, car il vous faut dire, mon enfant, que le comte de Regbrenz possédait une fort belle intelligence, une âme élevée, malheureusement orgueilleuse et trop avide des aises et des plaisirs de la vie.

— Comment Mme Orzal a-t-elle réussi à lui faire commettre cette injustice épouvantable ?

Le regard d’Alix de Regbrenz effleura involontairement les feuillets posés sur la table… Elle répondit d’une voix hésitante et troublée :

— Mon enfant, la jalousie est chose terrible. Georgina, malgré sa réelle beauté et les dons de son esprit, voyait sa sœur plus admirée qu’elle, à cause du charme fait de bonté et de loyauté fière qui émanait de Gaétane. L’envie fit accomplir sans doute des prodiges de ruse et de perfidie à cette malheureuse créature… Ma pauvre petite fille, voilà une conversation bien décourageante, mais, au-dessus de ces fanges morales, par-delà toutes ces menaces, nous trouvons notre Dieu. Lui ne nous abandonnera jamais et avec Lui, Alix, vous ne craindrez rien.

Elle attira à elle la tête de la jeune fille et baisa le front qui s’offrait à ses lèvres.

— Oh ! ma cousine, si je pouvais demeurer près de vous ! murmura Alix.

— Combien je le voudrais, enfant !… Mais ce n’est pas la volonté de Dieu et vous avez là-bas votre tâche, tâche lourde et sublime, ma petite Alix. Ah ! si vous pouviez faire jaillir un peu de lumière dans ces ténèbres ! Si vous pouviez, Alix…

Elle s’interrompit et fixa longuement son regard sur le joli visage penché vers elle. Il semblait que, derrière ces yeux bleus, graves et doux, elle cherchât à scruter l’âme, à connaître les énergies et les élans de sacrifice dont était capable cette enfant au regard profond.

— Oui, vous avez peut-être une grande mission à remplir. Ces vieillards si près de la tombe et privés de la foi, hélas !… le malheureux Even en qui l’étincelle demeure toujours, je veux l’espérer… Ma petite Alix, Dieu donne de ces missions aux âmes de jeunes filles, à celles qui l’aiment sans réserve.

— Oh ! ma cousine, que puis-je ?… Je ne suis qu’une enfant ! s’écria Alix avec effroi.

Instantanément, elle revoyait le visage sarcastique et mauvais du comte Hervé, les yeux durs d’Even, le pauvre regard sans intelligence de Mme de Regbrenz. C’étaient ceux-là — ces êtres déchus à des points de vue différents — qu’elle, l’enfant inexpérimentée, devrait tenter de sauver !… À quoi songeait donc Alix de Regbrenz ?…

Celle-ci devinait toutes les pensées qui se formulaient dans l’esprit de la jeune fille… Ses doigts cherchèrent à son côté le rosaire qui ne la quittait jamais et saisirent la croix d’ivoire. Doucement, avec une tendresse inexprimable, elle prit la main de sa cousine.

— De vous seule, enfant, rien n’est possible. Vous n’êtes, comme tout être humain, qu’un petit fétu de paille livré au souffle du vent. Mais Lui, mon enfant… Lui, votre Maître et le mien !… Ah ! voici votre aide, votre secours ! De Sa croix, Il vous montre ces âmes, Il vous crie de l’aider, de vous sacrifier s’il le faut pour les sauver…

» Oui, je prononce ce mot de sacrifice, car je ne me suis pas trompée en devinant en vous un cœur dévoué sans réserve à notre bien-aimé Sauveur, n’est-ce pas, Alix ?

— Oui, ma cousine, je n’ai qu’un désir : appartenir à jamais à mon Jésus, répondit simplement la jeune fille.

Une expression de bonheur surnaturel éclairait ses grandes prunelles bleues… Alix de Regbrenz eut un radieux sourire en pressant fortement la petite main frémissante.

— Béni soit Dieu, chère enfant !… Mais ce choix de notre Maître comporte d’austères obligations, car, de ces privilégiés de son Cœur, il fait souvent des victimes pour le salut des âmes, ma petite Alix…

— Je le sais, ma cousine, et je Lui appartiens, dit gravement Alix en baisant la petite croix que lui abandonnait Mlle de Regbrenz.

Un long moment, elles demeurèrent silencieuses. Dès la première heure, ces deux âmes également religieuses se comprenaient sans paroles… Mais Alix eut un petit sursaut en entendant sonner quatre heures et se leva avec vivacité.

— Je m’oublie près de vous, ma chère cousine. Miss Elson et Gaétan vont m’attendre.

— Vous m’amènerez vos frères, n’est-ce pas, et aussi votre dévouée institutrice ?… Et vous reviendrez me voir le plus que vous pourrez ?

— Avec bonheur, ma cousine ! Merci de m’avoir accueillie avec tant de bonté.

Un sourire ému vint illuminer et embellir le visage irrégulier d’Alix de Regbrenz.

— Enfant, vous ne sauriez croire quel bien m’a fait votre présence… Revenez donc, chère petite, et nous parlerons encore de mon amie si chère, votre mère, Alix.

Elles s’embrassèrent avec tendresse, et Alix sortit du salon. Près de la porte du vestibule se tenait la servante qui l’avait introduite.

— Vous êtes sans doute Fanny, dont j’ai déjà entendu parler un peu ? dit aimablement Alix en voyant se fixer sur elle le regard bienveillant de la vieille femme.

— Oui, mademoiselle…, et vous êtes la fille de Mlle Gaétane ? Je vous ai vue à l’église et j’ai su votre nom par Mathurine, avec qui je cause quelquefois…, pas bien souvent, car elle n’est plus bavarde et, même, il faut lui tirer les paroles… Ce que c’est tout de même ! Une jeune fille que j’ai connue si gaie, avenante et jolie !

— Jolie… Pauvre Mathurine, le dirait-on aujourd’hui ?

— C’est la petite vérole qu’elle a prise en soignant Mlle Gaétane. Je l’ai bien crue à son dernier jour… Elle n’a pas eu de chance, cette fille-là. L’année précédente, en voulant défendre Mlle Gaétane contre l’attaque d’un chien — un mauvais chien que Mlle Georgina s’obstinait à garder — elle avait eu deux doigts brisés par cette bête. Le médecin d’alors — un âne, pour dire le vrai mot — la soigna si mal qu’un jour il lui fallut partir pour Nantes, où on lui coupa ses pauvres doigts… Et voilà qu’un peu plus tard une marche de la tour de la Comtesse craqua sous elle, si bien qu’elle dégringola tout du long de ce vieil escalier de pierre. C’est depuis lors quelle est contrefaite… Mais pardon, mademoiselle, je vous tiens debout avec mes histoires.

— Je suis, au contraire, très satisfaite de connaître tout cela. Jamais je n’avais pu savoir de Mathurine la cause de ses infirmités… Allons ! au revoir, ma bonne Fanny.

Elle adressa un amical signe d’adieu à la servante et sortit de Ker-Neven. Une joie grave dilatait son cœur, un hymne de reconnaissance s’en élevait vers le Dieu infiniment bon qui lui ménageait cette oasis de paix et de tendresse dans le pénible désert de ses devoirs. Pour elle, comme elle l’avait été pour sa mère, Alix de Regbrenz serait l’amie dévouée et fidèle.


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Cet hiver-là, il neigea beaucoup. Au matin du 1er janvier, Gaétan gagna cependant la plage dans l’espoir de dégager son petit bateau, que la marée de la veille avait coincé entre deux rochers.

En atteignant Ker-Mora, l’enfant constata avec satisfaction que le bateau était devenu accessible… Mais tous les efforts de ses petites mains, nerveuses et fortes pourtant, ne purent arriver à le faire sortir de la fente rocheuse, où les lames l’avaient profondément encastré.

— Il me faudrait un instrument quelconque, murmura Gaétan qui n’était jamais à court d’expédients. Je frapperais sur la roche et peut-être, avec de la patience, arriverais-je à dégager le bateau. Il y a bien une pioche dans cette maison-là, je me rappelle l’avoir vue… C’est vrai qu’Alix m’a défendu… mais j’entrerai si peu ! La porte est justement ouverte et la pioche se trouve à l’entrée… D’ailleurs, ce n’est pas un étranger, mais mon oncle qui habite là.

Secouant résolument sa tête rasée, il s’élança vers la petite demeure. Il franchit le seuil et s’arrêta brusquement… Au fond de la pièce était assis Even. Enveloppé de l’épaisse fumée se dégageant de sa pipe, il lisait un des volumes naguère rejetés avec horreur par Alix… Son regard se leva vers l’enfant, exprimant une irritation violente.

— Que venez-vous faire ici ? dit-il rudement.

Un instant interdit, Gaétan, peu intimidable de son naturel, reprit vite son aplomb.

— Je venais chercher une pioche pour tâcher d’avoir mon bateau qui est engagé entre les rochers. Voulez-vous me permettre de la prendre un instant, mon oncle ?

Pour la première fois, ce titre était donné à Even. Jusqu’ici, les enfants de sa sœur n’avaient jamais eu occasion de lui parler… Il tressaillit légèrement, de surprise sans doute, et une vague émotion remplaça dans ses prunelles grises les lueurs farouches de tout à l’heure. Il se leva, fit quelques pas en avant et regarda l’enfant toujours debout dans l’ouverture de la porte. La fière petite tête se redressait et, sous les longs cils dorés, les yeux francs et profonds soutenaient le regard inquisiteur d’Even.

Et aucun d’eux n’entendit le pas léger qui approchait, assourdi par la neige… Alix s’était bientôt aperçue du départ de son frère et, devinant où il se rendait, avait pris à son tour la route de Ker-Mora. Mais, en ne le voyant pas à l’endroit où était échoué le bateau, en apercevant la porte de la maisonnette ouverte, une vision terrible surgit en son esprit… Gaétan, seul en cette misérable demeure, penché sur l’un de ces livres impies, dont une seule ligne blesserait peut-être grièvement son âme innocente… Elle prit sa course et atteignit le seuil de la maison.

Gaétan était là, dans l’encadrement de la porte, et, devant lui, se tenait Even de Regbrenz.

— Gaétan, que fais-tu ici ? dit-elle d’une voix essoufflée et tremblante.

L’enfant sursauta un peu et se détourna… Even dirigea vers elle des yeux stupéfaits. Toute pâlie par son angoisse d’un instant et par l’émotion de la présente minute, ses cheveux relevés à la hâte pour courir à la recherche de l’enfant, une robe d’intérieur tombant en plis amples autour d’elle, Alix paraissait très enfantine, si touchante et si gracieuse que l’oncle farouche sembla lui-même, pendant quelques instants, subir son charme exquis… Mais, tout aussitôt, les épais sourcils blonds se froncèrent, la physionomie d’Even se durcit et sa voix, pleine de colère, s’éleva dans le silence de la petite salle.

— Allez-vous donc tous envahir ma demeure ?… Ne serais-je plus libre chez moi ?… Hors d’ici, et promptement !

Au premier moment, Alix s’était trouvée saisie en apercevant son étrange et peu avenant parent. Mais ce ton insultant, ces paroles agressives lui rendirent sa présence d’esprit… Relevant fièrement la tête, elle fixa sur Even un regard résolu, légèrement méprisant.

— Je venais précisément chercher mon frère et m’apprêtais à le réprimander au sujet de cette nouvelle indiscrétion… Soyez sans crainte, monsieur, je n’ai aucune envie de vous importuner en quoi que ce soit et je veillerai toujours à ce que les enfants agissent de même… Je crois que, jusqu’ici — à part la malencontreuse rencontre dans la galerie — votre liberté n’a pas été gênée par nous. Quant à nous intimer d’une telle façon l’ordre de quitter votre demeure, je ne pense pas que vous feriez autrement si nous étions des malfaiteurs.

Elle n’était plus du tout enfant, en cet instant, Alix de Sézannek. C’était une femme grave et sévère, dont les beaux yeux lumineux se dépouillaient de leur douceur pour dévisager avec une fierté dédaigneuse le gentilhomme déchu, oublieux de la plus élémentaire politesse… Even recula de deux pas. Son teint hâlé s’était subitement foncé sous l’afflux de sang lui montant au visage et, dans ses yeux gris, avait surgi une lueur d’orgueil blessé. Un ressouvenir de l’esprit chevaleresque d’autrefois s’éleva sans doute en lui, car, s’inclinant devant Alix, il dit d’un ton bas, un peu rauque et hésitant :

— Pardon… Je ne pensais pas… Veuillez recevoir mes excuses…

Mais elle se reprochait déjà son mouvement d’indignation, craignant d’avoir irrémédiablement froissé cet homme qui était après tout son oncle… Non, heureusement, il n’en était rien. Dans le sombre regard d’Even il n’y avait qu’un regret sincère, quoique irrité. Avec une joie secrète, elle constatait l’existence d’une fibre des nobles sentiments d’autrefois… bien légère, bien ténue, sans doute, mais, enfin, tout n’était pas mort dans cette âme.

La jeune fille prit la main de Gaétan qui regardait son oncle avec de grands yeux étonnés.

— Je vous dois moi-même des excuses pour le dérangement causé par son frère, dit-elle doucement. Je vous promets, en son nom, qu’il n’approchera plus de Ker-Mora.

Tout en parlant, elle regardait son oncle et ses yeux tombèrent sur le livre que les doigts d’Even froissaient machinalement. Elle se rappelait cette couverture jaune pâle, ces hautes lettres rouges destinées à attirer plus vite l’attention sur le poison moral contenu dans ces pages… Et c’était lui, le pieux Even d’autrefois, qui nourrissait son intelligence et son cœur de cette littérature éhontée !… lui qui se souillait à cette fange !

Une subite inspiration s’empara de l’esprit d’Alix et, sans réfléchir davantage, elle dit en se penchant vers son frère :

— Va un peu en avant, Gaétan, j’ai un mot à dire à M. de Regbrenz.

Il fronça les sourcils, prêt à résister, mais la voix douce et cependant ferme répéta :

— Va, Gaétan, je viens tout de suite.

Il sortit et Alix s’avança un peu vers Even, qui la regardait avec surprise. La jeune fille était pâle, ses lèvres tremblaient légèrement, mais une force supérieure l’animait, mettant en ses yeux une flamme d’intrépidité.

— Peut-être allez-vous me trouver bien indiscrète, dit-elle en raffermissant de son mieux sa voix émue, mais il s’agit ici de l’âme de mes frères et, en toute conscience, je dois vous parler de mes craintes… Il se peut que, malgré la défense — car, enfin, ils ne sont que des enfants — Gaétan ou Xavier se trouvent quelques instants seuls ici. Or ces livres… (et elle désignait les volumes épars sur une table) ces livres pourraient tomber entre leurs mains…

— Eh bien ? dit rudement Even en tournant vers elle son regard farouche.

— Comment !… Ne comprenez-vous pas le mal que de pareilles infamies causeraient à ces petites âmes ? s’écria ardemment la jeune fille, stupéfaite devant un tel abaissement de sens moral.

Un rire sarcastique s’échappa des lèvres d’Even. C’était la première fois qu’Alix l’entendait, et elle frissonna au son de ce rire infernal…

— Elles deviendront comme les autres, voilà tout ! dit-il entre ses dents serrées.

Une flamme étrange, mélange de haine et de désespoir, luisait entre ses cils épais, sa bouche se crispait amèrement… et la pauvre Alix se dit avec terreur qu’elle venait de rouvrir quelque mystérieuse blessure.

Elle était seule avec un enfant dans cette solitude, seule en présence de cet être bizarre dont laraison, parfois, lui semblait problématique. Ses doigts se joignirent instinctivement, son cœur s’éleva en une ardente prière vers Marie, secours des chrétiens…

— Mais, d’abord, comment savez-vous ce que sont ces livres ? reprit la voix sardonique. Vous les avez lus, sans doute ?

La jeune fille bondit. Ses grands yeux bleus, étincelants de mépris indigné, se levèrent vers Even, le forçant à baisser les siens.

— Qui vous a donné le droit de m’insulter ainsi ? Ignorez-vous donc que je suis chrétienne et que jamais, même au prix de ma vie, je ne lirais une de ces lignes maudites… Mais vous ne me croyez pas, car vous ne devez plus croire à la vertu, à l’honnêteté ni à l’honneur !

Empreints d’un indicible mépris, ces mots s’étaient échappés des lèvres frémissantes de la jeune fille. L’effet produit fut foudroyant… Even, devenu livide, saisit le dossier d’une chaise et le serra avec une telle violence que le bois vermoulu se brisa. Une colère folle bouleversait ses traits si souvent rigides… Tout à coup, il s’avança brusquement vers Alix.

— Écoutez, je vous ai donné le droit de le penser, dit-il sourdement, aussi est-il juste que je vous pardonne cette parole… Et, cette fois encore, je dois vous demander pardon. Je sais et il appuya fortement sur ce mot) je sais que vous n’avez jamais ouvert ceci ni rien d’approchant. C’est un mouvement de colère qui m’a fait prononcer ces paroles que je déplore… Comment ont-elles pu me venir à l’esprit devant…

Il passa la main sur son front en se murmurant à lui-même :

— Devant des yeux si purs, comment l’aurais-je vraiment pensé ?…

— Je vous dois cependant une explication à ce sujet, dit Alix, s’apprêtant à raconter l’indiscrétion de Xavier.

Mais il l’arrêta d’un geste impérieux :

— Je ne veux rien savoir… J’ai en vous toute confiance. Ces livres seront désormais enfermés sous clef.

— Oh ! merci, mon oncle !

Ce cri reconnaissant sembla frapper de stupeur Even de Regbrenz. Indécis et troublé, il regarda Alix, et une sorte de sourire amer vint crisper ses lèvres.

— Mon oncle ! répéta-t-il lentement avec un accent ironique. Suis-je digne de ce nom, dites ?… dites-le, vous qui doutiez tout à l’heure de ma vertu, de mon honnêteté, de mon honneur ?

Dans ce regard qui la défiait, Alix lut avec effroi un désespoir immense.

— Non, non, je n’en doute pas !… je ne veux pas en douter, mon oncle ! s’écria-t-elle avec vivacité.

Mais Even secoua brusquement la tête, et le même rire qui avait si péniblement impressionné Alix résonna encore dans la salle.

— Vous avez tort et je ne sais vraiment pourquoi je me suis offensé tout à l’heure de votre opinion à mon sujet. Je n’ai plus rien de tout cela… Rien, entendez-vous ! Honneur, honnêteté, vertu !… sornettes, chimères !…

Il rit de nouveau — comme devait rire Lucifer, pensa la pauvre Alix — et, en écartant un peu la jeune fille, il s’élança au-dehors.

— Le malheureux ! murmura Alix, toute frissonnante.

Elle entrevoyait des abîmes de ruine morale devant lesquels reculait, épouvantée, son âme croyante, toute baignée de sang rédempteur. Tour à tour, dans ce rapide colloque, elle venait de passer par des alternatives d’espoir et de douleur. Quelques sentiments élevés — elle l’avait pu constater — subsistaient encore chez Even, mais si faibles, hélas !… L’étincelle demeurait sous les épaisses scories, toute prête à s’éteindre, semblait-il… Et s’il avait dit vrai ?… Si, pour lui, l’honneur et la vertu n’étaient plus que des mots vides de sens ?…

— Oh ! mon Dieu, quelle misère ! gémit-elle en joignant les mains. Comment arriver à cette pauvre âme !

— Alix !… Mais, Alix, que fais-tu ? dit la voix impatientée de Gaétan. Mon oncle est parti et tu restes là, plantée comme une statue !

Elle se détourna et sortit de la maisonnette. Sans mot dire, elle prit le chemin du manoir. Son frère marchait silencieusement près d’elle. Il avait tout à fait oublié son cher bateau et levait fréquemment un regard anxieux vers le visage pâli et altéré de sa sœur.

— Qu’est-ce que mon oncle t’a fait ? demanda-t-il tout à coup en saisissant tendrement la main d’Alix. Il ne t’a pourtant pas frappée ?… car sans cela !…

Il crispa les poings et se détourna pour jeter un coup d’œil de défi dans la direction où avait disparu Even… Un faible sourire effleura les lèvres de la jeune fille.

— Non, mon Gaétan. M. de Regbrenz, si singulier qu’il paraisse, ne frappera jamais une femme. Mais vois, enfant, les inconvénients de ta désobéissance. Tu amènes des ennuis à ta pauvre sœur, obligée de t’excuser.

Gaétan baissa la tête avec un peu de confusion… Mais, quelques instants après, il murmura avec une amertume étrange dans cette bouche d’enfant :

— Aussi, pourquoi n’avons-nous pas des parents comme les autres, Alix ?