Dans les ruines/Texte entier

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Gauthier-Languereau (p. 7-222).

I.


Les vitres voilées de tulle s’enflammaient aux lueurs orangées du soleil couchant. La lumière pénétrait en flots ardents dans le petit salon, se jouait sur les meubles de style, les bibelots artistiques, les grands palmiers ombrageant de fines et blanches statuettes, et enveloppait d’un rayonnement fauve la jeune fille enfoncée dans une bergère, où sa mince personne disparaissait presque.

Jeune fille ou enfant ?… Cette seconde hypothèse semblait admissible en considérant ses traits frêles, ses formes graciles et la natte de cheveux noirs rejetée sur son épaule. Mais il suffisait de rencontrer les yeux magnifiques, d’un bleu sombre, qui éclairaient ce pâle et fin visage, pour pressentir l’existence d’une âme déjà formée. Il y avait, dans ces yeux-là, une profondeur de pensée qui eût semblé excessive chez une si jeune créature sans le charme de candeur, d’enfantine simplicité émanant de cette physionomie délicate et lui communiquant une mystérieuse attirance.

La jeune fille avait laissé tomber son ouvrage sur ses genoux et, croisant les mains sur sa jupe de deuil, elle laissait errer autour d’elle son regard empreint de réflexion triste… Tout contre elle était blottie une petite forme noire — noire des pieds à la tête, car la chevelure bouclée avait des tons d’ébène rivalisant avec l’étoffe de deuil. Seules deux très petites mains se montraient, serrant avec force la robe de la jeune fille.

Tout à coup, des plis de la jupe de cachemire sortit un visage d’enfant — un fin et joli visage dont les yeux bleus, très doux, se promenèrent quelques secondes autour du salon. Ils regardèrent longuement le violon posé sur un fauteuil, près de sa boîte béante, et le pupitre où s’ouvraient les feuillets d’un morceau de musique… Ce regard enfantin reflétait une vive perplexité et le petit front blanc se plissait sous la tension de quelque embarrassante pensée. Tout bas, une voix douce murmura :

— Alix !

La jeune fille tressaillit légèrement. Se penchant vers la tête bouclée levée vers elle, elle demanda :

— Que veux-tu, mon chéri ?

— Alix, tu m’as dit que papa était parti pour toujours… Alors pourquoi a-t-il laissé son violon, dis, Alix ?… et sa musique qu’il aimait tant ?

Les beaux yeux d’Alix s’emplirent de larmes brûlantes. Depuis l’instant où son père, terrassé par un mal subit, était tombé dans ce salon, le violon à la main, elle n’avait pu toucher à ces objets si chers au disparu. Ils étaient encore quelque chose de lui-même, un peu de la pensée qui animait le gentilhomme artiste et vibrait encore sur les cordes gémissantes au moment où il s’affaissa, inanimé.

— Il n’a plus besoin de rien, là où il est, près du Bon Dieu, mon petit Xavier, répondit-elle en essayant de raffermir sa voix tremblante. Maintenant, il entend les cantiques des anges.

Le petit considéra quelques minutes avec perplexité le visage attristé de la jeune fille.

— Alors, pourquoi pleures-tu, Alix ?… Papa doit être très content…

— Mais oui, mon petit enfant, tu as raison, répondit-elle en passant tendrement sa main sur la chevelure brune. Il est heureux, et pour toujours… Et, si nous sommes bons et sages, nous irons le retrouver, un jour, mon Xavier.

— Oh ! moi, je veux bien ! déclara l’enfant en laissant retomber son visage dans les plis du cachemire sombre.

Un léger soupir s’échappa des lèvres de la jeune fille et, de nouveau, elle revint à la méditation mélancolique qui lui montrait l’angoissante incertitude d’une route inconnue, avec ses mystères, ses luttes, ses douleurs peut-être.

Alix de Sézannek avait conscience qu’une page de sa vie venait de se clore par la mort de son père…, page très unie, très douce, faite de bonheur simple et de joies religieuses. Une seule souffrance était venue l’assombrir momentanément, la mort de sa mère, arrivée trois ans auparavant après les tortures d’une incurable maladie. Alix, qui aimait tendrement sa mère, ne l’avait jamais entendue parler de son passé. Cependant le notaire recherchait sa famille, car M. de Sézannek n’avait plus aucun parent ; Alix restait seule avec ses deux jeunes frères et leur dévouée institutrice miss Esther.

Celle-ci, justement, s’approchait d’Alix.

— Vous voilà encore dans vos rêves, petite fille ! Je vous croyais plus raisonnable, ma chère.

— Oh ! je ne le suis pas du tout ! dit Alix en hochant la tête. J’ai tant de peine à me remettre au travail, miss Esther !… Et cette incertitude de savoir qui s’occupera de nous !…

— Voyons, mon enfant, ne vous mettez pas martel en tête… Le notaire, d’accord avec le docteur Sérand, a fait prévenir la famille de votre mère.

Les doigts d’Alix se crispèrent sur sa robe noire.

— Existe-t-il vraiment quelqu’un de ce côté, miss Esther ?

— Il y a tout lieu de le croire, ma chère enfant. Le notaire sait que votre mère avait encore ses parents, à l’époque de son mariage, et qu’ils habitaient Ségastel, petit village breton au bord de l’Océan. Il paraît qu’elle fut obligée…

Elle s’interrompit en se mordant légèrement les lèvres.

— Quoi donc, miss Esther ? demanda la jeune fille en plongeant ses yeux interrogateurs dans ce regard embarrassé.

— Mon enfant, il y eut sans doute, dans cette famille, des dissentiments terribles… Mais toujours est-il que votre mère se maria en ayant recours aux sommations respectueuses.

La physionomie d’Alix s’assombrit un peu, ses yeux se fermèrent quelques instants comme pour mieux concentrer en elle l’intensité de sa pensée… Elle les ouvrit tout à coup et dit d’un ton résolu :

— Bien certainement, ma chère maman, si bonne et de conscience très délicate, n’a accompli cet acte que forcée par de graves motifs… N’est-ce pas votre opinion, chère miss Esther ?

— Absolument, mon enfant. Il existe parfois, dans les familles, des circonstances si complexes et si douloureuses ! Le notaire a écrit à Ségastel pour obtenir les renseignements nécessaires. Mais il me semble, si ces parents existent, qu’ils doivent être peu pressés d’accueillir les enfants de celle qu’ils n’ont pas revue depuis tant d’années.

— Qu’ils restent chez eux !… Oh ! qu’ils nous laissent !… s’écria vivement la jeune fille. Que m’importent ces parents inconnus !… Je préfère des étrangers, miss Esther !

— Voyons, n’exagérons rien, folle enfant. Il faut savoir avant de se prononcer ainsi… Que voulez-vous, Gaétan ?

Elle se tournait vers une porte, dans l’ouverture de laquelle se dessinait la forme svelte d’un garçonnet d’une dizaine d’années. Sa tête fine, aux cheveux blonds, coupés très ras, se dressait en une attitude singulièrement altière, ses grands yeux gris bordés de cils dorés étincelaient de fierté indomptable et d’une intelligence ardente, inquiétante en cette enfantine physionomie.

— Le docteur Sérand a fait dire qu’il viendrait dans une demi-heure pour parler à Alix, répondit-ild’une voix nette, extrêmement vibrante.

— Décidément, il y a du nouveau, ma chère… ; probablement une réponse, murmura miss Elson à l’oreille de son élève. Mais dites-moi donc, Gaétan, où vous étiez tout à l’heure. Je vous ai appelé plusieurs fois sans résultat.

Un grand pli se forma sur le front du petit garçon. Il se rapprocha du groupe formé par l’institutrice, Alix et le petit Xavier, qui avait de nouveau sorti sa tête de la jupe de sa sœur.

— Je vous ai bien entendue, miss, dit-il d’un ton bref, mais je n’ai pas voulu répondre…

— Vraiment, voilà qui est fort poli !… Et pourquoi donc ?

Une lueur farouche — révolte ou souffrance intense — jaillit soudain des prunelles grises. L’enfant crispa les poings en un mouvement de douleur et répondit de la même voix brève :

— Je m’ennuyais… Je ne voulais voir personne. La main d’Alix saisit celle de son frère et l’attira tout près d’elle. Son regard pénétrant, empreint d’une infinie tendresse, se plongea dans ces yeux assombris.

— Est-ce de la colère, de la bouderie, Gaétan, ou bien le chagrin ?

L’enfant serra violemment les lèvres et ses traits fins se contractèrent sous l’empire d’une émotion puissante.

— C’est à cause de papa… oui, Alix, répondit-il il d’un ton bas, où vibrait une désolation contenue. Et c’était aussi à cause d’une chose que Pauline m’a dite tout à l’heure… Mais ce n’est pas vrai… dis, Alix, ce ne peut pas être vrai ? s’écria-t-il d’un ton ardent.

— Quoi donc, mon chéri ?

— Mais que nous allions partir d’ici !… aller on ne sait où…

— Nous ne savons encore rien d’exact, mon enfant, mais il est bien certain que nous ne demeurerons pas ici, et peut-être pas même à Paris.

Gaétan recula d’un pas, le regard brillant de révolte.

— Pas à Paris ! Mais je ne veux pas, moi… Je ne veux plus obéir ! Je suis le marquis de Sézannek à présent, je suis le maître !

Alix soupira, consternée.

Mais le docteur fut introduit ; il tenait une lettre à la main.

— Le notaire de Ségastel informe Me Rosart qu’il existe un comte Hervé de Regbrenz, marié à Suzanne de Rézan, et qui eut de cette union trois enfants : un fils, Even, et deux filles : Georgina, actuellement veuve de Jérôme Orzal, armateur nantais, et Gaétane, mariée au marquis Philippe de Sézannek… Les Regbrenz appartiennent à la plus ancienne noblesse bretonne et leur fortune était fort considérable, mais, par suite des prodigalités du comte Hervé, ils se trouvèrent à peu près complètement ruinés, obligés de quitter Nantes, où ils menaient grand train, pour venir vivre dans leur vieux manoir de Bred’Languest, près de Ségastel. C’est là qu’ils sont encore.

— Et ce notaire dit-il quelque chose de la brouille de ma mère avec ses parents ? demanda anxieusement Alix.

— Peu de chose, mon enfant, et rien que nous ne sachions déjà, c’est-à-dire le mariage de votre mère sans le consentement des siens et son abstention de tout retour, de la moindre nouvelle donnée à Ségastel… Voyons maintenant autre chose. Me Rosart avait chargé le tabellion de Ségastel de faire savoir aux membres encore existants des Regbrenz la mort de M. de Sézannek. Votre grand-père a écrit aussitôt à votre notaire, et voici sa lettre.

Il lui tendit une petite feuille couverte d’une écriture aiguë, excessivement fine. La jeune fille, dont le cœur se serrait d’angoisse, la parcourut rapidement.


Monsieur,

Je viens d’apprendre par Me Lebon, notaire à Ségastel, le décès du marquis Philippe de Sézannek. J’étais le père de sa femme, et, malgré tout ce qui m’a séparé de cette fille ingrate, je reconnais de mon devoir de prendre les orphelins sous ma protection. En conséquence, veuillez faire avec Me Lebon les arrangements nécessaires pour cette tutelle, dont j’assume la charge. Étant âgé et malade, je ne puis entreprendre le voyage de Paris et je vous charge de tout régler au mieux des intérêts de ces enfants. Ceux-ci devront être, le mois prochain, confiés à une personne sûre, qui me les amènera à mon manoir de Bred’Languest, où ils vivront désormais près de nous.

Agréez, Monsieur, etc.

Hervé, Comte de Regbrenz.


Et c’était tout… Pas un mot d’affection pour ses petits-enfants, pas une parole compatissante sur le malheur qui les frappait. Un homme d’affaires eût pu signer cette froide missive…

— Il n’y a pas moyen de refuser, docteur ? demanda Alix en le fixant avec angoisse.

— Non, ma pauvre enfant, si l’honorabilité de ces personnes est attestée ; Me Rosart va précisément prendre des renseignements à ce sujet et, alors seulement, il engagera les affaires avec M. de Regbrenz… Voyons, ne prenez pas cet air désolé, Alix. Tout ira bien, j’en suis sûr, car cette famille ne pourra faire autrement que de vous aimer…

— Ça, c’est évident, à moins qu’ils ne soient tous des rocs, déclara une voix éclatante.

Une jeune fille de l’âge d’Alix entrait en coup de vent, les cheveux flottant autour de son visage frais et rieur, la gaieté pétillant dans ses yeux bruns… À la vue de la physionomie altérée d’Alix, un peu de tristesse vint soudainement voiler son regard joyeux. Elle s’élança vers elle et la baisa au front.

— Quoi donc encore, pauvre chérie ?… Vous lui avez apporté de mauvaises nouvelles, papa ?

— Ma Jeanne, j’ai un grand-père qui veut notre tutelle et… oh ! Jeanne, mon amie, nous devrons partir pour la Bretagne !

Jeanne Sérand leva les bras au ciel en un mouvement de stupeur.

— Tu vas nous quitter !… et t’en aller là-bas, dans quelque trou perdu, peut-être !…

— Précisément… car je ne suppose pas que Ségastel soit un centre bien important.

Elle essayait courageusement de sourire, la pauvre Alix, mais sa souffrance paraissait malgré tout. Jeanne hocha la tête en la regardant d’un air soucieux qui lui était peu habituel et murmura :

— Comme les événements arrivent vite !… De Paris dans un village !… Oh ! moi, je ne m’y habituerais jamais ! Et que va dire Gaétan ?

— Gaétan se révolte déjà à cette seule pensée, répondit miss Elson. Nous aurons des scènes violentes. Néanmoins, je crois le sentiment du devoir plus ancré en lui qu’on ne le pense généralement… Que regardez-vous là, Jeanne ?

Mlle Sérand s’était baissée et ramassait l’enveloppe qui avait contenu la lettre de M. de Regbrenz. Avant de répondre, la jeune fille examina attentivement la suscription.

— Voilà une écriture féminine révélatrice d’un terrible caractère ! déclara-t-elle enfin.

— Féminine !… C’est celle du grand-père d’Alix, Jeanne.

La jeune fille secoua la tête en signe de dénégation.

— C’est une femme, vous dis-je, miss Elson ; et une femme ambitieuse au plus haut point, habile, intelligente, sans scrupule…

— C’est avec ta graphologie que tu découvres toutes ces qualités ? dit le docteur d’un air narquois. Tu sais quelle créance j’y ajoute…

— Vous avez tort, papa, absolument tort. C’est une science précieuse, qui me fera découvrir le mari idéal… Mais j’oubliais dans quel but je me trouvais ici. Maman vous envoie prévenir que le dîner n’attend que vous, papa.

— Bon, je monte… Alix, vous allez tous venir dîner avec nous. Pas de refus, ma femme vous attend.

— Et j’emmène Xavier en gage ! s’écria Jeanne en s’emparant du petit garçon, lequel était complètement éveillé et se laissa entraîner par l’exubérante jeune fille.

Dans l’état d’esprit où se trouvait Alix, elle eût cent fois préféré déjeuner en famille, malgré la tristesse de la grande salle à manger où la place du père demeurait vide. Mais elle ne voulut pas désobliger l’excellent docteur et le suivit au second étage… Pendant ce repas, qui lui parut interminable, elle eut de continuelles distractions, ses pensées s’en allant toujours vers cet avenir troublant que venait de lui ouvrir la lettre de M. de Regbrenz.

Qui était cette famille et qu’y avait-il eu entre elle et Mme de Sézannek ?… Un souvenir revenait maintenant à Alix. Un jour, elle avait aperçu entre les mains de sa mère la photographie d’une jeune fille un peu contrefaite, dont le visage sans beauté avait frappé son esprit enfantin par une délicieuse expression de bonté et d’extrême douceur. En la regardant, les yeux de Mme de Sézannek s’étaient remplis de larmes et, tout bas, elle avait murmuré avec douceur : « Alix !… ma cousine Alix !… » Et, tout à coup, avec un mouvement d’impatience et de brusque résolution, elle avait renfermé la photographie dans un tiroir de son bureau.

La jeune fille eut tout à coup envie de la revoir. Elle ouvrit le coffret où sa mère gardait les lettres d’Alix de Regbrenz, relut quelques-uns de ces feuillets chargés de tendresse, regarda longuement la photographie de l’inconnue qui, bien que beaucoup moins belle, ressemblait si étrangement à sa mère. Comme elle la reposait dans le coffret, elle s’aperçut qu’une enveloppe était restée coincée tout au fond.

L’ayant attirée à elle, elle lut cette suscription :

Pour remettre, après ma mort, à ma cousine Alix de Regbrenz, à Ker-Neven, près Ségastel.

Comment cette dernière volonté de Mme de Sézannek avait-elle été négligée ?… Volontairement ou non, la lettre avait été oubliée là. Sans doute était-ce une réponse tardive à la cousine justement froissée, un acte de réparation envers l’amie délaissée, peut-être une explication de cette conduite singulière… Un soulagement indicible s’empara d’Alix à cette pensée. Il lui était excessivement pénible de songer que sa mère était morte sans réparer ses torts.

Dès le lendemain, elle enverrait cette lettre à destination… ou bien, peut-être, irait-elle la porter ellemême, s’il lui fallait se rendre à Bred’Languest. Dans le cas où Alix de Regbrenz ne vivrait plus à Ségastel, elle saurait où lui faire parvenir le message de sa mère.

« Et puis, songea-t-elle, j’aurai là une occasion de connaître cette cousine qui aimait tant maman. Elle doit être très bonne et, près d’elle, nous trouverons un peu d’appui en cas de besoin… Soyez tranquille, chère maman, si votre amie vit encore, elle aura enfin votre lettre, elle saura que vous ne l’avez pas oubliée, pauvre maman ! »

II.


Devant la petite gare de Ségastel attendait une voiture incroyablement sale et délabrée, attelée d’un cheval efflanqué et menée par un vieux paysan tout courbé, le père Fanche. C’était cet inénarrable équipage que la famille de Regbrenz avait envoyé au-devant des voyageurs.

L’ombre envahissait la route large et bien entretenue sur laquelle roulait péniblement le misérable équipage. Dans cette demi-obscurité, l’œil distinguait encore vaguement des champs, des arbres courbés aux formes étranges… L’air vif et frais, chargé de senteurs agrestes, frappait au visage les voyageurs et soulageait la tête brûlante d’Alix. Brisée par l’émotion du départ et par cette arrivée mélancolique, la jeune fille s’appuyait sur les vieux coussins qui exhalaient une odeur de moisissure. Miss Elson s’assoupissait peu à peu, Xavier dormait, la tête sur les genoux de l’institutrice, Gaétan tenait les yeux fermés… Personne ne troublerait les pensées angoissantes, les poignantes préoccupations qui martelaient l’imagination d’Alix, maintenant plus que jamais, car le but redouté était proche.

Quel être était donc cet aïeul qui n’avait pu trouver à envoyer vers ses petits-enfants que ce paysan à peu près en enfance, vêtu comme un mendiant ? Il n’avait donc pas idée de l’amertume, des découragements profonds qui envahissent une âme de seize ans aux prises avec la douleur ? Il ne devinait pas la douceur d’une légère sympathie pour cette pauvre âme anxieuse ?… Non, rien de cela, mais la froide indifférence bien prévue, hélas ! d’après ses missives.

Alors — éternelle question — pourquoi demandait-il leur tutelle ?…

La nuit était maintenant complète et, là-haut, étincelaient les premières étoiles. L’air, plus vif, apportait des exhalaisons marines… À travers un rideau d’arbres, quelques lumières brillaient, des silhouettes de maisons s’estompaient. C’était là, sans doute, Ségastel.

La voiture s’engagea bientôt dans un chemin cahoteux, bordé de haies… Alix, pressentant que l’on approchait, joignit les mains ; ses yeux se levèrent vers le ciel.

— Mon Dieu ! donnez-moi un peu de courage ! Vous êtes mon seul soutien… Secourez-moi, ô mon Dieu !

Et, comme toujours après de semblables prières, la jeune fille, fortifiée et calmée, sentit renaître sa confiance… Elle se pencha pour essayer de distinguer ce qu’il y avait au-dehors, mais on ne voyait, de chaque côté, qu’une masse sombre qui paraissait un bois… Tout à coup, la voiture tourna brusquement ; il sembla à Alix qu’elle avait franchi une porte et se trouvait dans une cour, sans doute fort vaste, car le piteux véhicule mit un certain temps avant d’atteindre la demeure que l’on devinait dans l’ombre. Aucune lumière aux fenêtres, aucun bruit décelant la présence d’êtres quelconques…

Fanche avait arrêté son cheval et attendait, immobile comme un terme… Miss Elson sursauta et s’éveilla, les enfants ouvrirent les yeux, et Alix allait enfin se décider à interroger leur bizarre conducteur… Mais une raie de lumière glissa sous la porte, qui s’ouvrit en grinçant, et sur le seuil apparut une femme de haute taille, derrière laquelle une paysanne en large capot blanc élevait une lanterne.

Et, à cette lueur vive, Alix vit celle dont elle devinait le nom. Elle pouvait distinguer tous les traits de ce visage flétri, mais conservant néanmoins une certaine beauté hautaine et cette chevelure d’un blond superbe, si semblable à celle de Mme de Sézannek… mais surtout les yeux, brillants et impérieux, où semblait s’agiter un monde de pensées mystérieuses et troublantes…

De son côté, celle qui était évidemment Georgina de Regbrenz — Mme Orzal — s’était arrêtée et dévisageait la jeune fille que la lumière frappait en plein visage. Alix, un peu penchée à la portière, avait relevé son voile, et sa jeune tête, si belle, apparaissait distinctement… Une singulière expression passa comme un éclair dans le regard de Georgina… mais, reprenant aussitôt sa présence d’esprit, elle descendit lentement le perron aux marches disjointes.

Alix dut faire un violent effort sur elle-même pour ne pas reculer. L’approche d’un serpent ne lui eût pas inspiré une plus vive répulsion que celle de cette femme qui avait fait souffrir sa mère.

— Descendez donc, enfants ! dit une voix douce, aux intonations délicieuses. Notre vieux Fanche ne songeait pas à vous faire les honneurs de la maison, mais j’ai heureusement entendu la voiture… Je suis votre tante Georgina.

Tout en parlant, elle ouvrait la portière et tendait la main à Alix. Celle-ci y posa la sienne toute tremblante et glacée et sauta à terre.

— Voici Xavier, je suppose ? dit Mme Orzal en recevant des mains de miss Elson le petit garçon à moitié endormi. Et celui-ci, c’est Gaétan ?

La servante, descendue à la suite de sa maîtresse, dirigeait la lueur de sa lanterne sur le petit groupe, et Gaétan apparut en pleine lumière, très éveillé, lui, et toisant d’un regard fier cette parente inconnue… Georgina devint blême et ses mains tremblantes s’empressèrent de poser à terre le petit Xavier.

— Rentrons, dit-elle brièvement en se détournant. Mathurine va nous éclairer et reviendra chercher vos sacs.

— Mais il y a encore miss Elson, fit observer timidement Alix.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais votre institutrice ! dit Georgina d’un ton sec en se retournant à demi vers la voiture où miss Elson rassemblait les menus paquets.

Mais, en voyant apparaître l’Anglaise, si correcte et si distinguée, elle changea d’attitude et lui adressa une phrase de bienvenue suffisamment aimable… Cela fait, prenant la tête du cortège, elle remonta le perron et s’engagea, à la suite de la servante, dans un étroit couloir qui débouchait dans un corridor immense. Mathurine ouvrit une porte et s’effaça pour laisser passer Georgina et les arrivants.

Alix vit une salle aux proportions grandioses, et, près de l’âtre vide, deux fauteuils occupés par un homme et une femme. Sous la lueur parcimonieuse d’une petite lampe, ces personnages somnolaient et ne bougèrent pas à l’entrée des voyageurs… Mais Georgina marcha vers eux et, secouant sans façon les fauteuils, dit à haute voix :

— Mon père, voici Alix de Sézannek et ses frères.

Ils redressèrent subitement la tête… Alix, s’avançant, rencontra un regard inconscient, un peu craintif ; elle vit un mince visage sillonné de rides, quelques boucles de cheveux blancs passant sous le bonnet de tulle noir fripé et verdi. Spontanément, elle se pencha pour baiser ce front creusé, en murmurant :

— Bonjour, grand-mère.

La vieille dame eut un léger tressaillement, sa physionomie exprima soudain une surprise mêlée d’angoisse… Mais une main sèche saisit la robe d’Alix, la forçant à se retourner, et elle vit alors son grand-père.

Il la dévisageait de ses yeux très enfoncés dans l’orbite, surmontés d’épais sourcils blancs, et Alix eut un petit frisson en rencontrant ce regard plein de curiosité hostile. D’ailleurs, qui n’aurait éprouvé un sentiment pénible devant ce visage grimaçant comme celui d’un squelette, marbré de plaques rouges et orné d’une barbe hirsute s’étalant en désordre sur un vêtement misérable ?… Alix aurait voulu reculer, fuir loin de là, mais la main décharnée la tenait solidement.

— Ça vous ennuie de quitter Paris, hein ? dit une voix rauque, empreinte d’ironie méchante.

— Oh ! oui, murmura sincèrement la pauvre Alix avec un élan qu’elle ne put dominer.

Un petit rire sec retentit… L’aïeul avait quitté la robe d’Alix et se frottait les mains avec satisfaction.

— Ah, ah ! c’est bien dommage !… Paris ! Elles ne rêvent que cela, les folles têtes ! Entends-tu, Gina ? Elle regrette de venir ici !

Sans répondre, Georgina se détourna et, saisissant par les épaules les petits garçons qui s’étaient rapprochés, les poussa vers le vieillard.

— Voici Gaétan et Xavier, père.

— Ah ! les garçons !… Approchez… plus près… Toi, le petit, tu ressembles… hum !… hum !…

Il toussa bruyamment et, sortant un vieux mouchoir à rayures jaunes, l’agita comme pour chasser une mouche importune.

— Et toi, l’aîné… Voyons, tu…

Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Un peu courbé en avant, les yeux fixes, il regardait Gaétan qui se tenait devant lui, la tête orgueilleusement levée.

— C’est un Regbrenz, n’est-ce pas, père ? dit la voix calme de Mme Orzal.

Elle s’était un peu penchée au-dessus du fauteuil de son père et regardait aussi le petit garçon.

— Oui, absolument, répondit enfin le comte d’une voix troublée. Il a les cheveux du même blond que toi, Gina, et les yeux de… de…

Il s’arrêta en balbutiant et passa lentement la main sur son front.

— Les yeux d’Even, acheva paisiblement Georgina. Allons, enfants, venez prendre quelque nourriture, car nous avons déjà terminé notre repas… Auparavant, miss Elson, laissez-moi vous présenter à mes parents.

On ne pouvait méconnaître qu’elle n’eût les manières et l’aisance élégante d’une femme du monde. Sa belle taille, un peu forte, lui communiquait une apparence extrêmement majestueuse, encore augmentée par la petite traîne ornant sa robe de velours éraillé et flétri. Ses mouvements avaient une grâce remarquable, et sa voix — Alix le constatait encore — était une musique à l’oreille. Plus jeune, cette femme avait dû posséder un charme ensorcelant, dont il lui demeurait des traces incontestables.

— Venez, enfants, répéta-t-elle en voyant qu’Alix et Gaétan ne bougeaient pas.

Mais ils regardaient Mme de Regbrenz… Au moment où Gaétan avait paru sous le rayonnement de la petite lampe, un tressaillement avait de nouveau agité le maigre corps enveloppé d’une vieille robe de chambre, et l’aïeule s’était penchée pour mieux voir le beau visage de l’enfant… Sa main se posa tout à coup sur le bras de Gaétan, tandis qu’elle murmurait d’un ton incertain :

— Gaé… tane…

Georgina se détourna brusquement… Une lueur étrange traversa son regard, et sa voix, beaucoup moins douce, cette fois, dit avec impatience :

— Oui, c’est Gaétan de Sézannek… mais laissez-le, maman, vous l’empêchez de venir dîner.

La petite main ridée se détacha du bras de l’enfant, et Mme de Regbrenz se renfonça dans son fauteuil. Mais elle tremblait violemment, et ses yeux, un peu hagards, suivirent les trois enfants jusqu’à leur sortie du salon.

Un couloir suintant l’humidité menait à la cuisine, pièce immense dont le pavé disjoint offrait de larges crevasses propices aux entorses. Une petite lampe jetait sa pâle lumière sur la table massive, devant laquelle Fanche se restaurait à grand bruit de mâchoires. Assise à l’angle de la grande cheminée où s’éteignaient quelques tisons, la paysanne en capot filait diligemment.

— Sers, Mathurine, dit en passant Mme Orzal d’un ton bref.

Elle ouvrit une porte latérale et introduisit l’institutrice et ses élèves dans une grande salle longue, ornée de boiseries sombres. Quelques chaises de paille étaient rangées autour de la table en bois commun qui occupait le centre, et un lourd buffet dont les vitres brisées montraient les étagères vides complétait le sommaire ameublement.

Ce fut là qu’Alix et ses frères prirent leur premier repas sous le toit des Regbrenz. Un maigre lumignon éclairait tristement ce dîner frugal, servi par la Bretonne, dont le regard brillant impressionnait singulièrement Alix… Sur cette femme, qui semblait dans la force de l’âge, s’étaient abattues toutes les disgrâces. Son corps maigre se trouvait étrangement contrefait et contourné ; une de ses mains ne possédait plus que deux doigts, et son visage était littéralement criblé par la petite vérole… Mais ses yeux avaient une acuité extrême. Scrutateurs et ardents, ils allaient de l’un à l’autre des enfants, s’arrêtant plus longuement sur Gaétan et s’éclairant alors d’une émotion puissante.

Enfin ce repas s’acheva au soulagement de tous. Georgina, qui avait échangé de rares et banales paroles avec miss Elson, se leva vivement et, de nouveau, précéda les voyageurs dans le couloir. À l’extrémité, elle tourna à droite, ouvrit une porte et leur fit gravir un escalier en vis, dont les murs, jadis peints, montraient de lamentables lézardes.

— Vous êtes logés dans la cour de Saint-Conan et votre appartement se trouve tout à fait indépendant, dit Mme Orzal tout en montant. Malgré l’apparence, les chambres sont peu nombreuses ici, car l’aile gauche, tombant en ruine, est désormais inhabitable.

Un étroit palier conduisait à une petite salle nue, sur laquelle ouvraient deux pièces fort vastes. Une troisième porte menait, par un couloir, à deux autres chambres également de belles dimensions… Mais toutes les imaginations d’Alix étaient dépassées par le dénuement de cette demeure. De vieux lits de fer, un en bois vermoulu pour miss Elson, quelques tables, armoires et sièges en piteux état…, des tentures usées, raccommodées vaille que vaille, les planches du parquet disjointes et les plafonds à poutrelles d’une couleur indéfinissable, telles étaient ces chambres devant lesquelles se fussent récriés d’horreur les domestiques parisiens d’Alix.

— Vous vous arrangerez à votre guise, dit tranquillement Georgina, posant la lampe sur une table. Je pense que, prochainement, vous recevrez votre mobilier de Paris, et nous aurons à en tirer parti. Ces pièces ont été longtemps abandonnées, les meubles vendus… Qu’avez-vous donc, petit ?

Ces mots s’adressaient à Gaétan qui s’était rapproché de la fenêtre et prêtait l’oreille à un son grave, une sorte de lent mugissement mêlé au souffle du vent qui s’élevait.

— Ce bruit ?… qu’est-ce donc ? demanda l’enfant.

— C’est la mer… Au jour, vous la verrez parfaitement d’ici.

— Tant mieux ! je l’aime tant ! s’écria Alix.

— Ah ! vous l’aimez !… Moi, je la déteste ! dit Georgina d’un ton bref. Bonsoir, miss, bonsoir, enfants. Mathurine couche au-dessus de vous, et vous pouvez vous adresser à elle en cas de besoin.

Elle salua légèrement miss Elson, fit un geste collectif à l’adresse des enfants et sortit de l’appartement.

L’Anglaise se laissa tomber sur un vieux sofa dont les crins s’échappaient par plusieurs déchirures. Elle semblait harassée, moins encore par la fatigue du voyage que par le découragement extrême éprouvé à la vue de cette bizarre et pauvre demeure… Alix, connaissant l’amour du confortable de l’excellente institutrice, devina ce qui se passait en elle.

— Ma chère miss, combien je regrette de vous avoir amenée ici ! dit-elle en s’approchant de miss Elson et en lui tendant la main.

L’Anglaise se redressa avec vivacité.

— Allons donc, chère petite, que me dites-vous là ? Bien au contraire, je suis plus que jamais satisfaite de vous avoir accompagnés, car… hum !… Enfin, soyez sans crainte, je ne regrette rien… Allons, choisissons nos chambres et mettons-nous vite au lit, mes chers enfants.

Elle s’était levée, affectant un entrain qui était bien loin d’elle. Alix la suivit dans les chambres et, peu après, tout était disposé pour le coucher des enfants… Tandis que miss Elson commençait à déshabiller doucement Xavier endormi sur un fauteuil, la jeune fille alla rejoindre Gaétan demeuré dans une autre pièce.

Le petit garçon avait ouvert la fenêtre et, accoudé au rebord, offrait son visage au vent très frais, parfumé de senteurs forestières mêlées d’effluves marins. Mais ses yeux, au lieu de se lever vers le ciel sombre, s’enfonçaient dans la nuit épaisse, et sa respiration précipitée trahissait une émotion puissante.

— Viens te coucher, mon Gaétan, dit Alix en lui posant la main sur l’épaule.

Il ne bougea pas, mais murmura, si bas que sa sœur l’entendit à peine :

— Non, je ne resterai pas ici… C’est trop pauvre, trop laid… Je veux partir…

Un douloureux soupir monta aux lèvres d’Alix. Oh ! oui, comme tout paraissait lamentable, dans cette demeure !… et cela non pas seulement au point de vue matériel ! Cette grand-mère sans raison, cet aïeul ironique et bizarre, l’énigmatique Georgina… Oui, tout était profondément triste et décourageant. Mais elle ne devait pas le laisser voir à l’enfant prêt à la révolte.

— Tout changera bientôt, tu verras, dit-elle en baisant tendrement le front glacé qui ne se détournait pas. Mais, viens, tu prendrais froid ici… Viens voir comme nous avons déjà un peu arrangé la chambre que tu partageras avec Xavier.

Malgré sa résistance, elle lui prit la main et l’entraîna. Il murmurait d’une voix sombre :

— Je m’en irai… Je ne resterai jamais ici… Jamais, Alix !

Et, cependant, une demi-heure pus tard, il dormait à poings fermés dans son vieux lit de sangle… Alix, brisée de fatigue, gagna enfin la chambre qui serait désormais la sienne, une grande pièce à pans coupés, tendue d’un drap verdâtre rongé par les souris. La voix profonde de la mer, le souffle du vent s’unissaient en un duo grave, berceuse au rythme majestueux qui eut vite fait d’endormir la jeune fille, malgré la dure paillasse, les draps de grosse toile rude, et, surtout, les douloureuses préoccupations de sa jeune âme.

III.


— La grise Bretagne se met en frais pour vous recevoir ! Voyez ce ciel pur et ce délicieux soleil, Alix.

Miss Elson prononçait ces mots en entrant dans la chambre où son élève achevait de s’habiller… Alix s’avança vers la fenêtre et, ouvrant un des vitraux, jeta un regard au-dehors :

— Que c’est beau ! murmura-t-elle.

Là-bas, dans un horizon azuré, le soleil — un doux soleil d’automne — se levait au-dessus d’une immense nappe bleu pâle aux reflets d’argent. Radieuse et sereine, la mer ondulait légèrement et s’irradiait de lueurs d’or clair… Dans cette féerie bleue, des écueils aux formes bizarres jetaient leur note sombre, souvenir et prédiction des effrayantes colères dont cet Océan charmeur était coutumier. Un peu à gauche, tout à la pointe d’un petit promontoire rocheux creusé de criques minuscules, se dressait une maisonnette basse, noire et trapue… Plus près, c’était le parc du manoir, maigre futaie dont les feuilles rousses jonchaient le sol uniformément envahi par une intense végétation parasite, qui avait fini par supprimer toute trace d’allée.

En avançant un peu la tête, Alix constata, plus près du manoir, quelques vestiges de plates-bandes où régnaient en souveraines les plantes sauvages. Le reste était un uniforme tapis d’herbe grisâtre qui n’avait pas même épargné les dalles de la cour d’honneur… Là se voyait un large perron, effrité et verdi, qui menait au rez-de-chaussée du corps de logis central. Les fenêtres étaient closes de volets disjoints, d’une indéfinissable nuance, mais celles du premier étage, donnant sur une galerie de pierre à demi effondrée, montraient leurs vitres fendues, devenues opaques sous la couche de poussière qui les couvrait.

Sur ce corps de logis avançaient, en saillie légère, deux ailes courtes terminées chacune par une grosse tour ronde. L’une de celles-ci, qui renfermait l’appartement dévolu aux enfants de Sézannek, paraissait en suffisant état de conservation, comme l’aile dont elle faisait partie, mais il n’en était pas ainsi du côté opposé. La ruine avait irrémédiablement atteint les nobles murailles, effritant la pierre, y creusant de larges blessures à demi voilées par les longues traînes sombres du lierre… Et ce lierre protecteur s’étendait aussi comme un rideau austère devant les fenêtres béantes, devenues le domicile des oiseaux, gagnait les créneaux brisés presque ensevelis sous cette avalanche de verdure, retombait mollement pour se laisser bercer au souffle de la brise matinale. Sur cette décrépitude, le soleil jetait ses magiques lueurs, donnant aux vieux murs d’admirables tons brun doré et enveloppant la tour noire et croulante d’une lumière douce comme une caresse.

— Cela est triste… et bien beau pourtant ! dit Alix avec une émotion mélancolique. Sans doute, ma pauvre maman s’est promenée bien souvent, ici, et peut-être avait-elle aussi sa chambre dans cette tour… Mais comme tout paraît pauvre et en ruine ! Mes grands-parents doivent être bien peu fortunés pour laisser leur demeure en cet état.

— D’après les renseignements pris, ils sont totalement ruinés… Allons, ne demeurez pas à cet air vif auquel vous n’êtes pas accoutumée, ma chère, et finissez de vous habiller afin que nous allions à la recherche d’un déjeuner quelconque. On ne voit ni n’entend rien, dans cette singulière demeure, malgré l’heure avancée.

Xavier frappait en cet instant à la porte de sa sœur, en demandant quand on irait voir la mer. Miss Elson se décida à descendre avec lui afin de trouver à qui parler, pendant qu’Alix achèverait sa toilette. Un quart d’heure plus tard, la jeune fille et Gaétan, après quelques tâtonnements à travers les longs couloirs, pénétraient dans la salle où ils avaient dîné la veille.

Miss Elson et Xavier étaient assis devant des tasses de grosse faïence, que Mathurine emplissait de lait chaud. À l’entrée d’Alix et de son frère, la Bretonne se détourna et fixa sur ce dernier un long regard ému. Elle leur souhaita le bonjour d’une voix un peu tremblante et les servit à leur tour, puis elle s’éloigna.

Cette salle à manger était véritablement peu attrayante, avec ses fenêtres étroites et hautes à vitraux sombres, son pauvre ameublement, ses murs couverts d’une laide peinture éraillée. Aussi l’Anglaise et ses élèves s’empressèrent-ils d’expédier le déjeuner afin de retrouver de l’air et de la lumière.

— Allons voir la mer, dit la petite voix claire de Xavier quand ils se levèrent de table.

— Tout à l’heure, mon enfant, répondit miss Elson tout en secouant les miettes de pain attachées à sa robe. Je vais finir de ranger là-haut et vous accompagnerai ensuite… à moins que… Le parc est-il très sûr pour des enfants ? demanda-t-elle à Mathurine qui entrait.

— Oh ! tout à fait, madame. Il est absolument clos et, tout au bout, une petite terrasse le ferme du côté de la mer.

— S’il en est ainsi, Alix, vous pouvez y conduire vos frères. Je vous rejoindrai aussitôt que possible.

— Passez par ici, mademoiselle et messieurs, dit Mathurine en les précédant.

Elle traversa un corridor et, au bout d’un couloir transversal, ouvrit une petite porte donnant sur la cour. Alix et ses frères sortirent, et la servante fit quelques pas derrière eux.

— Voilà le salon où vous êtes entrés hier, dit-elle en désignant le rez-de-chaussée de la tour de Saint-Conan.

Par une petite porte vitrée, on distinguait en effet la pièce qui semblait déserte à cette heure.

— … Il y a, à côté, la chambre de Monsieur, puis une plus petite qui est celle de Madame. Mme Orzal habite au premier.

— Et ici ? demanda Alix en désignant le principal corps de logis et l’aile gauche.

— Ici, tout tombe en ruine et est désormais inhabitable. Il y avait là… (et son doigt désignait le perron de la cour d’honneur) des salles superbes, où les comtes de Regbrenz, il y a deux siècles, donnaient des fêtes dont parlait toute la Bretagne… Et puis le manoir a été saccagé pendant la grande Révolution, ses propriétaires n’y sont jamais revenus jusqu’au jour où le comte Hervé, votre grand-père, s’est trouvé obligé d’y établir sa demeure. L’aile droite seuie avait été à peu près épargnée, et ce fut là qu’ils se logèrent tous, eux, si accoutumés au luxe et aux fêtes !

Elle secoua mélancoliquement la tête en jetant un regard attristé vers les bâtiments chancelants de l’aile gauche.

— Dans peu de temps, ce côté-là s’en ira complètement, et déjà la tour de la comtesse Anne est tout à fait dangereuse.

Elle montrait la grosse tour, de mine toujours orgueilleuse et rébarbative malgré l’écroulement dont elle était menacée.

— Il y aurait un de ces jours un accident que je n’en serais pas étonnée, murmura-t-elle d’une voix troublée. Ce ne serait pas le premier !… Cette tour est mauvaise, mademoiselle, n’en approchez jamais.

Une étrange émotion transformait le visage de Mathurine. Elle se détourna pour rentrer, mais Alix posa la main sur son bras.

— Dites-moi, Mathurine, y a-t-il longtemps que vous êtes au service de mes grands-parents ?

— À peu près depuis toujours, mademoiselle. Mon père était l’un des fermiers de M. de Regbrenz et j’ai été placée toute petite chez eux.

— Alors, vous avez connu ma mère ?

Un frémissement secoua la servante, et, joignant les mains, elle murmura :

— Si je l’ai connue !… Elle était ma sœur de lait !…

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Alix, radieuse, en saisissant les mains durcies de la paysanne. Je pourrai donc vous parler d’elle, connaître la vie qu’elle menait ici…

— Mademoiselle !… mademoiselle !… balbutia la servante dont la physionomie exprimait un douloureux bouleversement… Pourquoi êtes-vous venue ici ?… Pourquoi ?…

Elle s’interrompit brusquement. Le bruit léger d’une fenêtre qui s’ouvrait se faisait entendre au-dessus de la tête des causeuses… Mathurine mit un doigt sur ses lèvres et rentra précipitamment.

— Eh bien ! que faites-vous là, Alix ? dit une voix douce, qui fit courir un frisson sous l’épiderme de la jeune fille.

Celle-ci demeurait toute stupéfaite de la brusque retraite de Mathurine… Reprenant un peu possession d’elle-même, elle avança de quelques pas et, levant la tête, vit à une fenêtre Mme Orzal en peignoir clair orné de dentelles. Elle balbutia : « Bonjour, madame », le mot de tante ne parvenant pas à sortir de ses lèvres.

— Bonjour, ma petite… Pourquoi rester plantée là ? Vos frères s’impatientent… Allez donc faire connaissance avec le parc.

L’organe de Georgina conservait son velouté et son charme, mais il était aisé de discerner dans l’intonation une certaine sécheresse impérieuse… Alix obéit à l’invitation en allant rejoindre ses frères qui avaient pénétré dans le parc.

Allées et sentiers avaient disparu, et le pied foulait un tapis herbeux sur lequel les ronces s’entrelaçaient à loisir. Autour des enfants, les feuilles rousses ou jaune pâle voltigeaient, pour venir s’ajouter à la couche sèche que les pas faisaient craquer sans relâche. À tout instant, les jeunes promeneurs butaient contre les souches d’arbres dissimulées par ces feuilles… C’étaient là les seuls vestiges des arbres majestueux qui avaient sans doute orné ce parc et qu’un abattage sans pitié avait supprimés… probablement lorsque les Regbrenz s’étaient trouvés à bout de ressources.

La brise arrivait, plus forte, exhalant une pénétrante senteur marine ; à travers les troncs grêles s’entrevoyait un horizon bleu sombre tout rayonnant de lumière blonde. Gaétan se précipita et sa voix vibrante cria joyeusement :

— Alix, la mer !

En quelques pas rapides, la jeune fille eut atteint une petite terrasse fermée par une balustrade de pierre couverte de lichens. Dans sa paisible et radieuse splendeur, la mer s’étendait devant elle…

Enivrée d’admiration, elle s’accouda à la balustrade pour la contempler.

Sans doute était-ce le sang des vieux Regbrenz, écumeurs de mer du temps jadis, hardis marins des siècles suivants, qui s’agitait dans les veines de leur descendante à la vue de l’élément superbe et terrible, leur dévorante idole ? Ils étaient nombreux, ceux de sa race qui avaient trouvé une sépulture dans ces profondeurs mystérieuses…, mais leurs enfants n’en avaient que plus ardemment aimé cet Océan meurtrier, honorant en lui, semblait-il, l’immense et mouvant linceul, la tombe glorieuse de leurs aïeux. Dans l’impression puissante ressentie par Alix, il y avait comme une révélation de cette passion ardente, de l’invincible maîtrise qui enchaînait ses ancêtres à la terrible charmeuse.

— Alix !

Elle se détourna brusquement. Près d’elle était Gaétan absorbé dans la même contemplation, mais Xavier ?… Déjà saisie de crainte, elle fit quelques pas et aperçut l’enfant sur une petite pente conduisant à une porte percée à la base de la terrasse.

— Que fais-tu là, Xavier ? Remonte bien vite !

— Non, je veux aller voir la mer tout près… Il y a une porte, là, dit le petit d’un ton plaintif.

— Nous n’avons pas la permission de l’ouvrir. D’ailleurs, la clef ne doit pas y être.

Descendant à son tour, elle vint près de la porte et constata qu’une énorme clef se trouvait dans la serrure rouillée. À sa grande surprise, elle la fit tourner facilement et entrouvrit un peu le battant… Là se trouvait une petite plage de sable fin, vers laquelle la marée montante roulait ses vagues courtes et écumeuses.

— Nous verrons tout à l’heure si miss Elson nous permet de sortir un peu, dit Alix en repoussant doucement son frère.

Au milieu de ses réflexions, elle leva la tête et regarda machinalement dans la direction du petit promontoire. Un homme sortait précisément de la maisonnette noire, se dirigeant d’un pas nonchalant vers une petite anse où se balançait une barque ornée d’un mât. De cette distance, on ne pouvait distinguer le visage du personnage, d’ailleurs coiffé d’un large chapeau retombant. Il était de haute taille et paraissait vêtu grossièrement. Ayant atteint la barque, il sauta dedans et, saisissant les avirons, s’éloigna lentement.

Il flânait sur la mer, évoluant en courbes gracieuses, tantôt se rapprochant de terre, un peu après devenant un gros point noir à l’horizon… Et enfin il disparut derrière les roches énormes dont le littoral était bordé.

Gaétan, qui ne l’avait pas quitté du regard, se retourna vers sa sœur.

— Je voudrais savoir ramer pour me promener comme cela, dit-il avec un désir ardent dans ses beaux yeux gris. J’apprendrai… dis, Alix ?

— Oui, oui, bien certainement, répondit-elle, heureuse de le voir prendre intérêt à quelque chose. Tu auras tout ce qu’il faut pour devenir fort et vigoureux…, ce qui ne devra pas te faire oublier un autre travail, mon Gaétan.

Subitement, la physionomie de l’enfant se transforma. Le front plissé profondément et le regard dur, il répondit d’un ton bref :

— Je ne travaillerai plus… Puisque vous me forcez à venir ici, je ne veux plus m’occuper d’études. Je deviendrai un paysan…

Et ce n’était pas là une simple bravade d’enfant boudeur… La farouche résolution étincelant dans les yeux de Gaétan le démontrait clairement. Il y avait dans ce regard une promesse de luttes sans nombre contre cette volonté opiniâtre…, mais, pour l’instant, Alix jugea prudent de laisser tomber le débat. Il serait temps de le reprendre dans quelques jours, alors qu’il leur faudrait organiser cette nouvelle vie.

L’arrivée de miss Elson vint fort heureusement changer le cours des idées de Gaétan. À la suite de l’institutrice, les enfants descendirent sur la petite grève et se mirent en devoir d’explorer les rochers sous la conduite de leur sœur. Pour quelques instants, Alix oublia ses préoccupations et redevint enfant, imitant Gaétan qui sautait de roche en roche, sans plus songer aux farouches pensées de tout à l’heure.

Le petit garçon gagna ainsi le promontoire et la maisonnette trapue, hâlée par les embruns, crevassée sous l’assaut des furieuses tempêtes. Il jeta un regard à travers la vitre sale, couverte, à l’intérieur, d’épaisses toiles d’araignée, et, ne distinguant rien, souleva sans façon le loquet de la porte.

Une seule pièce composait cette petite maison. Le sol était en terre battue, des poutres enfumées traversaient le plafond et, sur les murs, noirs de propreté, retombaient les draperies grises et légères tissées par les diligentes araignées. Dans l’âtre primitif, faisant face à la porte, se dressait un amas de cendres et de débris carbonisés. Une table en bois brut, quelques misérables chaises dépaillées, une petite armoire de chêne aux sculptures naïves, mais charmantes, une sorte de lit en planche garni de varech et couvert d’une étoffe grossière, tel était l’ameublement de ce logis. Quelques engins de pêche pendaient au mur, ainsi que deux carabines élégantes, fort déplacées au milieu de cette misère.

— Gaétan ! quel sans-gêne ! s’écria Alix qui arrivait avec Xavier. Que fais-tu ici ?

— Je regarde… mais il n’y a rien à voir, dit-il dédaigneusement. Qui est-ce qui peut habiter dans une si vilaine maison ?

— Mon pauvre Gaétan, tu n’as aucune idée de la misère ! Combien ont des logis pires que celui-ci !… Au moins, ici, il y a de l’air à souhait, une vue incomparable, des murs suffisamment épais pour protéger du froid et de la chaleur. C’est sans doute la demeure d’un pêcheur… Xavier, veux-tu laisser cela ?

Le petit garçon, fidèle à son caractère fureteur, venait d’ouvrir l’armoire. Elle renfermait un certain nombre de bouteilles contenant différents liquides aux nuances variées, avec des étiquettes portant ces mots : vermouth, absinthe, sherry-brandy… À côté se voyaient un verre, un pain gris entamé, un large morceau de lard et quelques livres brochés.

— Allons, referme cela, dit sévèrement Alix en s’avançant vers son frère. Tu es vraiment trop curieux, Xavier ! C’est là un très vilain défaut, dont tu dois bien vite te corriger.

Tout en parlant, elle poussait le battant de l’armoire, mais un livre, sans doute posé au bord, tomba à terre. La jeune fille se baissa pour le ramasser et, machinalement, regarda le titre… D’un geste d’horreur méprisante, elle le remit précipitamment sur la planche. Elle se rappelait avoir entendu son père stigmatiser l’auteur impie et dégradé de cet ouvrage, dont le seul contact lui produisait l’effet d’un fer rouge.

En ramenant ses frères vers miss Elson, il lui vint à l’idée que Gaétan pourrait, bien facilement un jour ou l’autre, revenir vers cette demeure souvent déserte, sans doute, si son propriétaire était pêcheur. Pour peu que l’un de ces volumes demeurât sur la table, l’enfant l’ouvrirait par curiosité ; il lirait certainement, car la lecture était pour lui une passion… Il lirait ces œuvres infâmes, et le poison s’infiltrerait en cette âme jeune, ardente, précocement intelligente… À tout prix, il fallait prévenir cet épouvantable malheur — mais de quelle façon ? Et, lui défendre de retourner sur le promontoire, c’était fatalement l’inciter à le faire en cachette.

— Il faudra veiller sur lui le mieux possible, dit miss Elson à qui elle confia son nouveau tourment en revenant vers le manoir. D’ailleurs, en lui montrant l’indiscrétion de semblables incursions dans la demeure d’autrui, fût-elle celle d’un mendiant, il y a lieu d’espérer que l’enfant, ayant déjà très vif le sentiment des convenances sociales, ne retombera pas dans sa faute.

— Quelle tristesse de voir un être humain empoisonner ainsi sa pauvre âme ! murmura Alix en songeant à l’habitant inconnu de la maisonnette. Combien cet homme doit être malheureux et dégradé !

En arrivant en vue du manoir, l’Anglaise et ses élèves aperçurent Mme Orzal au seuil du salon situé au rez-de-chaussée de la tour.

— Le déjeuner est prêt, annonça-t-elle lorsqu’ils furent un peu rapprochés.

Et, leur faisant signe de la suivre, elle rentra dans le salon.

M. de Regbrenz et sa femme étaient assis à la même place que la veille. La vieille dame leva vers les enfants son regard inconscient, et une sorte de vague sourire passa sur sa physionomie. Le comte se détourna un peu vers eux, marmotta entre ses dents un bref « bonjour » en réponse à leur salut respectueux et reprit la lecture d’un vieux journal, froissé et sale.

— Venez donc déjeuner, mon père ! dit Georgina avec impatience. Voilà un quart d’heure que Mathurine est venue nous prévenir… Ces nouvelles vieilles de deux mois ne peuvent avoir un intérêt palpitant.

— Eh ! qu’elles soient de deux mois, de dix mois, de deux ans, que m’importe ! mâchonna-t-il furieusement entre ses dents. Que le monde marche à sa guise, je ne m’en inquiète plus maintenant… Oui, le monde est stupide, véritablement !… N’ai-je pas raison, mon garçon ?

Il s’adressait à Gaétan, avec un ironique sourire qui relevait sa lèvre mince sur ses dents encore subsistantes.

— Je ne crois pas, grand-père, dit gravement l’enfant. Il y a des gens très bons…

— Petit sot !… Personne n’est bon, entends-tu ! s’écria aigrement le vieillard, dont la voix, pour la première fois, s’éleva à un diapason un peu haut.

Il s’était redressé sur son fauteuil et une sorte d’animation se lisait dans ses yeux verdâtres.

— En as-tu connu, des gens réellement bons ?

— Oui, oh ! oui, beaucoup ! Il y a d’abord ma sœur Alix…

— Tu pourrais nommer avant notre cher père et maman, si noble et bonne…

Le cœur d’Alix battait fortement, tandis qu’elle se jetait ainsi avec courage sur ce terrain inconnu… L’effet fut instantané. M. de Regbrenz se renversa dans son fauteuil et, sur son visage ravagé par l’âge, sa petite-fille put discerner une émotion violente, mélange de colère et de terreur.

— Ma petite, veuillez vous abstenir de parler ici de… votre mère, dit à l’oreille d’Alix une voix un peu sifflante. Jamais mon père n’oubliera le passé.

En tournant la tête, Alix rencontra deux yeux étincelants et, sous la flamme de colère s’en échappant, elle frémit un peu. Dans ces prunelles fascinantes, il lui sembla lire soudain une mystérieuse menace… mais, courageusement, elle se redressa en répondant avec énergie :

— Eh quoi ! madame, voudriez-vous empêcher des enfants de parler de leur mère ?… Au moins faudrait-il leur en donner des raisons.

Mme Orzal s’était ressaisie complètement. Son regard se voila de douceur et sa main, en un geste de protection, se posa sur l’épaule d’Alix, qui se raidit pour ne pas reculer.

— Vous les connaîtrez un jour, enfant, dit-elle avec un calme nuancé de compassion. Pour l’instant, contentez-vous de faire ce que je vous demande… Croyez-moi, Alix, ce sera beaucoup mieux ainsi, pour nous et pour vous.

Elle appuya fortement sur ce dernier mot et la petite lueur menaçante traversa de nouveau son regard.

— Allons, père, décidez-vous : le déjeuner ne sera plus mangeable.

Le vieillard se leva péniblement. Il avait été de haute stature, mais son corps était désormais lamentablement courbé… En s’appuyant sur une canne, il marcha vers la porte, non sans jeter au passage sur Alix un regard malveillant.

— Maman, dépêchez-vous ! dit sèchement Georgina.

Mme de Regbrenz avait suivi la scène précédente avec une vague inquiétude… À la voix impérieuse de sa fille, elle tressaillit, se souleva avec lenteur et fit quelques pas. Mais sa démarche était extrêmement chancelante… D’un mouvement spontané, Alix se trouva près d’elle.

— Voulez-vous vous appuyer sur moi, grand-mère ?

Et, joignant le geste à la parole, elle tendait son bras vers l’aïeule. Celle-ci regarda avec surprise le charmant visage si attirant dans sa grâce un peu triste et, sans hésiter, passa sa main sous ce bras secourable. Elles longèrent ainsi le grand corridor sombre qui menait à la salle à manger, où les avait précédées M. de Regbrenz.

— Mettez-vous ici, Alix, dit Georgina qui venait derrière elles.

Un pli profond barrait son front, et son intonation était brève et mécontente.

La jeune fille s’assit à la place désignée, c’est-à-dire à gauche de son grand-père… Mais une voix ténue, plaintive, s’éleva aussitôt.

— Pas là…, ici, disait Mme de Regbrenz en désignant un siège près d’elle.

Et elle fit un signe timide à Alix, qui se leva aussitôt.

Pas du tout, c’est votre place ici, dit impérieusement Georgina en arrêtant sa nièce. Maman ne sait ce qu’elle dit… Mettez-vous près de votre grand-mère, Gaétan.

— Ici… à côté…, répéta la vieille dame du même ton plaintif.

Sa main se posa machinalement sur la tête de Gaétan… Au contact de cette chevelure souple et soyeuse, Mme de Regbrenz tressaillit et, en regardant l’enfant, elle murmura d’un accent incertain :

— Gaé… tane…

Georgina recula bruyamment sa chaise pour s’asseoir et le comte appela Mathurine avec impatience. Le repas commença dans le silence, mais, un peu après, la conversation s’engagea entre Mme Orzal et miss Elson. Georgina possédait une instruction brillante et avait fait, pendant ses deux ans de mariage, de fréquents voyages dans les principales capitales de l’Europe. Elle savait, en outre, causer avec aisance et agrément, et miss Elson fut frappée de son intelligence extrême, de son charme indéniable, que les premières atteintes de l’âge n’avaient pu faire disparaître. Une coquetterie savante présidait à sa toilette, et sa belle chevelure se relevait en ondes élégantes au-dessus de son front très blanc. Mais il ne fallait pas un œil bien exercé pour découvrir que la robe de voile écru était passablement fanée et de mode peu récente, malgré les ingénieux arrangements, les dentelles et les nœuds de satin mauve.

M. de Regbrenz ne prenait point part à la conversation, mais l’interrompait parfois pour récriminer sur les plats présentés par Mathurine. Les œufs n’étaient pas frais…, la sauce de ce poisson était atrocement mal faite… et ces poires cuites, dures comme la pierre !…

— Cette Mathurine cuisine abominablement…, je te l’ai déjà dit cent fois, Gina ! déclara-t-il à la fin du repas, en se versant un cinquième petit verre d’eau-de-vie.

— Eh bien ! père, nous prendrons une cuisinière un peu meilleure, dit paisiblement Mme Orzal. Aussi bien, Mathurine ne pourrait suffire, maintenant que nous sommes plus nombreux. Elle passera au rang de femme de chambre, ce qui lui conviendra beaucoup mieux, et j’irai chercher quelqu’un à Vannes ou à Lorient.

— À la bonne heure, voilà une excellente idée ! dit M. de Regbrenz qui semblait fort animé et s’essayait à redresser sa tête penchée. Tu nous feras servir des plats plus nombreux et mieux choisis, car j’en ai assez des ragoûts de légumes et des choux sans beurre… Et puis du bon vin, tu sais !

Il se leva lentement et saisit la canne posée près de lui… Mais une pensée subite lui traversa l’esprit.

— Où est donc Even ? Voilà trois jours que je ne l’ai vu.

Mme Orzal haussa légèrement les épaules.

— Il est sans doute en mer, ou à Ker-Mora…, à moins qu’il ne soit tout simplement dans la tour. Il réapparaîtra un de ces jours… Vous pouvez rentrer chez vous, enfants, ou aller dans le parc.

Ils ne se firent pas répéter l’invitation.


Devant la fenêtre, ouverte un instant pour rafraîchir ses joues brûlantes, Alix nattait sa chevelure brune en regardant le ciel où s’amoncelaient les nuages… Mais son oreille perçut tout à coup un bruit de pas légers et, vaguement, elle distingua une silhouette masculine qui paraissait venir du parc en se dirigeant vers la tour de la comtesse Anne.

Un petit frisson agita les épaules de la jeune fille à la pensée que cet homme pouvait être un malfaiteur. Elle était peu accessible aux frayeurs irraisonnées, mais savait prendre une énergique décision devant le danger immédiat. Réunissant promptement ses longs cheveux, elle gagna la petite antichambre afin de prévenir miss Elson, qui venait de rentrer dans sa chambre.

Mais, au moment de frapper, elle s’arrêta. Dans l’escalier s’entendait un pas lent, un peu pesant, qui était celui de Mathurine. Alix s’avança et, ouvrant la porte, se trouva en face de la servante.

— Que désirez-vous, mademoiselle ? demanda Mathurine en jetant un regard surpris sur la jeune fille, vêtue d’un simple jupon et d’une camisole.

— Il y a quelqu’un dans le parc, Mathurine…, un homme qui se dirige vers la vieille tour…

La lampe vacilla légèrement entre les mains de la Bretonne.

— Rassurez-vous, mademoiselle, il n’y a rien à craindre. Ce n’est pas un voleur…, c’est M. Even, dit-elle brièvement.

— Ah ! tant mieux ! J’avais un peu peur, Mathurine… Mon oncle n’habite pourtant pas cette tour en ruine ?

Un profond soupir souleva la poitrine de Mathurine.

— Si, si, mademoiselle, et c’est pour cela que je crains encore quelque malheur. Hélas ! qu’y puis-je faire, cependant ?… Ah ! mademoiselle, que Dieu vous préserve de connaître toutes les vilenies qui se sont passées ici !… Oui, que le ciel vous en préserve ! répéta-t-elle avec force.

Ses yeux noirs, demeurés superbes dans son visage flétri, brillaient d’une flamme singulière… Alix lui saisit la main.

— Qu’y a-t-il eu, Mathurine ?… Vous savez pourquoi ma mère est partie d’ici ?

La servante recula avec effroi et sa main se retira précipitamment.

— Non, non, mademoiselle… Je ne sais trop ce que je dis, ce soir. N’y faites pas attention… Bonsoir, mademoiselle, et ne pensez pas à tout cela…

Elle s’éloigna rapidement, mais, tandis qu’elle gravissait l’étroit escalier conduisant au second étage de la tour, Alix entendit encore une fois un long et douloureux soupir.

Le lendemain, il pleuvait à verse. Alix se rendit à la tour afin de prendre la corbeille à ouvrage de miss Elson et redescendit aussitôt pour revenir à la salle où elle avait laissé les enfants avec l’institutrice.

Mais elle s’aperçut tout à coup qu’elle s’était trompée parmi les couloirs et s’enchevêtrait dans cette vieille demeure. Celui où elle se trouvait débouchait dans une salle immense, au plafond en forme de voûte, qui avait dû être la salle à manger du manoir au temps de ses splendeurs. Malgré l’obscurité — car les volets des quatre fenêtres étaient clos — Alix distingua le parquet défoncé, les boiseries sculptées arrachées, la belle cheminée de pierre en partie brisée. Les murs, encore garnis en certains endroits de lambeaux de tapisserie, montraient de menaçantes crevasses, et les débris épars sur le sol étaient les preuves irrécusables de cette décrépitude.

Alix, en avançant, se trouva dans une seconde pièce, plus vaste encore, un peu éclairée par la lueur filtrant d’un volet mal joint. Là avait dû se trouver le principal salon de réception. Des boiseries blanches, il ne demeurait que des vestiges salis par la poussière et l’humidité. Le plafond, lamentablement crevassé, gardait des traces de peinture et même une tête d’enfant, bien conservée, souriait à l’un de ses angles. La cheminée de marbre blanc veiné de rose gisait à terre, brisée en plusieurs morceaux.

Et les pièces suivantes présentaient le même aspect de dévastation. Une humidité froide tombait sur les épaules et, dans l’atmosphère renfermée, flottait une odeur forte, relent de moisissure et de poussière. De ces salles délabrées, à jamais abandonnées, s’exhalait une impression de poignante mélancolie.

Tout en la ressentant vivement, Alix avançait toujours, attirée par le mystère de ces salons clos, voilés d’ombre, où se réunissait, deux siècles auparavant, l’élite de la noblesse bretonne. La Révolution avait passé là et jamais la demeure seigneuriale ne s’était relevée de ce coup. Insouciance de la part de ses maîtres… ou pénurie d’argent ?… On ne savait, mais le vieux manoir avait été irrémédiablement condamné à la ruine et à l’oubli.

En marchant toujours, après avoir traversé des corridors, des salles où son pied, à tout instant, heurtait quelques débris, Alix se trouva au seuil d’une longue et étroite galerie. La dernière des six fenêtres occupant toute une paroi était ouverte et le jour grisâtre, éclairant le mur opposé, permit à Alix de voir quelques portraits qui y étaient appendus. Sur le sol pavé de marbre — lequel était brisé en partie — gisaient pêle-mêle d’autres toiles. Alix s’approcha et en retourna plusieurs pour les examiner.

Il y avait là des costumes de tous les temps, depuis l’armure et le heaume emplumé des chevaliers jusqu’au fichu de mousseline et au bonnet garni de dentelle d’une jeune femme contemporaine de la Révolution. Tous ces seigneurs et plusieurs de ces nobles dames présentaient le type parfait des Regbrenz : la chevelure d’un blond admirable, les yeux gris à l’expression profonde et charmeuse, l’allure fière, souvent hautaine, tempérée, chez les femmes, par une grâce extrême.

Deux portraits concentrèrent surtout l’attention d’Alix : un jeune seigneur vêtu de velours noir, coiffé d’un grand feutre Louis XIII, dont la longue plume retombait sur ses cheveux blonds, et un chevalier couvert d’une riche armure. Ils étaient de la même race — on ne pouvait le méconnaître à certains traits caractéristiques — et cependant, comment comparer la belle physionomie du premier, éclairée par le lumineux et fier regard de ses grands yeux gris, à celle du chevalier, jeune encore, mais creusée de rides précoces, endurcie par quelque implacable souci ?… L’un était l’incarnation de la jeunesse radieuse, vibrante d’ardeur et de foi ; l’autre laissait voir dans ses yeux mornes une désillusion amère… Ce regard farouche et dur fit frissonner Alix. Elle retourna le tableau et jeta un coup d’œil autour d’elle avant de rebrousser chemin.

Là-bas, au bout de la galerie, se voyait une large porte de chêne à deux battants. La jeune fille eut un instinctif mouvement de recul en s’apercevant que l’un d’eux s’ouvrait lentement…

Avant qu’elle eût le temps de s’éloigner, une forme masculine se dressa sur le seuil… N’était-ce pas le chevalier qu’elle regardait tout à l’heure ? Cette longue barbe blonde entourant un visage maigre, creusé, extrêmement halé, ce front haut et ridé, ce regard tout à la fois morose et dur… Oui, tout y était. Il ne manquait, en vérité, que l’armure. Ce personnage était prosaïquement vêtu d’un pantalon de toile grise et d’un veston en drap grossier, fort râpé.

Il s’arrêta quelques secondes dans une attitude stupéfaite et Alix sentit peser sur elle le regard glacé qui venait de l’affecter si désagréablement dans le portrait du chevalier. Le même petit frisson que tout à l’heure saisit la jeune fille.

D’un mouvement brusque, l’inconnu recula, et la porte se referma avec violence… Alix, un peu tremblante, s’empressa de quitter la malencontreuse galerie.

Était-ce donc là Even de Regbrenz ?… Mais quoi ! cet homme semblait déjà d’un certain âge, tandis qu’Even devait avoir de trente-deux à trente-trois ans… Et comment supposer que ce personnage pauvrement vêtu, d’apparence farouche et désagréable, fût celui que dépeignait dans l’une de ses lettres Alix de Regbrenz ?… cet Even au grand cœur, à l’intelligence si remarquable, ce preux chevalier auquel on ne reprochait qu’un peu de fierté et de recherche dans sa tenue, ce frère qui ressemblait tant à Gaétane ?… Impossible ! Celui qu’elle venait de voir était, sans doute, quelque parent de passage.

Tout en songeant ainsi, Alix avait retraversé salons et couloirs et parvint enfin à retrouver la salle où les enfants jouaient sous la surveillance de miss Elson.

— Mais qu’avez-vous donc fait, ma chère ? s’écria l’Anglaise. Votre robe est pleine de poussière !… Et comme vous semblez émue !

La jeune fille lui narra alors sa promenade dans les salles abandonnées et la désagréable apparition du peu avenant inconnu, qu’elle avait un instant supposé être son oncle Even.

— Il faudra que je m’informe près de Mathurine, conclut-elle. Mais comme il est étonnant que nous n’ayons pas encore vu mon oncle !… Oh ! miss Esther, ne pensez-vous pas que nous avons là une singulière famille ?

Sans répondre, miss Elson hocha doucement la tête. Son esprit, très juste et observateur, avait eu vite fait de pressentir, pour la nature aimante d’Alix, bien des blessures dans ses rapports avec sa parenté maternelle — des heurts terribles, peut-être, pour cette enfant charmante et extrêmement sensible. Les insondables lueurs du regard de Georgina donnaient fort à penser à l’Anglaise et, plus que jamais, elle se félicitait d’avoir suivi la jeune fille, encore inexpérimentée.

Une certaine impatience agitait Alix en attendant le déjeuner auquel, peut-être, assisterait le mystérieux personnage de tout à l’heure. Elle espérait voir Mathurine venir annoncer le repas et se préparait à l’interroger, mais ce fut le vieux visage de Fanche qui apparut dans l’entrebâillement de la porte.

— Vous êtes servis, dit-il laconiquement.

— Merci, Fanche, nous y allons tout de suite…Mais dites-moi… (et Alix se rapprochait du paysan) dites-moi donc, Fanche, si quelqu’un d’autre que M. Even de Regbrenz habite en ce moment la vieille tour.

Il la regarda de ses yeux vagues en répétant lentement :

— La vieille tour ?… Quelle tour ?

— Mais la tour de la comtesse Anne…

Il recula de trois pas. Sur sa face décomposée, Alix lut une véritable terreur.

— La tour de… Non ! non ! il n’y a personne… personne !… Oh ! non, elle n’y est plus…Mathurine l’a sauvée encore…

Il se détourna et s’éloigna aussi précipitamment que le lui permettaient ses jambes affaiblies.

— Voilà un brave homme qui me paraît avoir le cerveau passablement dérangé, fit observer miss Elson. Allons, enfants, en route ! Ne faisons pas attendre vos grands-parents.

En entrant dans la maussade salle à manger, encore plus assombrie aujourd’hui grâce au ciel pluvieux, Alix ne vit personne autour de la table, mais, en dirigeant son regard vers l’une des profondes embrasures, elle aperçut un homme de haute taille…, l’inconnu qui l’intriguait si fort. Appuyé contre la fenêtre, les bras croisés, les sourcils froncés, il regardait entrer l’institutrice et les enfants… Tout à coup, comme s’il sortait de quelque songe, il passa la main sur son front et, sans quitter sa mine hautaine, s’inclina légèrement pour saluer miss Elson et Alix.

— Ah ! te voilà, Even !… dit la voix calme de Mme Orzal.

Elle apparaissait à la porte, suivie de ses parents. Sans répondre, celui qui était décidément Even de Regbrenz s’approcha de la table et s’assit à la droite de sa mère. La vieille dame le regarda d’un air demi-craintif, demi-joyeux, et sa main fluette se posa, l’espace d’une seconde, sur le bras d’Even, qui ne parut pas s’en apercevoir.

— Tu étais donc en mer, tous ces jours-ci ? demanda M. de Regbrenz en dépliant sa serviette.

— Oui.

Ce monosyllabe tomba, très sec, des lèvres d’Even, coupant court à tout essai de conversation. Son père et Georgina ne parurent aucunement s’en émouvoir, et le déjeuner se poursuivit dans un silence à peine coupé par quelques mots de Mme Orzal, auxquels l’institutrice et Alix répondaient brièvement.

M. de Regbrenz semblait fort renfrogné et Even demeura absolument muet. Il mangeait avec appétit, se versait de grands verres de cidre qu’il avalait d’un trait et ne s’occupait en aucune façon des enfants de sa sœur.

À la dérobée, Alix l’examinait avec attention. Maintenant, elle découvrait en cet homme, vieilli avant l’âge, une vague ressemblance avec sa mère, comme une image très altérée de la belle marquise de Sézannek… Cet être impassible devait être en proie à quelque souffrance étrange, annihilé sous une force inconnue. On ne pouvait expliquer autrement sa glaciale indifférence envers ceux qui l’entouraient, son regard tout à la fois morne et farouche, les rides profondes de son front élevé… En le voyant ainsi, vêtu pauvrement, la barbe et les cheveux en désordre, Alix se demandait avec stupeur si elle avait bien entendu, si c’était là véritablement cet Even dont elle s’était fait un tout autre portrait.

— Georgina, j’ai un mot à te dire, annonça-t-il au moment où l’on se levait de table.

Il avait une belle voix pleine et grave, et, debout, développant sa taille élevée et souple, il possédait, malgré ses vêtements grossiers, une incontestable distinction.

Tandis que le frère et la sœur se retiraient dans l’embrasure d’une fenêtre, Alix sortit à la suite de ses grands-parents… Au moment où elle posait le pied sur la première marche de l’escalier de la tour, elle sentit une main se poser sur son épaule et, avant de s’être retournée, elle devina la présence de Georgina à l’instinctif frisson qui la secouait sous cet attouchement.

— Une petite communication que j’ai à vous faire, Alix… Vous êtes allée, ce matin, dans les appartements inhabités ?… En premier lieu, je dois vous prévenir qu’il y a là quelque danger. Murs et plafonds menacent ruine… Ensuite, vous ignorez probablement que mon frère s’est réservé les appartements de la vieille tour, ainsi que la galerie, et qu’il ne peut souffrir y voir quelqu’un, fût-ce moi-même. Mathurine seule y pénètre pour les stricts besoins du service. Vous comprenez donc, ma chère, qu’il se soit trouvé fort mécontent en vous voyant apparaître, ce matin, d’autant que — mieux vaut que vous le sachiez, n’est-ce pas ? — Even n’était pas d’avis que nous vous accueillions ici. Désormais, vous devrez vous abstenir de vous diriger de ce côté, sous peine d’exaspérer mon frère, qui est extrêmement irritable.

Sur ce petit discours prononcé avec calme, Georgina s’éloigna… Alix remonta dans sa chambre et, s’asseyant dans un vieux fauteuil déchiré, appuya sur sa main son visage pâli. La pluie tombait toujours, très fin, et le jour s’assombrissait tristement, malgré l’heure peu avancée… Aussi mélancoliques que ce temps d’automne étaient, en cet instant, les réflexions d’Alix. Une illusion, un espoir tenace venaient encore de s’évanouir pour elle.

IV.


Des pas nombreux, des éclats de voix, un incessant va-et-vient troublaient le calme austère du vieux manoir. Dans la cour d’entrée, autour de plusieurs charrettes chargées de caisses, des hommes s’agitaient, surveillés par le vieux Fanche, assis dans un angle de la cour… Le mobilier des enfants de Sézannek était arrivé et, depuis le matin, les déménageurs s’occupaient à le caser dans le manoir, selon les indications de Georgina.

Miss Elson et Alix étaient fort occupées au premier étage de la tour. Il s’agissait de placer provisoirement les meubles destinés à leur appartement, en attendant qu’un tapissier, appelé de Vannes, vînt faire les arrangements nécessaires.

Avec une émotion mélancolique, Alix revit sa jolie chambre de laque blanche à filets roses. Quel singulier contraste produisait cette élégance fragile et claire dans cette vieille grande chambre tendue d’étoffe sombre et usée !… Gaétan résuma l’impression générale en déclarant :

— C’est affreux !… À ta place, Alix, je ne voudrais jamais demeurer ici !

— Crois-tu donc que j’y suis de mon plein gré ?…

Elle s’arrêta, regrettant aussitôt ce cri de protestation involontairement échappé à son cœur attristé… Mais il était trop tard. Gaétan lui saisit la main en s’écriant avec ardeur :

— Tu vois !… tu vois, Alix ! Partons !… allons n’importe où, pourvu que nous soyons libres !

— Petit fou ! dit-elle avec un sourire forcé. On aurait vite fait de nous rattraper, mon pauvre enfant !… Mais nous parlions de ma chambre. Avec une tenture claire, elle sera fort bien, je t’assure, Gaétan… La tienne te plaît-elle ?

— Pas du tout ! dit-il énergiquement en secouant sa tête rasée. Pourquoi m’a-t-on donné ces meubles-là ? Je dois avoir ceux de papa !

— Vous êtes bien jeune, mon enfant ! dit miss Elson qui entrait et avait entendu la réflexion. Pour le moment, il est raisonnable de vous donner ce mobilier plus simple, qui ornait votre chambre de Paris. Dans quelques années, à la bonne heure… Alix, où mettrons-nous votre piano ?

Elles discutèrent quelques instants sur le meilleur emplacement pour le superbe instrument si cher à la jeune fille et décidèrent enfin de le mettre, pour la commodité de tous, dans la pièce qui devait servir à la fois de salle d’études et de salon commun. Là devait être également placé le mobilier qui avait orné le petit salon de l’avenue du Bois-de-Boulogne.

— Mais voici quelque temps que je ne vois plus rien venir, fit observer miss Elson. Les ouvriers se reposent sans doute… Cependant ils sont bien longtemps.

— Je vais voir où ils en sont. Viens-tu, Gaétan ? proposa Alix, pour tenter de chasser le nuage descendu sur le front de son frère.

Sans répondre, il la suivit… Au moment où ils arrivaient au rez-de-chaussée, la forme contrefaite de Mathurine se dressa devant eux. Une violente agitation bouleversait les traits de la servante, et ses bras se levèrent au ciel en apercevant le frère et la sœur.

— Ah ! venez vite, mademoiselle, dit-elle d’un ton haletant. Elle en fait de belles, la maudite !… Oser prendre sa chambre, à elle !… à elle !…

— Qu’y a-t-il donc, Mathurine ? s’écria anxieusement Alix.

— Plus bas, plus bas ! dit-elle en jetant autour d’elle un regard craintif. Mademoiselle, c’est Mme Orzal qui se permet de prendre pour elle la chambre de votre mère !

La chambre de maman !… Oh ! murmura Alix avec une stupeur douloureuse.

— Oui, elle a osé ! Elle n’a pas peur que son fantôme lui apparaisse et que ces meubles se précipitent sur elle pour l’étouffer… Et cependant !… tenez, mademoiselle, j’en tremble de rage rien que d’y penser ! Montez par ici, vous allez voir cela.

Elle désignait l’escalier conduisant aux étages supérieurs de l’aile droite. Sans réfléchir davantage, Alix s’y engagea. Elle avançait comme en un rêve, ne voyant rien autre chose que cette chambre profanée par celle qui avait haï sa mère et était, de toute vraisemblance, la cause de ses plus grandes souffrances.

— Mademoiselle…

Elle se détourna un peu et vit derrière elle Mathurine qui l’avait rejointe dans l’escalier.

— Mademoiselle, n’y allez pas ! dit la Bretonne avec une subite terreur. J’ai eu tort de vous le dire… y allez pas, elle est si mauvaise !… Oh ! mademoiselle !…

Mais, sourde à cette voix suppliante, Alix montait toujours. Devant elle, par une porte ouverte, elle vit une grande pièce d’où les emménageurs sortaient quelques meubles démodés et fanés pour y substituer ceux du petit salon de M. de Sézannek… Alix traversa cette salle et se trouva au seuil d’une chambre où, déjà, se groupait le mobilier d’un luxe sobre et délicat qui avait été celui de sa mère.

Georgina était là, debout au milieu de la pièce, surveillant deux hommes qui plaçaient l’armoire dans le jour le plus favorable. Une expression, tout à la fois triomphante et haineuse, animait ce visage impérieux… Alix frémit. Oubliant toute crainte, elle s’avança résolument.

— Eh bien ! que vous arrive-t-il, ma petite ? dit Georgina d’un ton mécontent. Vous nous tombez ainsi sur le dos…

— Pardon, je cherchais la chambre de maman et me demandais où elle avait été placée… Elle est maintenant un de nos chers souvenirs, car ma chère maman y a tant souffert !

Georgina recula un peu et sa main blanche, petite et d’une forme parfaite, se posa sur un meuble léger, qui craqua lamentablement. Une lueur soudaine avait traversé ses yeux gris…

— Mais, ma petite, seriez-vous sentimentale ? dit-elle d’un ton paisible, légèrement ironique. S’il fallait conserver en un lieu spécial et entourer d’honneur les chambres de ceux qui ne sont plus, quelles demeures nous faudrait-il !… Pour celle-ci, j’ai trouvé beaucoup plus raisonnable de l’utiliser, puisque vous avez la vôtre et qu’elle demeurerait sans emploi, reléguée dans les pièces humides des bâtiments inhabités. Je m’en servirai donc jusqu’au jour où vous en aurez besoin… Il en est de même du petit salon, inutile à votre âge, et très avantageusement remplacé par une salle d’études.

Il n’y avait rien à objecter. Georgina s’entourait de raisons plausibles et, surtout, elle avait pour elle l’autorité de son père… Alix jeta autour d’elle un regard navré. Combien elle eût préféré voir passer ces meubles en des mains étrangères ! Sa mère ne frémissait-elle pas dans sa tombe devant cette prise de possession, par sa persécutrice, de ce qui avait été son bien intime et constant, cette chambre où elle avait vécu et où elle était morte ?…

— Ah ! voilà aussi Gaétan ! dit Mme Orzal en jetant un coup d’œil vers la porte.

Le petit garçon avait suivi de loin sa sœur et apparaissait à son tour dans la chambre. Ses yeux, devenus tout à coup singulièrement sombres, en firent le tour et s’arrêtèrent sur la chaise longue bien connue, où il avait toujours vu sa mère.

— Que vous arrive-t-il, Gaétan ? demanda Georgina, surprise de la profondeur de ce regard désolé.

— C’est là qu’elle est morte, dit-il d’un ton grave, vibrant de douleur.

Georgina détourna la tête et parut s’absorber dans la contemplation d’un motif ciselé du petit bureau… Alix, jugeant toute discussion inutile, prit la main de son frère pour sortir de la chambre. Au moment où elle allait en franchir le seuil, la voix de Mme Orzal s’éleva, un peu changée, lui parut-il.

— Si vous tenez à conserver cette chaise longue, je vous la laisse volontiers, ne m’en servant jamais… Faut-il vous la faire porter ?

— Certes, madame, nous n’abandonnerons pas ce cher et triste souvenir, répondit Alix avec une gravité fière.

Au bas de l’escalier, la jeune fille et son frère se heurtèrent à deux hommes portant une lourde caisse. Gaétan murmura :

— Alix, c’est le portrait de maman… Je reconnais la caisse.

D’un geste, Alix arrêta les porteurs.

— Vous a-t-on commandé de monter ceci ?

— Non, mademoiselle, et nous ne savons où il faut le mettre. L’un de nous va le demander à Mme Orzal.

— C’est inutile… Ceci est destiné à l’appartement de la tour, où vous avez déjà porté des meubles, dit Alix d’un ton résolu.

Ils rebroussèrent chemin et la jeune fille s’apprêta à les suivre. Mais Gaétan arrêta sa sœur et, la regardant dans les yeux, demanda :

— Alix, va-t-elle garder la chambre de maman ?

Sur le geste affirmatif qui lui répondît, l’enfant crispa les poings, et son jeune visage se contracta sous l’empire d’une émotion puissante.

— C’est une voleuse !… Dis, dis, Alix, elle n’a pas le droit ? fit-il avec colère.

Il était prudent d’atténuer, autant que possible, l’impression produite sur cette nature passionnée. Comprimant sa propre amertume, Alix dit doucement :

— Voyons, n’exagère pas, Gaétan ! Elle ne prend rien du tout, mais se sert de ce mobilier en attendant qu’il nous soit nécessaire. Certes, il eût été plus délicat de sa part de nous en parler auparavant, mais, après tout, elle était la sœur de maman…

Combien cette parole lui coûta à prononcer ! Elle avait l’intuition que sa mère, de son vivant, eût préféré la dernière des étrangères et des mendiantes à sa sœur aînée… Mais aujourd’hui, dans le calme de l’éternité, elle devait avoir tout pardonné. Il valait mieux, de toute façon, laisser ignorer à cet enfant les lamentables dissensions de famille et les torts de sa tante, de plus en plus probants maintenant.

Gaétan avait baissé la tête et, quelques minutes, demeura silencieux. Sa petite main caressait machinalement la rampe de vieux chêne, usée par les générations de ses ancêtres maternels.

— Non, Alix, elle n’en a pas le droit ! déclara-t-il tout à coup énergiquement. Maman ne l’aimait pas du tout, et elle n’aimait pas maman.

— Comment le sais-tu, Gaétan ?

— Parce qu’elle ne nous en parle pas et empêche que nous en parlions… J’ai bien vu cela, dit-il d’un ton profond.

… Vers la fin de cet après-midi, Alix et ses frères gagnèrent la petite plage située à l’extrémité du parc. La jeune fille éprouvait le besoin d’échapper, pour quelques instants, aux impressions attristantes de cette journée, en s’éloignant du manoir où régnait Mme Orzal… Georgina, en effet, s’occupait seule de la nouvelle organisation. Retirés dans le salon du rez-de-chaussée de la tour, les deux vieillards demeuraient en dehors de tout le mouvement.

Dans la pièce où Gaétan et Xavier avaient joué naguère, et qui était destinée à subir une entière restauration, Mme Orzal faisait placer provisoirement le mobilier du grand salon, ainsi que le piano d’Alix. La chambre de M. de Sézannek était destinée à M. de Regbrenz et les œuvres d’art, les objets précieux seraient distribués au gré de Georgina. Bien peu monteraient au premier étage de la tour de Saint-Conan… C’était la prise de possession entière et sans réplique.

Il y avait là, pour Alix, mille piqûres, des souffrances, petites en apparence, mais fort pénibles à une âme délicate et sensible… La jeune fille éprouva une sensation d’apaisement en se trouvant en présence de la mer, son amie déjà depuis ces quelques jours. Les vagues, un peu fortes, faisaient entendre un bruit régulier et sourd, le seul qui rompît l’imposant silence de cette fin de jour. Dans un lointain grisâtre, le soleil s’effaçait progressivement en répandant sa pâle lumière sur les flots assombris… Là-bas, une barque dansait sur l’onde agitée, mais, gouvernée par une main habile, elle se dirigeait droit sur le petit promontoire. Bientôt elle accosta et l’homme qui s’y trouvait sauta à terre. Ayant amarré son embarcation, il s’en alla vers la maisonnette, y entra et en ressortit presque aussitôt, une carabine sur l’épaule. D’un pas nonchalant, il se dirigea vers le parc.

Alix avait reconnu Even de Regbrenz. Cette vieille petite maison était son pied-à-terre lors de ses excursions maritimes… Et, en vérité, ce misanthrope devait être là à souhait, en ce lieu paisible et sauvage, devant la grandiose perspective de la mer grise et des rochers magnifiques, mais si sombres !…

Even avançait rapidement, le front baissé, son large chapeau de paille rejeté en arrière. Bientôt il ne fut plus qu’à une courte distance des enfants et, alors seulement, il les aperçut… Instantanément, ses sourcils se froncèrent, sa physionomie, une seconde auparavant seulement indifférente et rêveuse, refléta une violente irritation. Néanmoins, feignant de ne pas remarquer la présence de ses neveux, il gagna sans se presser la petite porte de la terrasse et disparut.

— Alix, c’est pas un oncle, ça ! dit le petit Xavier en venant appuyer ses bras sur les genoux de sa sœur. Il ne nous dit rien et il a l’air méchant… tu t’es trompée !

Hélas ! comme elle l’aurait voulu, pauvre Alix !… Mais c’était bien lui, son oncle… C’étaient eux, son grand-père et sa tante, qui rivalisaient d’indifférence et d’égoïsme envers ceux qu’ils avaient appelés sous leur toit. Malheureusement, c’étaient bien eux…

— Tu vois comme j’avais raison en te disant de ne pas venir ! Ils nous détestent tous… Pourquoi, Alix ?

C’était Gaétan qui parlait ainsi. Assis près de sa sœur. Il ne nous dit rien et il a l’air méchant… Le regard ardent tourné vers l’Océan, il avait prononcé ces mots sans se retourner, d’une voix rêveuse et grave qui fit tressaillir Alix.

Pourquoi ?… Ce serait là, désormais, la continuelle interrogation de ces bouches enfantines.


Gaétan considérait Mathurine avec attention. Il demanda tout à coup en désignant sa main mutilée :

— Qui vous a fait cela, Mathurine ?

La servante devint blême et ses lèvres tremblantes murmurèrent quelques mots inintelligibles.

— C’est une bête qui t’a mordue, dis ? interrogea Xavier en levant vers elle son joli regard curieux.

— Oui, monsieur Xavier, répondit-elle laconiquement en se détournant pour regagner la cuisine.

— C’est un chien, dis ?

Elle fit un signe affirmatif et s’éloigna.

— Comme elle est drôle, cette Mathurine ! dit Gaétan en se penchant au bras de sa sœur, qui se dirigeait vers l’escalier. L’autre jour, je lui ai demandé quand elle avait eu la petite vérole, mais elle s’est mise à pleurer et ne m’a pas répondu. On croirait quelquefois qu’elle est un peu folle, comme Fanche.

Folle ?… Non, Mathurine ne l’était certes pas, mais, véritablement, il y avait chez elle quelque chose de bizarre, des réticences mystérieuses qui intriguaient Alix. Certainement, la servante était instruite des secrets de Bred’Larguest…, tristes secrets, sans doute, puisqu’elle refusait obstinément d’en laisser transpercer quelque indice… Cependant les circonstances se présentaient plus favorables. La cuisinière choisie à Lorient par Mme Orzal était arrivée la veille et Mathurine avait été promue en grade de femme de chambre. Ces fonctions devant la rapprocher plus fréquemment d’Alix, celle-ci se promettait d’agir discrètement sur cette nature fermée afin d’obtenir les renseignements nécessaires pour se garder de Georgina.

Trois mois avaient passé depuis l’arrivée de la jeune fille et de ses frères à Bred’Languest. Désormais, leur vie était réglée, leur installation terminée… Les premières angoisses apaisées, Alix s’était remise au travail sous la direction de miss Elson et aidait parfois celle-ci dans sa tâche près des petits garçons. Plus particulièrement elle s’occupait de Gaétan, sur lequel elle possédait une extrême influence. Elle seule, à force de patients raisonnements, était parvenue à faire reprendre son travail à l’opiniâtre garçonnet… Il est vrai que l’ennui dont souffrait Gaétan, volontairement privé de ces études qu’il aimait, était puissamment venu en aide à la jeune fille. Maintenant, l’enfant travaillait avec ardeur et attendait impatiemment les jours de sa leçon de latin.

Tout semblait donc s’arranger d’une manière satisfaisante et Alix se répétait que ses craintes étaient vaines. Ses grands-parents, Georgina et Even n’avaient pas, il est vrai, changé d’attitude à son égard, mais ils la laissaient libre et paraissaient avoir toute confiance en miss Elson. Mme Orzal, si autoritaire cependant, ne s’occupait pas de ses neveux… Peut-être fallait-il attribuer cette tolérance à ses occupations multipliées ? Elle faisait, en effet, restaurer sa chambre et le salon du rez-de-chaussée voisin des appartements dévastés, en y apportant de notables changements. En outre, elle s’absentait fréquemment et rapportait, au retour, de nombreuses caisses renfermant des costumes élégants, qu’elle arborait peu après.

De son côté, Even demeurait souvent invisible. Après de brèves apparitions aux repas, il restait parfois huit jours sans reparaître. Où était-il, alors ?… À Ker-Mora, la maisonnette du promontoire, ou encore dans sa vieille tour, où Mathurine lui portait son repas. Celui-ci demeurait une énigme.

À certains instants, Alix se demandait si la raison n’était pas absente de chez cet être singulier… Mais un éclair traversant ce regard morose venait tout à coup le transformer, en révélant des profondeurs insoupçonnées… Éclair, oui, car, tout aussitôt, Even reprenait son apparence nonchalante et maussade.

En réalité, à part cette glaciale indifférence de sa parenté, Alix reconnaissait que la vie, pour eux trois, était paisible et aussi heureuse qu’elle le pouvait être après leur malheur… Une seule chose lui manquait : son piano, que Georgina avait définitivement placé dans le grand salon restauré. Ennuyée de devoir descendre et craignant de mécontenter ses bizarres parents, la jeune fille ny avait pas touché depuis son arrivée.

Cependant, cet après-midi-là, après avoir changé ses vêtements mouillés, elle se sentit peu en veine de travail : il lui vint un vif désir d’interpréter ses auteurs préférés. Laissant les deux enfants jouer sous la surveillance de miss Elson, elle descendit et gagna le grand salon.

Cette pièce était maintenant méconnaissable. Tendue d’étoffe claire à semis légers, ornée de l’élégant mobilier Louis XVI et des objets précieux choisis jadis par M. de Sézannek, elle offrait une apparence de luxe artistique et discret… Bien en évidence, Georgina avait fait placer un tableau représentant ses parents à l’époque de leur mariage. Cette toile, signée d’un nom célèbre, était une épave de la richesse passée.

Alix la voyait pour la première fois et, longuement, elle considéra le mâle et beau visage de M. de Regbrenz, la délicate physionomie de la jeune comtesse. Étaient-ce vraiment les mêmes êtres que les deux vieillards toujours cloîtrés dans le sombre salon de la tour ?… Où était l’expression joyeuse et tendre qui animait le regard du comte Hervé penché vers sa jeune femme ?… Et la fraîche beauté, la grâce de Mme de Regbrenz, la gaieté éclairant ses yeux bleus, ses pauvres yeux si vagues aujourd’hui ?

Alix eut un soupir mélancolique et, pour chasser les pensées fâcheuses qui lui arrivaient en foule, elle alla soulever le couvercle du piano… Quelques minutes après, les premières notes d’une sonate de Beethoven résonnaient dans la vaste pièce.

Absorbée par son jeu, Alix n’aperçut pas une forme mince qui arrivait doucement et s’arrêtait à la porte… Quand la dernière note se fut éteinte, la jeune fille se retourna et vit Mme de Regbrenz. L’aïeule écoutait, les mains jointes, une expression d’extase dans ses yeux pâles.

Alix se leva et s’avança vers elle.

— Cela vous fait plaisir d’entendre de la musique, grand-mère ? demanda-t-elle doucement en lui prenant la main.

— Oui… oui, encore !… C’est Gaétane qui joue, n’est-ce pas ? dit la voix hésitante de la vieille dame.

— Mais non, chère grand-mère, c’est moi, votre petite-fille… Alix de Sézannek.

Mme de Regbrenz la regarda sans comprendre. Alix répéta :

— Je suis votre petite-fille… l’enfant de votre fille Gaétane… Vous l’aimiez bien, n’est-ce pas, grand-mère ?

La vieille dame secoua vaguement la tête et, de son pas chancelant, s’avança jusqu’au piano. Ses doigts frêles et blancs se posèrent sur les touches, qui résonnèrent plaintivement.

— Elles pleurent ! murmura-t-elle avec tristesse. Elle aussi a pleuré… Pourquoi donc ?… Pourquoi ?…

Elle passa la main sur son front ridé en répétant :

— Pourquoi pleurait-elle ?…

Alix se pencha vers elle… Allait-elle donc connaître par cette bouche inconsciente le secret tant désiré ?

— Peut-être lui avait-on fait du mal, grand-mère ?

— Oui, peut-être… Je ne sais plus…

Et, sans doute lasse de chercher ce souvenir qui la fuyait, elle s’assit dans un fauteuil près du piano… Au même moment apparaissait Mathurine, le visage bouleversé par une vive émotion.

— Oh ! mademoiselle, quel effet cela m’a produit en vous entendant ! Je n’y suis plus habituée depuis longtemps…

— Depuis que maman était partie, Mathurine ?…

— Non, mademoiselle, pas tout à fait : M. Even jouait souvent à cette époque.

— Et maintenant ?…

La physionomie de Mathurine s’assombrit instantanément.

— Oh ! maintenant, jamais ! Le piano a été vendu…

— De la musique… encore ! interrompit la voix plaintive de Mme de Regbrenz.

— Ah ! pauvre dame, elle l’aimait tant !… Et le Comte, donc ! Mlle Georgina était la seule de la famille qui ne pût souffrir un instrument quelconque. Aussitôt que Mlle Gaétane ou M. Even se mettaient au piano, elle montait dans sa chambre.

— Mathurine, pourquoi mon oncle est-il si étrange ?… Car il n’était pas ainsi, autrefois, n’est-ce pas ? demanda Alix tout en s’avançant vers le piano.

La servante se détourna et feignit de regarder un objet sur la table… mais ses mains frémissantes témoignaient de son agitation.

— Non, il n’était pas tout à fait ainsi, dit-elle d’un ton bas et hésitant. Mais vous savez, il a pris de l’âge, ce n’est plus un jeune homme…

— Mais si, Mathurine, il était beaucoup plus jeune que maman… et, d’ailleurs, quinze ans peuvent changer un visage sans transformer totalement le caractère. Il était aimable et bon, autrefois ?…

— Oh ! oui, mademoiselle ! s’écria Mathurine avec ardeur. Si beau, si bon !… le plus intelligent de son collège !… Et, maintenant, qu’en a-t-elle fait ?…

— Qui donc, Mathurine ?

La Bretonne ne répondit pas et fit un mouvement pour s’esquiver. Mais Alix la retint par le bras.

— Est-ce de sa sœur Georgina que vous voulez parler ?

— Que vous importe, mademoiselle Alix ! Laissez dormir tout cela, croyez-moi… Quand il sera temps de vous défendre, je vous préviendrai.

— Nous défendre ?… Sommes-nous donc en danger ?

— Pas maintenant, pas encore, mademoiselle… Soyez sans crainte pour l’instant.

Elle s’éloigna brusquement afin d’éviter de nouvelles questions, et Alix, un peu oppressée, vint se rasseoir devant le piano. Pendant que ses doigts couraient sur le clavier, son esprit inquiet cherchait à percer les troublants sous-entendus de Mathurine… En réalité, il lui fallait s’avouer qu’elle n’avait pas avancé d’un pas dans la découverte de l’énigme.

Pendant une heure, elle joua ainsi, faisant succéder Rubinstein à Chopin, Saint-Saëns à Schumann. Inlassable, Mme de Regbrenz l’écoutait en retenant son souffle… Mais six heures sonnèrent à la pendule de Sèvres et la jeune fille se leva vivement.

— Voici l’heure du dîner… Venez, chère grand-mère, dit-elle en aidant la vieille dame à se soulever.

Lorsque Alix fut remontée dans sa chambre ce soir-là, elle guetta le pas de la vieille servante à qui elle désirait parler :

— J’ai un renseignement à vous demander, Mathurine. Pouvez-vous entrer un instant ?

Mathurine inclina affirmativement la tête et suivit la jeune fille dans l’antichambre. Cette pièce exiguë et sombre avait été transformée par le goût très sûr d’Alix. Avec quelques sièges normands dédaignés par Mme Orzal, malgré leur réelle valeur, une draperie de toile de Jouy à dessins anciens autour de la petite fenêtre aux vitraux cerclés de plomb, un vieux bahut de chêne naïvement ouvragé et quelques anciens vases d’étain ou de cuivre, cette pièce avait un aspect charmant et peu banal.

Alix posa sa lampe sur une table et se tourna vers Mathurine.

— Ma mère avait une cousine qui s’appelait Alix de Regbrenz, n’est-ce pas ?

— Oui, mademoiselle, répondit Mathurine dont la physionomie exprima une émotion triste.

— Vit-elle encore ?

— Certes !… Pauvre demoiselle, peut-être vaudrait-il mieux qu’il en fût autrement.

— Pourquoi donc ?

— Eh bien ! mademoiselle, après avoir soigné son père, qui souffrait horriblement, après lui avoir fermé les yeux, elle est tombée très malade, si bien que les médecins désespéraient…

— Mais elle avait son oncle, sa tante, sa cousine Georgina ?…

— Ils étaient brouillés, mademoiselle, et n’auraient pas remué le petit doigt pour elle, répondit Mathurine d’une voix rauque. Donc, cette pauvre demoiselle Alix se voyait toute seule à Ker-Neven. Elle finit par guérir, mais voilà que, peu à peu, ses jambes lui refusèrent le service. Maintenant, elle ne marche plus du tout et, pour aller à la messe, Marie-François, son domestique, la traîne dans une petite voiture.

— Comment se fait-il que je ne l’aie pas vue tous ces dimanches à l’église ?

— Elle était très souffrante dès le début de l’hiver, m’a dit la vieille Fanny, sa servante.

— Elle est bonne, n’est-ce pas ?

— Ah ! oui, on peut le dire ! C’est une sainte…Patiente, aimable, charitable envers tous !… Mais, mademoiselle, murmura-t-elle avec une subite inquiétude, avez-vous l’intention d’aller la voir ? Mme Orzal ne vous le permettra pas, car elle la déteste…

— Parce qu’elle était l’amie de ma mère ?…

— Oui, mademoiselle, son amie très chère… Mais pensez donc, mademoiselle Alix, que je suis obligée de me cacher pour parler quelquefois à Fanny, dans la crainte qu’une mauvaise langue n’en instruise Mme Orzal ? Que serait-ce de vous ?… Jamais elle ne voudra…

— Aussi ne lui en demanderai-je pas l’autorisation. Je trouverai bien un moyen d’aller à Ker-Neven sans qu’elle le sache.

— Non, non, mademoiselle, ne faites pas cela ! s’écria Mathurine avec effroi. Elle est si habile, elle le saura !…

— Eh bien ! quand cela arriverait, Mathurine ? Je ne fais là rien de mal, j’imagine, et Mme Orzal ne m’empêchera jamais de faire mon devoir… Je dois voir ma cousine de Regbrenz.

— Ah ! comme vous ressemblez à Mlle Gaétane ! murmura la Bretonne avec un mélange de bonheur et d’angoisse. Elle non plus ne voulait pas reculer, et pourtant, pourtant !… Vous ne serez pas la plus forte… oh ! mademoiselle Alix, croyez-moi ! ne luttez jamais avec elle, dit-elle d’un ton suppliant.

— Je ne la crains pas, vous dis-je, ma bonne Mathurine… Allons, je ne veux pas vous retenir avec votre pauvre tête malade. Bonsoir, Mathurine.

— Bonsoir, mademoiselle. Je ne sais plus guère prier, mais je vais tout de même dire pour vous un Ave à la bonne Vierge… Seulement ne jouez pas avec le feu, mademoiselle Alix.

V.


Mlle de Regbrenz attend Mademoiselle, dit la vieille Bretonne qui introduisait Alix à Ker-Neven.

Alix la suivit jusqu’à une grande pièce sobrement ornée de beaux meubles en noyer clair, près desquels ressortaient avec vigueur les draperies bleu sombre. Une large baie vitrée, sans rideaux, éclairait cette pièce en laissant entrevoir la perspective d’un vaste jardin, légèrement blanchi par la neige.

Dans la profonde embrasure de cette baie, et à demi étendue sur une chaise longue, se trouvait une jeune dame maigre, légèrement contrefaite. Son visage irrégulier, creusé et jauni par la souffrance, était éclairé et comme immatérialisé par le doux regard de ses yeux bruns… Ceux-ci, en cet instant, se fixaient ardemment sur la porte et, quand Alix parut, une voix chaude, un peu tremblante, l’accueillit par ces mots :

— Enfin, vous voici, ma petite cousine, la fille de ma chère Gaétane !… Que c’est bon à vous de venir embrasser votre pauvre parente !

Elle lui tendait les bras et, d’un mouvement spontané, Alix vint s’y jeter… Alors l’enfant courageuse, qui avait su si bien comprimer ses déchirements et ses angoisses, laissa couler ses larmes. En sanglotant, elle appuyait sa tête sur l’épaule de cette parente, inconnue tout à l’heure. Elle venait de deviner, en un seul regard, qu’elle avait trouvé un cœur capable de la comprendre et de l’aimer.

Et Mlle de Regbrenz la pressait sur sa poitrine en disant avec une tendresse émue :

— Pauvre petite fille, quelles épreuves vous avez traversées !… Mais combien je suis heureuse de vous voir enfin, mon enfant ! J’ai tant chéri votre mère !

— Mais l’aimez-vous encore, ma cousine ? demanda Alix en se redressant un peu pour fixer le visage de sa parente.

— Si je l’aime !… Mais plus que jamais, la pauvre amie, puisqu’elle est près du Bon Dieu. Pourquoi me demandez-vous cela, chère petite cousine ?

— Mais elle a rompu complètement avec vous, en laissant vos lettres sans réponse…

Une tristesse profonde envahit le lumineux regard d’Alix de Regbrenz.

— Cela est vrai… mais je ne lui ai pas gardé rancune. J’ai toujours pensé qu’une raison impérieuse l’avait dirigée en cette circonstance… Oh ! j’en ai tant souffert !… mais je suis sûre qu’elle ne m’avait pas oubliée.

— Non, ma cousine, et en voici la preuve, dit Alix en sortant l’enveloppe portant l’adresse de Mlle de Regbrenz, tracée par sa mère. Ceci aurait dû vous être remis beaucoup plus tôt et il ne faut en accuser qu’un oubli de mon pauvre père.

Les doigts tremblants d’Alix de Regbrenz brisèrent le cachet et sortirent de nombreux feuillets, couverts d’une écriture serrée. Elle commença à lire, mais, à mesure qu’elle avançait, son visage se faisait plus pâle encore : une émotion douloureuse, une sorte d’horreur bouleversaient sa physionomie calme… Arrivée au bout du troisième feuillet, elle s’arrêta et replia les autres d’une main frémissante, en disant avec un accent étrangement altéré :

— Je finirai ceci tout à l’heure… Ma chère petite Alix, parlez-moi de vos frères, de vos chers parents, de vous-même. Racontez-moi votre vie.

La main dans celle de sa cousine, Alix déroula alors le tableau de son existence, si simple et paisible jusqu’à ces derniers mois. Quand elle vint à avouer ses douloureuses perplexités au sujet de la tutelle du comte de Regbrenz et, surtout, de la vie près de Georgina, elle sentit frissonner la main qui serrait la sienne.

— Avais-je tort, ma cousine ? demandait-elle en fixant les clairs yeux bruns qui exprimaient une sorte d’angoisse.

— Pas complètement, mon cher enfant…, mais enfin… avec des ménagements…

— Il y a des cas, ma cousine, où l’on ne peut, en toute conscience, user de ménagements… Et alors ?… Que ferait-elle ?… De quoi est-elle capable ?

Les doigts d’Alix de Regbrenz froissèrent machinalement l’étoffe sombre de sa jupe.

— Mais à quoi songez-vous là, ma chère enfant ?…Ne vous mettez pas martel en tête et ne faites pas de Georgina un trop noir portrait. Je ne puis, sincèrement, vous dire qu’elle est bonne…Non, non, mais on trouve encore une étincelle cachée au fond des pires natures…

Alix secoua mélancoliquement sa belle tête brune.

— Vous ne me ferez pas prendre le change, ma cousine… Pourquoi ma mère a-t-elle fui à jamais Bred’Languest ?… Pourquoi mon grand-père et son fils sont-ils devenus si étranges ?… Pourquoi, vous-même, avoir rompu complètement avec le manoir, s’il n’y existait une influence profondément mauvaise et dangereuse ?…

— La rupture ne vient pas de moi, mon enfant. Pendant quelque temps, après le départ de Gaétane, nous avons continué à voir de loin en loin mon oncle et ma tante. Georgina nous évitait, mais je ne m’en froissait pas, car nous avions eu, dès notre enfance, une réciproque et irréductible antipathie…

Mais mon oncle Hervé se faisait de jour en jour plus bizarre et, finalement, il cessa de nous voir, en forçant sa femme à l’imiter. Désormais, la pauvre tante ne sortit plus du manoir et, l’année suivante, nous apprîmes qu’elle avait perdu la raison. Sans doute son esprit faible et passif n’avait pu résister au chagrin du départ de sa fille préférée et à la tyrannie exercée par Georgina… Depuis lors, je n’ai plus remis les pieds à Bred’Languest ni aperçu mes parents. Comme vous avez pu le constater, ils vivent tous en païens, depuis mon oncle jusqu’à Fanche. Seule Mathurine a conservé quelques habitudes religieuses… Avec l’infernale habileté dont elle dispose, et sous l’influence d’un odieux sectaire, la malheureuse Georgina s’est efforcée d’ôter la foi de leur cœur à tous. Elle y a réussi, même pour Even, si pieux autrefois…Pauvre Even !

Elle essuya une larme et serra fortement entre les siennes la main d’Alix.

— Veillez bien sur vos frères, ma petite fille…Qu’elle ne les perde pas comme elle a fait d’Even… À seize ans, il était l’être le plus charmant qui se pût rêver. Distinction, élégance de manières, beauté fière et déjà virile, regard ardent, enveloppant comme une flamme et parfois doux comme une caresse, tels étaient ses dons physiques, surpassés encore par son admirable intelligence et par la bonté délicate, les généreux élans de son cœur… Et quels sentiments élevés, quelle gaieté charmante !…

— Oh ! ma cousine, ce n’est plus lui !…

— Hélas ! ma pauvre enfant !… Mais je l’ai connu tel, et il était ainsi dans l’épanouissement de sa seizième année, lorsqu’il vint nous voir aux vacances qui suivirent le départ de votre mère… À notre profonde surprise, aussitôt que mon père commença à parler de celle qui avait toujours été la sœur chérie d’Even, celui-ci devint très pâle et l’interrompit avec vivacité, en le priant de ne plus prononcer ce nom devant lui. Comme nous protestions avec indignation en demandant les raisons de cette singulière conduite, mon cousin s’écria avec un geste de mépris : « Vous ne savez pas… mais, moi, je connais ce que mon père lui reproche ; je sais qu’elle est indigne du nom de Regbrenz. » Il s’éloigna comme un fou et, lorsque nous le revîmes, il refusa toujours de nous donner des explications.

» Nous apprîmes avec douleur que Georgina et lui fréquentaient beaucoup la villa Maublars. Roger Maublars est un écrivain de grand talent, mais empoisonné : c’est un ennemi acharné de la religion et il a eu la plus détestable influence sur le pauvre Even, aidé en cela par sa sœur qui le poussait à fréquenter cet homme diabolique. Georgina a beaucoup desservi votre mère auprès de son père.

— Aimait-il vraiment beaucoup maman ?

— Certes, cela sautait aux yeux, et elle-même avait pour son père une tendresse ardente. Pour elle, il était un sujet d’admiration, car il vous faut dire, mon enfant, que le comte de Regbrenz possédait une fort belle intelligence, une âme élevée, malheureusement orgueilleuse et trop avide des aises et des plaisirs de la vie.

— Comment Mme Orzal a-t-elle réussi à lui faire commettre cette injustice épouvantable ?

Le regard d’Alix de Regbrenz effleura involontairement les feuillets posés sur la table… Elle répondit d’une voix hésitante et troublée :

— Mon enfant, la jalousie est chose terrible. Georgina, malgré sa réelle beauté et les dons de son esprit, voyait sa sœur plus admirée qu’elle, à cause du charme fait de bonté et de loyauté fière qui émanait de Gaétane. L’envie fit accomplir sans doute des prodiges de ruse et de perfidie à cette malheureuse créature… Ma pauvre petite fille, voilà une conversation bien décourageante, mais, au-dessus de ces fanges morales, par-delà toutes ces menaces, nous trouvons notre Dieu. Lui ne nous abandonnera jamais et avec Lui, Alix, vous ne craindrez rien.

Elle attira à elle la tête de la jeune fille et baisa le front qui s’offrait à ses lèvres.

— Oh ! ma cousine, si je pouvais demeurer près de vous ! murmura Alix.

— Combien je le voudrais, enfant !… Mais ce n’est pas la volonté de Dieu et vous avez là-bas votre tâche, tâche lourde et sublime, ma petite Alix. Ah ! si vous pouviez faire jaillir un peu de lumière dans ces ténèbres ! Si vous pouviez, Alix…

Elle s’interrompit et fixa longuement son regard sur le joli visage penché vers elle. Il semblait que, derrière ces yeux bleus, graves et doux, elle cherchât à scruter l’âme, à connaître les énergies et les élans de sacrifice dont était capable cette enfant au regard profond.

— Oui, vous avez peut-être une grande mission à remplir. Ces vieillards si près de la tombe et privés de la foi, hélas !… le malheureux Even en qui l’étincelle demeure toujours, je veux l’espérer… Ma petite Alix, Dieu donne de ces missions aux âmes de jeunes filles, à celles qui l’aiment sans réserve.

— Oh ! ma cousine, que puis-je ?… Je ne suis qu’une enfant ! s’écria Alix avec effroi.

Instantanément, elle revoyait le visage sarcastique et mauvais du comte Hervé, les yeux durs d’Even, le pauvre regard sans intelligence de Mme de Regbrenz. C’étaient ceux-là — ces êtres déchus à des points de vue différents — qu’elle, l’enfant inexpérimentée, devrait tenter de sauver !… À quoi songeait donc Alix de Regbrenz ?…

Celle-ci devinait toutes les pensées qui se formulaient dans l’esprit de la jeune fille… Ses doigts cherchèrent à son côté le rosaire qui ne la quittait jamais et saisirent la croix d’ivoire. Doucement, avec une tendresse inexprimable, elle prit la main de sa cousine.

— De vous seule, enfant, rien n’est possible. Vous n’êtes, comme tout être humain, qu’un petit fétu de paille livré au souffle du vent. Mais Lui, mon enfant… Lui, votre Maître et le mien !… Ah ! voici votre aide, votre secours ! De Sa croix, Il vous montre ces âmes, Il vous crie de l’aider, de vous sacrifier s’il le faut pour les sauver…

» Oui, je prononce ce mot de sacrifice, car je ne me suis pas trompée en devinant en vous un cœur dévoué sans réserve à notre bien-aimé Sauveur, n’est-ce pas, Alix ?

— Oui, ma cousine, je n’ai qu’un désir : appartenir à jamais à mon Jésus, répondit simplement la jeune fille.

Une expression de bonheur surnaturel éclairait ses grandes prunelles bleues… Alix de Regbrenz eut un radieux sourire en pressant fortement la petite main frémissante.

— Béni soit Dieu, chère enfant !… Mais ce choix de notre Maître comporte d’austères obligations, car, de ces privilégiés de son Cœur, il fait souvent des victimes pour le salut des âmes, ma petite Alix…

— Je le sais, ma cousine, et je Lui appartiens, dit gravement Alix en baisant la petite croix que lui abandonnait Mlle de Regbrenz.

Un long moment, elles demeurèrent silencieuses. Dès la première heure, ces deux âmes également religieuses se comprenaient sans paroles… Mais Alix eut un petit sursaut en entendant sonner quatre heures et se leva avec vivacité.

— Je m’oublie près de vous, ma chère cousine. Miss Elson et Gaétan vont m’attendre.

— Vous m’amènerez vos frères, n’est-ce pas, et aussi votre dévouée institutrice ?… Et vous reviendrez me voir le plus que vous pourrez ?

— Avec bonheur, ma cousine ! Merci de m’avoir accueillie avec tant de bonté.

Un sourire ému vint illuminer et embellir le visage irrégulier d’Alix de Regbrenz.

— Enfant, vous ne sauriez croire quel bien m’a fait votre présence… Revenez donc, chère petite, et nous parlerons encore de mon amie si chère, votre mère, Alix.

Elles s’embrassèrent avec tendresse, et Alix sortit du salon. Près de la porte du vestibule se tenait la servante qui l’avait introduite.

— Vous êtes sans doute Fanny, dont j’ai déjà entendu parler un peu ? dit aimablement Alix en voyant se fixer sur elle le regard bienveillant de la vieille femme.

— Oui, mademoiselle…, et vous êtes la fille de Mlle Gaétane ? Je vous ai vue à l’église et j’ai su votre nom par Mathurine, avec qui je cause quelquefois…, pas bien souvent, car elle n’est plus bavarde et, même, il faut lui tirer les paroles… Ce que c’est tout de même ! Une jeune fille que j’ai connue si gaie, avenante et jolie !

— Jolie… Pauvre Mathurine, le dirait-on aujourd’hui ?

— C’est la petite vérole qu’elle a prise en soignant Mlle Gaétane. Je l’ai bien crue à son dernier jour… Elle n’a pas eu de chance, cette fille-là. L’année précédente, en voulant défendre Mlle Gaétane contre l’attaque d’un chien — un mauvais chien que Mlle Georgina s’obstinait à garder — elle avait eu deux doigts brisés par cette bête. Le médecin d’alors — un âne, pour dire le vrai mot — la soigna si mal qu’un jour il lui fallut partir pour Nantes, où on lui coupa ses pauvres doigts… Et voilà qu’un peu plus tard une marche de la tour de la Comtesse craqua sous elle, si bien qu’elle dégringola tout du long de ce vieil escalier de pierre. C’est depuis lors quelle est contrefaite… Mais pardon, mademoiselle, je vous tiens debout avec mes histoires.

— Je suis, au contraire, très satisfaite de connaître tout cela. Jamais je n’avais pu savoir de Mathurine la cause de ses infirmités… Allons ! au revoir, ma bonne Fanny.

Elle adressa un amical signe d’adieu à la servante et sortit de Ker-Neven. Une joie grave dilatait son cœur, un hymne de reconnaissance s’en élevait vers le Dieu infiniment bon qui lui ménageait cette oasis de paix et de tendresse dans le pénible désert de ses devoirs. Pour elle, comme elle l’avait été pour sa mère, Alix de Regbrenz serait l’amie dévouée et fidèle.


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Cet hiver-là, il neigea beaucoup. Au matin du 1er janvier, Gaétan gagna cependant la plage dans l’espoir de dégager son petit bateau, que la marée de la veille avait coincé entre deux rochers.

En atteignant Ker-Mora, l’enfant constata avec satisfaction que le bateau était devenu accessible… Mais tous les efforts de ses petites mains, nerveuses et fortes pourtant, ne purent arriver à le faire sortir de la fente rocheuse, où les lames l’avaient profondément encastré.

— Il me faudrait un instrument quelconque, murmura Gaétan qui n’était jamais à court d’expédients. Je frapperais sur la roche et peut-être, avec de la patience, arriverais-je à dégager le bateau. Il y a bien une pioche dans cette maison-là, je me rappelle l’avoir vue… C’est vrai qu’Alix m’a défendu… mais j’entrerai si peu ! La porte est justement ouverte et la pioche se trouve à l’entrée… D’ailleurs, ce n’est pas un étranger, mais mon oncle qui habite là.

Secouant résolument sa tête rasée, il s’élança vers la petite demeure. Il franchit le seuil et s’arrêta brusquement… Au fond de la pièce était assis Even. Enveloppé de l’épaisse fumée se dégageant de sa pipe, il lisait un des volumes naguère rejetés avec horreur par Alix… Son regard se leva vers l’enfant, exprimant une irritation violente.

— Que venez-vous faire ici ? dit-il rudement.

Un instant interdit, Gaétan, peu intimidable de son naturel, reprit vite son aplomb.

— Je venais chercher une pioche pour tâcher d’avoir mon bateau qui est engagé entre les rochers. Voulez-vous me permettre de la prendre un instant, mon oncle ?

Pour la première fois, ce titre était donné à Even. Jusqu’ici, les enfants de sa sœur n’avaient jamais eu occasion de lui parler… Il tressaillit légèrement, de surprise sans doute, et une vague émotion remplaça dans ses prunelles grises les lueurs farouches de tout à l’heure. Il se leva, fit quelques pas en avant et regarda l’enfant toujours debout dans l’ouverture de la porte. La fière petite tête se redressait et, sous les longs cils dorés, les yeux francs et profonds soutenaient le regard inquisiteur d’Even.

Et aucun d’eux n’entendit le pas léger qui approchait, assourdi par la neige… Alix s’était bientôt aperçue du départ de son frère et, devinant où il se rendait, avait pris à son tour la route de Ker-Mora. Mais, en ne le voyant pas à l’endroit où était échoué le bateau, en apercevant la porte de la maisonnette ouverte, une vision terrible surgit en son esprit… Gaétan, seul en cette misérable demeure, penché sur l’un de ces livres impies, dont une seule ligne blesserait peut-être grièvement son âme innocente… Elle prit sa course et atteignit le seuil de la maison.

Gaétan était là, dans l’encadrement de la porte, et, devant lui, se tenait Even de Regbrenz.

— Gaétan, que fais-tu ici ? dit-elle d’une voix essoufflée et tremblante.

L’enfant sursauta un peu et se détourna… Even dirigea vers elle des yeux stupéfaits. Toute pâlie par son angoisse d’un instant et par l’émotion de la présente minute, ses cheveux relevés à la hâte pour courir à la recherche de l’enfant, une robe d’intérieur tombant en plis amples autour d’elle, Alix paraissait très enfantine, si touchante et si gracieuse que l’oncle farouche sembla lui-même, pendant quelques instants, subir son charme exquis… Mais, tout aussitôt, les épais sourcils blonds se froncèrent, la physionomie d’Even se durcit et sa voix, pleine de colère, s’éleva dans le silence de la petite salle.

— Allez-vous donc tous envahir ma demeure ?… Ne serais-je plus libre chez moi ?… Hors d’ici, et promptement !

Au premier moment, Alix s’était trouvée saisie en apercevant son étrange et peu avenant parent. Mais ce ton insultant, ces paroles agressives lui rendirent sa présence d’esprit… Relevant fièrement la tête, elle fixa sur Even un regard résolu, légèrement méprisant.

— Je venais précisément chercher mon frère et m’apprêtais à le réprimander au sujet de cette nouvelle indiscrétion… Soyez sans crainte, monsieur, je n’ai aucune envie de vous importuner en quoi que ce soit et je veillerai toujours à ce que les enfants agissent de même… Je crois que, jusqu’ici — à part la malencontreuse rencontre dans la galerie — votre liberté n’a pas été gênée par nous. Quant à nous intimer d’une telle façon l’ordre de quitter votre demeure, je ne pense pas que vous feriez autrement si nous étions des malfaiteurs.

Elle n’était plus du tout enfant, en cet instant, Alix de Sézannek. C’était une femme grave et sévère, dont les beaux yeux lumineux se dépouillaient de leur douceur pour dévisager avec une fierté dédaigneuse le gentilhomme déchu, oublieux de la plus élémentaire politesse… Even recula de deux pas. Son teint hâlé s’était subitement foncé sous l’afflux de sang lui montant au visage et, dans ses yeux gris, avait surgi une lueur d’orgueil blessé. Un ressouvenir de l’esprit chevaleresque d’autrefois s’éleva sans doute en lui, car, s’inclinant devant Alix, il dit d’un ton bas, un peu rauque et hésitant :

— Pardon… Je ne pensais pas… Veuillez recevoir mes excuses…

Mais elle se reprochait déjà son mouvement d’indignation, craignant d’avoir irrémédiablement froissé cet homme qui était après tout son oncle… Non, heureusement, il n’en était rien. Dans le sombre regard d’Even il n’y avait qu’un regret sincère, quoique irrité. Avec une joie secrète, elle constatait l’existence d’une fibre des nobles sentiments d’autrefois… bien légère, bien ténue, sans doute, mais, enfin, tout n’était pas mort dans cette âme.

La jeune fille prit la main de Gaétan qui regardait son oncle avec de grands yeux étonnés.

— Je vous dois moi-même des excuses pour le dérangement causé par son frère, dit-elle doucement. Je vous promets, en son nom, qu’il n’approchera plus de Ker-Mora.

Tout en parlant, elle regardait son oncle et ses yeux tombèrent sur le livre que les doigts d’Even froissaient machinalement. Elle se rappelait cette couverture jaune pâle, ces hautes lettres rouges destinées à attirer plus vite l’attention sur le poison moral contenu dans ces pages… Et c’était lui, le pieux Even d’autrefois, qui nourrissait son intelligence et son cœur de cette littérature éhontée !… lui qui se souillait à cette fange !

Une subite inspiration s’empara de l’esprit d’Alix et, sans réfléchir davantage, elle dit en se penchant vers son frère :

— Va un peu en avant, Gaétan, j’ai un mot à dire à M. de Regbrenz.

Il fronça les sourcils, prêt à résister, mais la voix douce et cependant ferme répéta :

— Va, Gaétan, je viens tout de suite.

Il sortit et Alix s’avança un peu vers Even, qui la regardait avec surprise. La jeune fille était pâle, ses lèvres tremblaient légèrement, mais une force supérieure l’animait, mettant en ses yeux une flamme d’intrépidité.

— Peut-être allez-vous me trouver bien indiscrète, dit-elle en raffermissant de son mieux sa voix émue, mais il s’agit ici de l’âme de mes frères et, en toute conscience, je dois vous parler de mes craintes… Il se peut que, malgré la défense — car, enfin, ils ne sont que des enfants — Gaétan ou Xavier se trouvent quelques instants seuls ici. Or ces livres… (et elle désignait les volumes épars sur une table) ces livres pourraient tomber entre leurs mains…

— Eh bien ? dit rudement Even en tournant vers elle son regard farouche.

— Comment !… Ne comprenez-vous pas le mal que de pareilles infamies causeraient à ces petites âmes ? s’écria ardemment la jeune fille, stupéfaite devant un tel abaissement de sens moral.

Un rire sarcastique s’échappa des lèvres d’Even. C’était la première fois qu’Alix l’entendait, et elle frissonna au son de ce rire infernal…

— Elles deviendront comme les autres, voilà tout ! dit-il entre ses dents serrées.

Une flamme étrange, mélange de haine et de désespoir, luisait entre ses cils épais, sa bouche se crispait amèrement… et la pauvre Alix se dit avec terreur qu’elle venait de rouvrir quelque mystérieuse blessure.

Elle était seule avec un enfant dans cette solitude, seule en présence de cet être bizarre dont laraison, parfois, lui semblait problématique. Ses doigts se joignirent instinctivement, son cœur s’éleva en une ardente prière vers Marie, secours des chrétiens…

— Mais, d’abord, comment savez-vous ce que sont ces livres ? reprit la voix sardonique. Vous les avez lus, sans doute ?

La jeune fille bondit. Ses grands yeux bleus, étincelants de mépris indigné, se levèrent vers Even, le forçant à baisser les siens.

— Qui vous a donné le droit de m’insulter ainsi ? Ignorez-vous donc que je suis chrétienne et que jamais, même au prix de ma vie, je ne lirais une de ces lignes maudites… Mais vous ne me croyez pas, car vous ne devez plus croire à la vertu, à l’honnêteté ni à l’honneur !

Empreints d’un indicible mépris, ces mots s’étaient échappés des lèvres frémissantes de la jeune fille. L’effet produit fut foudroyant… Even, devenu livide, saisit le dossier d’une chaise et le serra avec une telle violence que le bois vermoulu se brisa. Une colère folle bouleversait ses traits si souvent rigides… Tout à coup, il s’avança brusquement vers Alix.

— Écoutez, je vous ai donné le droit de le penser, dit-il sourdement, aussi est-il juste que je vous pardonne cette parole… Et, cette fois encore, je dois vous demander pardon. Je sais et il appuya fortement sur ce mot) je sais que vous n’avez jamais ouvert ceci ni rien d’approchant. C’est un mouvement de colère qui m’a fait prononcer ces paroles que je déplore… Comment ont-elles pu me venir à l’esprit devant…

Il passa la main sur son front en se murmurant à lui-même :

— Devant des yeux si purs, comment l’aurais-je vraiment pensé ?…

— Je vous dois cependant une explication à ce sujet, dit Alix, s’apprêtant à raconter l’indiscrétion de Xavier.

Mais il l’arrêta d’un geste impérieux :

— Je ne veux rien savoir… J’ai en vous toute confiance. Ces livres seront désormais enfermés sous clef.

— Oh ! merci, mon oncle !

Ce cri reconnaissant sembla frapper de stupeur Even de Regbrenz. Indécis et troublé, il regarda Alix, et une sorte de sourire amer vint crisper ses lèvres.

— Mon oncle ! répéta-t-il lentement avec un accent ironique. Suis-je digne de ce nom, dites ?… dites-le, vous qui doutiez tout à l’heure de ma vertu, de mon honnêteté, de mon honneur ?

Dans ce regard qui la défiait, Alix lut avec effroi un désespoir immense.

— Non, non, je n’en doute pas !… je ne veux pas en douter, mon oncle ! s’écria-t-elle avec vivacité.

Mais Even secoua brusquement la tête, et le même rire qui avait si péniblement impressionné Alix résonna encore dans la salle.

— Vous avez tort et je ne sais vraiment pourquoi je me suis offensé tout à l’heure de votre opinion à mon sujet. Je n’ai plus rien de tout cela… Rien, entendez-vous ! Honneur, honnêteté, vertu !… sornettes, chimères !…

Il rit de nouveau — comme devait rire Lucifer, pensa la pauvre Alix — et, en écartant un peu la jeune fille, il s’élança au-dehors.

— Le malheureux ! murmura Alix, toute frissonnante.

Elle entrevoyait des abîmes de ruine morale devant lesquels reculait, épouvantée, son âme croyante, toute baignée de sang rédempteur. Tour à tour, dans ce rapide colloque, elle venait de passer par des alternatives d’espoir et de douleur. Quelques sentiments élevés — elle l’avait pu constater — subsistaient encore chez Even, mais si faibles, hélas !… L’étincelle demeurait sous les épaisses scories, toute prête à s’éteindre, semblait-il… Et s’il avait dit vrai ?… Si, pour lui, l’honneur et la vertu n’étaient plus que des mots vides de sens ?…

— Oh ! mon Dieu, quelle misère ! gémit-elle en joignant les mains. Comment arriver à cette pauvre âme !

— Alix !… Mais, Alix, que fais-tu ? dit la voix impatientée de Gaétan. Mon oncle est parti et tu restes là, plantée comme une statue !

Elle se détourna et sortit de la maisonnette. Sans mot dire, elle prit le chemin du manoir. Son frère marchait silencieusement près d’elle. Il avait tout à fait oublié son cher bateau et levait fréquemment un regard anxieux vers le visage pâli et altéré de sa sœur.

— Qu’est-ce que mon oncle t’a fait ? demanda-t-il tout à coup en saisissant tendrement la main d’Alix. Il ne t’a pourtant pas frappée ?… car sans cela !…

Il crispa les poings et se détourna pour jeter un coup d’œil de défi dans la direction où avait disparu Even… Un faible sourire effleura les lèvres de la jeune fille.

— Non, mon Gaétan. M. de Regbrenz, si singulier qu’il paraisse, ne frappera jamais une femme. Mais vois, enfant, les inconvénients de ta désobéissance. Tu amènes des ennuis à ta pauvre sœur, obligée de t’excuser.

Gaétan baissa la tête avec un peu de confusion… Mais, quelques instants après, il murmura avec une amertume étrange dans cette bouche d’enfant :

— Aussi, pourquoi n’avons-nous pas des parents comme les autres, Alix ?

VI.


Alix et ses frères allèrent présenter leurs vœux à M. de Regbrenz, qui les reçut avec la plus grande froideur. Mme Orzal demanda ironiquement à Gaétan s’il avait retrouvé son bateau.

— Non, répondit l’enfant. Si mon oncle avait voulu me prêter une pelle, je l’aurais bien eu tout de même, ajouta-t-il avec rancune.

— Qu’est-ce que votre oncle avait à faire dans cette histoire ? dit Georgina avec une certaine vivacité, en se penchant pour regarder l’enfant dans les yeux. L’avez-vous donc vu à Ker-Mora ?

— Certainement, répondit Gaétan sans s’apercevoir des signes discrets de sa sœur, et même il nous a très mal reçus…

— Comment cela ?… Raconte-le-moi, mon petit, dit Mme Orzal en posant sa main sur l’épaule du garçonnet.

Mais celui-ci venait de rencontrer le regard d’Alix plein d’une interdiction formelle…

— Oh ! il n’y a rien à raconter. Mon oncle a été très fâché de nous voir arriver chez lui pour avoir la pelle. Il l’a dit à Alix, qui m’a excusé… C’est tout simple, vous voyez, madame ?

Il fixait sur elle son regard clair et droit, étincelant d’intelligence, un peu hautain aussi — le regard de Gaétan de Sézannek aux jours de sa jeunesse. La main blanche quitta l’épaule de l’enfant et s’enfonça fébrilement dans le flot mousseux des dentelles ornant la robe Empire.

— C’est tout simple, en effet, dit Georgina avec calme. Cependant, vous vous abstiendrez désormais, les uns et les autres, de vous diriger vers Ker-Mora. Mon frère tient essentiellement à sa tranquillité et votre séjour ici ne peut être toléré par lui qu’à la condition expresse de ne s’en trouver gêné en rien… Vous pouvez vous retirer, enfants.

… En arrivant à leur appartement, Alix et les petits garçons trouvèrent Mathurine qui apportait à la jeune fille une lettre de Paris et quelques revues.

— Voici sans doute des vœux de nouvel an, mademoiselle, dit-elle en désignant l’enveloppe rose où Jeanne Sérand avait tracé ses pattes de mouche. Vous n’en aurez pas trop ici.

— Non, certes ! dit Alix en secouant mélancoliquement la tête. Je ne me doutais guère de l’effet que nous allions produire sur mon grand-père.

— Vous y avez été, mademoiselle ! J’aurais dû vous dire… Monsieur ne supporte plus cela…

— Mais pourquoi donc, Mathurine ?

La Bretonne baissa la tête et respira longuement.

— Mademoiselle, ce doit être le remords. Il se rappelle sans doute qu’autrefois, au nouvel an, Mlle Gaétane arrivait près de lui, dès le matin, si joyeuse, la chère enfant, de lui offrir quelque objet fait par elle…, une peinture, de la musique quelquefois, car elle était habile en tout… Et la pauvre Madame avait aussi, en ce temps-là, son petit cadeau. Le dernier était ce coussin qu’elle a voulu garder malgré tout… Oui, Mme Orzal a fait disparaître tout ce qui rappelait sa sœur, mais quand elle a voulu toucher au coussin, Madame, si douce toujours, se mit dans un tel état d’agitation que M. le Comte dit à sa fille : « Laisse-lui cela et n’en parlons plus… » Pour le broder, afin qu’on ne la vît pas, Mlle Gaétane s’en allait dans la tour de la comtesse Anne…

— Je croyais cette tour très dangereuse… ?

— Oui, mais Mlle Gaétane n’avait peur de rien. Moi, qui étais toute jeune à cette époque, je n’y pensais guère non plus… Et, pourtant, c’est un si mauvais endroit !

— Il est hanté, peut-être, dit avec un léger sourire Alix en voyant la servante frissonner et se signer.

— Tout juste, mademoiselle. Ne savez-vous pas l’histoire de la comtesse Anne de Regbrenz ?… Cette créature maudite était sorcière et faisait ramasser, par un serviteur, dévoué à elle corps et âme, tous les petits enfants de la contrée, afin de les mettre bouillir dans une énorme marmite pour accomplir ses maléfices. Elle s’enfermait, à cet effet, dans la tour qui a gardé son nom et nul n’y pouvait pénétrer… Mais voilà que son fils, élevé à la cour du duc de Bretagne, atteignit ses vingt ans et, un beau matin, arriva à l’improviste au château, d’où sa mère le tenait soigneusement éloigné. Précisément, la comtesse Anne était depuis deux jours enfermée dans la tour, occupée à son abominable cuisine. Aucun des serviteurs n’aurait osé la déranger… Mais le jeune comte avait entendu sur la route les lamentations des mères privées de leurs enfants, les malédictions dont on chargeait Anne de Regbrenz, et il jugea le moment propice pour connaître la vérité. Marchant résolument vers la tour, il fit jeter bas la porte par son écuyer et entra… Dans une salle basse, sa mère était debout au milieu de petits corps encore pantelants et, devant elle, fumait la marmite géante. Au cri d’horreur échappé à son fils, elle se retourna… Alors, ivre de rage, elle s’élança vers le jeune seigneur, le frappa du coutelas qui avait servi à égorger les innocents et, saisie de folie, se précipita dans l’eau bouillante… Depuis, elle apparaît quelquefois sur la plate-forme de la tour en jetant des cris affreux.

De nouveau, Mathurine frissonna violemment.

— L’avez-vous donc entendue, Mathurine ?

— Oui, mademoiselle, une fois…

Elle s’interrompit et ses mains tremblantes couvrirent son visage altéré.

— Je comprends qu’à vous en particulier, pauvre Mathurine, ce lieu ne rappelle pas de gais souvenirs. C’est là que vous avez subi une chute terrible, m’a dit Fanny.

Les mains de Mathurine s’écartèrent et la servante darda sur Alix ses yeux noirs pleins d’angoisse.

— Oui, oui, je vous dis que c’est un mauvais endroit… N’y allez jamais, mademoiselle, la sorcière cherche toujours à attirer les jeunesses.

Elle balbutiait ces mots d’une voix fiévreuse, et un long frisson la secoua tout à coup.

— Mais comment laissait-on ma mère aller dans cette tour en ruine, Mathurine ?

— Mademoiselle, l’escalier semblait encore solide et, de fait, il l’aurait été suffisamment si…

Elle s’interrompit brusquement, les yeux agrandis comme devant une vision terrifiante… Au bout d’un instant, elle reprit, en essayant de dominer le tremblement de sa voix :

— Vous ne me croirez peut-être pas, mademoiselle, si je vous dis qu’il y a du sortilège là-dedans ? Je frémis en songeant que M. Even habite là… Mais qui aurait le pouvoir de lui faire entendre raison ? ajouta-t-elle en soupirant.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Cet après-midi-là, miss Elson et ses élèves prirent la route de Ker-Neven. Alix allait présenter ses frères à Mlle de Regbrenz…

— C’est Even à dix ans ! s’écria Mlle de Regbrenz quand le petit garçon lui fut présenté par Alix. Il est impossible de trouver ressemblance plus frappante…

Lui seul, de vous trois, a le type des Regbrenz. Vous, chère Alix, et ce petit Xavier aux grandes boucles êtes les vivants portraits de votre père… Mais quelles préoccupations s’agitent donc dans cette jeune tête ? ajouta-t-elle en fixant sur Gaétan son regard doucement scrutateur.

Elle tenait la main fine et nerveuse du petit garçon debout près d’elle. Les yeux de Gaétan ne se baissèrent pas, mais s’adoucirent subitement.

— Est-ce toujours le regret de Paris, mon cher enfant ? reprit Alix de Regbrenz.

Il secoua énergiquement la tête.

— Non, j’aime ce pays… J’aime tant la mer !… Et je suis très libre ici…

— Alors, pourquoi, mon enfant ?

Il eut un geste vague. Comme tant d’âmes plus avancées dans la vie, l’enfant trop précoce ne pouvait préciser ses aspirations vers un bonheur mystérieux, intangible, un idéal entrevu comme en un rêve, pas plus qu’il ne lui était loisible de définir la lutte sourde et terrible dont son cœur était le théâtre. Le bien et le mal se disputaient à chaque heure ce cœur qui serait, un jour, à l’un ou à l’autre, mais Gaétan subissait leurs sollicitations et y cédait sans en comprendre l’origine et le but.

Pendant que les enfants, accompagnés de miss Elson, suivaient Fanny pour goûter dans la salle à manger, Alix causa longuement de son frère à Mlle de Regbrenz et lui confia ses difficultés vis-à-vis de cette nature si riche, mais déjà étonnamment vibrante à toutes les passions.

— Votre mère était ainsi, Alix. Tout enfant, elle avait des accès d’effrayante colère ou d’invincible mélancolie. La religion seule a pu adoucir et maîtriser cette âme orgueilleuse… Even, quoique à un degré moindre, avait aussi, à cet âge, quelques moments terribles.

— Il en a bien encore ! dit tristement Alix. Et elle raconta à Mlle de Regbrenz la scène du matin.

— Pauvre cousin, en quel état est-il tombé ! Savez-vous, Alix, qu’il était cité comme un modèle de courtoisie et de politesse délicate ?… Quelle transformation !… et que cette Georgina a bien manœuvré !

— Mais enfin, ma cousine, dans quel but ?

Alix de Regbrenz ferma les yeux et se recueillit quelques instants…, puis elle saisit la main de sa jeune parente et la serra doucement.

— Écoutez, ma petite fille, je vais vous apprendre quelque chose qui peut, un jour, vous être utile. Il est bon d’être instruit du défaut de ses adversaires… Vous savez peut-être que votre aïeul, mon oncle Hervé, était extrêmement dépensier et ami du luxe, ce qui l’amena à une ruine presque complète ; il se trouva réduit à venir vivre dans ce vieux Bred’Languest, avec de fort minces revenus. Mais, tandis que Gaétane était mise pensionnaire chez les Ursulines de Vannes, Georgina, toujours habile, obtenait de demeurer près de ses parents, en suivant les cours par correspondance que venait d’organiser une institutrice de Nantes. Avec son extrême intelligence, ce système réussit d’ailleurs parfaitement… Mais, pendant que sa sœur était éloignée, elle s’occupait à lui nuire dans l’esprit de son père en s’efforçant de se rendre elle-même indispensable. Lentement et sûrement, elle prenait un extrême ascendant sur cet homme autoritaire, mais très accessible à la flatterie et aux petits soins. En sa fille aînée, il retrouvait quelques-uns de ses instincts personnels, son amour de bien-être et d’ostentation… Mais il ne s’apercevait pas, pauvre oncle, que ces sentiments étaient augmentés, exaspérés en elle par une effrayante envie et un désir insatiable de jouissances et de domination ; il ne connaissait de Georgina que l’apparence aimable et rien de son âme ténébreuse.

» … Bien facilement, elle parvint à engager son père dans des spéculations hasardeuses, afin de se procurer des ressources plus étendues. Mais Gaétane, revenue au logis, la gênait extrêmement, car elle craignait l’influence de sa droiture et de ses sages conseils sur celui qu’elle tentait d’annihiler… Oui, Gaétane et Even, pleins d’indépendance et de loyauté, doués d’une foi indomptable, devaient mettre obstacle aux projets de cette malheureuse créature, en même temps que leur noblesse d’âme irritait jusqu’au paroxysme la fureur de sectaire soufflée par Roger Maublars. Vous savez de quelle manière elle réussit à éloigner pour jamais sa sœur de Bred’Languest, et quant à Even… Oh ! mon enfant, quels effrayants abîmes dans le cœur humain ! Hélas ! qu’a-t-elle fait de cet Even, chevaleresque et charmant ?… Un malheureux être sans volonté, sans élévation… En quelques années, elle était tranquille de tous côtés. Son père complètement dominé, sa mère sans raison, son frère affaibli moralement, sa sœur à jamais éloignée de la maison familiale… Désormais, elle agissait à son gré à Bred’Languest et, même, durant ses deux années de mariage, elle continua à tout y diriger. M. Orzal mort, et complètement ruiné — on prétend que ce sont ses conseils qui amenèrent la catastrophe — elle revint définitivement au manoir. Les dernières ressources s’épuisèrent vite, et je présume quelle dut en venir à je ne sais quels expédients pour faire face à ses dépenses, après avoir réduit ses parents à l’entière pauvreté.

— Et c’est alors que notre tutelle vint tout sauver ?

Mlle de Regbrenz inclina la tête et ne protesta point… Alix avait maintenant saisi la raison de leur appel à Bred’Languest. Sous le nom de son père, Georgina disposait à son gré des revenus considérables de ses neveux, et ainsi s’expliquaient les changements opérés au manoir depuis leur arrivée, comme aussi les élégances nouvelles de Mme Orzal.

— Pour de l’argent !… Ma cousine, ils nous ont accueillis pour cela seulement, et ils n’ont pas pardonné à ma mère ! s ecria-t-elle dans un élan d’indignation.

— Ils ont bien peu de chose à lui pardonner ! murmura Alix de Regbrenz.

— Mais que lui ont-ils fait ?… Ma cousine, vous le savez, j’en suis sûre !

Mlle de Regbrenz pâlit et détourna son visage vers la fenêtre, mais la jeune fille vit trembler ses mains amaigries.

— Pourquoi vous préoccuper de cela, mon enfant ? dit-elle d’un ton bas et altéré. Laissez dans l’oubli ce triste passé et ne pensez qu’à protéger contre les influences délétères ces petites âmes dont vous avez la garde… Confiez-vous en Mathurine : c’est une fidèle et dévouée créature, qui connaît bien Georgina. Mais surtout, ma petite Alix, jetez-vous dans le Cœur de votre Dieu, car Lui seul sera assez puissant pour vous sauver tous…

— Mais, enfin, cette Georgina est donc un démon et Bred’Languest un lieu de perdition ? s’écria Alix avec angoisse.

Mlle de Regbrenz soupira longuement, douloureusement, et sa main se posa avec tendresse sur l’épaisse chevelure de la jeune fille.

— Je voudrais vous répondre négativement… Hélas ! je ne le puis !… Mais je vous sais assez énergique et fortement chrétienne pour entendre la vérité, mon Alix. La malheureuse Georgina met son bonheur à entraîner les âmes vers l’abîme étemel ; son père, son frère, le vieux Fanche sont ses victimes, et vous êtes des proies trop tentantes, chers enfants si jeunes et si purs, pour qu’elle vous laisse longtemps en repos.



… Moins bien partagés que les plus pauvres du village, les riches orphelins de Bred’Languest ne devaient trouver au manoir, en ce jour de fête familiale, que l’habituelle indifférence, accentuée encore par Georgina comme une protestation de la libre penseuse sectaire pour l’acte religieux qu’elle n’avait osé empêcher. Mathurine, seule, accompagna à l’église les enfants de sa chère demoiselle Gaétane. La servante remplissait encore quelques-uns de ses devoirs religieux, mais d’une manière fort intermittente !… D’ailleurs, Alix, depuis longtemps, avait remarqué chez la fidèle Bretonne de singuliers changements d’humeur. Ordinairement causante, serviable et laborieuse, il lui arrivait parfois de demeurer la soirée entière inactive, le visage sombre, les yeux étrangement brillants et la bouche close. Le lendemain, elle avait repris sa physionomie habituelle, avec, dans le regard, une lueur triste, comme honteuse.

Tout était énigme dans cette demeure et, pour soustraire le plus longtemps possible Gaétan à cette atmosphère de malveillance et de bizarrerie doublement pénible en ce jour, Alix, les offices terminés, s’en alla finir l’après-midi à Ker-Neven. Là, tous trois étaient attendus, aimés… ; là, Alix savait trouver, près de cette femme au cœur délicat, à l’esprit pénétrant et cultivé, le réconfort nécessaire à son âme meurtrie. Ces heures passées à Ker-Neven étaient une vivifiante étape dans sa route pénible.

Éclairée dans les voies spirituelles, profondément mûrie par la souffrance et la solitude, Alix de Regbrenz était apte à diriger cette enfant au cœur pur, privée d’affection humaine, mais uniquement désireuse de l’amour divin. Tandis que miss Elson travaillait au jardin ou dans une salle voisine en surveillant les jeux des enfants, ces deux âmes si belles, éprises du même idéal, avançaient vers les hauts sommets de la perfection en s’entretenant des austères leçons de la croix… La croix !… Déjà elle meurtrissait les jeunes épaules d’Alix et, bien qu’elle eût à peine dix-sept ans, la jeune fille connaissait les lourdes, les terribles responsabilités d’âmes. Pour fortifier sa faiblesse, Dieu lui accordait ce guide tendre et clairvoyant, cette parente, naguère ignorée, devenue aujourd’hui sa confidente.

Et néanmoins, dans ces entretiens intimes, jamais un mot n’était venu mettre Alix sur la voie du mystère qui la préoccupait toujours, quoi qu’elle fît pour échapper à cette pensée. Quelle avait été la cause exacte de la fuite de sa mère, de cette douleur qui l’avait accompagnée jusqu’à la tombe ?… Mlle de Regbrenz parlait volontiers de l’enfance de sa cousine, de ses premières années de jeunesse, mais elle ne soulevait pas le voile jeté sur les scènes dont Bred’Languest avait été le théâtre à l’époque du mariage de Gaétane… Cependant Alix pressentait qu’elle connaissait toute la vérité et un mot vint, ce jour même, la confirmer dans cette persuasion.

Mlle de Regbrenz, ayant remarqué, dès l’abord, la physionomie recueillie, doucement pensive du petit garçon, lui dit en l’embrassant :

— Vous êtes bien heureux, aujourd’hui, cher Gaétan ?

— Oui, ma cousine, je ne l’ai jamais été comme maintenant, répondit-il avec un enthousiasme contenu. Maman avait raison en me disant, un jour — je me rappelle que c’était un matin où elle souffrait beaucoup — : « Gaétan, je ne serai plus là quand tu feras ta première communion, mais je te souhaite le même bonheur qui a été le mien ce jour-là. Depuis, je n’ai rien éprouvé de semblable, mais ce souvenir m’a sauvé de grandes chutes… » C’était huit jours avant… avant qu’elle s’en aille, ajouta-t-il d’une voix soudain un peu rauque.

— Gardez toujours cette parole de votre mère, enfant… Oui, elle avait dans les yeux la même joie sainte… Qui sait si sa jeune âme n’eût pas sombré dans cette lutte terrible sans cette pensée, ce cher souvenir de l’intime bonheur et de la ferveur dont elle jouit en cette journée bénie ?

— Quelle lutte, ma cousine ? demanda Gaétan, qui attachait sur elle son regard pénétrant. Est-ce contre ma tante Georgina ?

— Qu’allez-vous penser là, enfant ? dit Alix de Regbrenz avec vivacité. Qui vous a parlé de cela ?

— C’est maman, répondit-il d’un ton grave. Un soir, elle m’a pris dans ses bras et m’a embrassé en disant : « Oh ! si elle te voyait, toi, mon vivant portrait, comme elle te haïrait, celle qui m’a torturée et séparée de ceux que j’aimais !… » Maintenant, je comprends de qui elle parlait…

— Vous ne comprenez rien du tout, Gaétan, et vous vous trompez certainement. Laissez toutes ces questions qui ne doivent pas vous occuper et allez rejoindre miss Esther au jardin… Que ne se trompe-t-il vraiment, hélas ! murmura-t-elle involontairement quand l’enfant eut disparu. Pauvre Gaétane, elle n’a jamais oublié les souffrances qui ont précédé son mariage !

— Mais elle avait déjà souffert pendant son enfance ? Elle était depuis longtemps exposée aux persécutions de sa sœur ?

— Oui, mais, jusque-là, les menées de Georgina étaient sourdes. Elle préparait les voies… La jalousie ayant atteint son paroxysme, ce fut alors que Gaétane put se rendre compte de toute la noirceur de cette âme…

Mlle de Regbrenz s’interrompit et changea de sujet, mais une ombre de tristesse demeura sur sa physionomie.

… En entrant, ce soir-là, dans la salle à manger, Alix rencontra le regard de Georgina, singulièrement inquisiteur, et la voix charmeuse de Mme Orzal lui lança cette interrogation :

— Qu’avez-vous donc fait cet après-midi, Alix ? Les offices ont-ils été à ce point interminables ?

— Non, certes, répondit paisiblement Alix sans se troubler sous le feu des belles prunelles brillantes. Nous avons seulement profité largement de cette admirable journée, puisqu’il y avait vacances complètes.

— Vraiment !… Par cette étouffante chaleur, vous avez arpenté les grands chemins, alors que les ombrages vous attendaient ici ?

— Ils ne manquent pas non plus autour du village, madame, et, malgré les charmes indéniables de Bred’Languest, les enfants préfèrent toujours un peu d’imprévu pour les journées de fête.

— C’est évident, répondit Mme Orzal dont les yeux ne quittaient pas la physionomie impénétrable de sa nièce. Je pense comme vous et souhaiterais procurer à ces enfants un peu de distraction… Par exemple, seriez-vous satisfait d’avoir un camarade, Gaétan ?

Il leva vers elle son regard profond et répondit avec tranquillité :

— C’est selon s’il me plaît, madame.

— Naturellement… Mais il vous plaira, j’en suis sûre. C’est le fils d’un homme absolument remarquable… Alix, vous qui êtes parisienne avez dû entendre parler de Roger Maublars.

— En effet, mon père a prononcé quelquefois ce nom devant moi, répondit la jeune fille en se contraignant pour ne pas trahir son émotion.

— Un être d’une intelligence hors ligne, dit Georgina avec une conviction admirative. Vous avez sans doute remarqué la superbe villa bâtie au bord de la falaise, sur la route de la lande d’Evonny ?

Dans ses promenades, Alix avait pu voir, en effet, cette très moderne habitation, véritable dissonance au milieu de cette nature sauvage. La mer, dans ses jours de furie, projetait ses embruns sur le jardin aux pelouses admirables, semées d’éclatantes corbeilles ; des balcons finement ouvragés, l’œil ne devait découvrir que les bois sombres, les landes sans fin et le sévère Océan aux rives rocheuses… Jusqu’ici, Alix avait toujours vu closes les persiennes vert pâle, et désertes les allées si bien sablées.

— Voici plusieurs années que les Maublars n’étaient revenus ici, continua Mme Orzal. Roger aimait beaucoup ce pays, mais sa femme ne pouvait supporter l’air trop vif de nos côtes ; il se décida à ne plus y passer les vacances. Mme Maublars est morte l’année dernière, lui laissant deux enfants, et, ce matin même, j’ai reçu de lui une carte m’annonçant son arrivée pour le milieu de juillet… C’est un excellent ami et son fils sera un camarade pour Gaétan, dont il a l’âge, je crois.

Elle continua à vanter les qualités d’esprit de Roger Maublars. Miss Elson, souffrant de violentes névralgies, l’écoutait poliment en répondant par monosyllabes, mais Alix n’entendait plus rien. La nouvelle annoncée par Georgina bruissait seule à ses oreilles… Maublars, l’être satanique, qui avait enlevé au pauvre Even la foi et le bonheur…, le conseiller de Georgina dans ses œuvres mauvaises, le sectaire à la plume enjôleuse et perfide !… Oui, cet homme allait apparaître, et son fils deviendrait l’ami de Gaétan ! Oh ! jamais ! Elle lutterait jusqu’au dernier souffle pour empêcher son frère, son enfant au cœur encore pur et croyant, de ressentir, si peu que ce fût, cette influence néfaste !

VII.


En rentrant d’un après-midi passé sur la lande d’Evonny, dont elle aimait les splendides bruyères, Alix s’étonna de ne pas retrouver Xavier, qu’elle avait confié à la vieille servante.

— Savez-vous où sont passés Mathurine et mon petit frère, Rose ? demanda la jeune fille.

— Mathurine n’est-elle pas dans la cuisine, mademoiselle ?

… Non ?… S’il en est ainsi, je ne sais où elle se trouve, car j’étais depuis une demi-heure occupée à ranger les oignons dans le grenier.

— Et n’avez-vous pas vu mon frère ?

— Non, mademoiselle… à moins que… Oui, c’était peut-être bien lui, cette petite ombre que j’ai aperçue, il y a une heure, traversant la cour… Madame a dû la voir, car Madame revenait précisément de ce côté, ajouta-t-elle en se tournant vers Georgina.

Celle-ci avait écouté d’un air indifférent, en jouant distraitement avec ses bracelets… Ce mouvement fit étinceler soudain une rangée de rubis encerclés d’or, bien reconnaissable pour Alix. Ce bracelet était au nombre des bijoux de Mme de Sézannek.

— Non, je n’ai rien vu du tout, dit-elle nonchalamment en ouvrant la porte de la salle à manger. Vous avez dû vous tromper, Rose.

— Peut-être, madame, car j’ai la vue basse et je confonds les gens avec les choses. Cependant, il m’a semblé.

— Mais, enfin, où est Mathurine ? s’écria Alix qu’une vague anxiété commençait à saisir.

— Je me le demande, mademoiselle… Ah ! tenez, la voici.

Au bout du couloir s’avançait la servante. Sous le capot blanc, son visage apparaissait d’une pâleur terreuse, un cercle bleuâtre s’était creusé sous ses yeux brillants. À la vue d’Alix, elle s’arrêta en fléchissant sur ses jambes tremblantes.

— Qu’y a-t-il ? cria Alix, éperdue, en se précipitant vers elle.

— Pardon, mademoiselle ! balbutia-t-elle d’une voix inintelligible. Je n’aurais pas dû le quitter… mais je n’ai pas réfléchi…

— Où est-il ?… dites, Mathurine ?…

— Mais je ne sais pas ! cria-t-elle avec désespoir. J’étais là-haut à travailler près de lui quand Fanche est venu me chercher pour une besogne à faire chez Mme Orzal. J’ai eu l’idée d’emmener M. Xavier, mais, en le voyant s’amuser si gentiment, j’ai pensé qu’il n’y avait pas d’inconvénient à le laisser seul un peu de temps… Le travail a duré plus que je ne le pensais, et, en revenant… plus d’enfant ! Pourtant, j’aurais bien dû me défier !… ah ! Seigneur, je savais pourtant !… Je viens de parcourir les appartements… Maintenant, je vais dans le parc.

— Moi aussi, dit brièvement Alix, toute frissonnante.

— Que vous êtes exagérée, Alix ! L’enfant est caché dans quelque coin et ne tardera pas à vous apparaître, fit observer Mme Orzal en haussant les épaules.

Elle tenait toujours le bouton de la porte, sans regarder sa nièce ni Mathurine.

— Oui, il est caché…, bien caché sans doute, le pauvre chéri, marmotta la servante avec un accent bizarre.

Sans répondre à sa tante, Alix s’était élancée au-dehors. Rose et Mathurine la rejoignirent à l’orée du parc.

— Mademoiselle, pendant que vous allez chercher là, moi je vais voir du côté de la vieille tour, dit la Bretonne d’une voix étouffée par l’angoisse.

» Qui sait ?… Oh ! ce lieu maudit ! s’écria Mathurine en s’éloignant à grands pas.

Alix s’enfonça en hâte dans le parc. Miss Elson, qui avait vu de sa fenêtre les trois femmes courant précipitamment, vint aussitôt rejoindre son élève, et elles commencèrent les recherches. Mais, au bout de dix minutes, la jeune fille, cédant à une invincible attraction, sortit du parc et courut vers la tour de la comtesse Anne.

Jamais encore elle n’en avait approché… Une profusion d’herbes folles, d’orties et de chardons cachait la base des vieux murs effrités ; plus haut, le lierre drapait sévèrement la pierre noircie et cachait les ouvertures étroites. Seule la porte, épais vantail bardé de fer rouillé, était indemne de tout envahissement.

Alix contourna la tour… De ce côté, le fossé entourant autrefois le manoir tout entier avait été conservé. Très large, il étalait sa nappe d’eau stagnante, au ras de laquelle s’ouvraient deux petites meurtrières grillées… Et la pauvre Alix, éperdue d’horreur, eut soudain la vision d’un petit corps enseveli sous cette eau verdâtre. Son petit Xavier, cet être insouciant et gai qui riait si gentiment, ce matin même, en entourant le cou de sa sœur de ses petits bras caressants…

Sans réfléchir, obéissant à sa folle angoisse, elle se précipita vers la porte de la tour et y frappa de toutes ses forces en criant :

— Mathurine, êtes-vous là ?… Il faut fouiller la douve, vite, vite !

Au bout de quelques minutes, qui parurent interminables à la pauvre enfant, le lourd vantail s’ouvrit. Mais ce n’était pas Mathurine qui apparaissait… Even se dressait devant sa nièce, l’enveloppant d’un regard où la stupeur se mêlait à une sourde irritation.

— Que voulez-vous ?… commença-t-il d’un ton rude.

Alix, en cet instant, eût bravé les pires colères ; son esprit se tendait uniquement vers le petit être pour lequel son cœur palpitait d’anxiété. Saisissant le bras d’Even, elle cria d’une voix haletante :

— L’avez-vous vu ?… dites ?… Oh ! mon petit Xavier !… S’il est tombé dans la douve…

Even laissa échapper un mouvement de surprise.

— Comment !… Qui vous fait penser cela ?

— Nous ne pouvons pas le retrouver… et, en voyant ce fossé…, cette eau…, j’ai eu peur…

Devant ce visage altéré par une indicible inquiétude, ces grands yeux suppliants qui dénotaient la douleur de la pauvre Alix, le farouche regard d’Even se radoucit instantanément. Sans repousser la petite main toujours crispée à son bras, il dit d’un ton encourageant :

— Rassurez-vous, nous allons le retrouver. Avez-vous cherché dans les salles inhabitées ?

— Mathurine y est, je crois…

— En effet, la voici, dit Even en prêtant l’oreille à des pas bien connus.

Le visage qui apparut devant l’oncle et la nièce était livide d’angoisse. D’une voix rauque, Mathurine répondit à l’interrogation précipitée d’Even :

— Non, il n’est pas dans les vieilles salles…Maintenant, il ne reste plus que cette tour… Êtes-vous rentré depuis longtemps, Monsieur Even ?

— Il y a un quart d’heure à peine ; j’étais en mer depuis ce matin. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— C’est qu’autrement vous auriez pu, peut-être, vous apercevoir… entendre l’enfant, veux-je dire. Mais on savait bien qu’il n’y avait rien à craindre de ce côté… Monsieur, je descends le chercher en bas.

— Et moi, je monte, dit brièvement Even. Il me paraît improbable que l’enfant ait eu l’idée de s’en aller là-haut, mais il faut tout prévoir.

Mathurine s’éloigna précipitamment, et Alix la suivit, malgré ses objurgations. Au bout d’un long couloir suintant l’humidité et semé de pierres détachées des murailles, la servante montra à Alix une petite porte de fer largement ouverte.

— Voyez-vous, les portes, ici, s’ouvrent bien à propos, dit-elle d’un ton frémissant. Le petit sera venu jusqu’ici, sans doute, par les salles en ruine… C’est un bon chemin, les pierres se détachent et peuvent bien assommer un enfant… Et, arrivé ici, comme il est très curieux et pas peureux, le petit aura voulu aller plus loin, voir ce qui se passait par-delà cette porte, et alors…

Tout en parlant, elle avait descendu les degrés de pierre usés et branlants et se heurta à une petite porte close.

— Et alors, acheva-t-elle d’une voix altérée, il a continué à descendre…, la porte a été refermée… non, elle s’est refermée toute seule, par un coup de vent peut-être, quoiqu’il n’y ait pas un souffle d’air dans ce souterrain… À moins que le fantôme de la comtesse Anne n’ait fait le coup…

Sous l’empire de l’immense anxiété qui la torturait, Alix ne songea pas à s’étonner des singulières paroles de la servante… Celle-ci avait ouvert sans difficulté la petite porte, et, maintenant, recommençaient les marches, de plus en plus effritées. Une humidité glaciale tombait sur les épaules des deux femmes… Elles atteignirent enfin une grande salle voûtée garnie d’énormes piliers en pierre brute. Sur le sol s’étalaient les objets les plus hétéroclites : vieux fusils, pots cassés, futailles vides à peu près pourries, lambeaux d’étoffe couverts d’une épaisse couche de moisissure.

Se frayant un passage parmi cet encombrement, Mathurine alla droit à une ouverture circulaire pratiquée dans le sol, à un angle de cette salle souterraine. Près de cette oubliette béante, sur un tas de paille moisie, était étendue une petite forme vêtue de gris… Sans un cri, Alix s’élança et, saisissant l’enfant, l’emporta loin de l’abîme.

Elle serrait contre elle le petit corps glacé par l’humidité intense, et Xavier, revenant de son engourdissement, murmurait :

— Alix, j’ai froid…

— Remontons vite, mademoiselle, il y a de quoi attraper la mort, ici, dit Mathurine, qui tremblait convulsivement.

En atteignant le rez-de-chaussée de la tour, elles se heurtèrent à Even. Dans l’obscurité du couloir, il ne vit pas Xavier et s’écria d’un ton inquiet :

— Ne l’avez-vous pas trouvé ?

— Si, monsieur Even, mais il faudrait du feu… Le petit est gelé ».

Le jeune homme ouvrit une porte et fit entrer Alix dans une salle carrelée, aux murs de pierre nue. Une immense armoire sculptée, un lit vermoulu, une table et quelques sièges en piteux état formaient tout l’ameublement de cette pièce, qui était la chambre d’Even.

D’un geste, le maître du logis désigna à sa nièce un fauteuil de paille et, se penchant vers la cheminée, mit une allumette sous les branches sèches entassées dans l’énorme foyer. En un instant, la flamme s’éleva en pétillant… Alix présenta à la douce chaleur l’enfant grelottant, et elle-même se sentit renaître, car le court moment passé dans ce souterrain glacial lui avait causé un inexprimable malaise.

— Pourquoi donc fait-il un tel froid là-dessous ? demanda-t-elle à Mathurine qui attisait le feu.

— On prétend que cela tient au terrain, mademoiselle. C’est là que la comtesse Anne accomplissait ses sortilèges. Aujourd’hui encore, on dirait qu’elle attire les petits innocents… Ah ! maudite, tu voudrais les tuer tous ! gémit-elle en tordant ses mains maigres.

— Une demeure comme la nôtre n’est pas faite pour abriter des enfants… Ils ne peuvent y trouver que le malheur, dit Even d’un air sombre. Comment cela est-il arrivé ?

En quelques mots, Alix lui expliqua l’aventure de Xavier. L’enfant, échappé à la surveillance de Mathurine, s’était probablement glissé dans les salles inhabitées, puis, de là, dans la tour, et, le mystère exerçant sur lui un invincible attrait, il était descendu jusqu’à ce souterrain, dont la porte s’était refermée sur lui. Sans doute il avait crié, appelé, mais, peu à peu, le froid l’avait saisi et il s’était couché au bord de l’oubliette… En mentionnant ce détail, la pauvre Alix eut un long frisson et, sur l’impassible visage d’Even, passa une rapide émotion.

— Comment cette porte se trouvait-elle ouverte ? interrogea-t-il.

— Je ne sais pas, monsieur… Voyez-vous, il y a des choses étranges… et terribles, dans cette tour…

Mathurine parlait d’une voix toute changée, en se retournant légèrement pour que son maître ne vît pas son visage altéré.

— Cela ne m’explique rien, dit Even avec impatience.

— Je ne sais pas autre chose, monsieur… Demandez à Mme Orzal…

Elle semblait en proie à un cruel embarras. Heureusement pour elle, Xavier se mit à pleurer, ce qui détourna l’attention d’Even.

— Il a froid, dit Alix en serrant l’enfant plus étroitement contre elle.

— Il lui faut une boisson et un lit chauds…Portons-le promptement dans l’autre tour, car je n’ai rien ici de ce qui est nécessaire.

Il arracha à son lit une couverture et la tendit à Alix, qui en enveloppa son frère. La jeune fille fit quelques pas vers la porte avec ce fardeau, sous lequel ployait sa taille mince.

— Donnez-le-moi, dit impérieusement Even.

Elle obéit et déposa l’enfant entre les bras de son oncle. Celui-ci se dirigea vers la porte que venait d’ouvrir Mathurine.

— Monsieur Even, vous empêcherez cela désormais ! murmura-t-elle d’un ton suppliant quand son maître fut près d’elle.

— Empêcher quoi ? dit brusquement Even en la regardant avec surprise.

— Ce crime… Ce… Oh ! monsieur Even, empêchez qu’elle ne leur nuise !

— Qui, elle ?… Parle donc ! s’écria Even, impatienté. Que veux-tu dire ?… Qu’insinues-tu ?

— Rien, rien… Oh ! Seigneur, monsieur, vous savez bien qui a causé notre malheur ! gémit-elle sourdement. Je vous dirai tout… tout ce que je sais… Oui, il le faut… mais pas aujourd’hui.

Elle sortit la première, sans doute pour éviter de nouvelles questions. Derrière elle marchait Even, tenant avec précaution le petit Xavier, qui considérait avec une vague frayeur cette physionomie si souvent rébarbative. Mais l’enfant pouvait voir, tout près de lui, le beau visage de sa sœur, tout changé par l’angoisse et se forçant cependant à sourire pour le rassurer.

Sur le seuil du salon de la tour se tenaient Georgina, ses parents et miss Elson. Sur tous ces visages se peignait une même stupeur à ce spectacle inusité : Even, le farouche Even, tenant son neveu entre ses bras !

D’une main singulièrement agitée, Georgina releva sa jupe de soie brune et s’avança rapidement vers les arrivants. Un observateur eût aisément démêlé une colère sourde dans ce regard en apparence indifférent et dans les intonations de cette voix.

— Enfin, le voici retrouvé, ce petit fugitif !…Vraiment, il mériterait d’être puni pour avoir causé une telle inquiétude ! Mais comme vous vous tourmentiez vite, Alix I… Il était de toute évidence que cet enfant ne pouvait être perdu.

— Même s’il était tombé dans l’oubliette ? dit Alix d’une voix tremblante, en fixant son regard sur les yeux gris, qui se voilèrent aussitôt de leurs paupières. Et qui vous dit que ce séjour dans cette cave, si court soit-il, ne lui sera pas fatal ?

Georgina détourna légèrement la tête et, sans répondre, s’approcha de son frère.

— Donne-le-moi… Je sais que tu n’aimes pas les enfants, dit-elle doucement.

Il ne parut pas voir les mains qui se tendaient vers lui, et, sans répondre, sans la regarder, il continua sa marche vers la tour de Saint-Conan.

Appuyé sur sa grosse canne en bois rugueux, le comte Hervé regardait venir son fils. Près de lui, sa femme abritait de sa petite main flétrie ses yeux, saisis par la vive clarté du dehors… Tous deux, d’un même mouvement, se penchèrent vers Even quand il passa devant eux.

— Even, il n’est pas mort ? dit une voix rauque, un peu anxieuse.

En faisant cette question, M. de Regbrenz se penchait davantage encore pour apercevoir le visage de Xavier.

— Non, père, il vit et sera sauvé, je l’espère, répondit Even sans s’arrêter.

Un soupir de soulagement souleva a poitrine du vieillard… En se retournant, il aperçut Alix, que Mme de Regbrenz avait saisie par le bras.

— Il est donc mort aussi, celui-là ? balbutiait la vieille dame avec désespoir. Tous mes enfants sont morts, tous…, même Gaétane… ma belle petite…

— Tais-toi ! mais tais-toi donc ! s’écria brusquement le comte, dont le corps ployé tremblait violemment.

Oui, vraiment, la maladie de cette pauvre mère prend des proportions considérables, dit Georgina d’une voix mordante.

Elle arrivait derrière Alix, et sa main, extrêmement ferme sous son élégante apparence, détacha de force celle de sa mère, toujours crispée sur le bras d’Alix.

— Soyez tranquille, grand-mère, le Bon Dieu ne permettra pas que notre Xavier nous quitte, dit Alix en adressant un regard de compassion affectueuse à la pauvre aïeule.

Elle s’éloigna rapidement et rejoignit Even. Mathurine, arrivée la première, avait déjà préparé le lit où l’enfant fut déposé, et, sur les indications de miss Elson, elle alla en hâte préparer une boisson chaude, pendant que l’Anglaise allumait le feu.

Alix déshabilla rapidement son frère et, lorsqu’elle l’eut couché, s’assit tout près de lui en posant sur son bras la petite tête brune. L’enfant grelottait toujours, mais, tout joyeux de se trouver près de sa sœur chérie, il souriait en répétant :

— Alix, je suis content… j’avais si froid là-bas !

— Pourquoi es-tu parti d’ici pendant que Mathurine était sortie, mon petit enfant ? Pourquoi as-tu désobéi ?

— Mais, Alix, j’ai vu tout d’un coup la porte ouverte… ; je suis rentré et j’ai été par les chambres aller retrouver Mathurine… Mais je me suis rappelé ce que Fanche m’avait dit l’autre jour…

— Quoi donc, mon chéri ?

— Il m’a raconté qu’il y avait de très belles choses dans la vieille tour, là-bas, et qu’il m’y conduirait si j’étais sage, mais qu’il ne fallait en parler à personne parce que Mme Orzal le gronderait… Alors j’ai voulu aller voir aujourd’hui, tout seul. D’abord, j’ai été par la cour, mais la tour était fermée, et il y avait, à côté, de la vilaine eau toute verte… je suis rentré et j’ai été par les chambres où les pierres tombent… Fanche a menti, il n’y a rien de beau. C’était tout noir… et il faisait si froid !

Il se blottit entre les bras de sa sœur et demeura silencieux. Even, qui se tenait adossé à la cheminée, les bras croisés et les traits soucieux, s’éloigna sans qu’Alix s’en aperçût.

— Voici du lait bien chaud, dit Mathurine qui entrait, un bol à la main.

Le visage de la servante conservait encore les traces de la terrible anxiété de tout à l’heure, et la main qui présenta le bol à Alix tremblait violemment.

— Vous avez eu peur, pauvre Mathurine ! dit affectueusement la jeune fille. Vous connaissiez bien cette demeure et vous avez eu tout de suite l’idée d’aller à cette affreuse cave.

— Oh ! oui, je connais tout cela… J’ai parcouru les plus petits recoins lorsque ces demoiselles étaient enfants et que je jouais à cache-cache avec elles. Mlle Georgina égarait sa sœur le plus qu’elle pouvait, si bien que je retrouvais parfois fort difficilement dans quelque coin, ou au fond d’une cave, la pauvre petite, toute désolée malgré tout son courage. Cela faisait rire l’aînée, qui ne pouvait déjà pas souffrir Mlle Gaétane… Oui, je connais bien toutes les diableries qui se sont passées ici, murmura-t-elle d’un air sombre. Il ne faut pas quitter les enfants, mademoiselle Alix, pour rien au monde, car…

Elle s’interrompit et s’élança promptement vers l’antichambre. Son oreille très fine avait perçu le bruit d’un pas pourtant léger et le froissement d’une jupe de soie… Georgina s’avançait, dans l’intention évidente de gagner la chambre de Xavier.

— Eh bien ! se réchauffe-t-il, ce petit désobéissant ? demanda-t-elle d’un ton léger.

— Pas beaucoup, madame.

— Bah ! il sera vite remis malgré tout. Il est vigoureux, cet enfant-là…

Pourquoi donc semblait-il à Alix, qui entendait tout de la chambre voisine, qu’une sorte de regret irrité se percevait dans l’intonation de cette voix ?…

— Demain il sera tout à fait bien… Quelle mine vous avez, Mathurine ! Je suis sûre que Xavier lui-même n’en a pas une semblable ! Laissez-moi passer que j’aille en juger par moi-même.

Mais Mathurine ne fit pas un mouvement pour dégager la porte, devant laquelle elle formait un rempart.

— L’enfant repose, madame, et Mlle Alix est brisée d’émotion… Il vaut mieux que vous n’entriez pas, madame, beaucoup mieux…

— Vraiment, vous trouvez cela, sagace Mathurine ? répliqua une voix où se mêlaient la raillerie et la colère. Si cela me plaisait, j’entrerais néanmoins et sans rien craindre, sachez-le…

Elle appuya sur ces mots d’un ton d’orgueilleuse bravade.

— Mais, au fond, je crois l’état de Xavier absolument sans danger et me contenterai des nouvelles que vous m’apporterez ce soir, sans y manquer, entendez-vous, Mathurine ?

— Soyez tranquille, madame… Je sais l’intérêt que vous portez aux enfants de Mlle Gaétane, répliqua la servante d’un ton énigmatique.

Mme Orzal se détourna un peu brusquement et sortit de l’appartement de ses neveux, tandis que Mathurine rentrait dans la chambre où Alix faisait boire à son frère le breuvage fumant.

— Mademoiselle, j’ai pris sur moi de la renvoyer. J’ai pensé que sa vue vous ferait mal… c’est-à-dire… vous serait un peu désagréable…

— Oui… oh ! oui, Mathurine, elle me fait peur ! dit Alix avec un frémissement de tout son être. Demain, quand je serai un peu remise de mon inquiétude, je pourrai la voir sans colère… pourvu que mon Xavier guérisse…

Elle s’arrêta, effrayée des paroles qu’elle venait de prononcer. En ces quelques mots et dans les réticences de Mathurine se trouvait enfermée une accusation terrible.

— Je suis folle ! dit-elle en passant la main sur son front mouillé de sueur. Xavier est un enfant très aventureux ; il aime le mystère et a profité de notre absence pour se glisser dans la partie inhabitée du château. Quelques portes se sont trouvées ouvertes, par hasard… C’est une chose très possible, n’est-ce pas, Mathurine ?

En attachant sur la servante un regard d’anxieuse supplication, elle répéta encore :

— C’est ainsi que la chose a dû se passer… et pas autrement… dites, Mathurine ?

— Oui, c’est ainsi… Demeurez en paix, mademoiselle, dit doucement Mathurine en posant sa main calleuse sur la blanche main d’Alix. Veillez sur vos frères, moi, je veille sur vous.


Mme Orzal avait été bon prophète. Xavier, après une nuit fiévreuse, se trouva presque revenu à son état normal. Seules une légère pâleur et une expression un peu alanguie sur son joli visage rappelaient le terrible danger de la veille.

Alix, brisée plus encore par son tourment moral que par cette nuit de veille, se jeta aux pieds de sa Madone de marbre en laissant échapper de son cœur un cri d’action de grâces. Incessantes avaient été, pendant ces heures nocturnes, les supplications de la sœur dévouée, et la Vierge miséricordieuse les avait exaucées promptement. Il n’était plus question de maladie pour Xavier, ainsi que le déclara miss Elson, fort experte en cette matière.

Et cependant le pli douloureux formé sur le front d’Alix ne s’effaça pas complètement. De ces moments d’angoisse passés d’abord à la recherche de Xavier, et ensuite près du lit où ce petit corps tremblait sous l’étreinte du froid, il lui demeurait au cœur une trace pénible. Comme une incessante prédiction, les paroles d’Even bruissaient à ses oreilles : « Une demeure comme la nôtre n’est pas faite pour abriter des enfants…, ils ne peuvent y trouver que le malheur… » Et le souvenir si amer conservé du logis familial par Mme de Sézannek ne concordait que trop avec cette opinion d’Even de Regbrenz.

Cette fois le danger jusqu’ici pressenti s’était fait tangible. Alix ne pouvait se taxer d’illusion et de crainte chimérique, car elle avait tenu entre ses bras son jeune frère, choisi pour première victime.

Elle porta ses deux mains à son visage et s’appuya au lit de Xavier, qui sommeillait en souriant… Qu’allait-elle penser là, Seigneur ! Quelles divagations dans son pauvre cerveau !… Xavier avait désobéi, la chose était bien reconnue, et nul n’y avait eu part, excepté peut-être le vieux Fanche, par ses histoires mensongères sur les vieilles salles. Mais celui-là était inconscient… peut-être…

Gaétan, qui remontait de la salle à manger avec l’institutrice — Alix ayant voulu demeurer près de Xavier — s’arrêta d’abord en remarquant l’attitude lasse de sa sœur, puis il marcha résolument vers elle.

— Qu’as-tu ?… Quelqu’un t’a-t-il fait de la peine ? demanda-t-il avec une douceur inusitée. Xavier va presque bien, ce n’est donc pas pour lui…

— Non, mon chéri, ne t’inquiète pas, ce n’est rien… Dis-moi, grand-père a-t-il demandé des nouvelles de Xavier ?

— Certainement, et Mme Orzal aussi…

— Ah ! elle aussi ! murmura Alix dont la gorge se serra.

— Oui, aussitôt que je suis entré : « Comment va le petit malade ?… » Elle a paru très contente quand j’ai répondu qu’il était bien…C’est-à-dire que non… : il y avait quelque chose de drôle dans ses yeux, comme quelqu’un qui serait très fâché…

— Que me racontes-tu là, Gaétan ? Quelles idées tu as, mon pauvre enfant ! répondit Alix en essayant de sourire. Dis-moi plutôt si grand-mère a paru se rappeler de ce qui est arrivé hier.

— Mais oui, ma sœur, elle a demandé : « Et le petit, est-il bien mort ?… » Quand grand-père lui a répondu qu’il vivait, elle a joint les mains en disant : « Merci, mon Dieu ! » Mme Orzal l’a regardée avec des yeux si furieux !… Elle lui a pris le bras très brusquement et l’a forcée à s’asseoir. Mon oncle Even qui entrait en ce moment…

— Ah ! il est venu aujourd’hui ? interrompit Alix, surprise.

Depuis de longs mois, Even ne paraissait pas aux repas et, à partir de ce soir où Alix l’avait vu dans son humiliant état, elle ne l’avait plus aperçu, même de loin, jusqu’au jour précédent.

— Oui, mon oncle est venu déjeuner. Quand il a vu comme Mme Orzal brusquait grand-mère, il a pris un air très mécontent et j’ai cru qu’il allait se fâcher… Pas du tout, il s’est assis tranquillement, a commencé à manger et n’a pas prononcé un mot durant tout le repas. Ce qui est très étonnant, par exemple, c’est qu’il a bu très peu et pas du tout d’eau-de-vie…

Oh ! les enfants, ces observateurs terribles ! Même en veillant à chaque heure du jour sur son frère, Alix n’avait pu l’empêcher de remarquer la déplorable passion du père et du fils. Si Gaétan devait vivre longtemps dans cette demeure, qui sait si l’exemple n’opérerait pas sur lui sa funeste influence ?

Il était temps, grand temps d’enlever l’enfant à ce milieu, et cependant de quelle manière y parviendrait-elle ?



En traversant le jardin, Alix s’arrêta, surprise, près de la fenêtre du salon Louis XVI ; il s’en échappait le début d’un nocturne de Chopin, joué de façon tourmentée, sauvage et magnifique.

Doucement, Alix écarta les battants de la fenêtre et pencha un peu la tête… Even était assis devant l’instrument. La tête haute, le regard perdu dans une contemplation douloureuse, il laissait ses mains errer sur les touches d’ivoire.

« Oh ! quel bonheur, mon Dieu ! songea Alix avec ravissement. S’il reprend intérêt à ce qu’il aimait autrefois, il est sauvé. »

Elle recula tout à coup. Là-bas, dans l’encadrement de la porte, se dressait une silhouette claire : Georgina, vêtue de linon maïs, un nœud de velours foncé dans sa belle chevelure en éventail entre ses mains frémissantes… Mais c’était une Georgina encore inconnue d’Alix. Jamais celle-ci n’eût imaginé que ces yeux gris, malgré leurs troublantes et fugitives clartés, fussent capables d’exprimer une telle fureur.

— Mais c’est charmant !… Te voilà redevenu musicien, Even, et désormais tu pourras accompagner ta nièce. Nous aurons de délicieux concerts de famille…

Elle devait faire un violent effort pour parler avec ce calme railleur ; néanmoins, la colère qui la dominait perçait dans son intonation.

Le piano se tut brusquement. Alix entendit le bruit d’une banquette repoussée avec violence, puis la voix d’Even s’éleva, dure et irritée :

— Dispense-moi de tes réflexions, je te prie ; je ne suis pas en humeur de les entendre. Que viens-tu faire ici ?… Ne peux-tu me laisser en repos ?

— Quelle susceptibilité, Even ! Je venais te chercher pour dîner, tout simplement, et vraiment je ne puis comprendre ta colère à propos de cette plaisanterie… Allons, je ne serai pas rancunière et ne te ferai pas attendre trop longtemps la surprise que je te réserve. Après le repas, je ferai porter à la tour de la Comtesse un panier de délicieuse eau-de-vie, demandée à ton intention.

— Tu peux t’éviter cette peine, le panier et son contenu iront voir le fond de la douve, répondit une voix brève.

Le pas d’Even résonna sur le parquet, puis le silence se fit. Alix avança de nouveau la tête… Georgina était toujours là, debout près de la porte. Ses mains froissaient violemment les rubans de son corsage et, sur son visage, une rage inexprimable se faisait jour sans réserve. De ses lèvres s’échappaient des mots exaspérés, que saisit l’oreille fine d’Alix.

— Tout est à refaire… et par la faute de cette Alix ! Avoir eu raison d’eux tous et me voir contrecarrée par une enfant !… Oh ! non !… non, je la briserai plutôt, mais il me faut cet argent…

Là-bas, Mathurine appelait Alix pour le dîner. La jeune fille s’éloigna doucement et entra dans la salle à manger au moment où Georgina y pénétrait par une autre porte.

Even était là, debout près du siège où venait de s’asseoir sa mère. Avec sollicitude, il plaçait à portée de la main de la vieille dame sa serviette et le petit pain. De l’autre côté de la table, Gaétan le considérait en ouvrant de grands yeux, comme s’il se fût trouvé en face d’un spectacle extraordinaire.

— Es-tu malade, Alix ? Comme tu es pâle ! s’écria le petit garçon en voyant apparaître sa sœur.

Sous le regard investigateur qu’Even et Georgina tournèrent simultanément vers elle, la jeune fille rougit légèrement. Elle sourit avec effort et répondit en feignant la gaieté :

— Je me porte fort bien, au contraire, mon petit. Tu sais que je suis toujours un peu pâle.

— Ce qui ne vous empêche pas d’avoir une santé suffisamment robuste, fit observer Mme Orzal en prenant place à table.

Il n’y avait plus trace, sur sa physionomie, de la crise d’exaspération qui venait d’émotionner si fort Alix. Avec une parfaite aisance d’esprit, elle entretint la conversation un peu languissante par suite de l’absence de miss Elson. Particulièrement, elle se montra aimable envers son frère, semblant prendre à tâche de vaincre la taciturnité dont il s’enveloppait… Ce fut en vain. Even lui répondait par monosyllabes sans quitter sa physionomie grave et froide, mais non plus empreinte de la rudesse maussade des mois précédents. Fréquemment, son regard, subitement adouci, se posait sur Alix ou sur Gaétan, ou bien s’abaissait vers sa mère, pour laquelle il avait des prévenances inaccoutumées.

Étaient-ce des témoignages d’un respect filial trop longtemps oublié ?… ou, plus encore, peut-être, la lente influence des jeunes êtres pleins de vie, d’innocence et de beauté qui vivaient près d’elle depuis quelques mois ?… Toujours est-il que Mme de Regbrenz semblait moins affaissée et qu’une lueur consciente traversait parfois ses pauvres yeux vagues. La vue de Gaétan — souvenir de la fille préférée — avait surtout le pouvoir d’opérer cette fugitive, mais incontestable transformation.

Et le vieux comte, lui-même, avait quelque peu changé dans cette ambiance de jeunesse et de fraîcheur morale. Son regard terne ne se chargeait plus de malveillance en s’arrêtant sur les enfants de sa fille ; il savait, parfois, leur adresser la parole avec une légère apparence d’intérêt. Ce cœur atrophié sous l’influence des doctrines athées, ce cerveau affaibli par la terrible passion qu’encourageait Georgina semblaient s’éveiller, très lentement, de leur redoutable sommeil.

— Venez-vous faire une toute petite promenade avec moi, mère ? Nous irons jusqu’au bout de la cour… La soirée est si belle ! dit Even au moment où tous se levèrent de table.

La serviette que Georgina introduisait dans son rond d’argent lui échappa des mains. Alix se baissa pour la ramasser, mais, plus prompt qu’elle, Even l’avait saisie et la tendit à sa sœur, qui la prit d’une main agitée.

— Une promenade !… à cette heure !… s’exclama Georgina sans essayer de dissimuler sa stupeur irritée. Quelle idée te prend, Even ?… Et c’est à maman, qui ne sort jamais le soir, que tu fais cette proposition folle !

— Venez-vous, maman ? dit Even avec calme, sans avoir paru entendre la protestation de sa sœur.

Le regard de la vieille dame exprimait un indicible ravissement. Elle prit le bras que lui tendait son fils et tous deux sortirent de la salle à manger… M. de Regbrenz les regardait, indécis, mais la main de sa fille se posa tout à coup sur son épaule.

— Venez dans le salon, mon père, nous y serons beaucoup mieux, je vous assure. L’air du soir est mauvais pour vous et je ne veux pas, comme cet imprudent Even, risquer de me trouver responsable d’un accident.

Quelle habileté charmeuse savait déployer cette femme !… Sans résister, le vieillard s’éloigna lentement vers le salon déjà obscur, privé d’air et exhalant une odeur de renfermé et de moisissure. Il vint s’asseoir près d’une fenêtre close et suivit du regard Mme de Regbrenz et Even, qui s’éloignaient à petits pas.

— Viens un peu te promener avec moi, Alix, dit Gaétan en se pendant au bras de sa sœur.

Ils sortirent à leur tour et se dirigèrent vers le parc. Là-bas, à l’extrémité de la cour, se profilaient dans le crépuscule les silhouettes d’Even et de sa mère… Une joie pénétrante fit tressaillir le cœur d’Alix. Elle naissait donc, cette aurore si ardemment et quotidiennement sollicitée ! Il s’annonçait enfin, ce retour des pauvres âmes annihilées et pécheresses vers la divine clarté !… Pour elles, Alix avait offert le lourd fardeau de ses inquiétudes et de ses responsabilités. Comme un réconfort et une douce promesse de sa miséricorde, Dieu lui envoyait cette espérance ineffable…

En revenant le long d’un sentier du parc, Alix et Gaétan se trouvèrent tout à coup en face d’Even qui marchait lentement de long en large, sa mère à son bras, comme s’il eût attendu le passage de ses neveux.

— Vous profitez aussi de cette belle soirée ? dit-il en s’arrêtant. L’air est délicieusement tiède…, il fait si bon respirer !…

Il s’interrompit et sa voix, devenue railleuse et brève, continua au bout d’un instant :

— Ne pensez pas que je dise ceci pour moi… Je ne ressens plus rien… mais ma mère est si heureuse !

— Pauvre grand-mère ! murmura Alix en posant sa main sur celle de l’aïeule.

Un léger tressaillement agita la vieille dame.

— Ma Gaétane ! dit-elle d’un ton d’extase.

Even eut un brusque mouvement, qui faillit renverser sa mère.

— Elle ne s’appelle pas ainsi, maman, vous le savez bien ! dit-il avec irritation. Celle qui portait ce nom n’existe plus…

— Pourquoi lui ôter son illusion ? murmura Alix d’un ton de reproche. Pauvre chère grand-mère, elle a dû tant souffrir !

— Qui n’a pas souffert ici ? dit Even entre ses dents serrées.

Sa physionomie s’était contractée sous l’empire d’une mystérieuse souffrance. Il se remit silencieusement en marche, suivi de ses neveux… Au bout de quelques minutes, la jeune fille dit doucement :

— Vous êtes parti, hier, sans que je m’en aperçoive, mon oncle, m’ôtant ainsi la possibilité de vous remercier.

Il haussa les épaules avec brusquerie.

— L’intervention d’un être inutile tel que moi est de peu de valeur et ne mérite pas un remerciement. Pour une fois, j’ai servi à quelque chose, voilà tout… Mais votre indulgence, qui vous fait voir le bien partout, est capable d’en trouver même en moi !

Il essayait de parler ironiquement, mais une intense amertume perçait sous cette raillerie.

— Oui, j’ai cette prétention, dit-elle avec une gravité émue. Chez le plus grand criminel, je crois qu’il subsiste un point, une trace, presque imperceptible parfois, du bien primitif.

— Le croyez-vous vraiment ? dit-il pensivement. Si cela était… Mais non, votre charité vous égare. Vous parlez de criminels… Il y en a d’excusables, mais pensez-vous qu’un homme comblé de faveurs divines, possédant tous les dons désirables pour un être intelligent… et malgré cela s’enlisant dans la boue, glissant au plus profond de l’abîme…, pensez-vous que cet homme-là puisse jamais ressentir un repentir assez puissant, trouver une suffisante expiation pour être sauvé ?

Il parlait avec violence, mais d’une voix basse, aux intonations douloureuses.

— Tout est possible à la miséricorde de notre Dieu, mon oncle, répondit Alix avec ferveur.

— Dieu !… vous croyez en Dieu ? Vous êtes heureuse ! … Moi aussi, j’avais cette foi, je l’aimais, ce Dieu dont j’avais entrevu l’infinie beauté. Un jour, je lui fis une promesse… Maintenant, je suis un parjure, un misérable, et je ne crois plus… je ne peux plus croire !

Sur ces mots, prononcés d’un accent de sauvage désespoir, il s’éloigna à grands pas, saisi d’un accès de sa farouche misanthropie.

Au milieu du sentier, Mme de Regbrenz demeurait stupéfaite… Alix lui prit le bras et la ramena vers le manoir. À mi-chemin, elle se heurta presque à Georgina, qui se promenait dans la cour.

— Voilà votre promenade terminée ? dit paisiblement Mme Orzal. Savez-vous ce qui est advenu à Even ?… Je l’ai aperçu rentrant précipitamment dans sa tour… Pourvu qu’il ne soit pas repris de ses accès de folie !…

Malgré l’obscurité, elle remarqua sans doute le mouvement de surprise échappé à sa nièce, car elle reprit du même accent tranquille, nuancé de compassion :

— Je vous avais laissé ignorer cette triste tache de notre famille, et je me reproche cette parole échappée à mon inquiétude. Pauvre Even ! son sort est digne de compassion, n’est-ce pas, Alix ?

— Oh ! certes, madame !… mais la divine bonté le prendra en pitié et le guérira ! répondit la jeune fille d’un ton ferme.

Un petit rire railleur s’échappa des lèvres de Georgina.

— C’est cela, priez bien pour lui, ma chère. Nous verrons…

Elle n’acheva pas sa phrase et s’éloigna rapidement. Alix ramena la vieille dame dans le salon et, ayant souhaité le bonsoir à M. de Regbrenz, remonta chez elle avec Gaétan. Dans l’antichambre, Mathurine sortait d’une corbeille le linge repassé par elle dans la journée. Le visage qu’elle tourna vers Alix exprimait une joie contenue.

— Avez-vous vu, mademoiselle ?… Oh ! quel bonheur ! C’était un peu l’Even d’autrefois ! s’écria-t-elle avec un accent d’intraduisible allégresse.

— Pas pour longtemps, ma pauvre Mathurine ! Il a suffi d’un mot pour éteindre cette lueur… Mais dites-moi, Mathurine, vous avez toujours vécu avec mes grands-parents et leurs enfants, vous connaissez tout ce qui a trait à ceux-ci, à leur santé, à leurs habitudes ?

— Certes, mademoiselle, jamais je n’ai quitté la famille.

— Dites-moi donc, Mathurine, si vraiment mon oncle est sujet à la folie.

La corbeille, échappant aux mains de Mathurine, se renversa sur le parquet avec le linge qui s’y trouvait contenu.

— Lui, fou !… Ah ! ciel ! jamais, mademoiselle… Jamais, vous dis-je ! Elle a encore inventé cela, la maudite ! Ce n’était pas assez de l’avoir mis en cet état…

Elle s’arrêta en se mordant les lèvres… Mais Alix dit doucement :

— Je sais, Mathurine, j’ai vu mon oncle, un soir…

Un pli douloureux se forma sur son front pur au souvenir de la révélation soudaine de la triste vérité… Mathurine avait joint les mains dans un geste de stupeur.

— Vous savez ?… Vous avez vu ?… Et cependant il s’arrangeait bien toujours pour éviter les regards, car il y a en lui un fonds de dignité… Oh ! mademoiselle, qu’elle est coupable, celle qui l’a poussé à cela !

— Ainsi c’est vraiment sa sœur qui…

— Oui, c’est elle seule. Sans doute, elle ne le trouvait pas suffisamment changé quand il est revenu de Paris… Et, cependant, à quel point il l’était, mademoiselle ! À quelles folies d’enfer s’était-il laissé entraîner pour nous revenir ainsi !… Mais il était peut-être encore capable de lui résister, de voir clair dans ses manigances d’argent et autres. Alors elle a trouvé ce moyen… Il lui réussissait déjà avec son père et, de même, elle l’avait employé avec succès près de Fanche. Elle a essayé sur moi… Heureusement, j’ai résisté davantage, mais pourtant… quelquefois…

Elle s’arrêta en baissant les yeux d’un air honteux. Alix se souvint alors des accès d’humeur taciturne et bizarre qui l’avaient surprise chez la Bretonne.

— Pauvre Mathurine, je suis sûre que cela ne vous est pas arrivé bien souvent ! dit-elle avec une affectueuse compassion.

— Beaucoup trop, mademoiselle, beaucoup trop ! s’écria Mathurine d’un ton désolé. Voyez-vous, c’est une mauvaise habitude dans notre pays… alors, dame, on résiste plus difficilement que d’autres à la tentation. Elle le savait bien, celle qui venait me flatter, m’entortiller avec ses belles paroles et m’étourdir avec son poison…

— C’est égal, Mathurine, je ne puis comprendre comment un caractère tel que l’était autrefois celui de mon oncle, d’après ce que j’en ai entendu dire, n’ait pas eu l’énergie de résister…

— Mais, mademoiselle, vous ne vous figurez pas comme sa volonté était affaiblie après ce malheureux séjour à Paris !… Et vous ne connaissez pas encore toute la ruse, l’extraordinaire adresse de sa sœur ! Elle ne lui a pas offert comme cela, de but en blanc, une de ses maudites bouteilles… Oh ! non, elle s’y est prise bien lentement et lui, sans doute, au bout de quelque temps, a trouvé doux d’obtenir ainsi quelques instants d’oubli. Cela s’est fait ainsi… Deux larmes coulaient lentement sur ses joues flétries.

— Quelle malédiction est donc sur cette demeure ? gémit-elle douloureusement.

— Mathurine, pourquoi y restez-vous, malgré tout ? Pourquoi n’avez-vous pas suivi ma mère, que vous aimiez tant ?

— Oh ! j’y ai bien pensé et je l’ai proposé à ma chère demoiselle, mais elle a refusé en disant : « Reste près de ma pauvre maman qui va être si malheureuse sous la tyrannie de Georgina. Promet-moi de faire ton possible pour ne pas la quitter »… J’ai promis, car je suis si attachée à cette maison, à la pauvre Madame, à M. Even !… et j’avais deviné tant de choses tristes, mademoiselle Alix ! J’avais toujours l’espoir d’arrêter Mme Georgina dans son œuvre mauvaise, mais, hélas ! je ne pouvais pas grand-chose !… Qui aurait cru les racontars d’une pauvre paysanne ? Je n’avais pas de preuves à l’appui de mes dires, car elle est si habile !… Il fallait donc me taire si je voulais demeurer ici, car, au moindre mot dit au-dehors sur ce qui se passait à Bred’Languest, Mme Orzal m’aurait mise à la porte, tout simplement, tandis qu’elle avait intérêt à me conserver si je gardais le silence. Je l’ai fait pour eux, qui ont été de bons maîtres et que je veux servir jusqu’à la fin.

Elle soupira profondément et se baissa pour ramasser le linge qui gisait à terre. Alix, après un cordial bonsoir auquel la servante répondit d’une voix émue, rejoignit Gaétan dans la chambre de Xavier.

— Va te coucher, mon Gaétan, je vais rester un peu ici, dit tout bas la jeune fille en s’asseyant près de la fenêtre.

Mais Gaétan paraissait peu disposé à l’obéissance. Il erra quelque temps, d’un pas léger, à travers la chambre et, se rapprochant de sa sœur, lui dit tout à coup :

— As-tu vu le bracelet de Mme Orzal ?… Il est tout pareil à celui de maman…

Sans attendre une réponse qui tardait à venir, il ajouta avec une sorte d’hésitation, comme s’il émettait l’idée d’un incroyable sacrilège :

— C’est peut-être celui-là…

Il fallait répondre à l’enfant qui la questionnait de ses grandes prunelles interrogatrices :

— Elle peut fort bien avoir le semblable, Gaétan. Ce bijou est loin d’être unique.

La physionomie du petit garçon se rasséréna un peu.

— C’est vrai, après tout… Mais, Alix, puisqu’elle s’est emparée des meubles, il ne lui serait pas plus difficile de prendre les bijoux et tout le reste.

Alix ne répondit pas, mais un léger soupir souleva sa poitrine. L’enfant ne pensait que trop juste… Georgina, évidemment, ne devait pas s’arrêter dans la voie des accaparements. Déjà Alix avait pu reconnaître, sur les nouvelles toilettes de Mme Orzal, des dentelles qui avaient paré sa mère. Maintenant venait le tour des bijoux… Puis ce serait la fortune entière…

Mais les enfants étaient là, qui réclameraient un jour et exigeraient des comptes sévères… Trois enfants !… C’est beaucoup… et c’est bien peu ! Tant d’accidents, de maladies peuvent les atteindre !…

VIII.


Le vent venu du large agitait sans relâche les arbres du parc. Le ciel devenait d’un gris sombre et, de la mer, montait un sourd grondement, prélude de tempête… Mais un calme relatif régnait dans le bosquet bien abrité adopté par miss Elson et ses élèves pour y passer les après-midi agités tels que ceux-ci, dans l’atmosphère vivifiante qui avait déjà fortifié les jeunes Parisiens.

Alix, penchée vers Xavier, lui expliquait une leçon — œuvre de patience, car le petit garçon, doué d’une vive intelligence, était, en revanche, extrêmement distrait et indolent… La jeune fille releva tout à coup la tête en sentant sur sa main une goutte d’eau.

— Voici la pluie, miss Esther, il faut rentrer, d’ailleurs le vent s’élève beaucoup.

Gaétan, qui dessinait sur une table voisine, leva vers le ciel assombri un regard mécontent.

— Attendons encore, Alix. C’est un nuage qui va passer, je t’assure.

— Vous pouvez rester avec moi, Gaétan, mais Alix et Xavier vont rentrer. Ils sont tous deux si sensibles aux variations de température qu’ils doivent user de précautions, déclara miss Elson.

La jeune fille ferma le livre et se leva. Dans ce mouvement, elle tourna un peu la tête, et une exclamation lui échappa.

Un groupe s’avançait vers eux, et, avant d’avoir reconnu ceux qui le composaient, Alix les avait devinés… L’instant redouté arrivait enfin, où s’entamerait la lutte ouverte contre Georgina, appuyée des Maublars. Résolue à refuser tous rapports avec cette famille, la jeune fille savait que ce serait donner le signal du combat à outrance.

L’heure en avait été quelque peu retardée. En effet, depuis le milieu de juillet, époque de son arrivée à Ségastel, jusqu’à ces premiers jours de septembre, l’écrivain n’avait pas donné signe de vie au manoir. Une ancienne blessure, reçue en duel, s’était rouverte, le réduisant à l’immobilité. Alix avait d’autant mieux joui de cette période de répit que Georgina faisait de fréquents séjours à Nantes et qu’Even se maintenait dans sa nouvelle attitude, toujours concentrée, mais non plus morne et empreinte de sombre égoïsme comme précédemment… Voici pourtant que la trêve expirait. Devant l’ennemi, Alix rassemblait ses armes par une ardente invocation vers la Mère de miséricorde et, sans bouger d’un pas, elle attendait en réprimant son émotion.

Roger Maublars causait avec une certaine animation, tout en fixant de loin sur Alix et ses frères son regard perçant. Georgina, un énigmatique sourire sur les lèvres, l’écoutait en approuvant de la tête. Derrière eux s’avançaient les deux enfants entrevus dans le landau.

— Voici notre excellent ami M. Maublars, Alix, dit Georgina avec un accent de triomphante satisfaction.

— Et je dois tout d’abord m’excuser, mademoiselle, d’avoir tant tardé à venir faire votre connaissance, ajouta l’écrivain en s’inclinant profondément. La faute en est, vous le savez, à une sotte petite blessure…

Une légère inclinaison de tête lui avait répondu Maintenant, Alix se tenait droite et ferme, sa belle tête relevée dans une attitude quelque peu hautaine ; elle avait, dans le regard, une froideur telle que nul n’en aurait cru capables ces yeux empreints, à l’ordinaire, de rayonnante bonté.

Roger Maublars attendait sans doute une réponse, car sa physionomie exprima quelque surprise, mais il reprit néanmoins :

— J’espère que nous allons renouer les habitudes de jadis, les relations sans façon, comme de bons voisins que nous sommes. Autrefois, nous avons passé de si charmantes journées, n’est-ce pas, Georgina ?… du temps de ce pauvre Even…

Il prononça ce nom avec une pitié dédaigneuse, qui fit bondir d’indignation le cœur d’Alix. Cet homme avait entraîné le jeune homme innocent et croyant vers la ruine morale et, maintenant, avec une hypocrite compassion, il feignait de le reléguer au nombre des êtres finis, usés, dont il n’est plus question qu’au passé… Dans les grands yeux graves qui se levèrent une seconde vers lui, Maublars lut sans doute le profond mépris de cette enfant au cœur droit, car son teint devint plus blême encore et, violemment, il serra ses lèvres minces.

Georgina n’avait rien perdu des sentiments exprimés par l’attitude et la physionomie de sa nièce. Si celle-ci l’eût regardée en cet instant, elle aurait pu constater quelle fureur haineuse elle venait de soulever en cette femme. Mais, avec la rapidité et la souplesse qui lui étaient particulières, Mme Orzal ramena une enveloppante douceur dans ses yeux superbes et un sourire aimable sur ses lèvres minces. Elle appela d’une voix calme :

— Gaétan, Xavier, venez donc que l’on vous voie !… Allons, dépêchez-vous, enfants !

Xavier, profitant de l’inattention de miss Elson, s’était emparé d’un gâteau destiné à son goûter et le dévorait à belles dents. Sur la sévère injonction de l’institutrice, il suivit Gaétan qui faisait, sans empressement, les quelques pas le séparant des visiteurs.

En voyant ce dernier tout près de lui, en rencontrant le regard profond de ces grandes prunelles grises, Maublars eut un mouvement de recul. Une seconde, sa physionomie exprima une émotion puissante et une sorte d’égarement… Mais il se ressaisit avec promptitude et dit d’un ton léger :

— Un vrai Regbrenz, celui-ci !… Voilà un bon camarade pour Adolphe… Où es-tu, Adolphe ?

— Me voici, papa, répondit la voix traînante du petit garçon.

Depuis son arrivée, il dévisageait effrontément Alix et ses frères, tout en dépouillant les branches du plus beau seringa. De son côté, la petite fille s’occupait à lisser ses dentelles et à ramener sur son front des petites boucles blondes dérangées par le vent.

— Allons, Gaétan, emmenez Adolphe, ordonna Mme Orzal. Vous feriez mieux connaissance, étant seuls.

— Je vais faire un tour dans le parc…, les enfants m’accompagneront, dit précipitamment Alix.

— Pas du tout, ma chère. Il n’y a rien à craindre ici pour un garçon de l’âge de Gaétan, et vous ne pouvez toujours prétendre le garder dans vos jupes. Venez avec nous…

— Papa, voilà la pluie ! Ma robe rose va être mouillée !… et mon chapeau neuf, mes dentelles ! s’écria la voix perçante de la petite fille.

En effet, de larges gouttes de pluie tombaient avec bruit et, au-dessus des causeurs, les nuées d’un noir d’encre s’amoncelaient.

— Vite, à la maison s’écria Georgina en relevant sa jupe. Donnez la main à Simone, Alix, et courons.

La petite Maublars se cramponna à la main d’Alix, et celle-ci, dans l’impossibilité de se dérober, dut suivre Georgina, qui avait pris les devants avec M. Maublars… Au seuil du manoir, Mme Orzal s’arrêta pour attendre sa nièce et lui dit avec un sourire de défi :

— Entrez au salon, ma chère, et vous aussi, miss Elson. Vous verrez quel agréable causeur est notre ami… Allons, les petits garçons, allez jouer dans la salle à manger.

— Je vous remercie, madame, mais je dois suivre les enfants, dit fermement miss Elson, qui avait saisi le coup d’œil anxieux de son élève. Je vais les emmener tous, si vous le voulez.

— À votre aise, mais vous avez tort, répliqua sèchement Georgina sans essayer d’insister, car elle savait par expérience que l’Anglaise était intraitable sur le chapitre de ses devoirs.

Et Alix se trouva seule entre ceux qu’elle appelait secrètement les ennemis de son âme… Seule en apparence, car le Dieu dont elle vivait surnaturellement la soutenait de sa force inéluctable et la pénétrait d’invincible confiance.

Georgina avait dit vrai : la conversation de Maublars était douée d’une incontestable séduction. Il savait, comme nul autre, effleurer tous les sujets en les revêtant de la magie d’une parole harmonieuse, imagée, vibrante de poésie, et, devinant sans doute en cette enfant grave la femme à l’esprit pénétrant, cultivé et sensible aux impressions d’art, il déploya pour elle le fascinant arsenal de son intelligence dévoyée, mais superbe. Encouragé par Georgina, il parla littérature, musique, voyages, avec un charme égal, sans le plus léger mot qui pût effaroucher la délicate conscience d’Alix.

Et voici que l’écrivain encensé, écouté avec admiration par les intellectuels et les snobs, lui, oracle et idole d’une pléiade athée, s’aperçut tout à coup avec stupeur que cette petite fille demeurait d’une froideur de marbre et que ses frais d’éloquence se heurtaient à la plus dédaigneuse indifférence !…

Cette constatation était un rude coup pour l’orgueilleux Maublars. Dominant avec peine son irritation, il se leva pour prendre congé, malgré les protestations de Georgina.

— Amenez-moi au plus tôt toute cette jeunesse à la villa, Georgina. Nous la distrairons et la changerons… Oui, nous la changerons ! répéta-t-il sur un ton de défi menaçant.

— Oh ! j’ai toute confiance en vous sur ce sujet ! À bientôt donc, Roger.

— Oui, à bientôt… N’est-ce pas, mademoiselle, vous viendrez faire connaissance avec ma petite bicoque ?

Alix soutint fermement le regard aigu de l’écrivain, tout en répondant d’un accent glacé :

— Je vous remercie, monsieur, mais nous sommes en deuil et ne faisons, par conséquent, aucune visite.

— Qui vous parle de visite ?… Ce sera absolument sans cérémonie, en voisins. Je suis un ancien ami de la famille, j’ai connu votre mère…

Ces derniers mots sortirent de ses lèvres par un violent effort, et les veines de son front se gonflèrent tout à coup sous l’empire d’une irrésistible émotion…, haine et colère mêlées, car ces deux sentiments se lisaient dans les yeux pâles de Maublars.

— Oui, oui, soyez sans crainte ! s’empressa de répondre Georgina. Alix est une petite sauvage, qui a toujours plein les poches de raisons ridicules. Dans quelques jours, Roger…

Les mots moururent sur ses lèvres : un pas vif résonnait derrière la porte, et celle-ci, rapidement ouverte, laissa apparaître Even.

Maublars recula d’un mouvement instinctif sans pouvoir retenir une exclamation… Even, lui, semblait cloué au sol. Tout ce qu’il est possible à un visage humain d’exprimer de mépris, de haine, d’indescriptible colère parut instantanément sur cette physionomie bouleversée.

— Tu nous fais peur, avec tes brusques apparitions ! Vois, Roger est tout stupéfait ! s’écria Georgina en essayant de sourire…

Mais elle était devenue livide et ne parvenait pas à éteindre promptement la lueur furieuse de son regard.

— En effet, je m’y attendais si peu… Mais tu me vois enchanté, mon cher Even…, tout à fait enchanté de te revoir après si longtemps, dit Maublars d’une voix mal assurée. Tu fuis obstinément le monde…

Il n’acheva pas, car Even, s’écartant, lui montrait la porte d’un geste impérieux.

— Dehors, infâme… toi qui m’as tout enlevé, foi, honneur, dignité… tout !… Je ne permettrai pas que ta présence vienne de nouveau porter le malheur dans cette demeure, en risquant de blesser les âmes pures qu’elle abrite…

Seulement alors, il aperçut Alix demeurée debout au milieu du salon.

— Vous !… vous ici !… près de ce démon ! C’est encore toi qui l’y as obligée ? dit-il rudement en s’adressant à sa sœur.

Celle-ci semblait littéralement frappée de stupeur et, un instant, sa parfaite possession d’elle-même lui faisant défaut, elle balbutia :

— Mais, Even, que veut dire ?…

— Cela veut dire que nous avons quelque chose à régler ensemble, monsieur et moi, dit Maublars en s’avançant d’un pas.

Il avait repris tout son sang-froid et bravait du regard celui dont la haute taille se redressait en une attitude de grandeur vengeresse.

— Vraiment, monsieur Maublars, pensez-vous que je vous fasse l’honneur de me battre avec vous ? répliqua Even d’un ton d’intraduisible dédain. Je suis tombé bien bas, il est vrai, mais j’ai encore le droit de vous faire ce refus… Il est une faute vers laquelle tous vos efforts n’ont pu m’entraîner. Vous savez de quoi je veux parler, Maublars ? dit-il en le regardant dans les yeux.

Ce fut l’écrivain qui baissa les siens. Ses lèvres, soudain blanchies, tremblèrent… Mais il se redressa et, dans un rire insultant, s’écria :

— Dites donc tout de suite que vous êtes un lâche !… Georgina, n’ai-je pas raison ?

— Oui, cent fois oui ! cria Mme Orzal dont le visage se contractait sous l’empire d’une folle colère. Un Regbrenz en arriver là ! Je te renie pour mon frère, misérable !

À mesure que l’irritation montait chez ses interlocuteurs, Even se faisait plus calme, sans dépouiller sa hauteur méprisante.

— À ton aise, répliqua-t-il froidement. Je me soucie assez peu de ton estime et de ton affection, assez problématiques l’une et l’autre, et, quant à l’opinion de ce monsieur, je lui ai fait comprendre le cas que j’en fais… Faut-il vous répéter mon invitation, monsieur Maublars ?

— Even, tu n’es pas le maître ici ! Je vais appeler mon père et nous verrons s’il traitera ainsi un ami de vingt années ! cria Georgina au comble de l’exaspération. Ou plutôt, non !… c’est moi qui commande ici, et je suis libre de recevoir qui me plaît. Roger, ne faites pas attention aux paroles de ce malheureux irresponsable…

— C’est cela, voilà la folie mise en avant, dit ironiquement Even. Cependant, en attendant que tu me fasses enfermer, je prends le commandement ici et j’entends être obéi.

— C’est bien : vous entendrez parler de moi… Vous saurez ce qu’il en coûte de m’insulter, dit Roger Maublars entre ses dents serrées.

Il mit brusquement son chapeau et passa devant Even en le couvrant d’un regard haineux. Sans dissimuler sa fureur, Georgina tourna le dos à son frère et suivit l’écrivain.

Even entra dans le salon et s’approcha d’Alix. La jeune fille était pâle d’émotion, mais une douce joie rayonnait dans le regard qu’elle leva vers son oncle.

— Comme je suis heureuse que vous nous ayez délivrés de cet homme ! dit-elle en joignant les mains dans un geste de reconnaissance.

— Et vous ne savez pas, cependant, jusqu’à quel point il est dangereux et méprisable ! dit-il d’un air sombre. Les ruines morales que vous avez pu constater dans cette triste demeure sont l’œuvre de ce sectaire impie, et songez, Alix, quelle proie enviable pour lui que trois âmes blanches, radieuses, angéliquement belles !… Mais tu ne les auras pas, maudit ! murmura-t-il avec une haine contenue. Even, le malheureux que tu as perdu, veillera sur elles…

Gaétan entrait, le front chargé de nuages, un monde de pensées obsédantes flottant dans ses yeux fiers. Il dit d’un ton décidé :

— Alix, je l’avais bien dit : ce petit garçon est très sot. Il est habillé comme un singe et on ne peut pas causer avec lui sans qu’il raconte des choses très vilaines… Alix, je ne l’aime pas du tout.

— Tant mieux, car tu ne le verras plus, dit Even en posant la main sur l’épaule de son neveu. Qu’avait-il été convenu pour lui, Alix ? Devait-il entrer en quelque pension ?

Mme Orzal ne l’avait pas décidé encore pour cet hiver, mon oncle, mais, cependant, je crois préférable, de toute façon, qu’il soit confié, dès la rentrée, à des maîtres religieux. J’avais pensé aux Jésuites de Vannes…

Une émotion subite voila le regard d’Even.

— Quels souvenirs vous éveillez en moi ! dit-il en passant la main sur son front. Jeunesse, candeur, piété… où êtes-vous, hélas ! Les ruines se sont accumulées…

Un instant, Alix le crut en proie à une nouvelle crise de désespérance. Mais il se ressaisit par un violent effort de volonté et reprit avec calme :

— C’est donc là que nous mettrons Gaétan à la rentrée. Vous pourrez aller le voir souvent, Vannes étant si près… Mais, comme vous, je juge cette solution indispensable. À cette nature superbe et excessivement riche, il faut une direction ferme et constante.

— C’est bien pourquoi je me séparerai de lui, quoi qu’il m’en coûte… Combien je vous suis reconnaissante, mon oncle, de l’intérêt que vous prenez à nous !

— Ma pauvre enfant, que parlez-vous de reconnaissance envers ce parent bizarre, désagréable et égoïste, qui vous a si souvent mal reçue et n’a que trop longtemps négligé son devoir envers vous !… Croyez-moi, Alix, tout ce que je pourrai faire ne réparera jamais le passé, pas plus que je ne pourrai vous rendre rien qui soit comparable au bien que vous m’avez procuré.

Elle le regarda avec un étonnement interrogateur. Even jeta un coup d’œil vers Gaétan, qui avait été examiner un tableau à l’autre extrémité du salon, puis il se pencha vers sa nièce :

— Depuis le jour où vous m’avez vu… ce soir… vous vous rappelez, Alix ?… ce soir où est tombé sur moi votre regard méprisant, j’ai brisé tout… tout ce qui me portait à cette faute. Je suis un peu redevenu homme, et c’est à vous que je le dois, ma nièce.

Pour la première fois, il lui donnait ce nom et, sur sa physionomie subitement attendrie, Alix, transportée de bonheur, reconnut qu’elle possédait l’affection entière, absolue, sans limites, d’un membre de sa famille.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Mme de Regbrenz avait pris froid et se sentait fort souffrante. Au moment où Even la quittait, par un soir de tempête, Alix lui demanda timidement :

— Si vous veniez prendre le thé avec nous, mon oncle ?

— Moi !… moi ! dit-il avec stupeur en considérant le visage délicat où se lisait une douce supplication. Y songez-vous, Alix ? Je suis déshabitué de ces joies de la famille ; je dois rester solitaire, sans autre consolation que de veiller sur vous trois, mes neveux… Merci, néanmoins, chère Alix, de votre compassion envers un pauvre être triste et seul.

— Mais il ne s’agit pas de compassion, mon oncle ! Je vous assure que vous nous feriez un très grand plaisir ! s’écria-t-elle avec la simplicité charmante et l’accent de sincérité qui étaient si attirants en elle. Venez, je vous en prie, mon oncle : je n’accepte pas de refus.

Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, Alix vit un léger sourire entrouvrir les lèvres d’Even.

— Vous êtes une petite fée et, pour ne pas vous contrarier, j’accepte, dit-il avec émotion.

Quelques instants plus tard, la salle d’étude de la tour de Saint-Conan présentait un aspect véritablement hospitalier et charmant. Les grands rideaux de cretonne, baissés devant les fenêtres, interceptaient le souffle violent déchaîné contre les vieilles murailles ; la lampe, voilée de blanc, répandait sa vive lueur dans tous les coins de la pièce confortable et, sur la table à thé, la bouilloire d’argent dominait les tasses de porcelaine fine et les assiettes de gâteaux apportées par Mathurine… Dans cette atmosphère de discrète élégance et d’affection familiale, Even semblait se transformer soudain. Sa physionomie tourmentée s’éclairait d’une grave sérénité, ses mouvements perdaient leur rudesse et, sous ses vieux vêtements, il reprenait néanmoins quelque chose des manières de l’Even d’autrefois, de l’Even souverainement distingué, qu’Alix avait été tentée de croire un mythe.

De quel bonheur s’épanouissait le cœur de la jeune fille en songeant à l’immense pas fait par Even en si peu de temps !… Et quelle soudaine transformation autour d’elle, dans cette demeure où elle n’avait rencontré qu’indifférence et hostilité ! Aujourd’hui, une affection réelle et forte protégeait les orphelins ; les obstacles semblaient en partie aplanis et Alix murmurait une ardente action de grâces… Georgina était oubliée. Il paraissait impossible à la jeune fille qu’un malheur atteignît ses frères, maintenant que Dieu avait incliné vers eux le cœur de leur oncle…

Dix heures sonnaient lorsque Even se leva pour se retirer, en annonçant qu’il se rendait chez sa mère, afin de s’informer de ses nouvelles.

— Je suis fort inquiet de ce refroidissement. Ma mère est devenue très fragile depuis que Georgina a imaginé de la priver d’air et d’exercice, sous prétexte de ne pas la fatiguer. Autrefois, elle faisait de grandes promenades… Si j’avais surveillé tout cela ! murmura-t-il d’un air sombre.

Il répondit au bonsoir des enfants, que miss Elson emmenait, et fit quelques pas vers la porte.

— Dites-moi, Alix, connaissez-vous ma cousine de Ker-Neven ? demanda-t-il tout à coup.

— Oui, mon oncle, je la vois même souvent, mais en cachette, sous peine de me voir défendre ces visites.

— Oui, oui, Georgina la détestait… Pauvre Alix, quels ingrats nous avons été envers elle ! Depuis quinze ans, vous êtes la première à qui j’en parle. Mathurine m’a annoncé la mort de mon oncle, puis la totale infirmité de sa fille, mais j’ai refoulé l’émotion prête à monter en moi et, volontairement, j’ai oublié — ou tenté d’oublier — ces parents autrefois si chers, cette cousine qui fut l’amie, la confidente de ma sœur Gaétane et un peu la mienne parfois… Que n’ai-je continué à la voir ! L’influence de cette âme d’élite était peut-être, dans les desseins divins, la petite pierre destinée à m’arrêter au bord de l’abîme. Mais je l’ai repoussée, j’ai rompu avec cette sainte amie parce qu’elle demeurait inviolablement fidèle à celle qui se trouvait séparée de nous par sa faute…

Il s’interrompit brusquement en jetant sur sa nièce un coup d’œil anxieux. Ces mots s’étaient échappés involontairement de ses lèvres. Alix pâlit un peu et dit d’un ton empreint d’émotion grave :

— C’était ma mère…, ma mère si bonne et tant aimée.

— Vous savez ?… Eh bien ! Alix, aujourd’hui, je ne suis plus sûr de n’avoir pas été trompé en cette circonstance comme en tant d’autres. Peut-être ma sœur était-elle innocente !

— De quoi ?… Oh ! dites-moi de quoi l’on accuse ma mère ! s’écria ardemment Alix.

Il la considéra quelques secondes avec une involontaire admiration et dit doucement :

— Ma pauvre enfant, le voulez-vous vraiment ?… Au fait, peut-être pourrez-vous m’aider à éclaircir mes doutes… D’après mon père et Georgina, Gaétane s’est enfuie en emportant un portefeuille garni de valeurs que venait de recevoir mon père.

— Ô ciel !… Et vous avez pu croire !… Vous ne connaissiez donc pas votre sœur, mon oncle ? Si noble, si loyale !… Oh ! c’est indigne ! murmura douloureusement Alix.

— J’ai eu tort de vous apprendre cela, dit Even d’un ton désolé. Mais je vous dis, Alix, que je n’y crois plus guère.

— Encore un peu, cependant !… Et vous n’avez pas cherché ?… Malgré l’invraisemblance de cette accusation, vous l’avez acceptée ?

— Il n’y avait pas tant d’invraisemblance que cela, Alix… Je savais mon père peu disposé à accorder Gaétane à Philippe de Sézannek. Les caractères ne lui semblaient pas devoir s’accorder, m’écrivait-il : Philippe était de faible santé, et la famille de Sézannek comptait dans ses ascendants de nombreuses mésalliances. Gaétane était fort portée aux résolutions extrêmes et, voyant le refus prêt à sortir des lèvres de son père, elle a eu l’idée de s’enfuir pour l’obliger, en quelque sorte, à donner son consentement, afin d’éviter un esclandre. L’argent lui manquant, elle a pris ce qu’elle a trouvé…

— Non, non ! dit énergiquement Alix. Où sont les preuves ?

— Je n’en ai jamais eu d’autres que la parole de mon père et de Georgina. À cette époque, cela suffisait pour moi. Aujourd’hui, hélas !… Mais pourquoi Gaétane a-t-elle fui ?

— Sans doute à cause d’un excès de persécution, mon oncle. Ma mère était très malheureuse ici, je le sais.

— Oui, Georgina ne pouvait la souffrir, mais de là à inventer une telle accusation !… Et pourquoi n’a-t-elle plus donné de signe de vie ? Alix de Regbrenz a-t-elle jamais reçu de ses nouvelles ?

— Non, jamais, mon oncle.

— Vous le voyez, tout est singulièrement mystérieux… Ma pauvre Alix, vous l’avez voulu, je me reproche d’avoir troublé le cœur d’une enfant vis-à-vis de sa mère.

— Moi, je vous remercie, mon oncle. L’incertitude m’était plus pénible que tout, et, maintenant, je vais chercher les preuves de l’innocence de ma chère mère.

— Oh ! oui, cherchez… et trouvez-les, Alix ! Il m’est si dur de douter d’une sœur tendrement aimée !… Si, au moins, elle m’avait écrit, expliqué ce qui s’est passé ! Mais non, jamais un mot d’elle, rien que le silence et l’oubli !… N’auriez-vous pas agi comme moi, ma nièce ?

— Non, je ne le crois pas, mon oncle, j’aurais tout fait, tout tenté pour connaître les faits exacts ; je n’aurais douté qu’à la dernière extrémité.

— Parce que vous connaissez Georgina. Moi-même, aujourd’hui, je ne la croirais plus ainsi… Mais j’avais seize ans et, presque constamment éloigné de la maison paternelle, je ne connaissais de cette âme complexe que les côtés aimables, je me laissais prendre à ses pièges habiles ; je la croyais bonne, loyale et sincèrement dévouée à mes parents, à moi-même…Envers mon père, je professais une grande admiration et la plus entière confiance. Tous deux m’assuraient le fait, et, les circonstances venant en quelque sorte corroborer cette assertion, je ne trouvais aucune raison pour refuser de les croire… Mais, aujourd’hui, je vous le répète, bien des choses se sont éclairées pour moi… et je doute.

Au fond d’elle-même, Alix était bien obligée de convenir qu’elle ne pouvait faire à Even un reproche de sa prompte créance aux accusations portées sur sa sœur. Il était jeune, inexpérimenté, et son absolue droiture ne pouvait supposer une si monstrueuse duplicité de la part des siens, d’autant que — il fallait le reconnaître — toutes les apparences étaient contre Gaétane. L’affaire avait été habilement menée par Georgina… Car pas un seul instant le doute n’effleura l’esprit de la jeune fille. Elle savait à présent, par expérience, de quoi était capable la sœur de sa mère.

Maintenant, il lui fallait trouver des preuves à l’appui de son inéluctable croyance. Mathurine savait peut-être… mais, plus certainement, Alix de Regbrenz était au courant de tout. Dès le lendemain elle se rendrait à Ker-Neven, sûre que, devant les circonstances, la cousine d’Even parlerait enfin.

Peu après le départ d’Even, Mathurine se présenta, l’air soucieux, et apprit à Alix que l’état de Mme de Regbrenz devenait fort inquiétant. Son fils allait chercher le médecin.

Alix s’offrit pour passer la nuit, mais, miss Elson s’y opposant péremptoirement, elle dut gagner sa chambre. Aux sauvages harmonies du vent et de la mer déchaînés, elle se glissa dans son lit, mais bien tard le sommeil vint la visiter. En son âme se heurtaient deux sentiments puissants : la sainte allégresse du retour d’Even vers la vie morale, l’amertume de cette accusation pesant sur la tête de sa mère.



Profitant d’un léger mieux de sa grand-mère, Alix se rendit chez Mlle de Regbrenz qu’elle désirait interroger au sujet de sa mère. Sa cousine lui parla d’Even :

— Ainsi, Even est maintenant un oncle véritable ?

— Oui, ma cousine, j’ai désormais toute confiance en lui… Et cependant une ombre demeure entre nous. Oh ! cousine Alix, songez donc qu’il croit encore ma mère coupable de… de cette faute ! Sa bouche filialement respectueuse ne put prononcer l’odieux mot de vol, mais, devant ce visage altéré, Alix de Regbrenz comprit qu’elle connaissait tout.

— Qui vous a dit ?… Pauvre petite ! dit-elle en saisissant les mains glacées de la jeune fille.

— Vous le saviez aussi, ma cousine ?

— Oui, mais seulement depuis le jour où vous m’avez remis la lettre de votre mère. Elle me racontait tout…

— Et c’est vraiment ainsi ?… balbutia la voix oppressée d’Alix.

— Mais non !… non certes, mon enfant ! Gaétane, ma loyale Gaétane, se serait fait tuer plutôt que de commettre une telle action !… Puisque vous connaissez maintenant l’accusation, je dois vous communiquer la défense. Prenez mes clefs et cherchez dans ce tiroir ; vous y trouverez la lettre apportée par vous.

Quelques instants plus tard, Alix tenait entre ses mains les nombreux feuillets couverts de l’écriture de sa mère, et, s’approchant de la fenêtre, elle commença à lire :


« J’ose à peine t’adresser ces lignes, mon Alix, car, bien certainement, tu me traites d’ingrate, tu m’as oubliée peut-être… ou, chose plus affreuse encore, tu as écouté les accusations inventées contre moi et tu me méprises… Pourtant, si tu savais !… Oh ! si tu savais ce que j’ai souffert, Alix, tu me pardonnerais ! C’est dans cette pensée que je me suis résolue, trop tardivement, à te faire tout connaître, mes torts et leurs circonstances atténuantes, mes angoisses et mes regrets, afin que tu me juges, et qu’un jour tu puisses me défendre devant mes enfants, si jamais des cœurs haineux faisaient planer le soupçon sur la mémoire de leur mère.

» Pour me défendre, il faut accuser, et la cause de nos malheurs… tu la devines, n’est-ce pas, Alix. Tu connais Georgina, tu sais son animosité à mon égard dès notre plus jeune âge et les petites persécutions déjà dirigées contre moi à cette époque. Plus tard, elle cacha, aux yeux de tous, cette aversion et, seule avec ma fidèle Mathurine, je sus qu’elle existait, toujours grandissante, aux attaques sourdes et continuelles dont j’étais l’objet, aux insinuations faites à mon père contre moi et habilement enveloppées de vraisemblance — manœuvre dans laquelle excellait Georgina.

» Oh ! mon amie, que vais-je te dire maintenant ?… Il me faut accuser ma sœur, une Regbrenz, et de quoi donc ?… Sans le dévouement, l’infatigable surveillance d’une servante, je ne serais peut-être plus en vie !…

» Tu te rappelles Stop, ce chien hargneux et mauvais que Georgina s’obstinait à garder ? Je m’aperçus, à plusieurs reprises, que Fanche l’excitait en dessous contre moi et, un jour, de lui-même, l’animal s’élança sur ma main. Mathurine, qui se trouvait près de là, accourut à mon aide, et ce fut elle que le chien mordit. Sa pauvre main, mal soignée, demeura mutilée… L’année suivante, un jour de la fin des vacances, Georgina dirigea notre promenade vers Ker-Mora et m’engagea à entrer dans la maisonnette, alors habitée par la veuve d’un pêcheur. Je portais parfois quelques douceurs à cette vieille femme et, sans méfiance, je pénétrai dans sa demeure. Elle était couchée, le visage gonflé et affreux, et me cria de m’en aller, mais j’étais jeune, sans expérience, et persistai à m’approcher d’elle… Tout à coup, je me sentis saisie, entraînée au-dehors. C’était Mathurine… La femme avait la petite vérole… Je l’eus, sans gravité, mais ma fidèle servante la prit en me soignant et se trouva en grand danger. Elle gardera toujours les traces de son dévouement, ma chère, ma bonne Mathurine, dont la vigilance défiait toutes les ruses… Par hasard, j’appris peu après que ma sœur connaissait la maladie de la vieille femme de Ker-Mora.

» Et ce soir où je m’aventurai dans l’escalier de la tour de la Comtesse, ces degrés à demi ruinés qui devaient s’effondrer sous peu… Je montai sans crainte, car j’etais intrépide et hasardeuse ; longtemps je restai accoudée au parapet de la tour. Au bas de l’escalier, Fanche vint m’appeler pour le repas. Je descendis avec précaution, car le crépuscule tombait… Tout à coup, une marche céda sous moi, je basculai… Un bras vigoureux me saisit et je me sentis tomber, entraînée par un corps dont le heurt sur la pierre amortissait pour moi le choc. En reprenant mes sens, je me trouvai étendue au bas de l’escalier, près de Mathurine inanimée. Je n’avais que quelques contusions légères, mais ma pauvre servante était dangereusement atteinte. Ce fut ainsi, tu le sais, qu’après de longues souffrances elle demeura contrefaite.

» Accidents fortuits, diras-tu sans doute. Peut-être même m’accuseras-tu de parti pris haineux en devinant ma pensée, mes soupçons, ma certitude… Cette marche, bien que fort branlante, n’était cependant pas près de céder ; je l’avais précisément remarquée et regardée de près en montant. Évidemment, une main avait aidé au descellement de la pierre… Et Mathurine ne s’y trompa pas. Son premier cri en revenant à elle fut : « Misérable Fanche, tu ne la tueras pas !… » Fanche était l’âme damnée de ma sœur, qui exerçait sur cette faible nature une domination absolue. Saisissant l’occasion — et obéissant à un ordre ou une instigation — il était venu derrière moi, avait rapidement descellé la pierre et, redescendant, m’avait appelée sous prétexte de repas. Mais Mathurine avait depuis longtemps deviné les secrètes menées de Georgina ; elle m’entourait d’une étroite surveillance et, cette fois encore, elle se trouva là pour me sauver… J’avais dix-sept ans alors et ce que j’avais jusqu’ici confusément pressenti se révéla clairement à moi : la haine de ma sœur portée jusqu’au crime.


» Oui, il me faut écrire ce mot, Alix. Comprends-tu ce que fut, dès lors, l’existence pour moi ?… Il paraissait bien simple, n’est-ce pas, de me confier à mes parents et, sans accuser absolument Georgina, de leur faire pressentir ses sentiments à mon égard. Hélas ! cette ressource même me faisait défaut… Tu sais combien ma mère, si bonne, était faible et incapable de me soutenir. Chaque jour, d’ailleurs, l’implacable volonté de Georgina la pliait davantage sous son joug. Quant à mon père… Oh ! Alix, lui que j’aimais si ardemment, lui, doué d’une intelligence si haute, je le voyais glisser sur une pente fatale, entraîné par ma sœur. Le gentilhomme intègre se laissait engager dans des spéculations louches, y jetant les débris de sa fortune dans l’espoir de recueillir la richesse. Pauvre père ! il aimait tant le luxe, les plaisirs, la vie large et facile !… et, plus que lui encore, Georgina les désirait. Pour de l’argent, que n’eût-elle pas sacrifié !…


» Et, comme pour l’aider dans son œuvre abominable, l’enfer lui envoya, à cette époque, un auxiliaire. Tu connais un peu Roger Maublars, celui qui fut quelque temps, dans son enfance, notre compagnon de jeux et que nous ne revîmes plus que jeune homme, déjà en possession d’un nom connu, déjà aussi, le malheureux ! devenu apôtre de l’impiété. Tandis que j’évitais les relations trop suivies avec cette famille Maublars, qui m’inspirait un insurmontable éloignement, ma sœur s’en rapprocha au contraire et devint un ardent disciple de Maublars. Le champ était prêt, car déjà elle avait rejeté toute ombre de croyances… Et, désormais, possédée de la haine de Dieu, dirigée par celui qui s’était fait son initiateur, elle employa toutes les ressources de son intelligence, toutes les séductions et les souplesses de son esprit à ruiner la foi autour d’elle. Sa volonté de fer aidant, elle n’y réussit que trop, surtout près de mon père… et parfois, Alix, je dois te l’avouer, je sentis, sous l’influence de ses discours néfastes, faiblir la foi vive qui me guidait et me soutenait.

» Tu ne t’es pas doutée de ces défaillances, mon amie, car j’ai toujours eu la force de cacher à tous mes souffrances… et mes humiliations, hélas ! Quel déchirement de voir un père tendrement admiré et respecté perdre la notion de toute loyauté, de toute dignité !… Et, à mesure que « empire de Georgina devenait sur lui plus absolu, son attitude se faisait envers moi plus indifférente. Où étaient nos conversations, nos lectures, nos promenades de jadis, notre confiance réciproque, si douce, et cette tendresse qui semblait inébranlable ?…

» Bientôt ce fut de l’hostilité que je découvris en ce père toujours aimé, mais chaque jour prévenu contre moi par de sourdes insinuations. Il n’était pas dans ma nature de dissimuler mes impressions et, franchement, je les lui laissai voir… ; ce qui fut habilement exploité contre moi. Celle qui avait été sa fille préférée devint l’objet d’une véritable aversion, et, son caractère s’aigrissant sous l’influence du despotisme de Georgina, il s’unit à elle dans ses attaques incessantes contre tout ce que je croyais, aimais et estimais… La vie devenait intolérable dans ce Bred’Languest tant aimé, où j’étais désormais l’objet d’une animosité grandissante. Seule Mathurine me demeurait inviolablement attachée. Malgré tous mes efforts, ma pauvre maman était définitivement annihilée par Georgina, et Even, ne venant qu’aux vacances, ne s’apercevait de rien, d’autant que Georgina, redoutant son cœur droit et généreux, avait soin de faire cesser tout conflit en sa présence. S’il eût été plus âgé, je lui aurais tout confié, mais à quoi bon troubler son adolescence par la révélation de la déchéance paternelle et des fautes d’une sœur encore estimée et aimée ? Je lui laissai donc ses illusions…

» Fut-ce cette obligation de renfermer en moi ces angoisses ?… ou le retour des terribles instincts si difficilement assouplis par l’éducation chrétienne de nos chères Ursulines ?… ou une diminution de la divine lumière en mon âme tourmentée ?… ou tout cela ensemble, qui fit germer en moi une haine intense contre la cause de ma souffrance ? Oui, Alix, je haïssais ma sœur…

» Elle s’en aperçut vite, et cette constatation sembla la réjouir, tandis qu’elle prenait à tâche de m’exaspérer encore… Et, pour mettre le comble à mes ennuis, voici que Roger Maublars s’avisa de demander ma main. Il m’entourait, depuis quelque temps, de prévenances flatteuses, cachant autant que possible son impiété et déployant tous les charmes de son brillant esprit… mais en vain, car je l’avais percé à jour. Lorsque, sur l’autorisation de mon père, il vint m’adresser sa demande, je répondis par ce cri : « Oh ! jamais ! » où je mis tout le mépris et l’horreur inspirés par cette hypocrisie.

» Je le vis blêmir ; un éclair effrayant traversa son regard, mais il dit avec calme :

» — Comme il vous plaira, Gaétane. J’étais disposé à être pour vous le plus dévoué des époux ; vous auriez connu tous les bonheurs dévolus à la célébrité et à la fortune… mais je ne vous garderai pas rancune de votre refus si… spontané.

» Quelque chose dans l’intonation de sa voix me fit frissonner. J’eus la prescience que cet homme me haïssait désormais…

» Et ce fut quelques jours après que Philippe de Sézannek arriva à Bred’Languest. Sa présence me fut un soulagement, en ce sens qu’elle interrompit, forcément, les témoignages d’irritation de mon père, lequel était fort courroucé de mon refus d’épouser Maublars. Du même coup, elle dissipa la sombre humeur dont s’enveloppait ma sœur depuis cette même demande en mariage. Georgina déploya, en faveur de notre hôte, sa grâce incontestable et son esprit si brillant, si souple, et, pourtant, ce fut moi que Philippe choisit, moi, la cadette détestée. Le jour où il fit sa demande à mon père, Georgina vint m’attendre au seuil de ma chambre et, me saisissant le bras, plongeant dans mon regard ses prunelles dilatées par la haine, elle murmura avec un accent impossible à rendre :

» — Tu m’as pris le cœur de Roger ; maintenant c’est l’autre… Malheur à toi !

» Brutalement repoussée par elle, je ne dus qu’à la proximité d’un meuble de ne pas tomber… Dès le lendemain, je compris que ces menaces n’étaient pas vaines. Mon père, qui avait d’abord paru favorable à la demande de Philippe, refusa en alléguant d’imaginaires raisons de santé. En vain je le suppliai, en vain M. de Sézannek revint à la charge… Le mauvais génie avait passé par là. Mais nous nous aimions fortement, sincèrement, et nous résolûmes d’attendre, aussi longtemps qu’il le faudrait, ce consentement dont je ne voulais me passer.

» À la révélation de cette affection entière et désintéressée accordée à la pauvre déshéritée que j’étais alors, mon bonheur avait été si profond que, sans hésiter, j’avais dit oui. Songe donc, Alix, j’allais être délivrée de persécutions chaque jour plus pénibles : j’étais aimée, je serais enfin heureuse !… Mais voici qu’à la réflexion un scrupule me vint. Les Regbrenz n’étaient-ils pas devenus indignes de s’allier aux Sézannek, après les affaires plus ou moins loyales dont s’étaient occupés, en ces derniers temps, mon père et ma sœur ? Mon inexpérience de ces matières ne me permettait pas d’apprécier le degré exact de ces indélicatesses.

» Spontanément, j’allai tout confier à Philippe. Il me rassura en me traitant gentiment d’esprit chimérique et, comme il devait partir le lendemain — sa présence étant désormais impossible à Bred’-Languest — il me dit qu’il allait prendre au plus tôt les informations nécessaires afin de m’ôter toute inquiétude.

» — D’ailleurs, ajouta-t-il, les Regbrenz ont un assez beau passé d’honneur et de gloire pour couvrir la passagère défaillance de leur descendant, et je vous suis trop fortement attaché pour qu’une telle considération m’arrête.

» Nous nous séparâmes le lendemain, toujours confiants, et je me retrouvai seule dans cette demeure qui m’effrayait désormais, en butte à la terrible rancune de celle qu’avait profondément irritée le dédain de M. de Sézannek à son égard. Comme une espérance je voyais luire l’aurore de ma majorité, bien résolue à demander asile à quelque couvent plutôt que de subir encore cette existence odieuse, pleine de dangers cachés.

» Deux jours après le départ de celui que j’appelais déjà mon fiancé, comme je rentrais du parc et montais dans ma chambre, mon attention fut attirée par un papier tombé dans un angle du couloir. L’ayant ramassé, je reconnus l’écriture de ma sœur et, poussée par un pressentiment je lus… Tout d’abord, Georgina accusait réception d’une somme de dix mille francs, puis elle ajoutait : Tâchez de retrouver semblable affaire, cher monsieur, elle sera encore bien accueillie ici et ne me parlez plus de prétendus scrupules que je puis avoir. J’en ai aussi peu que vous, moins peut-être… Il me faut de l’argent, voilà tout. Tant pis pour les gogos qui se laissent prendre dans vos habiles filets !… Suivait une adhésion à « la prochaine affaire » au bas de laquelle une écriture tremblée avait apposé cette signature : Hervé, comte de Regbrenz.

» Dans quelle fange allait rouler ce nom jusqu’ici intact ? Vers quel abîme de honte Georgina conduisait-elle mon malheureux père, désormais aveuglé ?… Pendant quelques minutes, je demeurai anéantie, broyée par une atroce souffrance. La dignité, l’orgueil de ma race, ma conscience, mon respect filial, tout criait en moi, tout se révoltait devant cette preuve tangible de l’infamie de ma sœur, de la coupable faiblesse de mon père…

» Et, saisie d’une subite inspiration, n’écoutant que ma douleur, je courus vers le salon où se tenait mon père, je lui montrai la lettre de Georgina… Il ne rougit pas, ne se troubla pas et dit tranquillement : « Oui, Gina a trouvé là une vraie mine d’or. Les profits sont considérables et les risques à peu près nuls. »

» Je tentai alors de faire revivre chez lui un peu des sentiments d’autrefois en lui rappelant son affection à mon égard et les traditions d’honneur de notre famille. Je le suppliai de rompre ces spéculations douteuses… Quelque chose s’amollissait en lui, je voyais déjà poindre un léger succès, lorsque… Oh ! Alix, j’affirmerais qu’elle était là, derrière la porte, celle qui était cause de nos malheurs et qu’elle avait intentionnellement mis sur mon chemin le billet révélateur, car si tu avais vu, à son entrée subite dans la chambre, cette expression de triomphe railleur ! Elle savait quelle torture elle m’infligeait en me faisant ainsi connaître la vérité.

» Et ce fut fini de la vacillante lueur de remords allumée dans l’âme de mon pauvre père. La seule apparition de sa mauvaise conseillère anéantissait mes précédents efforts… La colère m’envahit alors. Cette violence si difficilement maîtrisée en moi par la persistante influence de la religion s’échappa comme un torrent et je criai à Georgina tout mon mépris, mes longs ressentiments, je la flétris en termes amers, j’exhalai enfin toute la rancune et toutes les souffrances si longtemps amassées en moi.

» Ce fut une scène effrayante, dont je ne puis encore me souvenir sans frémir et durant laquelle je compris l’intensité de haine qui animait ma sœur contre moi. Mon père, prenant fait et cause pour Georgina, m’accabla des plus durs reproches et m’intima l’ordre de me taire ; mais j’étais lancée : je n’entendais plus rien et je jetai une dernière accusation, un dernier mépris à la face de Georgina… Mon père s’élança, sa main s’abattit sur mon visage et j’entendis ces mots affreux : « Va-t’en, je te renie, misérable ! tu n’es plus ma fille ! »

» Il me poussa hors du salon et ferma bruyamment la porte. Pendant quelques minutes, je demeurai étourdie, brisée par une douleur sans nom… En revenant à moi, une seule pensée me domina : fuir…, quitter à jamais cette demeure d’où venait de me chasser mon père.

» Des larmes brûlantes tombaient sur les objets que j’empilai hâtivement dans une valise, avec l’aide de Mathurine. En cet instant, toutes les puissances de mon être se concentraient sur une impression unique : la haine envers Georgina et… oh ! Alix, oserai-je l’écrire !… Oui, je haïssais mon père !…

» Mathurine pleurait avec moi sans essayer de me retenir. Elle savait si bien de quoi était capable ma sœur !… La brave fille aurait souhaité me suivre dans ma fuite, mais je l’en dissuadai. Malgré mon amer ressentiment, je ne voulais pas priver de cette dévouée servante ma pauvre mère, dont la santé était chancelante et l’esprit chaque jour moins lucide.

» J’étais prête… Je pris mes économies et sortis du manoir sans dire adieu à ma mère. Elle avait assisté à la scène précédente sans élever la voix pour me défendre et, me voyant brutalement chassée, elle ne venait pas vers moi pour me soutenir et me consoler. Comprenant que cette conduite était inspirée par Georgina, je n’en ressentais pas de rancune, mais une amertume poignante qui m’ôtait toute force pour aller vers cette pauvre maman. D’ailleurs, ma hâte de fuir ce logis détesté ne me laissa pas le temps de rechercher mon devoir en cette circonstance… Je m’en allai sans le baiser maternel, seule dans la nuit et la tempête, car, en m’accompagnant seulement jusqu’à la gare, Mathurine eût risqué de se voir refuser, au retour, le séjour de Bred’Languest.

» Je partis pour Nantes où, comme pensionnaire dans une maison religieuse, vivait une vieille amie de notre famille. Auparavant, je passai par Ker-Neven : je ne pouvais partir sans te revoir, Alix. Pourquoi, alors, ne t’ai-je pas tout dit ?… Mais la honte de la déchéance paternelle, la souffrance et le terrible ressentiment qui me torturaient, le désordre de mes pensées me rendaient incapable de cette confidence… Et puis ton père était là…, ton père, le loyal gentilhomme, que cette révélation du déshonneur planant sur son nom eût terrassé. Ce fut pour toutes ces raisons que je gardai le silence et te quittai après un dernier embrassement.

» Je ne sais comment Philippe parvint à découvrir ma retraite. Toujours est-il que je le vis paraître, un jour, dans cette maison religieuse où ma compatissante vieille amie me couvrait de sa protection. En apprenant de quelle manière j’avais été chassée de Bred’Languest, il s’écria, tout joyeux, que rien ne m’empêchait plus désormais de devenir sa femme.

» Le cœur brisé, je lui déclarai que l’impossibilité existait plus encore qu’auparavant et, comme il me pressait de lui en dire les raisons, je laissai échapper l’humiliant secret qui rendait notre famille indigne de s’allier à la sienne.

» Alix, tu as peu connu M. de Sézannek, et moi-même, à cette époque, je n’avais pas pénétré ce caractère comme je le fais aujourd’hui. Au cœur le plus délicatement affectueux, à une intelligence vaste et brillante, sinon profonde, mon cher Philippe joint un esprit quelque peu superficiel, enclin à n’envisager jamais que le beau côté de ses déterminations, et cependant singulièrement ferme, attaché à ses affections, coûte que coûte… Ma révélation ne produisit pas sur lui l’effet foudroyant que je craignais. Il déclara que je voyais les choses trop en noir, mais que, dussent les fautes des miens être connues et publiques, il ne voyait là, au contraire, qu’une raison nouvelle pour me donner son nom au plus tôt, afin de m’enlever à ces souffrances et à ces humiliations.

» Voyant que je ne me laissais pas convaincre, il me dit, un jour :

» — Tenez, je vais vous faire connaître leur dernière machination, et vous me direz ensuite si vous n’éprouvez pas le besoin de vous mettre sous la protection d’un époux qui, jamais, ne souffrira que le plus léger soupçon vous effleure.

» En même temps, il me tendait une lettre couverte de l’écriture de ma sœur. Georgina l’informait que j’avais quitté à la nuit le manoir, emportant un portefeuille garni de valeurs. Je vous en prie, ajoutait-elle, tâchez de retrouver cette malheureuse enfant, de la ramener à une juste notion de la faute commise. Mon père, malgré sa légitime colère, est prêt à lui pardonner si elle se repent et revient vers nous. À votre amitié dévouée seule nous pouvons confier cette tâche et le secret de cette minute d’égarement ; vous seul pourrez avoir raison des sentiments exaltés de notre pauvre Gaétane.

» Oh ! mon amie, aurais-je jamais songé à ce degré d’infamie ! Non contente d’entraîner mon père vers la ruine morale et le déshonneur, cette malheureuse essayait maintenant de me traîner dans la boue et tentait, par cette odieuse accusation, de me séparer irrévocablement de Philippe… Sous l’empire d’une indignation portée à son paroxysme, je me sentais agitée d’un tremblement convulsif, des pensées confuses et terribles me montaient au cerveau. C’était une Gaétane nouvelle, au cœur débordant de douleur et d’effrayante rancune, une créature profondément blessée dans sa dignité, dans ses affections, dans son orgueil… J’étais accusée d’un vol !…

» Et Philippe me répétait :

» — Gaétane, je ne l’ai pas cru un instant… Ô ma loyale Gaétane, vous voyez bien que vous devez rompre tout lien avec ces misérables en devenant ma femme respectée et aimée !

» Une étrange lassitude morale m’avait envahie. Je me voyais seule, livrée à la haine des miens, sans avenir et sans espérance de bonheur. La foi, vacillante en moi, ne m’éclairait plus d’une suffisante lumière… Une affection ardente, sincère s’offrait à moi, et seul un scrupule de délicatesse me séparait de ce bonheur à ma portée… Sans lutter plus longtemps, je dis le mot impatiemment attendu par Philippe.

» Le notaire fit les sommations respectueuses et, un matin d’automne maussade et pluvieux, nous fûmes unis dans la petite chapelle du couvent.

» Je ne puis encore songer sans un serrement de cœur à ces jours de fiançailles, à l’année qui suivit mon mariage. En apparence, j’étais une fiancée heureuse et aimée, une jeune femme adulée, comblée de félicités… En réalité, quelque chose s’était brisé en moi. C’était ma jeunesse, avec sa fraîcheur d’impressions, ses radieuses illusions et ses affections premières. Les passions violentes longtemps assoupies se réveillaient, des ferments de haine bouillonnaient dans mon cœur, m’inspirant un aveugle ressentiment contre tout ce que j’avais aimé et tout ce qui se rattachait de quelque façon à ce douloureux passé : la Bretagne, mon cher pays, la mer, pour laquelle j’avais de perpétuelles admirations, notre vieux manoir…, toi-même, mon Alix, et mon cher Even, ma pauvre maman, tout ce qui portait le nom des Regbrenz ou avait avec eux quelques rapports. Le coup affreux donné à ma tendresse filiale et à mon orgueil, c’est-à-dire aux sentiments les plus vivaces en moi, semblait avoir brisé tout lien avec le passé.

» Cette tendance était fortement encouragée par mon mari qui ne pouvait oublier ce que j’avais enduré à Bred’Languest et, afin de me voir rompre plus facilement avec ses tristes souvenirs, il m’emmena, dès le soir de notre mariage, loin de cette Bretagne redoutée, vers les rives enchantées de la Méditerranée. Ce fut alors que tu reçus de moi une courte lettre t’annonçant mon mariage et signée Gaétane de Sézannek. En mon cœur, j’avais rompu toute attache avec les Regbrenz…

» Plusieurs fois, je pensai à écrire à Even ou à toi, Alix, mais toujours l’orgueil m’arrêta ; une sorte de mauvaise honte me faisait redouter, de votre part, une dure réponse, bien méritée par mon ingrat silence. De plus, les souffrances endurées me tenaient dans une perpétuelle lassitude de corps et d’esprit… Aujourd’hui seulement, ayant arraché au docteur la vérité sur ma fin très proche, je viens tout te confier, ma seule amie, avec mission de la rapporter à mon frère si tu le crois nécessaire, car, autrement, pourquoi troubler son cœur loyal par cette pénible révélation ? Mieux vaut encore le laisser douter de moi si Georgina lui a renouvelé la calomnie déjà faite à Philippe… et tout me porte à le croire, car, sans cela, il aurait tenté de revoir celle qui était sa sœur préférée.

» Sais-je seulement si mes pauvres parents sont encore en vie ? Que s’est-il passé, depuis mon absence, dans ce cher Bred’Languest ?… Je tremble en y songeant…

» Bénie soit la souffrance qui m’a enfin ramenée à la foi et au pardon ! Après une longue résistance à la grâce, je comprends en arrivant aux portes du tombeau combien ont été coupables mes rancunes si longues et mes défaillances morales. Alix, tu en as ressenti indirectement les effets… Pardonne-moi, mon amie toujours chère. Oui, toujours, malgré tout, je t’ai aimée, comme aussi Even, mon bon frère.

» Cette longue lettre m’a épuisée… Cependant je voudrais te faire une dernière prière. J’ai trois enfants, Alix, et mon aînée s’appelle comme toi. Si tu savais quelle délicieuse nature possède cette enfant ! Sa seule vue est un adoucissement à mes cruelles souffrances… Et pourtant je feins envers elle l’indifférence et la froideur, afin que ma mort, depuis longtemps prévue, ne fasse pas un vide trop profond, un déchirement trop cruel à ce cœur sensible et aimant. Ma bonne cousine, je voudrais te voir entrer en relation avec ma chérie pour la conseiller et la diriger, car elle aura désormais la charge morale de ses frères, et mon Gaétan est un vrai Regbrenz. Tu sais ce que ce mot renferme de promesses et de menaces…

» Mes pauvres enfants !… Toujours malade, tourmentée de corps et d’esprit, je les tenais éloignés de moi et, sachant que je devais les quitter prématurément, j’évitais de leur laisser voir ma tendresse. Nul ne se doute de l’amour passionné que je leur porte, nul n’a compris mon déchirement à cette pensée de les laisser bientôt… Et une angoisse nouvelle s’est, depuis quelques jours, ajoutée aux autres. Alix, si Philippe venait à disparaître après moi, les tuteurs légaux seraient mon père et Even, et mes enfants risqueraient — oh ! quelle pensée ! — de tomber entre les mains de Georgina ! Jamais !…J’aimerais mieux, vois-tu, qu’ils meurent tous trois devant moi !

» J’ai fait promettre à Philippe d’arranger ses affaires de manière à éloigner toute crainte à ce sujet et, dans mon absolue confiance en ton pardon généreux, je te charge, chère Alix, de rappeler cette promesse à mon bon mari, un peu oublieux et fort ennemi des préoccupations d’affaires. Que jamais mes enfants ne connaissent Bred’Languest tant que Georgina y pourra exercer quelque influence.

» Adieu, Alix chérie, pardonne-moi, car je vais mourir. J’ai tout oublié… tout, entends-tu, mais je n’ai pas le courage de les revoir. Pour eux tous, j’ai offert mes dernières souffrances… Au revoir près de notre Père céleste.

» Gaétane. »


Alix replia les feuilles et appuya son front à la vitre. Vaguement, elle regardait le jardin ombreux et fleuri, dont la tempête agitait sans relâche les vieux tilleuls. Dans ces allées étroites, serpentant entre les plates-bandes débordantes de fleurs, Gaétane et Alix de Regbrenz s’étaient promenées souvent, confiantes et tendrement unies,… Et cependant jamais l’amie si chère n’avait connu les anxiétés, les déchirements de cette âme souffrante. Profondément atteinte par l’attitude hostile et les procédés malveillants de son père, hantée d’une crainte trop justifiée vis-à-vis de sa sœur, torturée dans son affection et dans sa loyauté, Gaétane, avec une incroyable force de volonté, avait su cacher ses angoisses jusqu’à ses derniers jours… Mais elle était morte de cette concentration trop forte pour sa nature ardente.

— Ma petite Alix ! appela doucement Mlle de Regbrenz.

La jeune fille revint vers le lit. Des larmes coulaient lentement sur ses joues pâlies… Sa cousine l’attira vers elle et la baisa tendrement au front.

— Ma petite chérie, vous savez maintenant toute la vérité… Vous comprenez mes craintes en vous voyant à Bred’Languest. Mais que pouvais-je faire, sinon prier ?… Les preuves suffisantes manquaient pour faire condamner les odieuses manœuvres de Georgina, et il me fallait, pauvres enfants, vous laisser sous cette tutelle tant redoutée par votre mère. Vous étiez de bonne prise, si jeunes et si riches, laissés à son entière disposition… Grâce à Dieu, voici Even revenu à la notion de ses devoirs. Une fois complètement éclairé sur sa sœur aînée, je pense qu’il saura vous délivrer promptement de cette malheureuse créature.

— Si vous le permettez, ma cousine, je vais lui communiquer cette lettre. Il comprendra mieux, en la lisant, les tourments de ma pauvre mère et son attachement inébranlable envers sa famille, malgré tout.

— Oui, elle nous aimait toujours, et je n’ai jamais douté d’elle, mais j’ai tant souffert de ce long silence !… Alix, donnez cette lettre à Even et dites-lui qu’il trouvera en moi la même amitié.

— Il en a tant besoin, chère cousine ! Près de vous, sa pauvre âme se retrempera et s’élèvera, et vous aurez l’allégresse sans pareille de le ramener à Dieu.

Alix de Regbrenz sourit sans répondre et embrassa sa jeune cousine.

IX.


La tempête n’avait pas cessé depuis la veille et ce fut sous ses rafales furieuses, au bruit de la mer soulevée et des arbres gémissants, qu’Alix et ses frères reprirent le chemin du manoir.

Insouciante du souffle brutal qui soulevait sa capeline de paille bise, la jeune fille marchait un peu comme en un rêve, en se répétant avec une douce ivresse que la mémoire de sa mère allait être lavée de tout soupçon aux yeux d’Even… Un hymne de reconnaissance s’échappait de son âme, montant vers Celui qui avait préservé ses frères et elle d’un sort terrible, car, étant donné la persécution subie par Gaétane, il était permis à ses enfants de tout craindre. Avec l’infernale habileté qui la caractérisait, Georgina aurait su, en se garant de tout risque, s’assurer la possession de la fortune des Sézannek le jour où le dernier des enfants aurait atteint sa majorité. Que fallait-il pour cela ? Provoquer des accidents, employer des moyens de corruption morale pour ceux ou celui qui survivrait, afin de le dominer et de circonvenir sa volonté de telle façon que ce dernier héritier des Sézannek testât en faveur de sa tante… Et puis celui-là disparaîtrait encore. Georgina avait pour cela des années devant elle, et, en attendant, elle jouissait librement des revenus de ses neveux.

Mais Dieu avait suscité un défenseur aux orphelins, et les intrigues de Mme Orzal commençaient à être pénétrées par son frère.

En entrant dans la cour de Bred’Languest, Alix aperçut Even qui paraissait guetter son arrivée. Son visage portait l’empreinte d’une profonde douleur, et il dit à sa nièce d’une voix étouffée :

— Ma mère va beaucoup plus mal, Alix. Je viens d’envoyer Rose chercher le médecin…

— Et le prêtre aussi, mon oncle ?

— Le prêtre en premier, naturellement… Venez la voir, Alix. Il me semble que l’intelligence renaît un peu chez elle.

Elle le suivit jusqu’à la chambre où M. de Regbrenz et Mathurine, mornes et abattus, contemplaient la mourante. Mme de Regbrenz respirait avec une peine extrême, ses traits étaient fort altérés, mais Even avait dit vrai : dans le regard qu’elle dirigea vers Alix, la raison était revenue… Sa main s’agita faiblement comme pour appeler vers elle sa petite-fille et, lorsque celle-ci fut tout près, cette main maigre et tremblante se posa sur la chevelure brune.

— Ma fille ! dit-elle avec un inexprimable accent de tendresse.

Alix se pencha et baisa longuement le front ridé.

— Grand-mère, je vous aime… et ma chère maman aussi vous aimait tant !

Les yeux bleus de la vieille dame exprimèrent soudain une profonde désolation et, peu à peu, s’humectèrent de grosses larmes, qui roulèrent lentement sur ses joues flétries… Elle murmura avec un accent navrant :

— C’est ma faute… Ils la rendaient malheureuse et je n’ai rien empêché… J’ai cru leurs mensonges. Pardon, Gaétane !…

— Grand-mère, elle avait tout pardonné, elle vous aimait toujours…

— Est-ce vrai ? dit une voix brève, entrecoupée par l’émotion.

M. de Regbrenz s’était rapproché et, penché vers sa petite-fille, attendait la réponse.

— Oui, grand-père, c’est l’absolue vérité, répondit-elle fermement. La douleur de sa séparation d’avec vous a causé en partie la mort de ma mère.

Sans prononcer une parole, le vieillard alla s’asseoir près de la fenêtre, la tête tournée vers la vitre, afin que l’on ne vît pas son visage. Des doutes, de lourds remords s’agitaient peut-être dans cette âme… Le souvenir d’une enfant autrefois chérie amenait des regrets, prélude du repentir.

— Pauvre Gaétane, je ne l’ai jamais oubliée non plus, dit mélancoliquement Even. Aux jours les plus sombres, les plus coupables, son image, fière et attristée, s’est présentée à mon esprit comme un reproche ou une évocation des années heureuses… Les belles années où j’aimais mon Dieu et caressais des rêves si purs de sacrifice et d’entière immolation.

Il soupira douloureusement et appuya avec lassitude son front sur ses mains enlacées.

— Rêves célestes, si vite envolés aux menteuses paroles d’une impie ! murmura-t-il amèrement. Celui qui convoitait les ineffables délices du Christ est devenu le dernier des misérables… Alix, il y a des moments où je doute que le pardon puisse atteindre mon indignité.

La jeune fille joignit les mains en rencontrant ce regard tourmenté, empreint d’une effrayante anxiété.

— Oh ! pas cela, mon oncle !… ne dites pas une telle parole ! Jésus, notre adorable Rédempteur, lave dans son sang les crimes les plus épouvantables… Vous le savez bien, mon oncle !

— Oui, je sais, dit-il doucement, mais cette confiance inaltérable, si naturelle à votre âme innocente, manque par instants au pauvre incroyant que je suis devenu. En songeant à l’infinie pureté du Dieu que j’ai outragé, je me sens parfois faiblir… Priez pour moi, Alix, et demandez le même service à ma sainte cousine de Ker-Neven. Confiant en son pardon, j’irai bientôt la revoir et entendre ses pieux enseignements.

— Elle vous attend, mon oncle, et son cœur si haut, si bon, n’a pas gardé le plus léger souvenir des torts passés.

— Oui, il n’en peut être autrement de sa part… et pourtant, quels ingrats nous avons été ! Tous, je puis le dire, même la pauvre Gaétane qui n’a jamais, il me semble, donné signe de vie à qui que ce soit dans le pays.

Ces mots rappelèrent à Alix la lettre de sa mère et, la sortant de sa poche, elle la présenta à Even.

— Voici la clef de l’énigme, mon oncle. L’âme sincère et si parfaitement droite de ma mère chérie se dévoile dans ce récit transformé par elle en confession. Pauvre maman ! ses quelques torts ont été bien rachetés par ses souffrances et son inaltérable patience dans les derniers temps de sa vie.

— J’ai peur ! interrompit la voix faible de la malade.

— Peur !… Et de quoi donc, maman ? demanda tendrement Even.

Elle joignit les mains d’un geste d’épouvante.

— De Georgina… et de Dieu !

— Oh ! grand-mère !… La première est impuissante à vous nuire désormais… et Dieu est la miséricorde infinie. Grand-mère, si vous saviez comme Il est bon !

Ainsi penchée sur ce lit de souffrance, une délicieuse compassion illuminant son beau visage, elle semblait elle-même un ange de pardon et une messagère de cette divine miséricorde. En la contemplant, le même ravissement se refléta dans le regard de la mère et du fils, et Even murmura :

— Écoutez-la, maman, son cœur pur a les secrets du ciel.

— Oui, oui, elle est si belle, si douce ! balbutia la vieille dame. Mais j’ai oublié Dieu… le ne sais plus…

Penchée à son oreille, Alix lui dit alors les mystérieuses tendresses du pardon divin, elle apprit de nouveau à cette âme longtemps voilée les croyances oubliées… Près d’elle, attentif et recueilli, Even écoutait, et le calme descendait sur sa physionomie autrefois tourmentée par les passions et le remords.

Un pas précipité retentit tout à coup derrière la porte. Celle-ci, violemment ouverte, livra passage à Mathurine.

— Monsieur Even, venez vite ! cria-t-elle. La maudite veut empêcher M. le Curé d’entrer.

D’un bond, Even fut à la porte. Au milieu du couloir apparaissait la robuste silhouette du curé et, devant lui, se dressait Georgina, qui lui barrait le passage…

Elle tourna vers son frère un visage blêmi par la fureur.

— Que me raconte ce prêtre ? dit-elle en essayant de modérer les intonations irritées de sa voix. Il prétend que tu l’as fait demander…

— En effet, nous l’attendons avec impatience, répondit Even avec calme. Veuillez entrer, monsieur le Curé. Recule-toi donc, Georgina, le couloir est fort étroit.

Mais elle ne bougea pas et, de ses lèvres serrées, tombèrent ces mots :

— Il est trop étroit, c’est évident, pour laisser passer un prêtre… Aussi celui-ci ne passera-t-il pas. Ma mère a depuis longtemps rompu avec ces superstitions…

Les sourcils d’Even se froncèrent violemment, mais, se dominant, il dit avec froideur :

— Dis plutôt que tu lui as imposé tes idées impies, car je sais que cette pauvre mère n’a jamais renié son Dieu… Laisse passer M. le Curé.

— Jamais !…

D’un mouvement vif, Even lui saisit le bras, et sa poigne vigoureuse la maintint contre la muraille malgré sa résistance.

— Passez, monsieur le Curé, dit-il respectueusement, et veuillez excuser cette inconcevable scène.

Une fois le prêtre disparu dans la chambre, il lâcha le bras de sa sœur… Une fureur sans nom contractait les traits de Georgina et allumait d’effrayantes lueurs dans ses yeux gris. Elle se démasquait enfin, dépouillant son apparence charmeuse pour laisser voir le sombre abîme de son cœur.

— Tu es le plus fort aujourd’hui, mais j’aurai ma revanche, dit-elle d’un ton bas, vibrant de menace et de haine. Tu sauras alors ce qu’il en coûte d’être contre moi.

— En tout cas, j’ai pu apprécier ce qu’il en coûte d’être avec toi, répliqua-t-il avec amertume. Depuis le jour où tu me décidas, à force de flatteries et de mensonges, à te suivre à la villa Maublars, j’ai ressenti tous les abaissements et toutes les angoisses que peut éprouver un cœur humain. Désormais je te connais, Georgina.

Un rire cynique s’échappa des lèvres de Mme Orzal.

— Non, tu ne me connais pas encore, mon frère, et j’espère te le montrer quelque jour. En attendant, je te laisse dans cette atmosphère religieuse qui doit te paraître un peu étouffante, me semble-t-il, après tant d’années d’oubli. Cette petite Alix a bien manœuvré…

— Oui, parfaitement, et son arrivée a été une bénédiction pour cette triste demeure.

Le même rire plein de sarcasme et de défi résonna dans le couloir désert,

— Fou !… pauvre fou ! Je te croyais arrivé à un moindre degré d’abrutissement…

— Ce n’est pas ta faute, en tout cas, dit-il sourdement en fixant sur elle son regard méprisant.

— Comme tu le dis, mon frère… Vois-tu, ton intelligence me gênait, tes scrupules encore bien plus. J’ai anéanti tout cela… je le croyais, du moins, mais cette sotte Alix est venue se mettre à la traverse de mes plans, et te voilà repris des idées si difficilement supprimées.

Elle parlait avec volubilité, dévoilant ses trames odieuses sous l’empire de l’exaspération, bravant du regard et de la voix ce frère conduit par elle aux portes du désespoir et qui lui échappait enfin… Even s’était adossé à la muraille. Les bras croisés, impassible en apparence et le regard empreint d’une froideur méprisante, il écoutait sa sœur…

— La tâche n’a pas été facile, il faut en convenir. Seule, je n’aurais pas réussi…, mais Roger a trouvé le point sensible, l’orgueil des Regbrenz, toujours latent chez les meilleurs. C’est par l’intelligence qu’il t’a pris, Even. Une fois cette porte forcée, tu étais à nous… Et je ne t’ai plus craint ! dit-elle dans un élan de triomphant défi. J’avais vaincu ton Dieu, Even…

— Mais mon Dieu prend aujourd’hui sa revanche. Par les prières d’une enfant, il renverse tes plans abominables ! s’écria Even, indigné.

Un éclair de haine brilla dans le regard de Georgina.

— Une enfant, tu dis bien, Even, aussi n’ai-je rien à redouter de ce côté. Je la briserai, cette créature insensée, comme j’ai brisé sa mère, la belle Gaétane.

Une rage indicible faisait trembler sa voix et, en la regardant, Even eut la révélation soudaine du degré de haine de cette sœur envers sa sœur.

— Que t’avait-elle donc fait pour que tu la détestes ainsi ? s’écria-t-il avec un mouvement d’horreur.

Les épais sourcils blonds de Mme Orzal se rapprochèrent violemment, communiquant à son visage contracté une expression de dureté implacable.

— Ne te rappelles-tu pas combien elle était belle ?… plus belle que moi, disait-on toujours, et plus intelligente, douée de toutes façons, prétendait-on aussi. Lorsque j’étais enfant, on m’admirait souvent, mais il suffisait que Gaétane parût pour que les compliments fussent retournés… Et toujours il en a été ainsi. Je comptais épouser Maublars…, il a vu Gaétane, et c’est elle qu’il a voulue. Ensuite vint le tour de Philippe de Sézannek… Et tu me demandes pourquoi je la déteste ! fit-elle dans un cri haineux.

Oubliant l’empire si remarquablement exercé jusqu’ici sur elle-même, elle découvrait les sentiments pervers si longtemps et si bien dissimulés, se dépouillant ainsi, en même temps que de son charme fascinant, des dernières traces de sa beauté. Telle elle était en réalité, telle la découvrait aujourd’hui Even : enivrée d’envie et passionnée de vengeance.

— Et c’est pour cela que tu l’as fait chasser, que tu as brisé son cœur et, enfin, que tu l’as accusée de vol ? dit-il en secouant furieusement le bras de sa sœur.

— Oui, c’est pour cela surtout, répondit-elle cyniquement. Je hais tous ceux qui sont beaux et bons… et c’est encore pour cette raison que je t’ai ôté la foi, la dignité, la bonté. Maublars et moi travaillons à la même œuvre en luttant contre ce Dieu que nous voulons vaincre… Et nous serons les plus forts, entends-tu, Even ?

— Jamais, malheureuse !… et remercie ce Dieu que tu blasphèmes, car si tes infamies m’avaient été révélées il y a quelques mois, alors que je subissais un intolérable martyre de remords et de désespoir, je ne sais à quelles extrémités je me serais porté… Tiens, va-t’en, toi qui es la honte de notre famille. Je n’ai plus l’âme assez chrétienne pour te pardonner, mais je te méprise… Va-t’en !

Il se détourna brusquement sans prêter attention aux mots menaçants jaillissant des lèvres de Georgina et s’éloigna dans la direction du salon… Là s’étaient retirés M. de Regbrenz et Alix, afin de laisser le prêtre seul avec la mourante. Affaissé dans un fauteuil, le vieillard songeait tristement, tandis qu’Alix égrenait son chapelet avec ferveur. Près de la porte vitrée, les deux petits garçons jouaient sans entrain à un jeu paisible.

Even vint s’asseoir près de sa nièce et demeura silencieux, regardant glisser les grains d’ivoire entre les doigts de la jeune fille. Se demandait-il combien de grâces étaient le prix de ces invocations à la Reine du ciel ? Ou bien, au sortir de ce contact avec la créature odieuse qui était sa sœur, se complaisait-il dans la contemplation de cette âme charmante ?… cette petite âme toute radieuse de céleste blancheur, qui le ramenait invinciblement au Dieu de sa jeunesse. Celui qui aime les cœurs purs, mais accueille avec une infinie tendresse le pécheur pénitent.

Le départ du prêtre, l’arrivée du docteur vinrent enlever le père et le fils à leurs réflexions et Alix à ses prières. Comme l’avait tout à l’heure prévu Even, l’état de Mme de Regbrenz était désespéré et les heures désormais comptées… Le médecin se retira bientôt. Près de la mourante demeurèrent son mari, Even et Alix, ainsi que la fidèle Mathurine. Miss Elson, en prévision d’une nouvelle nuit de veille, s’était retirée pour prendre quelque repos. Dans le salon voisin, les enfants, après un rapide dîner, avaient été installés par Alix devant un jeu de cartes.

La tempête redoublait d’intensité et, sous ses coups furieux, la vieille demeure gémissait lugubrement. Le sourd grondement de l’Océan déchaîné se mêlait, tel une basse gigantesque, aux hurlements des rafales et aux gémissements de la nature ébranlée. Dans les accalmies, la voix farouche du terrible naufrageur s’élevait seule comme un Dies irae d’une incomparable puissance… Mais rien ne troublait la paix de cette âme prête à voir son Dieu. À mesure que le corps s’affaiblissait, l’esprit se dégageait des brumes qui l’avaient si longtemps obscurci. La mourante demanda tout à coup :

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt huit heures, grand-mère.

Un gémissement échappa à la vieille dame.

— Huit heures !… Gaétane partait à cette heure-là, par une tempête comme celle-ci…

Ses mains se joignirent et elle murmura :

— Pardon, mon Dieu !

— Oui, Dieu vous pardonne, chère grand-mère, soyez en paix, dit tendrement Alix.

Le silence se fit de nouveau dans la chambre… Un moment après, Mathurine, échappant à la somnolence qui l’envahissait, se leva doucement pour aller chercher les enfants afin de les faire se coucher. Elle reparut quelques minutes plus tard, tenant par la main Xavier à moitié endormi.

— Mademoiselle, savez-vous où est M. Gaétan ? demanda-t-elle à voix basse.

Sur la réponse négative d’Alix, son visage exprima une vive agitation.

— C’est étonnant, il n’est plus dans le salon. J’ai trouvé seulement M. Xavier endormi dans un fauteuil.

— Il est sans doute remonté, Mathurine.

— Peut-être, mademoiselle, je vais y voir… Dites bonsoir, monsieur Xavier.

Alix prit l’enfant entre ses bras et approcha son front des lèvres de Mme de Regbrenz. Une expression ravie traversa le regard déjà voilé de l’aïeule et ses doigts se promenèrent lentement dans les épaisses boucles noires.

— Le fils de Gaétane ! dit-elle avec un accent d’indescriptible bonheur.

Le petit la regardait, un peu effrayé, et, tournant la tête, il tendit les bras vers Even. Depuis sa récente aventure, il manifestait une prédilection marquée pour cet oncle jusqu’ici redouté, et celui-ci accueillait les témoignages de cette affection enfantine avec une joie profonde, mais étonnée, comme celle d’un être longtemps déshabitué de ces douceurs familiales.

Il enleva Xavier des bras d’Alix et l’appuya contre sa poitrine. La petite tête brune se laissa tomber sur la robuste épaule d’Even, et les grands yeux bleus se levèrent vers lui, exprimant une tendre confiance.

— Mon oncle, vous m’emmènerez dans votre bateau ? demanda-t-il d’un ton de prière câline.

— Oui, quand il fera beau et si Alix le permet… Allons, mon petit Xavier, va te mettre au lit, car tu fais attendre cette pauvre Mathurine qui est fatiguée.

— Oui, monsieur Xavier, venez vite, dit Mathurine, qui était en proie à une visible préoccupation.

Elle s’éloigna précipitamment avec l’enfant. De nouveau, le calme se fit dans la chambre, rompu seulement par la respiration embarrassée de la malade. Une demi-heure s’écoula ainsi… Tout à coup, Alix se redressa avec un léger cri d’effroi. Mathurine apparaissait de nouveau, le visage décomposé, et, derrière elle, arrivait miss Elson en simple peignoir, chose inconcevable de la part de la correcte Anglaise.

— Qu’y a-t-il ? crièrent simultanément Even et Alix.

Mathurine essaya de répondre, mais ses lèvres sèches ne laissèrent passer aucun son… Miss Elson répondit, en essayant de comprimer le tremblement de sa voix :

— Nous ne savons où est Gaétan… ou plutôt…

— Quoi donc !… Parlez, miss Esther ! oh ! parlez ! s’écria la jeune fille.

— Eh bien ! je pense que Gaétan sera allé jusqu’à la mer, sans doute dans l’intention de voir la tempête de plus près. Il y a des traces de pas se dirigeant vers le parc…

— Il sera seulement allé jusqu’à la terrasse… La porte de la grève étant fermée à clef, il n’y a pas à vous inquiéter, Alix, fit observer Even. Je vais aller chercher ce petit aventureux.

Un peu de soulagement détendit les traits de la jeune fille… Mais l’angoisse ne s’atténua pas sur la physionomie de l’institutrice et de la servante. Les trois femmes accompagnèrent Even dans le salon et le suivirent jusqu’à la porte vitrée, qu’il ouvrit pour descendre les deux marches conduisant dans la cour. Il se pencha vers le sol sur lequel Mathurine projetait la lueur de la lanterne qu’elle avait apportée.

— Mais il y a double trace de pas ! s’exclama-t-il avec stupeur. Qui donc a accompagné l’enfant !

Un cri de terreur s’échappa des lèvres d’Alix.

— C’est elle !… oh ! mon oncle, c’est elle qui l’a emmené ! Elle va se venger sur lui… mon frère, mon chéri !

— Oh ! si vous dites vrai !… si vraiment elle est capable de cela ! murmura Even d’un ton d’effrayante menace.

— Capable ! oh ! cent fois, monsieur Even ! s’écria Mathurine avec un accent haineux. Je la connais, allez, je l’ai vue à l’œuvre… Si vous voulez sauver l’enfant, ne perdons pas un instant.

— Va chercher une autre lanterne, ordonna-t-il, nous allons suivre les traces. Mais es-tu certaine que Mme Orzal n’est pas ici ?

— Ma foi, non, monsieur, je n’ai pas pensé à y aller voir. Je suis si sûre que c’est elle…

— C’est égal, il faut nous en assurer. Monte à sa chambre, Mathurine, et, en revenant, apporte une seconde lanterne.

Mathurine s’éloigna hâtivement. Le peu de temps qu’elle demeura absente parut interminable à Even et à la pauvre Alix… Quand elle apparut, ils constatèrent avec stupeur sa mine déconfite… vite expliquée par la vue de Georgina qui la suivait.

Un cruel sourire relevait légèrement la lèvre fine de Mme Orzal, et sa voix sarcastique s’écria :

— Je crois vraiment, Even, que cette pauvre Mathurine est complètement folle ! Elle vient me déranger là-haut en demandant si je suis sortie et, lorsque je lui ouvre, au lieu de répondre à mes questions, elle prend un air effaré absolument incompréhensible et se sauve comme un malfaiteur. Y comprends-tu quelque chose ?

Elle semblait avoir totalement oublié la terrible scène de l’après-midi et parlait paisiblement, avec une pointe d’ironie… Even plongea ses yeux sévères dans les prunelles aux lueurs changeantes. Les paupières battirent, mais Georgina soutint audacieusement ce regard scrutateur.

— Qui a emmené Gaétan dans le parc ? demanda Even d’un ton bref.

Le visage de Mme Orzal exprima une extrême surprise.

— Comment ?… de quoi me parles-tu ? Gaétan est dans le parc à la nuit et par ce temps ?

— Le fait est étrange, n’est-ce pas. L’enfant n’aurait jamais eu cette idée s’il n’y avait été engagé… ou forcé.

Les sourcils de Georgina se relevèrent en signe d’étonnement.

— Quelle bizarre histoire me débites-tu là ? Si Gaétan a voulu faire une petite fugue, pourquoi supposer un complice ?… et lequel ?

— Et à qui donc attribuer cette double trace de pas sur le sol ?

Even et sa nièce ne quittaient pas Georgina du regard et la virent pâlir légèrement en mordant sa lèvre avec violence. Mais elle dit tranquillement :

— Je n’y comprends rien, en effet. Cela est un peu inquiétant… La clôture du parc est en mauvais état près de la terrasse, et l’enfant a pu être enlevé par quelque rôdeur…

Even jeta un rapide coup d’œil sur le costume de sa sœur. C’était un ample peignoir bleu pâle enjolivé de délicates broderies… Il était évident que ce vêtement, d’une irréprochable fraîcheur, n’avait pas affronté les ronces et les fondrières du parc, pas plus que la coiffure aux ondulations impeccables ne s’était trouvé exposée un seul instant au souffle violent de la tempête. Le temps relativement court écoulé depuis le départ de l’enfant ne lui ayant pas permis de revenir et de changer de toilette, il ne restait plus qu’à admettre l’existence d’un complice… car Even avait maintenant la certitude inexpliquée, mais absolue, de la culpabilité de sa sœur.

— Il faut le chercher au plus tôt, continua GeorGeorgina en hochant la tête. Il ne peut encore être très loin…

— Tu sais qu’il est bien caché, perdu peut-être, misérable ! cria Even, exaspéré devant cette hypocrisie. Mais prends garde à toi ! Si je ne le retrouve pas, je saurai t’atteindre et te briser, créature criminelle !

Il lui avait saisi le poignet et le serrait avec une telle violence qu’elle eut un cri de douleur.

— Lâche, qui brutalise une femme ! cria-t-elle avec rage.

Il la couvrit de son regard fulgurant de mépris indigné.

— Tu n’es pas une femme, mais un monstre. Qu’as-tu fait de Gaétan ?

Elle éclata d’un rire mauvais, qui résonna jusqu’à la chambre où agonisait sa mère.

— Cherche-le si tu veux, beau défenseur des opprimés… Moi, je…

Elle s’interrompit. La porte de la chambre venait de s’ouvrir, laissant voir le visage courroucé de M. de Regbrenz.

— Qui a ri ainsi ? demanda-t-il rudement en regardant tour à tour ses enfants et Alix. Qui ose troubler la paix de ma pauvre Suzanne ?… Est-ce toi, Georgina ?

— Oui, mon père, dit-elle hardiment. Je regrette d’avoir dérangé ma mère, mais votre fils me traite de telle façon que le mépris seul peut lui répondre.

— Est-ce vrai, Even ?

Even fit quelques pas vers son père, et, sans regarder Georgina, répondit froidement :

— Il est vrai, mon père, que je l’ai traitée comme la dernière des misérables, et telle elle est en effet. Si Gaétan est en ce moment égaré, perdu, on ne sait où enfin, c’est elle qui a tout conduit : c’est son complice qui a emmené l’enfant.

— Est-ce vrai, Georgina ?

Il fixait sur sa fille ses yeux ternes… Que lut-elle dans ce regard pour que le sien, qui avait défié Even, se baissât subitement, tandis que son visage devenait blême ?… Quel sentiment de crainte ou d’impuissance clouait ses lèvres si promptes à la riposte ?

Le vieillard fit un pas et étendit la main vers elle. En ce moment, cet être vieilli, dégradé de corps et d’esprit par un long esclavage moral, recouvrait quelque chose de la majesté paternelle.

— Tu n’oses plus soutenir tes mensonges… La coupe est pleine, désormais, car je comprends le rôle infâme que tu as joué parmi nous. Par ta faute, je sens peser sur mes épaules d’épouvantables injustices… Je me repens, mais toi… toi qui nous as couverts de honte et de douleur, je te maudis comme j’ai maudit ta sœur innocente, je te chasse comme je l’ai chassée un soir, ma belle et fière enfant… Va-t’en !

Sa main tremblante désignait la porte… Georgina eut un sursaut de révolte, une flamme intense jaillit de son regard et, d’un ton insultant, elle s’écria :

— Vous voilà arrivé au même point qu’Even !… Pauvres êtres sans ressort que les patenôtres et les mines innocentes d’une petite fille suffisent pour affaisser moralement ! Vous n’aviez pas cette vertueuse indignation, mon père, lorsque je vous proposais autrefois les petites combinaisons qui devaient nous procurer des ressources… Mais, soit, je vais me retirer, quitter dès demain ce logis où régnent désormais la faiblesse et la superstition. Je n’ai que faire ici, maintenant.

— En effet, tu y as fait ou tenté tout le mal possible… Et cependant, malgré tout, la fortune de tes neveux t’échappe ! s’écria Even avec une cinglante ironie.

Elle ouvrait la bouche pour répliquer, mais son père s’avança et, lui saisissant le bras, la poussa vers la porte en répétant d’une voix saccadée :

— Va-t’en… Va-t-en !

Elle tourna le dos avec un ricanement et s’éloigna… D’un pas lent et pénible, le vieillard rentra dans la chambre, dont la porte se referma sur lui.

— Voilà la justice de Dieu, dit Even à sa nièce, qui s’appuyait, pâle et frissonnante, au chambranle de la porte vitrée. Comme moi, mon père a connu peu à peu la vérité… Maintenant, à l’œuvre. Rassurez-vous, ma pauvre enfant, Georgina a seulement voulu vous infliger une poignante inquiétude, mais quant à chercher autre chose, non, non, Alix, je vous assure !

Sa conviction ne semblait cependant pas très profonde ; et celle d’Alix ne l’était pas davantage, car elle murmura :

— Mathurine l’a dit, elle est capable de tout…

La servante s’était éclipsée pendant la précédente scène et revenait en ce moment, apportant la seconde lanterne.

— En route ! commanda Even. Miss Elson, vous allez, n’est-ce pas, rester avec Xavier, puisqu’il faut désormais une constante surveillance près de ces pauvres enfants !… Allons, Mathurine !

— Et moi aussi, mon oncle ?

— Vous, Alix !… Non, certes, je ne vous exposerai pas à cet ouragan…

— Croyez-vous donc que je pourrais demeurer tranquillement ici, tandis que mon pauvre petit souffre peut-être et appelle sa sœur ?… Non, non, mon oncle !

— Alix, je ne vous emmènerai pas…

Mais, sans l’écouter, elle s’élança au-dehors et se dirigea vers le parc, sous la rafale qui la repoussait brutalement.


Malgré le vent ininterrompu, les sentiers du parc étaient encore mouillés de la pluie tombée la nuit précédente et, sur ce sol boueux, les pas avaient fortement marqué, ainsi que le constatèrent Even et Mathurine en rejoignant Alix. Près de l’empreinte des petits pieds de Gaétan, l’autre apparaissait beaucoup plus large, telle que celle d’un pied masculin… Tous trois s’engagèrent sous la feuillée incessamment secouée par le souffle courroucé et hurlant.

Ils avançaient rapidement malgré les ténèbres épaisses, sans échanger une parole, car tous avaient la gorge serrée par l’émotion, et la pauvre Alix était torturée par une angoisse indicible. À tout instant, Even se baissait afin de constater la continuation des traces sur la terre humide… Ils atteignirent ainsi la terrasse et, d’un bond, Alix fut à la porte.

— Elle est ouverte !… Mon oncle, il est passé par ici ! cria-t-elle avec terreur.

Even s’élança à sa suite sur la grève. L’ouragan, un peu atténué dans le parc, se livrait là à toute sa violence. Dans l’obscurité intense, le souffle furieux des rafales s’unissait au mugissement des flots soulevés et au brisement des lames contre les roches.

— Alix, retournez, je vous en supplie ! cria Even.

Mais le vent emportait ses paroles, ou bien Alix ne voulait pas entendre, car elle continua sa route sous la rafale qui la secouait sans pitié. Une prière ininterrompue s’élevait de son cœur déchiré, tandis qu’elle voyait en esprit le petit corps roulé par la vague monstrueuse dans l’horreur de cette nuit de tempête.

Sur le sable, les pas marquaient à peine et, la zone des rochers étant atteinte, les indices manquèrent complètement. Il fallait chercher en aveugle dans ce dédale de roches glissantes et de flaques d’eau laissées par la dernière marée.

Alix avançait intrépidement, mais, peu habituée à cet exercice, elle trébuchait et se blessait les mains en se retenant au roc… Son bras fut tout à coup saisi et elle se sentit soutenue par une main vigoureuse, guidée par un être fort et agile, pour lequel cette course pénible n’était qu’un jeu. Confiante, Alix se laissait diriger par son oncle, bénissant Dieu du soutien inespéré qui lui était donné dans sa détresse.

L’espace compris entre la falaise et la mer se resserrait peu à peu. Le flot montant s’engouffrait à travers les roches avec un bruit de tonnerre, et ses embruns, projetés par le vent, enveloppaient de brume les jeunes gens et Mathurine. À gauche, dans la muraille à pic formée par la falaise, s’ouvraient trois ou quatre grottes, non encore atteintes par le flux.

— Je vais les visiter, dit Even, mais, pour les autres, cela est impossible, elles sont déjà envahies par la mer.

Mais rien, toujours rien dans les grottes au sol sablonneux couvert de varech et de coquillages. À la quatrième, la vague écumante venait mourir à quelques pas de l’entrée, et, lorsque Even rejoignit les deux femmes, ses pieds étaient mouillés par l’eau qui les avait couverts au passage.

— Dans dix minutes, la mer aura rempli cette grotte. Impossible de chercher plus loin.

Défaillante d’angoisse, Alix s’appuya à une roche. Cette parole lui semblait la condamnation de Gaétan… Les larmes coulaient, brûlantes, de ses yeux fatigués, et ses mains se tordaient inconsciemment tandis qu’elle murmurait :

— Mon petit Gaétan !… Oh ! mon Dieu, pitié !… sauvez-le !

Tout à coup, une exclamation de Mathurine fit tressaillir Even et la jeune fille. La Bretonne, qui errait comme une âme en peine au milieu des roches, venait de se baisser pour ramasser un objet.

— Monsieur, mademoiselle, venez !

C’était un porte-monnaie, un charmant petit porte-monnaie en cuir de Russie donné par Alix à son frère, l’année précédente. La jeune fille le saisit et le pressa fiévreusement contre sa poitrine.

— Où es-tu, mon petit frère ?… Est-ce dans cette mer effrayante ?… ou brisé sur ces rochers ?… Oh ! mon Dieu !

Even ne se sentait pas la force de prononcer des paroles de consolation. Pour lui, le doute n’existait plus. Puisque Gaétan avait été amené jusqu’ici et qu’il demeurait invisible, il avait inévitablement péri… À quoi bon, dès lors, tenter d’abuser la malheureuse enfant quelques minutes de plus ?

Mais qui était l’être infâme auteur de ce rapt ?… Qui chercher, qui soupçonner ?

Machinalement, Even releva la tête et son regard rencontra une vague ligne blanchâtre en haut de la falaise. C’était l’élégante balustrade de pierre terminant les jardins de la villa Maublars… et une illumination se fit dans l’esprit d’Even. Comment n’avait-il pas songé à celui qui avait déjà introduit le malheur dans sa famille, cet être capable de tout, il en avait eu la preuve ? Oui, Roger Maublars, seul, pouvait accomplir ce crime, car lui seul, après Georgina, y avait intérêt…

Non un intérêt matériel, mais l’affreuse et passionnante joie de la vengeance. Du même coup, il atteignait Even, son insulteur, Alix, l’enfant innocente dont le pur regard l’avait condamné… et, par une haine rétrospective dont ce cœur pervers était certes capable, il pensait peut-être, en sacrifiant l’enfant si semblable à sa mère, frapper cette Gaétane qui avait refusé — avec quel mépris ! — de devenir son épouse.

Mais quel sort lui avait-il réservé ? Cet homme, qui était père, avait-il eu l’épouvantable courage d’ôter la vie à ce jeune être ?… ou bien plutôt, comme tout le faisait supposer, s’était-il contenté de l’abandonner dans quelque coin du rivage, exposé à la fureur des lames impitoyables ?

Even crispa les poings en retenant une imprécation. Que ne tenait-il entre ses mains ce lâche, cet infâme qui corrompait les cœurs et se vengeait sur un enfant !… En cette minute, il lui eût fait payer ses tortures morales, les souffrances de sa mère, la déchéance de son père et les larmes de la pauvre Alix… car, en ces fautes et ces odieuses manœuvres de Georgina, il avait eu sa part d’influence, il avait été le conseiller toujours écouté. Aujourd’hui, il devenait le complice, exécuteur de l’œuvre vengeresse…

— Monsieur, s’il était dans la grotte du Loup ? dit près de lui la voix brisée de Mathurine.

Il sursauta en retenant une exclamation et, levant sa lanterne, essaya vainement de percer les ténèbres. Mais il savait que là, devant lui, à quelques centaines de mètres, la ligne de la falaise s’infléchissait pour former une large courbe, de telle sorte que le flot arrivait de deux côtés à la fois, enveloppant sournoisement, avec une extrême rapidité, la bande de sable semée de galets qui s’étendait devant la grotte du Loup, barrant le passage à l’imprudent qui s’aventurait là au moment du flux. Peu à peu, les flots bondissants envahissaient la grotte et, lentement, avec une implacable cruauté, acculaient leur victime et la renversaient enfin. Le lendemain, sur quelque point du rivage, un corps était retrouvé…

— Quelle heure est-il ? murmura Even en tirant sa montre. Neuf heures et demie… La mer n’est pas encore entrée dans la grotte. Si Gaétan est là, il peut être sauvé…

De nouveau, il éleva la lanterne. Entre lui et la grotte du Loup, la distance était courte, mais comblée de lames énormes, hurlantes, qui déferlaient avec fracas contre le roc de la falaise. Les vagues sombres, couronnées d’écume, semblaient une infranchissable barrière… et cependant Even n’hésita pas. D’un mouvement résolu, il fit tomber sa veste.

— Monsieur Even !… oh ! monsieur Even ! gémit désespérément Mathurine.

— Mon oncle, qu’allez-vous faire ? s’écria Alix en joignant les mains dans un geste de terreur.

— Priez pour moi si je ne reviens pas… et merci, Alix ! dit-il d’une voix étouffée en s’élançant vers les flots.

Une minute plus tard, les deux femmes l’aperçurent soulevé par la vague, luttant contre l’élément furieux. Puis la nuit leur déroba tout.

— Il est perdu, Seigneur ! murmura Mathurine en se laissant tomber à genoux.

Alix l’imita, et la prière ardente de ces cœurs tourmentés monta vers le ciel pendant ces minutes qui leur parurent interminables. À tout instant, les deux femmes devaient reculer devant le flot qui avançait toujours.

Tout à coup, Mathurine s’écria :

— Je vois quelque chose… tenez, entre ces deux vagues… Le voilà qui disparaît… Ô Sainte Vierge, pitié !…

Une vague monstrueuse venait de s’abattre sur la forme indistincte entrevue par la servante. Quelques secondes s’écoulèrent et, de nouveau, elle reparut, jetée vers les deux femmes par le flot écumant… C’était Even, et l’une de ses mains retenait contre lui un enfant. Alix jeta un cri de bonheur :

— Gaétan est là !… Merci, mon Dieu !

Even semblait à bout de forces et, malgré l’énergie surhumaine déployée dans sa lutte contre l’Océan, il ne parvenait plus à faire les quelques mètres le séparant du sol ferme. Un appel retentit, affaibli par la tempête :

— Je ne peux plus… Au secours !

Simultanément, sans un instant de réflexion, les deux femmes s’élancèrent. Qu’allaient-elles faire, la jeune fille frêle et inexpérimentée et la servante affaiblie par ses infirmités ?… Elles ne se le demandèrent même pas. Un semblable mouvement de folle abnégation les poussait, sans souci du monstre déchaîné, vers celui qui appelait à l’aide…

Mais Even avait réussi à accomplir le suprême effort et une énorme lame sombre le jeta près des deux femmes. Il se traîna jusqu’à une roche demeurée sèche et s’y laissa tomber, épuisé, sans lâcher Gaétan évanoui.

— Il est sain et sauf, murmura-t-il d’une voix essoufflée.

Alix saisit l’enfant, le pressa contre elle en baisant ce front pâle et mouillé. Il ouvrit les yeux, reconnut sa sœur et murmura :

— Pardon, Alix… Oh ! mon Alix !

Mathurine, affolée de joie, s’était agenouillée près de la jeune fille en laissant échapper des mots entrecoupés.

— Le voilà retrouvé, notre petit… Elle le détestait tant !… Mais elle n’a pas réussi, il est sauvé ! sauvé !…

— Qui t’a emmené ainsi, mon Gaétan ? murmura Alix.

— C’est M. Maublars.

— M. Maublars !… Oh ! je le pressentais ! s’écria douloureusement la jeune fille.

Even, oubliant son immense fatigue, s’était levé d’un bond et se penchait vers son neveu.

— C’est Maublars, dis-tu ? Le misérable lâche… Mais nous éclaircirons cela plus tard. Voici le flot qui nous gagne, et, dans quelques instants, nous ne pourrions plus passer. Vite, à la maison !

Le retour fut infiniment pénible pour ces êtres brisés de lassitude et d’émotion, pour Alix surtout, que ne soutenaient plus l’anxiété et la force nerveuse de tout à l’heure. Le vent implacable la secouait avec furie, attachant à son corps ses vêtements mouillés par les embruns et par la vague qu’elle avait reçue en plein en s’élançant à l’appel du sauveur de Gaétan. Maintes fois, ses jambes fléchissantes furent prêtes à lui refuser leur aide, et, cette fois, la main secourable d’Even n’était plus là, car celui-ci, malgré son propre épuisement, devait porter Gaétan, anéanti de fatigue… Dans la nuit intense, les pieds trébuchaient, s’enfonçaient dans les flaques d’eau ou glissaient sur le goémon humide, et ce trajet relativement court leur parut à tous durer un siècle.

Le parc était atteint enfin. Sous les jeunes arbres tordus sans relâche par la tempête, un certain calme régnait qui permit à Even et à ses compagnes de hâter le pas… Ils arrivaient à l’orée du parc lorsqu’un coup de vent d’une violence inouïe les rejeta en arrière. Des branches craquèrent autour d’eux, les arbres plièrent en gémissant et, du côté du manoir, le bruit d’un écroulement terrible se fit entendre.

Even, à demi aveuglé par le vent, s’élança dans cette direction et projeta le rayon de sa lanterne vers l’aile droite du vieux logis. Tout un pan de la tour de la Comtesse venait de s’effondrer…

— C’est la tour maudite !… et justement là où se trouve votre chambre, monsieur Even ! s’écria Mathurine qui arrivait derrière lui. Ne vous avais-je pas souvent annoncé la catastrophe ?… Et, sans tous ces malheurs qui nous arrivent, vous seriez peut-être là-dessous ! ajouta-t-elle en frissonnant.

Even passa la main sur son front mouillé par l’eau de mer qui ruisselait de ses cheveux.

— Il y a quelques mois, j’aurais dit « tant mieux », murmura-t-il, mais aujourd’hui… oh ! non, non, car j’ai entrevu la justice de Dieu, et je connais désormais mon but dans la vie…

Il rejoignit Alix qui ne s’était pas arrêtée et entraînait son frère grelottant vers le manoir. Au seuil du salon, miss Elson et Rose attendaient… L’institutrice saisit Gaétan entre ses bras et s’écria en pleurant :

— Oh ! méchant enfant, quels tourments vous nous causez !… et en un pareil moment !… Monsieur Even, si vous voulez recevoir le dernier soupir de votre mère, hâtez-vous…

Il s’élança vers la chambre, et Alix le suivit sans plus songer à ses vêtements mouillés.

M. de Regbrenz, penché sur le lit, tenait la main de sa femme entre les siennes. Il n’y avait plus qu’un souffle de vie chez la mourante et cependant elle reconnut encore ceux qui entraient. Ses lèvres s’agitèrent pour parler, mais vainement. Seul son regard exprima un profond soulagement en voyant Even et Alix s’approcher d’elle.

— Elle vous a demandés, dit la voix altérée de M. de Regbrenz. Où étiez-vous donc ?

— À la recherche de Gaétan, que Maublars, de complicité avec Georgina, avait conduit à la grotte du Loup.

Le vieillard se redressa en laissant échapper une exclamation de fureur.

— Elle !… encore elle ! Quand cessera-t-elle de nous persécuter, de compromettre l’honneur de notre famille ?… Oh ! misérable !… Et si longtemps je l’ai crue, écoutée !

La physionomie profondément altérée de Mme de Regbrenz exprima une soudaine agitation. La mourante avait-elle compris les paroles qui venaient d’être prononcées ?… Toujours est-il que ses mains se tordirent sur le drap dans un mouvement de douleur, tandis qu’un faible gémissement s’échappait de ses lèvres.

— Qu’avez-vous, maman, chère maman ? dit Even en baisant avec une tendresse émue le front couvert d’une légère sueur.

Il avait été son enfant préféré et lui avait aimé d’un amour indulgent, un peu protecteur, cette mère faible, gracieuse et douce. Mais, en même temps que toutes ses affections anciennes, ses croyances et ses joies pures, ce sentiment filial s’était voilé pendant de longues années ; l’égoïsme, l’amer désespoir avaient effacé l’image maternelle… Et elle, la pauvre femme, qu’une tendresse enveloppante eût peut-être enlevée à sa paisible démence, n’avait plus reconnu, en cet être déchu, son fils, son bel Even au cœur aimant. Ils avaient vécu longtemps côte à côte comme des étrangers, séparés par une barrière invisible qui était l’œuvre de Georgina.

Aujourd’hui, la lumière irradiait de nouveau ces intelligences ressuscitées à la vie morale et une joie surhumaine venait jeter un dernier rayon sur le visage mourant de la mère. Elle souleva un peu sa main, caressa longuement, tendrement, la figure d’Even, comme s’il eût été encore un petit enfant… Puis cette main déjà froide se posa sur la tête d’Alix agenouillée contre le lit. La jeune fille prit le crucifix posé sur la table et le tendit à Even, qui l’approcha des lèvres de sa mère… En baisant l’image bénite du Sauveur, Mme de Regbrenz laissa échapper le dernier soupir.

Even tomba à genoux, en tenant toujours la croix entre ses doigts crispés. Ses yeux, creusés par l’émotion et la douleur, considérèrent longuement le cher visage sur lequel descendait le calme éternel, puis il se releva et se tourna vers son père.

Le vieillard, debout, les bras croisés, contemplait la morte avec un farouche désespoir. En ces quelques heures, l’amour profond qui l’avait uni autrefois à la douce Suzanne de Rézan s’était réveillé, à l’approche de la séparation, avec une intensité doublée par le remords. L’époux, le père coupable, avait sondé sa conscience, envisagé ses torts et ses injustices… Il avait compris que cette épouse dévouée, toujours aimante, était la victime de ce monstrueux égoïsme qui lui avait fait sacrifier l’honneur de son nom, le bonheur de Gaétane et l’âme d’Even pour suivre aveuglément Georgina dans la voie des compromissions. Afin d’acquérir les jouissances matérielles qui lui faisaient défaut, il avait tout risqué… et cependant la gêne était revenue obstinément s’asseoir à son foyer. La lente désorganisation intellectuelle opérée par sa fille l’ayant rendu incapable de tout sentiment élevé, indifférent à tout ce qui l’occupait autrefois, il n’avait plus connu que l’ennui et la monotonie des jours sans but, avec le vide de toute affection. De sa coupable faiblesse, il ne restait à ce vieillard que le remords, rendu tangible par la vue de celle qui était là, pauvre douce créature qu’il s’était acharné à tromper, à annihiler, à désespérer en lui enlevant sa foi vive… Certes, en tout ceci, il avait été poussé et dirigé par Georgina, mais le résultat n’en avait pas moins été le déchirement de ce cœur sensible et faible, si peu apte à lutter, à réagir contre les grandes secousses.

— Père, allez vous reposer, Mathurine va rester ici, dit affectueusement Even en se penchant vers lui.

Il secoua négativement la tête et, d’un pas lourd, alla s’asseoir dans le fauteuil placé au pied du lit. Alix se releva, baisa le front glacé de son aïeule et s’approcha d’Even. Des larmes coulaient sur son visage très pâle et extrêmement altéré.

— Pauvre chère grand-mère, elle commençait à nous connaître et à nous aimer, et la voilà partie !… Mais elle est paisible et heureuse, désormais, mon oncle…

Un douloureux soupir sortit de la poitrine d’Even.

— Oui, elle a enfin la consolation et le repos qu’elle n’a pu trouver ici, parmi ses enfants… Et cette mort heureuse, chrétienne, c’est à vous qu’elle la doit, Alix !

— Que dites-vous là, mon oncle ? murmura-t-elle avec un geste de protestation. Dieu seul donne une bonne mort…

— Mais ses anges le prient et secondent sa miséricorde, dit-il si bas qu’Alix ne le comprit pas. Allons, ma pauvre enfant, allez ôter vivement vos vêtements mouillés et voir ce que devient Gaétan… Mais comme vous frissonnez ! Montez vite, je vais commander à Rose des boissons chaudes… Où es-tu, Mathurine ?

Une forme sombre se redressa dans la ruelle du lit et une face ruisselante de pleurs apparut. Lentement, Mathurine s’approcha de son jeune maître.

— Pauvre Mathurine, toi aussi tu regrettes celle qui était si bonne et pour laquelle tu t’es tant dévouée !… Mais il faut penser aux vivants, ma bonne fille. Occupe-toi de Mlle Alix, qui est toute grelottante ; va toi-même mettre des habits secs, puis tu reviendras me remplacer un peu ici…

— Mais vous, mon oncle ?… Vos vêtements sont ruisselants !

Il eut un geste d’insouciance :

— J’en ai bien vu d’autres, dans mes courses en mer. Dépêchez-vous de monter et soignez-vous bien, Alix. J’irai plus tard prendre des nouvelles de Gaétan.

Il retourna vers le lit, et Alix suivit Mathurine. La jeune fille se sentait anéantie, tour à tour brûlante et glacée… Miss Elson ne put retenir un geste d’inquiétude en la voyant apparaître, si pâle et si défaite, dans la chambre des petits garçons.

— Venez vite vous déshabiller, ma pauvre chère. Était-ce raisonnable d’accomplir pareille équipée ?… Alix !… voyons, Alix !

Mais, sans l’écouter, la jeune fille courait vers le lit. Gaétan lui tendit les bras et, plusieurs minutes, ils demeurèrent enlacés, savourant le délicieux bonheur de se sentir réunis après les cruelles angoisses de l’heure précédente.

— Je ne croyais plus te revoir, ma sœur, balbutiait le petit garçon. La mer avançait… Elle allait me toucher au fond de la grotte quand mon oncle est apparu… Oh ! combien je t’ai inquiétée, mon Alix ! dit-il avec désespoir. Mais pourquoi cet homme m’a-t-il abandonné là ?… Pourquoi m’en voulait-il, ma sœur ?

— Ah ! M. Maublars ! fit-elle sourdement. Pourquoi l’as-tu suivi, malheureux enfant ?

— Mais je ne l’ai pas suivi, Alix !… J’étais bien tranquille dans le salon, je sommeillais même un peu près de Xavier qui dormait tout à fait, lui, quand je me suis senti saisi, emporté au-dehors. En me débattant, je parvins à lever la tête et je reconnus M. Maublars. Mais il me serra plus fort et il me fut impossible de faire un mouvement… Je savais que nous allions vers la mer, j’entendais de plus en plus le bruit des vagues, bientôt je sentis un peu d’eau sur mes mains et sur mon visage… Puis je fus déposé à terre. J’étais seul, dans l’obscurité, et un bruit effrayant se faisait entendre à quelques pas de moi. Au bout d’un instant, je sentis un frôlement sur mes pieds… C’était la mer qui arrivait. En reculant, je heurtai le fond d’une grotte, et je compris qu’il m’était impossible de fuir… J’ai pensé alors que j’allais mourir et j’ai demandé à Dieu de te consoler, ma sœur chérie, dit-il en lui entourant le cou de ses bras dans un élan de tendresse bien rare chez lui.

— Et ce Dieu si bon t’a exaucé en te sauvant, mon petit frère. Demain, nous remercierons ensemble celui qui a été son instrument et qui n’a pas hésiter à risquer sa vie pour toi.

— Oh ! Alix, comme il est fort et courageux !… Et maintenant il est bon. Ce n’est plus du tout le même… Je trouve qu’il ressemble beaucoup à maman… Mais peux-tu me dire, Alix, pourquoi M. Maublars a voulu me faire mourir ?

Il attachait sur elle ses grands yeux graves, qui reflétaient l’indicible étonnement de cette âme enfantine devant ce mystère d’iniquité, cette vengeance inexpliquée pour elle… Alix serra fiévreusement les mains de son frère en étouffant un soupir d’angoisse.

— Il nous hait tous, voilà ce que je puis te dire, et, s’il t’a choisi pour victime, c’est que tu ressembles à ceux qui ont le premier rang dans ses rancunes…

— À ma mère et à mon oncle, alors, conclut-il sans hésiter. Je comprends maintenant, ma sœur…

— Alix, venez vous mettre au lit, je vous prie ! s’écria miss Elson avec autorité. Si vous voyiez quelle mine vous avez !… Gaétan en sera quitte pour peu de chose, je l’espère, car il est robuste, mais on n’en peut dire autant de vous. Laissez-vous soigner, ma chère, vous en avez plus grand besoin que lui, croyez-moi.

La jeune fille embrassa son frère et se dirigea vers sa chambre. Un tremblement l’agitait, une rougeur brûlante avait remplacé la pâleur de tout à l’heure et, dans son cerveau, les idées commençaient à s’emmêler bizarrement. Une fois couchée avec l’aide de l’institutrice, elle laissa tomber sa tête sur l’oreiller en murmurant d’une voix lointaine :

— Je vous ai offert… mon Dieu… tout pour leur âme !… Even… mes frères, grand-père, pour eux, mon Dieu !

x.


Le soleil levant pénétrait en flots d’or dans la chambre rose et blanche, l’élégante chambre parisienne transportée dans l’austère tour de Saint-Conan. Les rayons, où dansait une poussière lumineuse, faisaient étinceler la glace Louis xv, enveloppaient d’une lueur blonde le portrait de Mme de Sézannek et, sur le chiffonnier, venaient errer, parmi les fioles à demi pleines, les tasses et les menus objets nécessités par la maladie… Mais ces indiscrets rayons ne s’en tenaient pas là, et, curieusement, effleuraient le jeune visage à demi enfoui dans l’oreiller, soulignant ainsi les traits creusés et le teint blême de celle qui dormait là.

Était-ce bien Alix de Sézannek, cette pauvre petite créature amaigrie que Mathurine regardait dormir avec attendrissement ? La maladie qui avait terrassé la jeune fille, au soir de la mort de Mme de Regbrenz, avait opéré d’effrayants ravages sur cette constitution frêle, et, cependant, depuis de longs jours, elle luttait contre la mort. Even, brisé de douleur et de remords — car il s’accusait d’avoir si longtemps laissé toute liberté à sa sœur — avait appelé les meilleurs médecins de Nantes et, enfin, le docteur Sérand lui-même… La veille seulement, celui-ci avait prononcé un mot d’espoir.

— Je trouve un mieux léger, très léger. Si elle peut dormir paisiblement quelques heures, elle sera sauvée.

Voici pourquoi Mathurine, flottant entre la crainte et l’espérance, écoutait la respiration de la jeune fille, saccadée d’abord, puis s’égalisant peu à peu jusqu’à devenir un souffle régulier… Le visage de la fidèle Bretonne rayonna de joie, ses mains se joignirent dans un geste de reconnaissance, mais elle demeura longtemps immobile, n’osant faire un mouvement pour annoncer la bienheureuse nouvelle. Elle demeura ainsi près d’une heure, jusqu’à l’instant où le docteur Sérand entra, suivi de miss Elson et d’Even.

Mathurine posa un doigt sur ses lèvres en murmurant avec ravissement :

— Elle dort.

Et tous eurent un soupir de bonheur, de soulagement immense… mais aucun à l’égal d’Even. Nulle parole humaine ne saurait dépeindre le regard de radieuse reconnaissance dirigé vers la blanche Madone si chère à Alix et devant laquelle, en ces jours d’angoisse, le pécheur converti avait réappris à prier.

Ils s’assirent tous trois dans un angle de la chambre et bientôt Xavier et Gaétan, se glissant par la porte entrouverte, vinrent doucement les rejoindre… Even prit sur ses genoux le plus jeune des enfants et entoura de son bras le cou de Gaétan. Maintes fois, pendant cette période de mortelle inquiétude, ils étaient venus se réfugier ainsi près de celui qui les aimait maintenant avec passion. La voix grave et tendre de son oncle Even avait seule pu atténuer le sombre désespoir, l’affreuse angoisse de Gaétan en présence du danger menaçant sa sœur… En cette occasion s’étaient révélées à Even l’âme ardemment aimante et la force de volonté de son neveu, en même temps que la puissance de réflexion de ce jeune cerveau. Surpris et un peu effrayé, il avait murmuré, comme autrefois Alix : « Que deviendra cet enfant ?… ange ou démon ? »… Avec une extrême attention, il étudiait chaque jour cette riche et étrange nature et prenait une influence grandissante sur ce petit être sauvé par lui.

… Le soleil inondait maintenant le lit, frappant Alix en plein visage. Miss Elson se leva avec précaution pour abaisser le store… Fut-ce ce léger mouvement ou, plutôt, la brûlure des chauds rayons ?… Toujours est-il que la jeune fille fit un mouvement et ouvrit lentement les yeux.

Au lieu de s’élancer vers elle, tous demeurèrent immobiles, soudain anxieux et tremblants, sans quitter du regard le cher visage si changé. Sous les grands cils noirs, les yeux apparaissaient, mais vagues, dépourvus de cette lumière qui était l’âme même d’Alix… La main de la jeune fille palpa longuement le drap. Sur sa physionomie se lisait une vive perplexité, augmentée de minute en minute.

— Comme il fait noir ! murmura-t-elle faiblement, Je voudrais de la lumière…

Le docteur échangea avec ses compagnons un douloureux regard. Le doute n’existait plus pour eux, depuis quelques jours ; les souffrances de sa maladie avaient déterminé chez Alix la complète cécité, dont elle était quelque peu menacée auparavant… Mais il importait de lui cacher ce malheur au moins un ou deux jours encore, afin d’éviter les émotions trop vives.

Le docteur s’approcha du lit et prit la main de la jeune malade.

— Vous voilà donc en voie de guérison, ma chère enfant ! dit-il gaiement. Vous vous êtes payé cette petite maladie simplement pour procurer à votre vieil ami la satisfaction de vous revoir.

— Oh ! docteur, c’est vous ! fit-elle joyeusement. Et cette bonne Jeanne ?

— Toujours la même, et vous envoyant cent baisers. Elle m’a bien supplié pour venir, mais, en vérité, ce n’était guère le moment, car elle est un peu encombrante et pas très utile près des malades, ma Jeanne.

— Mais qu’ai-je donc eu, docteur ?

— Une maladie très longue, dont vous voilà heureusement sortie, mon enfant. Il s’agit désormais de vous laisser soigner bien tranquillement et je réponds de votre prompte guérison.

— Et mes frères, mon oncle ?… Mais pourquoi restons-nous dans la nuit ?

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon enfant, il le faut encore pendant quelque temps… M. Even, miss Elson et vous, les enfants, venez embrasser notre petite malade.

Ils ne se le firent pas répéter et, tour à tour, vinrent baiser le front pâle d’Alix, toute radieuse de bonheur.

— Mais je voudrais vous voir tous… Docteur, rien qu’un petit instant de lumière ! supplia-t-elle.

— Non, non, ma chère enfant, soyez raisonnable, répondit-il en comprimant l’émotion qui faisait trembler sa voix.

Elle n’insista pas et demeura silencieuse, tenant entre ses mains celles d’Even qui s’était approché d’elle le dernier… Tout à coup, elle demanda :

— Quelle heure est-il ?

Even tira sa montre et répondit aussitôt :

— Huit heures vingt.

— Comment y voyez-vous, mon oncle ? dit-elle doucement. Il faut qu’il fasse jour ou que vous ayez de la lumière.

Ils se regardèrent, confondus et désolés. Miss Elson s’écria promptement :

— M. Even a répondu à peu près, chère enfant…

Elle secoua la tête avec un mélancolique sourire.

— Je l’ai entendu tirer sa montre… C’est donc que je suis aveugle, conclut-elle avec calme.

— Voyons, que nous racontez-vous là, ma petite ? essaya de protester le docteur.

Mais elle l’interrompit d’un geste de sa main amaigrie.

— Inutile, mon bon docteur, je suis sûre de ce qui m’arrive. Ne redoutez pas pour moi une trop forte émotion, car je suis depuis longtemps préparée à cette éventualité.

— Et c’est notre faute !… la mienne surtout ! s’écria Even dans un élan de douleur. Si nous vous avions entourée de soins, d’affection, il n’en serait pas ainsi…

— Mon oncle… oh ! mon oncle, que dites-vous là ? Pourquoi vous faire ce reproche ? Oh ! je suis si heureuse malgré tout ! dit-elle avec une allégresse contenue.

Le docteur, s’interposant avec autorité, déclara à la jeune fille qu’elle avait déjà beaucoup trop parlé et qu’il ordonnait, pour l’instant, le repos complet.

— Je vous obéis, docteur, dit la jeune fille en laissant retomber sa tête sur l’oreiller, mais donnez-moi au moins des nouvelles de mon grand-père. Comment a-t-il supporté la mort de ma chère grand-mère ?

Le docteur échangea avec Even un regard interrogateur et murmura :

— Dites-lui, cela vaut mieux, je pense.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda la jeune fille, qui avait saisi cette minute d’hésitation. Grand-père est-il malade aussi ?

— Vous ne le reverrez plus, Alix, répondit Even avec émotion. Ce pauvre père a été violemment frappé par la perte de ma mère et, d’autres circonstances aidant, il nous a quittés quelques jours après. Pour votre consolation, je dois ajouter que sa mort a été bien édifiante et qu’il est parti sans regretter la vie, en vous bénissant, Alix, vous dont l’exemple avait lentement touché son âme.

— Pauvre grand-père ! dit-elle avec attendrissement. Et vous, mon oncle, quelle tristesse vous avez dû éprouver à les voir partir tous deux au moment où vous les retrouviez un peu semblables à autrefois !

— De la tristesse, oui, Alix, mais aussi une grande douceur de les voir s’en aller heureux et rassurés vers leur Dieu. N’etaient-ils pas plutôt morts pour moi, pendant ces longues, sombres années de misère et de désespoir, qu’aujourd’hui où ils vivent dans la Lumière et la Vérité ?

— Allons, M. de Regbrenz, j’interdis plus longue conversation, dit le docteur en s’essayant à prendre un air sévère. Dans quelques jours, je serai plus large, je vous le promets, mais, pour aujourd’hui…

— Vous me mettez à la porte, docteur, et je vous obéis, car j’ai hâte de voir notre chère Alix reprendre au milieu de nous sa vie d’autrefois… plus heureuse et plus paisible, je l’espère.

Il se retira, emmenant ses neveux. Quelques instants plus tard, il s’éloigna seul dans la direction de Ker-Mora… La noire petite maison qui avait vu sa déchéance et son morne désespoir était maintenant une solitude, un oratoire austère, où cette âme ressuscitée venait se recueillir devant le crucifix de bois grossier. Là où se trouvaient jadis les livres odieux stigmatisés par Alix — et brûlés le lendemain de l’orageux entretien avec la jeune fille — se voyaient maintenant : saint Augustin, les œuvres des différents docteurs de l’Église, l’Imitation et, en premier lieu, l’Évangile où le converti trouvait une source ininterrompue de lumière et de grâce… Celui qui s’étendait presque chaque soir sur la dure couchette, dans l’impressionnant silence de cet isolement, n’était plus l’être misérable, sans but et sans volonté, qui s’y était si souvent jeté dans un accès de désespérance afin de chercher dans le sommeil des heures d’oubli. Dieu seul devait connaître les mystères de repentir et de pénitence accomplis entre ces murs grossiers.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Je vais mieux maintenant, mon oncle, et vous allez pouvoir m’apprendre tout ce qui s’est passé pendant ma maladie, n’est-ce pas ?

Alix prononçait ces paroles, un après-midi d’octobre, en s’adressant à Even, accoudé à la fenêtre de sa chambre… Depuis plusieurs jours, la jeune fille se levait et s’installait près de cette fenêtre fréquemment ouverte, afin qu’elle pût profiter des rayons de soleil encore si chauds et de l’air tiède et fortifiant venu de la mer. Elle était entièrement convalescente et se remettait rapidement… Seuls les yeux si beaux demeuraient irrémédiablement fermés à la lumière. Mais la sérénité, la rayonnante gaieté d’Alix n’en étaient pas troublées et, en la voyant ainsi, la douleur doublée de remords qui tourmentait Even s’était un peu atténuée. Sur son âme encore agitée de doutes et d’angoisses, le calme surnaturel de cette jeune créature éprouvée s’était lentement et profondément reflété, y amenant enfin la paix… Entre l’oncle et la nièce s’était établie une intimité grave et forte, et l’homme, déjà sur la pente de la maturité, écoutait religieusement cette enfant instruite dans les voies divines, élevée par le sacrifice jusqu’au ciel même. La solitaire de Ker-Neven et la jeune aveugle du manoir étaient pour Even les anges visibles de cette miséricordieuse Providence vers laquelle son cœur reconnaissant jetait chaque jour les hymnes d’action de grâces.

Jusqu’ici, miss Elson et lui s’étaient toujours refusés à entretenir la jeune fille des faits survenus pendant sa maladie, craignant de provoquer chez elle une trop forte émotion. Docilement, elle n’en avait plus reparlé, mais aujourd’hui, se sentant plus forte, elle réclamait l’exécution de cette promesse faite un jour par son oncle : « Quand vous serez mieux, Alix, j’aurai à vous entretenir de beaucoup de choses. »

Even quitta la fenêtre et vint s’asseoir en face de sa nièce. S’il eût été possible à la jeune fille de le voir, elle aurait constaté avec bonheur la transformation opérée en lui, ce rajeunissement, cette mystérieuse beauté produite par l’union de l’âme à son divin Auteur. Les plis creusés sur son front, une mèche prématurément blanchie dans son épaisse chevelure blonde rappelaient seuls les souffrances morales de jadis… Correctement vêtu de noir, les cheveux et la barbe soignés, le regard calme et profond, il présentait un aspect éminemment aristocratique et, plus que jamais, s’augmentait sa ressemblance avec sa sœur Gaétane.

— Je vous ai appris, il y a quelque temps, Alix, que Georgina était partie le lendemain du terrible jour. Mais, jusqu’au dernier moment, elle devait exercer sa néfaste influence, car ce fut à la suite d’une scène effrayante que mon père se coucha et ne se releva plus. Elle s’en alla en m’insultant, et je fus obligé de la traiter en criminelle, c’est-à-dire de la surveiller étroitement.

Il s’arrêta quelques minutes, subitement assombri par le souvenir de ces heures pénibles. Même à celle qui connaissait toute la vérité, il éprouvait une honte insoutenable à dire que sa sœur était… une voleuse, capable de s’approprier les objets précieux appartenant à ses neveux…

— Mon pauvre oncle ! murmura Alix avec compassion. Combien cette malheureuse vous a été funeste ! Jusqu’à ce pauvre Fanche !… Mathurine m’a dit qu’il était complètement fou.

— Oui, nous avons dû le faire enfermer. Pauvre être, il était un instrument entre ses mains… comme mon père, comme moi-même, hélas !… Et elle, Georgina, était dominée et dirigée par Maublars…

Un frisson secoua la jeune fille à ce nom détesté.

— L’avez-vous revu, mon oncle ?

La physionomie d’Even se contracta soudain et, dans son regard, étincela une flamme irritée.

— Oui, j’ai été le trouver, répondit-il d’une voix sourde. Je l’ai traité comme il le méritait, le lâche… Alix, j’étais encore un bien mauvais chrétien, car je crains d’avoir outrepassé la juste colère…

La main d’Alix se posa doucement sur la sienne.

— Dieu pardonne à nos faiblesses et à notre repentir, mon oncle. Cette indignation trop humaine s’excuse un peu en songeant combien ce malheureux est hypocrite et vil.

— Oh ! à quel point l’est-il ! Il faut avoir, comme moi, entendu ses sophismes, cédé à ses épouvantables conseils, vu ce qu’il a été donné de voir pour comprendre les excès d’ignominie auxquels peut descendre une âme…, une âme, cette admirable création de Dieu, cette image de son infinie beauté ! J’aurais eu la possibilité de le faire arrêter, car le crime était notoire, d’autant que deux personnes, Yvonnik, le vieux pêcheur, et le chef de gare de Ségastel, revenant à la nuit, l’avaient aperçu escaladant en hâte le petit sentier de la falaise, à l’heure même où nous étions à la recherche de Gaétan. J’avais des preuves et des témoins, cette fois…, mais il eût fallu accuser ma sœur, jeter le déshonneur sur notre nom. Le coupable demeurera donc encore humainement impuni, comme aussi celle qui a froidement sacrifié tous les siens à sa haine impie, à son appétit de luxe… Savez-vous, Alix, qu’elle nous a menés, autrefois, sur le bord de l’abîme, à l’époque de ces folles et indélicates spéculations ? Une signature seule manquait pour compromettre notre nom dans une affaire déshonnête, dont la faillite fit du bruit en ce temps-là… J’ai constaté tout ceci en compulsant les papiers de mon père. Quant à votre fortune, ce pauvre père en avait abandonné l’administration à Georgina, et vous pouvez vous figurer la manière dont elle employait cette confiance. Étant désormais votre tuteur, je m’occupe à éclaircir ses comptes, besogne ardue, car ils ont été compliqués à plaisir… Ma pauvre enfant, combien vous avez dû souffrir en la voyant s’emparer des objets ayant appartenu à votre mère, à celle qu’elle avait haïe et persécutée !

— Il y a eu des instants pénibles, murmura Alix avec mélancolie, mais comme la miséricorde divine a tout conduit ! Aurais-je jamais songé, en arrivant ici, à ces résultats inespérés ?

Elle n’expliqua pas quels étaient ces résultats, mais celui qui l’écoutait la comprit. Avec une reconnaissance émue, il considéra longuement le visage si doux et charmant, où l’absence de regard mettait un calme surnaturel. Alix aveugle lui semblait un être détaché de la terre, une âme idéalement belle et pure effleurant ce monde de misère.

Le voyant demeurer silencieux, la jeune fille reprit :

— Je m’étonne de n’avoir pas reçu de lettre de Gaétan. Le facteur est cependant passé, ce matin.

— Il aura sans doute manqué ce courrier. Soyez sans crainte, il ne vous oublie pas… Quelle intelligence possède cet enfant ! Depuis si peu de temps qu’ils le connaissent, les pères de Vannes en sont émerveillés ! Il ira loin, Alix.

— Mais où ? murmura-t-elle pensivement. Fort heureusement, mon oncle, vous serez là, maintenant, pour partager ma responsabilité.

Dans le regard d’Even passa une soudaine et intense expression de regret, vite effacée cependant.

— Oui, ma nièce, dit-il fermement, je le conduirai avec vous jusqu’à l’heure critique où il choisira définitivement sa voie… J’aurai moi-même, pendant ces années, une tâche sacrée à remplir. Ce qui reste de notre fortune — c’est-à-dire Bred’Languest et deux petites fermes — a été engagé par Georgina, au nom de mon père, pour apaiser des créanciers trop pressants. J’ai donc à libérer notre vieux logis et à solder les dettes encore existantes… et je ne le puis faire que par mon travail, puisque je ne possède plus un sou vaillant. Par ses relations, Alix de Regbrenz m’a procuré une place chez un armateur de Nantes…

— Oh ! mon oncle, est-ce possible ? Quoi, vous, si libre, iriez vous assujettir à ce travail !

Un sourire heureux illumina le grave visage d’Even.

— Oui, je vais travailler, Alix, pour réparer mes longs jours oisifs et coupables, pour opérer ma réhabilitation, pour redevenir un homme, en un mot. D’ailleurs, j’ai eu part à cette ruine de notre famille ; à une funeste époque de ma vie, j’ai follement, odieusement gaspillé cet argent toujours rare chez nous… Ne me plaignez pas, Alix, je vous assure que je n’ai jamais eu le cœur plus allègre qu’en ce moment.

— Oh ! je le crois ! dit-elle vivement. Mais alors, mon oncle, vous allez partir ?

Une ombre descendit sur le front d’Even. Il tourna la tête et, longuement, considéra les flots teintés de vert pâle, voilés d’une brume d’or…, cet Océan magnifique qu’il aimait avec la passion de ses ancêtres, dont il avait audacieusement affronté les colères, et qu’il lui fallait cependant abandonner. Puis il reporta ce regard sur la pâle et frêle jeune fille assise devant lui, et son cœur se serra en songeant qu’il s’éloignait à l’instant où il trouvait ici les joies de la famille, les douceurs d’un foyer où il était compris et aimé.

— Oui, je vais vous quitter, dit-il doucement. Dans huit jours, je serai à Nantes… Mais vous ne resterez pas ici, Alix, dans ce logis sombre et triste qui vous rappelle de pénibles souvenirs… Ma cousine de Regbrenz vous attend à Ker-Neven avec miss Elson, Xavier et Mathurine… Vous irez quelquefois à Vannes visiter notre cher petit collégien ; de mon côté, je ferai mon possible pour m’y trouver le même jour, et, d’ailleurs, j’aurai le loisir de venir parfois ici.

Tout en parlant, il s’était levé et allait s’appuyer à la fenêtre. Pendant quelques minutes, il s’absorba dans la contemplation de la mer frissonnante sous la caresse du soleil… Son regard erra sur les menaçants écueils si connus de lui, l’aride promontoire de Ker-Mora incessamment battu par la vague, le parc aux frondaisons rousses, et, reflétant une clarté mystérieuse, une immense allégresse, il se leva vers le ciel… En se retournant, Even dit pensivement :

— À quoi bon, d’ailleurs, m’accoutumer à ces douceurs familiales ?… Croyez-moi, Alix, il est préférable de sacrifier dès maintenant ce qui ne doit pas exister plus tard. Un jour viendra, s’il plaît à Dieu, où je vous quitterai tous…, où le nom même d’Even de Regbrenz n’existera plus.

Les yeux sans regard se posèrent sur lui, comme si, malgré tout, ils avaient pu lire sur cette physionomie transfigurée par un énigmatique bonheur… La petite main d’Alix saisit celle de son oncle et la serra fortement.

— Nous serons toujours unis en Dieu, dit-elle avec ferveur. Qu’importe les séparations terrestres à ceux qui ont un but tel que le nôtre ! Dans nos renoncements, nous trouvons plus de bonheur qu’en toutes les félicités de ce monde, et c’est pourquoi vous venez de me donner l’une des plus grandes joies de ma vie, mon oncle Even.



Mlle de Regbrenz venait de terminer la lecture qu’elle faisait chaque jour à Alix et, posant le livre près d’elle, dit avec un sourire :

— Vous êtes distraite, aujourd’hui, ma petite cousine, et je gage que vous n’avez pas saisi une seule des admirables considérations de notre auteur.

Alix se mit à rire gaiement en tournant vers elle son visage empreint d’une joie sereine.

— Je dois l’avouer à ma honte, cousine Alix. Je pensais à mon oncle et à Gaétan, nos chers arrivants d’hier… Ne trouvez-vous pas que mon frère, depuis cette année, est plus gai, moins mystérieux, moins concentré ?

— Cela n’est pas niable, mon enfant. Sans rien perdre de son charme fier et si particulier, il a triomphé de cet immense orgueil, de ces passions fougueuses et cachées qui nous effrayaient tant en lui. Even a su par les pères qu’il a une piété ardente et forte, un zèle calme, mais intense, pour lequel il brave tout respect humain… mais ses maîtres les plus chers avouent eux-mêmes qu’ils ne le connaissent pas pleinement, qu’en cette âme subsistent des profondeurs inexplorées… En un mot, il demeure toujours un peu une énigme.

Alix inclina doucement la tête et s’absorba dans une profonde songerie… Sa cécité — son petit cloître portatif, comme elle disait gaiement à l’exemple de Mgr de Ségur — avait développé en elle la puissance de pensée et, dans les entretiens intimes de son âme avec Dieu, jamais les heures n’avaient eu de longueur. Vivant dans le monde, elle était retirée en elle-même, dans un perpétuel recueillement, autant qu’une contemplative derrière le voile noir et la grille… Ses affections, surnaturalisées, contribuaient à cette céleste union au lieu de l’entraver, et toujours Even, Gaétan, Xavier avaient trouvé en elle la même tendresse forte, la même sollicitude paisible.

Et cependant, combien de fois, en ces dernières années, elle avait frémi à l’annonce des éclatants succès de Gaétan, des admirations suscitées par ce jeune être admirablement doué ! Le terrible écueil était là, mais l’adolescent n’avait pas sombré. Even, qui l’avait suivi pas à pas, avec un dévouement plus que paternel, une affection virile et enveloppante, pouvait en toute vérité dire à Alix : « Je vous le rends homme et toujours enfant…, homme par sa précoce sagesse, enfant par son inaltérable innocence… » Cette parole, prononcée la veille, revenait en cette minute à l’esprit d’Alix en provoquant un élan de reconnaissance vers le ciel.

Mlle de Regbrenz avait pris un tricot, mais, le quittant bientôt, elle se pencha pour regarder à travers la vitre un groupe qui s’avançait dans les allées poudrées de givre. Xavier, toujours folâtre et insouciant, demeuré beaucoup plus enfant que ses douze ans, courait à travers les plates-bandes et venait, de temps à autre, se pendre au bras d’Even, qui causait avec Gaétan… La même expression de sérénité forte dominait sur la physionomie de l’oncle et du neveu, augmentant encore leur extrême ressemblance. Dans les yeux gris de l’un et de l’autre, une paix rayonnante avait remplacé cette insondable profondeur de pensées sombres, de farouches mystères, qui existait dans ceux de Gaétan enfant et d’Even tourmenté de remords.

Quand ils furent tout près de la maison, le jeune homme leva la tête et, reconnaissant sa cousine, la salua gaiement. Se penchant vers son oncle, il murmura quelques mots… Even inclina la tête et, appelant Xavier, s’éloigna vers la porte donnant directement sur le chemin, tandis que Gaétan entrait dans la maison.

— Qu’avez-vous fait de votre oncle et de Xavier ? demanda Mlle de Regbrenz lorsqu’il pénétra dans le salon.

— Ils vont à Bred’Languest, ma cousine, et je viens voir si Alix veut venir les rejoindre. Le temps s’est beaucoup adouci… Veux-tu, mon Alix ?

— Certes, s’écria-t-elle avec empressement. Je n’y suis pas allée depuis ton dernier séjour ici… Veux-tu demander ma cape à Mathurine ?

Quand la porte se fut refermée sur eux, Alix de Regbrenz murmura pensivement :

— Il veut lui parler seul à seul, sans doute pour lui révéler sa vocation. Celle-ci ne sera pas banale, j’en répondrais, et qui sait ce qu’elle va encore apporter de sacrifices à ma chère Alix ?

Sur la route menant de Ségastel au manoir, le frère et la sœur marchèrent quelque temps en silence. L’air vif rosissait les joues d’Alix, demeurées toujours pâles malgré sa santé excellente. Les soins de Mlle de Regbrenz, la vie paisible près de cette sainte amie, avaient contribué à la fortifier extrêmement, sans nuire en rien à sa beauté délicate. La vue seule demeurait perdue sans remède… ; néanmoins, pas un instant Alix n’avait laissé voir la plus légère impatience, pas une fois elle n’avait cédé à la mélancolie ou au découragement. Paisible et forte, elle était demeurée le conseil et le soutien de ses frères, la confidente d’Alix de Regbrenz et d’Even.

À mesure qu’ils avançaient sur le sol durci par la gelée, une expression grave et recueillie envahissait la physionomie de Gaétan. Il considéra pensivement le doux visage de celle qui marchait près de lui et, tout d’un coup, sa voix s’éleva, résolue et vibrante, dans le silence de la campagne déserte :

— Tu m’as demandé parfois, Alix, de quelle manière je comptais orienter ma vie. Toujours ma réponse a été la même : « Je ne sais pas… » Et je disais vrai, Alix. Depuis deux ans, Dieu me montre ma voie et cependant, jusqu’à ces derniers mois, je ne savais pas… car je luttais, je me débattais contre les passions soulevées en moi et, en présence de la volonté divine, je m’écriais dans mon cœur : « Non, Seigneur, je ne veux pas !… »

Il s’arrêta, frissonnant au souvenir des heures terribles durant lesquelles son âme avait soutenu ce combat… Alix, la tête légèrement levée, écoutait avec une attention ardente.

— Que me montrait donc Dieu qui pût ainsi révolter toutes les puissances de mon être ?… Oh ! un spectacle effrayant pour l’orgueilleux que je suis !… un renoncement absolu à toutes choses : patrie, famille, espérances de gloire, satisfactions de l’esprit… et quoi donc en échange ? Une vie de rude apostolat, de perpétuelle immolation, de souffrances morales…, de martyre peut-être…

Le bras qu’Alix avait passé sous celui de son frère eut un brusque frémissement.

— Que dis-tu ? que veux-tu dire ? balbutia-t-elle avec angoisse.

Il abaissa vers elle un regard de tendresse émue.

— Ma sœur chérie, que la volonté du Seigneur soit faite. Sa grâce a vaincu et je serai missionnaire.

— Missionnaire ! murmura-t-elle avec une intonation étrange, faite de douleur et de joie.

Ils firent quelques pas en silence. Sous leurs pieds, le sol gelé craquait, quelques pierres roulaient avec un bruit sec… La première, Alix reprit la parole, d’une voix grave, tendre comme celle d’une mère :

— Tu es heureux, mon Gaétan ?… Tu t’es donné sans réserve ?

— Pour toujours, je suis à Dieu et aux âmes… Oh ! attirer ces âmes, leur communiquer la lumière qui m’éclaire, les jeter, repentantes et purifiées, dans le Cœur de mon Dieu, quel bonheur sans nom, quelle grâce pour un être indigne !… Heureux ? Oui, je le suis, ma sœur, mais non comme je l’ai désiré parfois en des heures d’orgueil et de folie. Combien est fort, délicieux et suave, l’amour divin qui fait trouver la joie dans ces immolations sanglantes !

Alix ne pouvait voir la physionomie de son frère dépouillée, en cette minute, de sa réserve un peu hautaine, éclairée d’enthousiasme et de surnaturel bonheur, ni les yeux gris reflétant les sentiments passionnés qui agitaient cette âme… mais elle saisit la brûlante ivresse vibrant dans la voix du jeune homme et comprit l’étendue, la force inéluctable de l’emprise divine sur l’être énigmatique qu’avait été Gaétan.

— Loué soit le Seigneur ! dit-elle avec une ferveur contenue. Te voilà tout à Lui… Que puis-je désirer de plus ?

— Et c’est à toi que je le dois, mon Alix chérie. Crois-tu que je n’aie pas deviné tes prières, tes angoisses, tes sacrifices ?… Oh ! sois bénie et remerciée, toi qui fus l’instrument de notre Sauveur pour mon salut, toi qui m’as servi de mère… et quelle mère incomparable !

Il courba sa haute taille et, avec une respectueuse tendresse, baisa le jeune front qui cachait des secrets de dévouement et d’amour. Jamais, en un seul instant de sa vie, Gaétan n’avait oublié ce qu’il devait à sa sœur et, cependant, bien rares avaient été les occasions où il lui avait laissé voir cette reconnaissance… Mais, en cette minute, son âme concentrée s’ouvrait toute grande sous les effluves du divin amour, laissant déborder la gratitude sans limites dont elle brûlait tout à la fois pour Dieu et pour celle qui l’avait menée à Dieu.

La main de la jeune fille chercha celle de son frère et la serra étroitement.

— Que je suis heureuse ! murmura-t-elle avec une douce émotion.

Ses yeux sans lumière se levèrent vers le ciel, ses mains se joignirent dans un geste d’action de grâces… et, tout à coup, un sanglot étouffé retentit.

— Ma sœur !… oh ! ma pauvre Alix ! dit Gaétan d’une voix altérée. Oui, il faudra nous séparer, pour longtemps…

Les mots « pour toujours peut-être » étaient sur ses lèvres, mais il les retint… Sa physionomie témoignait d’une torture aussi intense que celle qui pâlissait le visage d’Alix.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit à son tour la jeune fille en essayant de réprimer le brisement de sa voix. Nous sommes ses enfants. Il nous aime et nous l’aimons… Qu’importe la souffrance, fût-elle de toute une vie !

Ils avaient atteint le petit bois précédant Bred’Languest. Au-dessus d’eux, les branches dépouillées, couvertes de givre, s’étendaient en un dôme blanc, bizarrement ajouré. Entre les troncs grisâtres tachetés de mousse, l’œil se perdait dans un lointain vague et brumeux… Dans le jour terne de cet après-midi de décembre, Alix et Gaétan, maintenant silencieux, avançaient à pas lents, absorbés dans leurs pensées semblables. Quelque chose s’agitait, gémissait en eux…, quelque chose qui était leur cœur, leur fraternelle affection jamais démentie. Mais la sublime grandeur du sacrifice, plus forte, les soulevait de terre, s’emparant des puissances de leur âme pour leur faire jeter au ciel un « fiat » plein d’amour.

Even attendait ses neveux dans Le grand salon sombre où avaient vécu M. et Mme de Regbrenz. Adossé à la cheminée, les bras croisés, il était perdu dans une rêverie profonde, qui mettait une flamme de bonheur sur son visage creusé… Ces six années l’avaient peu changé physiquement, mais la rayonnante lumière de son regard décelait la vie mystique coulant à flots dans cette âme et la régénération merveilleuse opérée en elle par la pénitence.

— Xavier s’amuse dans le parc, répondit-il à une question de Gaétan. Voulez-vous aller le retrouver, Alix ?

— Non, merci, mon oncle, je préfère me chauffer un peu, dit-elle en s’asseyant dans le fauteuil que lui avançait Gaétan, près de la cheminée où Even avait allumé un feu clair de menu bois.

— Je vais voir ce que devient notre jeune fou… Il est toujours prudent de le surveiller, dit le jeune homme.

Il s’éloigna d’un pas vif, tandis que son oncle, s’approchant de la fenêtre, le suivait du regard. C’était, en vérité, un jeune être superbe, mince et vigoureux, d’une distinction incomparable. Sa belle tête fière, légèrement relevée, l’attitude résolue et quelque peu hautaine, il offrait une victorieuse image de jeunesse, d’intelligence et de force… Il était un Regbrenz dans la meilleure acception de ce mot, c’est-à-dire un grand seigneur d’impeccable apparence, de cœur généreux et d’esprit supérieur. Et cependant !…

— Cependant, il ira catéchiser des chinois ignorants, il sera un obscur missionnaire, dit Even continuant tout haut sa pensée.

Alix tressaillit et murmura :

— Vous le saviez, mon oncle ?… Oh ! qui aurait pensé cela ?

Il quitta la fenêtre et se rapprocha d’elle. Une infinie compassion se lisait dans le regard qu’il attacha sur ce visage un peu altéré par la récente communication de Gaétan.

— Oui, qui aurait cru Gaétan fait pour une telle vie ? Lui, l’enfant avide de louanges, passionné de bien-être et d’indépendance…, lui, riche, noble, doué d’une si haute intelligence et peut-être destiné à la gloire littéraire, le voici renonçant à tout ! Il sera un pauvre missionnaire… pauvre aux yeux des hommes, mais combien grand et saint et heureux devant Dieu !… Alix, ma pauvre Alix, cette pensée ne vous console-t-elle pas ? dit-il doucement en se penchant vers elle.

— Oh ! je ne me plains pas ! s’écria-t-elle avec ardeur. Je souffre, mais je bénis Dieu, car j’ai tremblé maintes fois pour cette petite âme agitée de terribles tempêtes. Le voir enfin au port est pour moi un soulagement ineffable… Mais il partira, mon Gaétan…

Ces mots s’échappèrent de ses lèvres comme un gémissement. Even se pencha davantage et prit les petites mains froides.

— Ma pauvre enfant, cela était inévitable. Gaétan n’est pas fait pour les sentiers ordinaires. Dans le mal, il eût été terrible, et il sera héroïque dans le bien. Il faut à cette nature des sacrifices sanglants… Vous aurez encore Xavier, Alix.

— Oui, quelques années, et ensuite il s’en ira, ici ou là… J’ai tout accepté, je ne regrette rien, mais il est permis à nos pauvres cœurs de souffrir, de crier grâce au premier moment.

Even attira à lui une chaise et s’assit de l’autre côté de la cheminée. Pendant cinq minutes, il contempla d’un air pensif la flamme claire léchant les parois de la cheminée… Alix murmura tout à coup avec mélancolie :

— Et vous nous quitterez aussi, mon oncle…

Il tourna la tête vers elle et répondit avec une gravité émue :

— Cela est vrai, Alix. Vous avez deviné le secret que j’hésitais à vous confier aujourd’hui, vous voyant déjà émotionnée par la révélation de votre frère… Je vous avais promis de conduire Gaétan jusqu’au choix de sa carrière, et le voici fixé. Reste Xavier… Il est léger, paresseux, d’une grande insouciance, mais son cœur est bon et vous avez sur lui une extrême influence. La direction des pères jésuites, unie à vos prières et votre douce affection, suffira pour lui. Il serait à souhaiter qu’il persistât dans son goût pour la carrière militaire, car il a besoin d’une certaine discipline, sans dureté toutefois… Surtout, Alix, qu’il ne soit jamais un oisif.

— Avec l’aide de Dieu, tant que j’aurai sur lui quelque influence, je m’attacherai à faire de lui un homme utile. Mais vous ?… vous, mon oncle ?

— Moi ? dit-il avec un accent d’immense allégresse. Alix, je vais aussi tout quitter… J’avais quinze ans lorsque s’éveilla en mon âme une irrésistible vocation religieuse et, depuis ce moment, cette pensée grandit en moi en me pénétrant de bonheur. Je connus alors les joies délicieuses de la piété, les austères douceurs du sacrifice, les ardeurs reconnaissantes envers Celui qui m’appelait à lui. Un jour — j’avais seize ans — je fis à mon Dieu la promesse de lui appartenir sans réserve… Vous savez de quelle façon je me suis parjuré… Lorsqu’un homme appelé à une telle destinée traîne dans la fange les dons divins déposés en son cœur, lorsqu’il a foulé aux pieds pendant de longues années le sang de son Dieu, que doit-il faire, Alix ?

— Expier tous les jours de sa vie, répondit-elle sans hésiter.

— Oui, expier dans les larmes de la pénitence, donner pour Vous tout le sang de mon cœur, toutes les forces de mon être, ô mon Dieu ! s’écria-t-il dans un élan de reconnaissance passionnée. Voici pourquoi, Alix, j’entrerai, le mois prochain, à la Trappe de la Melleraye.

La même ivresse mystique qui éclatait tout à l’heure sous la froideur et la réserve de l’adolescent au cœur pur faisait tressaillir l’homme mûr blessé dans les rudes sentiers des passions… Even atteignait l’instant de son entier repos moral. En ces années d’attente dans le monde, il s’était fait solitaire autant qu’il l’avait pu, sa vie avait été celle du religieux le plus austère, le plus ardent au sacrifice, et la pénitence, si effrayante pour les tièdes, lui était devenue une compagne inséparable et très chère… Mais il aspirait à l’entière immolation du cloître, et ce jour était proche enfin. Le cœur déchiré à la pensée des séparations terrestres, mais l’âme ravie d’allégresse, il venait l’apprendre en premier à celle qui était son ange gardien visible.

Un sourire de bonheur dissipa l’ombre descendue un instant sur le front d’Alix. Étendant la main, elle chercha celle de son oncle, et, comme tout à l’heure Gaétan, la serra avec force.

— Vous êtes désormais pleinement heureux, vous n’avez plus rien à désirer, mon oncle… Béni soit Celui qui comble notre famille de ses grâces de choix ! Vous voilà tous dans le droit chemin, excepté…

— Oui, excepté la malheureuse qui a tenté de nous perdre, dit-il mélancoliquement.

Il appuya son front sur sa main et regarda distraitement les tisons qui s’effondraient avec un pétillement et une envolée d’étincelles. Devant ses yeux passait la silhouette élégante de celle qui avait été le mauvais génie des Regbrenz, cette Georgina à la voix ensorcelante et au cœur pervers. Il avait réussi enfin — depuis peu cependant — à bannir son implacable rancune contre cette sœur indigne. Chaque jour, une prière s’élevait pour elle vers le ciel, mais son souvenir lui était demeuré extrêmement pénible… Bien rarement, cependant, il lui était rappelé, car elle n’avait plus donné signe de vie, et c’était par un journal qu’il avait appris, cinq ans auparavant, son mariage avec Roger Maublars — réalisation du rêve de toute sa vie… Georgina était désormais la seule à plaindre de la famille.

Alix avait appuyé sa tête au dossier de son fauteuil et, croisant les mains sur ses genoux, elle revivait aussi les jours écoulés, les heures douloureuses qui avaient suivi son arrivée à Bred’Languest, les angoisses, les espérances, les émotions tristes ou joyeuses qui avaient traversé sa vie durant sa première année de séjour au manoir. De ces souffrances, elle ne regrettait rien, et les sacrifices accomplis, de même que ceux demandés aujourd’hui, ne laissaient jamais en elle qu’une paix incomparable. Elle avait pour gage le bonheur éprouvé malgré l’obscurité qui l’environnait désormais, cette cécité provenant d’un cri de douleur et d’un élan de charité à la vue d’Even chancelant, privé de raison : « Mon Dieu, prenez tout…, prenez mes yeux, s’il le faut, afin qu’il voie votre Lumière… Pour lui, pour mes frères, pour eux tous, ô mon Dieu ! »

L’offrande avait été acceptée. La lumière avait lui sur cette demeure, la vie s’y était déversée à flots… mais deux yeux rayonnants d’angélique beauté s’étaient voilés pour toujours.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les feuilles mortes tourbillonnaient sur la vieille terrasse, s’envolaient au-dessus de la balustrade branlante et s’allaient éparpiller sur la petite grève, parmi les varechs et les débris laissés par le reflux. Quelques-unes, plus téméraires, atteignaient la vague dont la frange mousseuse baisait le sable du rivage, mais les petites folles, saisies par ce flot silencieux, se trouvaient ballottées, jetées de-ci de-là selon son caprice, jusqu’à l’instant où elles s’engloutissaient dans l’abîme liquide.

La mer était d’un bleu doux, teinté d’or pâle par le soleil déclinant. Le vent qui s’élevait gonflait ses vagues en jetant dans l’immensité sereine un prélude d’agitation. Des barques passaient, rapides, la voile blanche ou rouge à demi repliée, bondissant sur les flots moutonneux…

Et, sur la terrasse, comme quatorze ans auparavant, étaient assis Alix et ses frères… Alix, avec sa beauté de jeune sainte et ses grands yeux clos… Xavier, le saint-cyrien vif et gai… Gaétan en soutane, les cheveux rasés, mais non plus, comme alors, la révolte et l’orgueil dans le regard ; une indicible paix, un rayonnement mystérieux étaient désormais à demeure sur cette belle physionomie grave.

Sa main tenait celle d’Alix, et il lui parlait de sa récente visite à la Trappe, de ses entretiens avec Even, du surnaturel bonheur de ce cœur repentant, passionné de réparation, et dont la pénitence transportait d’admiration ses frères eux-mêmes.

— Oui, c’est bien ainsi que je l’avais pressenti, murmura Alix avec émotion. Aussi grand dans le repentir qu’il fut coupable dans le péché… Jamais, chez les Regbrenz, on ne fait les choses à moitié.

— Alors, moi, je n’en suis pas, dis, Alix ?… car tu prétends toujours que je ne fais rien de complet ! s’écria Xavier en appuyant câlinement sa tête sur l’épaule de sa sœur.

Il était demeuré très jeune de caractère, très caressant, et, instinctivement, son frère et sa sœur le traitaient toujours en enfant.

— Toi, tu es un Sézannek, répondit Alix en caressant tendrement les cheveux noirs qui bouclaient toujours, malgré les coupes fréquentes imposées par l’École.

— C’est-à-dire un être de second rang, incapable de vos héroïsmes et de vos grands sacrifices ? dit-il avec une petite moue. Tu crois cela, Alix ?… Eh bien ! qu’il y ait la guerre, tu me verras à l’œuvre !… D’abord, j’irai dans l’armée coloniale, j’y suis bien décidé, car je ne pourrais pas vivre en garnison, vois-tu, Alix, je ferais des sottises… Vous m’approuvez tous deux, n’est-ce pas ?

Gaétan regarda sa sœur avec une tendre compassion. Un pli profond s’était creusé sur le front blanc de la jeune aveugle, ses lèvres tremblaient… mais ce furent les seuls signes de l’impression douloureuse ressentie… Elle répondit d’une voix ferme :

— Certes, mon enfant, tu as absolument raison ; je te l’ai déjà dit chaque fois que tu m’as parlé de cette idée.

Et, de fait, la sœur héroïque avait contribué à la faire germer en ce cerveau léger, préférant le savoir loin d’elle, exposé aux dangers physiques, mais demeurant honnête, plutôt que livré, en France, à toutes les tentations guettant cet être comblé des dons de la fortune.

— Tu ne dis rien, Gaétan ?… L’opposition viendrait-elle de toi, destiné à une vie plus aventureuse encore ?

— Non, certes ! répondit le jeune prêtre avec vivacité. Je suis de l’avis d’Alix, mon petit Xavier. Comme elle, comme toi, je suis persuadé que tu ne ferais rien en garnison.

— J’ai l’approbation de tout le monde, tant mieux ! s’écria-t-il gaiement. C’est dommage que ta mission ne soit pas une contrée où je suis susceptible d’être envoyé. Mais en Chine !… à moins que nous n’y fassions une expédition. Ce ne serait pas chose à souhaiter, car, pour l’ordinaire, ces faces jaunes ne nous font déranger qu’après avoir dûment persécuté et massacré nos pauvres…

Il s’interrompit brusquement, saisi de cette pensée que son frère allait renforcer les rangs de ces martyrs en perspective… Alix était devenue d’une pâleur mortelle, mais aucune plainte ne vint révéler l’angoisse qui la torturait à cette sanglante évocation.

Un lourd silence tomba sur ces trois jeunes êtres. Xavier, furieux de ses paroles malencontreuses, considérait avec chagrin le visage altéré de sa sœur. Il eût voulu trouver des mots pour la consoler… mais, d’instinct, l’insouciant garçon sentait que rien, hormis la religion, n’était capable de soulager ce cœur.

Gaétan avait adressé à son jeune frère un regard de reproche, et sa main se posa tendrement sur l’épaule d’Alix. Mais, plus encore que Xavier, il savait superflu de lui adresser des paroles de réconfort. Celle-là était aussi de la race des martyrs et, ne pouvant donner le sang de ses veines, elle savait immoler son cœur par les plus intimes sacrifices.

Les derniers rayons, pâles et doux, enveloppaient le groupe réuni sur la terrasse. Ils éclairaient le calme visage du jeune missionnaire, ses yeux gris si altiers autrefois, maintenant empreints de bonté ferme et tendre. En cette minute, une lueur joyeuse y brillait… C’était l’allégresse de l’apôtre à la pensée du sort qui l’attendait peut-être, ce martyre tant désiré de son âme ardente, cette voie sanglante évoquée par Xavier. Du déchirant combat livré entre l’affection portée à une sœur admirable et chérie et l’entier renoncement dû à Dieu, l’amour divin, comme toujours, sortait triomphant, et Gaétan s’écriait encore en son cœur : « À vous ma vie, à vous tout ce qui est en moi, ô mon Seigneur ! »

— Voici cinq heures, dit-il tout à coup en sortant de sa songerie pour consulter sa montre. Il ne faut pas laisser cousine Alix trop longtemps seule, et, d’ailleurs, le vent fraîchit beaucoup.

— Repasserons-nous par le manoir ? demanda Alix en se levant.

— Oui, je voudrais le revoir encore une fois…

L’émotion faisait légèrement trembler sa voix. Il était venu dire un dernier adieu aux siens, au pays breton si cher, à la mer tant aimée… Demain, il s’en irait à l’aube, et dans quelques jours il partirait du séminaire des missions étrangères pour son poste lointain.

Il s’avança et jeta un long regard sur les flots houleux. Le soleil couchant, voilé de rose pâle, teintait délicieusement l’eau devenue verte, d’un beau vert changeant et argenté. Les écueils sombres s’éclairaient de lueurs radieuses ; là-bas, une brume diaphane et rosée descendait sur la côte sauvage, l’enveloppant d’une délicate écharpe de gaze… Jamais plus qu’en cette minute le terrible Océan ne s’était fait charmeur, attirant, plein de séduction et de lumière…

— Tu lui dis adieu ? murmura près de Gaétan une voix un peu frémissante. Tu l’aimais, notre bel Océan ?

— Oui, je l’aime… Je l’ai aimé dès le premier instant où il m’est apparu, car cette immensité, cette beauté ont révélé Dieu à mon âme anxieuse, perpétuellement agitée malgré sa jeunesse… Aujourd’hui, j’ai mieux que ces flots superbes, car je possède en moi leur Auteur et leur Maître.

Ils gagnèrent le parc envahi par la prenante mélancolie des journées d’automne finissantes. Une lumière pâle, dernier reflet du soleil couchant, tombait à travers les ramures enlacées, auxquelles se balançaient quelques feuilles jaunes ou rougeâtres, d’autres vertes encore ou, parfois, possédant ces trois nuances en un harmonieux assemblage… Une forte brise agitait les branches rousses tachetées de vert et faisait frissonner les feuilles mortes jonchant le sol. Dans l’air flottait une senteur vivifiante, faite d’exhalaisons marines et des parfums délicats, presque insaisissables, s’échappant des mousses humides, des troncs encore traversés de la sève ralentie, des feuilles mouillées et de la terre fraîche…

Et la vieille demeure apparut aux regards des jeunes gens, avec ses murs roux lamentablement crevassés, ses toits moussus montant des ouvertures béantes, sa tour de Saint-Conan un peu plus dégradée, mais toujours debout, et les ruines de la tour de la comtesse Anne, complètement effondrée l’année précédente… Ce lieu maudit avait vu sa fin, à la grande allégresse de Mathurine. Sur ces débris enchevêtrés, sur ces pierres brisées et ces pans de muraille, le lierre avait déjà jeté sa parure sombre, grimpant en festons, en capricieuses guirlandes, luttant contre les plantes parasites qui poussaient audacieusement entre les interstices. Plus que jamais l’herbe envahissait la grande cour, gagnant jusqu’aux marches qui conduisaient au salon de la tour.

Tout alentour du vieux logis, les feuilles aux tons rouilles voletaient comme de mélancoliques papillons et, vers la droite, le petit bosquet dressait ses arbustes dénudés sous lesquels se voyaient encore, à demi pourris et couverts d’une moisissure verdâtre, la table rustique et les sièges dont s’étaient si souvent servis Alix et ses frères.

Mais, en cette minute, la lueur pâlissante du soleil mourant s’épandait sur cette vétusté, la puissante tristesse de ces ruines s’enveloppait de lumière…, une très douce, très délicate lumière, telle qu’il convient aux choses vécues. Majestueux jusqu’en son déclin, orgueilleux toujours, le vieux Bred’Languest, dans ce paysage automnal, et sous le ciel pâli de cette fin de jour, était une fière et mélancolique évocation d’un passé de noblesse chevaleresque, parfois coupable, mais plus souvent bienfaisante et héroïque.

— Pauvre château, j’étais vite arrivé à t’aimer, malgré mes belles protestations ! dit pensivement Gaétan. Sais-tu que c’est la ruine complète, Alix ?

— Oui, mais mon oncle a jugé inutile de tenter la restauration. Les Regbrenz ont tous disparu, toi, tu renonces à tout, et Xavier, dans sa carrière, n’aurait guère occasion d’en profiter. D’ailleurs, il aime peu Bred’Languest… Moi, je ne le vois plus… et puis qu’y ferais-je seule ?… Seule !

Ce mot vibra mélancoliquement dans le silence de la vieille cour, révélant toute la poignante angoisse de ce cœur aimant… Mais ce fut une fugitive défaillance. Avec une ferveur contenue, elle ajouta :

— Merci à Dieu qui a relevé, dans les cœurs enténébrés de nos pauvres et chers parents, des ruines bien autrement graves que celles-ci ! Les pierres de leur demeure s’en vont vers la destruction finale, mais eux vivent à jamais… Merci à Celui qui vous a rendus tels que vous êtes, mes bien-aimés, et, en vous enlevant à moi, vous donne le bonheur, la paix de la conscience satisfaite !

Ils se penchèrent simultanément vers elle et, avec la même tendresse reconnaissante, la baisèrent au front.

— Merci à ce Dieu bon qui t’a donnée à nous… Ma sœur, mon Alix, nous t’aimerons toujours, sans cesse nous te serons unis et tu resteras près du Seigneur notre chère et puissante médiatrice.

… Au moment où ils quittaient Bred’Languest, le dernier rayon s’éteignait. La mélancolie du crépuscule tombant enveloppait le manoir et le parc à demi dépouillé de son feuillage, comme si toute clarté s’en était allée avec celle que Dieu avait faite la lumière de cette maison de péché, la pure victime par qui sa grâce avait redonné la vie aux âmes déchues.