Dans un monde inconnu/Chapitre I

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Établissement Herman Wolf (p. 3-31).

CHAPITRE I




P armi la foule qui encombrait le quai de la Batte à Liège on pouvait remarquer un matin de juillet deux jeunes gens qui n’avaient l’air de ne s’intéresser guère aux marchandises hétéroclites qui encombraient les trottoirs et une partie de la voie publique.

De temps en temps ils s’arrêtaient pour regarder un oiseau au plumage chatoyant ou au chant strident.

Ensuite ils reprenaient leur promenade monotone. Tout à coup l’un d’eux, le plus jeune, s’arrêta net et passant son bras en dessous de celui de son compagnon il lui dit : Écoute, Jules, cette vie ne peut plus continuer ainsi ! J’en suis absolument dégoûté !

— Que ferais-tu d’autre ? demanda son ami.

— Mais aller au loin, répondit son compagnon, voir des pays inconnus, forcer le destin, quitte à laisser mes os dans l’aventure ou en revenir riche.

— C’est vite dit, répondit le plus vieux, mais pas si vite fait.

— Et pourquoi pas ? dit l’autre. Depuis des mois je me prépare à tenter le coup. J’ai suivi des cours du soir d’anglais et d’espagnol, j’ai perfectionné ma façon de travail au point de pouvoir dire sans forfanterie que je suis le plus habile monteur-électricien des Usines Électriques.

— Dans ces conditions-là, dit Jules, pourquoi n’essaies-tu pas de te créer ici-même un avenir ? Tu peux devenir contre-maître, directeur, patron même. Rappelle-toi Gramme, notre compatriote et ses débuts modestes. Crois-moi, Lucien, il y a place pour toi comme pour d’autres. Non, répondit ce dernier, car nous sommes cent et plus pour une place. Ce n’est pas toujours le plus capable qui l’emporte, mais le plus chançard ou le plus pistonné. Que veux-tu que je fasse, moi, sans parents, sans appui ?

— Pourquoi n’essaies-tu pas de te marier, de te créer un intérieur ? demanda Jules. Regarde-moi. Je suis l’homme le plus heureux de la terre !

— Tout le monde n’a pas la chance de trouver une femme comme ta Julie, répondit Lucien.

— On la cherche, dit Jules.

— Non, cent fois non, ma résolution est irrévocable. À partir de demain lundi je préviendrai mon chef d’atelier que je quitte l’usine samedi prochain.

— Mais où veux-tu aller ? demanda Jules.

— Je ne sais pas au juste, Si je peux agir selon mes désirs j’irai en Amérique du Sud. Non pas dans les pays côtiers connus mais dans le cœur de celle-ci, dans ce bassin de l’Amazone où mille rivières viennent se déverser dans ce fleuve majestueux.

— Voyons, Lucien, deviens-tu fou ? Tu voudrais toi, tout seul, pénétrer dans une région inconnue, où les hommes, les animaux, la nature elle-même s’unissent pour en interdire l’accès ?

— Écoute-moi bien, Jules, et tu comprendras mon raisonnement. Je ne suis pas fou et ce que tu viens de me dire, je me le suis dit aussi ; mais, pourquoi ne pourrais-je pas arriver petit à petit à y pénétrer ?

— J’ai le temps, j’ai la jeunesse : J’ai à peine vingt ans. Je peux donc attendre patiemment que la chance me permette d’accomplir mon dessein. Ne crains rien. Je suis prudent quand il faut l’être.

— Enfin, dit Jules, inutile d’essayer de te détourner de tes projets. Je vois que c’est peine perdue. Allons boire un saison à la brasserie du coin, puis nous rentrerons à la maison dîner, car j’espère que tu voudras bien me faire ce plaisir, à moi, ton meilleur ami. Oui, Jules, je dînerai avec toi, répondit Lucien. Peu après ils s’attablaient à la porte d’un estaminet : Ils burent leur chope de bière puis prirent le tramway qui se dirigeait vers Wandre.

Midi sonnait quand ils entraient chez Jules.

Julie, la femme de celui-ci, fit un accueil très-cordial à Lucien. Elle aimait beaucoup ce jeune homme. D’abord parce que c’était un ami intime de son mari. Ensuite elle le plaignait de le voir, si jeune, seul dans la vie, sans foyer, sans affections familiales.

— Tu ne sais pas, quelles nouvelles ? dit Jules à sa femme.

— Non, dit celle-ci.

— Eh bien Lucien va nous quitter pour aller dans des pays sauvages.

— Pas possible ! est-ce sérieux ce que Jules dit là ?

— Oui, Julie, répondit ce dernier. La même scène du quai de la Batte recommença chez Jules mais Lucien parvint à avoir le dessus par sa ténacité. Le repas dans ces conditions ne fut pas gai. Julie et son mari aimaient Lucien comme un frère et regrettaient beaucoup son voyage, surtout dans les conditions où il voulait le faire. Ils le voyaient déjà mort, perdu à jamais à leur affection.

Après le dîner ils allèrent se promener. Lucien conduisit ses amis au cinéma, dans quelques brasseries, puis soupa avec eux. Ensuite il regagna sa chambre, rue Féronstrée, fuma un cigare, puis se coucha.

Le lendemain matin, à six heures, il se trouvait à son ouvrage. Avant de commencer il dit au chef d’atelier que samedi prochain serait son dernier jour de travail, il partait à l’étranger.

La nouvelle s’en répandit aussitôt dans l’usine mais chacun la transformant à sa façon, il advint que finalement lorsqu’elle parvint jusqu’au directeur, par voie indirecte, le départ de Lucien était attribué à des menées de concurrents déloyaux qui voulaient monter une usine similaire au Brésil dont la place de chef d’atelier serait occupée par celui-ci.

Le directeur s’en émut. Le départ, en lui-même, d’un ouvrier était chose toute courante mais dans la forme où elle lui était présentée il y avait un danger réel pour l’usine ; aussi s’empressa-t-il de faire venir Lucien à son cabinet.

Dès qu’il fut arrivé il lui dit :

— C’est vous, Lucien Rondia, qui comptez quitter l’usine pour entrer au service de concurrents au Brésil ?

— Pardon, monsieur le directeur répondit Lucien, je n’ai rien dit de semblable. J’ai tout simplement donné ce matin mes huit jours au chef d’atelier, comme c’était mon droit et mon devoir. Si, après interpellation, j’ai ajouté que je partais à l’étranger ce n’est que parce que j’ai bien voulu le dire. Je dois toutefois ajouter que ce n’est pas pour entrer au service de concurrents mais tout simplement pour convenances personnelles.

— Vous n’allez pas me dire, que vous partez ainsi à l’aventure, sans but ?

— C’est cependant ainsi, répondit Lucien.

— Et si je vous disais que je n’en crois pas un mot ? conclut le directeur agacé par le ton calme de l’ouvrier.

— Je vous répondrais, que vous avez tort répondit celui-ci.

— Tort ou raison, je veux savoir la vérité, cria le directeur en se levant.

— Puisque vous le prenez sur ce ton, je crois inutile de continuer plus longtemps cet entretien ; bonjour, monsieur, fit Lucien en se dirigeant vers la porte.

— Attendez, jeune homme, cria à nouveau le directeur. Vous êtes à mes ordres, je suppose, puisqu’on vous paie.

— Oui monsieur, mais ce que vous n’admettez pas et que je maintiens comme mon droit c’est de disposer de ma personnalité à ma guise.

— Vous êtes tous les mêmes, dit le directeur. On vous paye, on vous instruit, puis vous nous plaquez à la première occasion pour un peu plus d’argent.

— Mais monsieur le directeur, dit Lucien, pourquoi vous entêtez-vous à vouloir que mon départ soit motivé par l’offre d’un concurrent ? C’est me faire une injure gratuite que de croire que je ne sois pas capable d’agir spontanément et à la guise de ma destinée.

— Vous parlez comme un anarchiste, jeune homme ; Monsieur est peut-être partisan de l’action directe ?

— Cessez vos plaisanteries, monsieur le directeur, dit Lucien, car vous m’agacez à la fin !

Je ne suis pas anarchiste, mais si tous les Directeurs d’usines avaient votre raideur pour parler aux ouvriers il y aurait beaucoup plus de propagandistes par le fait. La voilà donc l’égalité des hommes ! s’exclama-t-il. Vouloir savoir le fond de la pensée et des desseins d’un autre homme ! Mais c’est monstrueux celà, monsieur !

— Votre attitude, dit le directeur, me démontre votre culpabilité. Vous allez passer à la caisse on va vous payer vos huit jours et vous quitterez l’usine immédiatement. Je ne veux pas de pareils que vous dans mon personnel.

— À votre guise, monsieur, répondit Lucien.

Le directeur écrivit sur une feuille l’ordre de régler les six jours à Lucien. Celui-ci la prit et se dirigea vers les bureaux où on lui paya son dû.

Ensuite il exigea qu’on lui délivrât un certificat de travail ce qu’on fit sans difficulté.

Une fois hors de l’usine il se dirigea vers Wandre. Il était à peine onze heures quand il arriva chez Jules Renkin. Julie se trouvait seule à la maison.

— Quelles nouvelles depuis hier soir ? lui demanda celle-ci.

— De fameuses, répondit Lucien. À peine mes huit jours donnés que le directeur m’a fait venir et a voulu à toute force que je lui dise chez quel concurrent j’allais entrer au Brésil ; ne pouvant, et pour cause, le satisfaire il m’a mis à la porte aussitôt.

Vraiment si j’avais besoin d’un stimulant pour être dégoûté des procédés des patrons vis-à-vis des ouvriers celui-ci en serait un fameux !

— Heureusement que tous ne sont pas les mêmes, ajouta Julie. Regardez le patron de Jules, quelle bonne pâte d’homme ! Jamais la moindre observation.

— Tant mieux pour lui, dit Lucien. Au fond peut-être que mon directeur n’est pas un méchant homme ; mais il a été agacé de ne pas savoir ce que je voulais faire en quittant l’usine. Ayant appris que je partais pour un concurrent il a voulu savoir à toute force qui c’était.

— Ce qui me met hors de moi, continua-t-il, c’est le procédé et surtout qu’on attribue mon attitude à une leçon apprise d’autrui.

Ne pouvons nous pas, nous, ouvriers, avoir notre libre discernement ? Ne sommes-nous pas égaux au point de vue intellectuel ? Le patronat et surtout le sous-patronat qui comprend les directeurs, chefs d’ateliers, enfin tout qui détient une parcelle d’autorité nous considère comme des êtres inférieurs, incapables d’agir de notre chef, ne suivant que la voie tracée par les meneurs, socialistes ou autres :

— Vous avez raison, Lucien, c’est bien ainsi que ça se passe, dit Julie. Mais que voulez-vous y faire ?

Tant qu’il y aura des patrons et des ouvriers il en sera toujours ainsi. L’ouvrier considérera le patron comme l’exploiteur et le patron verra en l’ouvrier l’ennemi sournois et caché qui n’attend qu’un signe pour le piller. À qui la faute de cet état de choses ? Je n’en sais rien.

À ce moment Jules entra.

— Tiens, Lucien, tu es déjà là ? fit-il.

— Oui, mon vieux, répondit celui-ci. Il lui raconta la scène de l’usine. Crois-tu, dit-il ensuite, que je n’ai pas raison de vouloir quitter l’Europe ?

— À mon avis, dit Jules, tout provient d’un malentendu, du faux bruit de ton entrée chez un concurrent. Cela a exaspéré ton directeur.

— Admettons ça, dit Lucien, mais est-ce que cela lui donnait le droit de me rudoyer, ? Il y a un proverbe qui dit : Chassez le naturel il revient au galop.

Bien souvent sous l’écorce polie de l’éducation qui est la façade de certaines personnalités, se cache une âme dure, autoritaire vis-à-vis des inférieurs.

Dès qu’un heurt se produit elle s’étale à nu et alors l’homme apparaît sous son vrai jour.

Je te parle maintenant sans aucun parti pris. Quoique bien jeune j’ai déjà pu observer que nonante pour cent si ce n’est plus, des hommes appelés à diriger d’autres hommes, le font avec rudesse.

Pour peu qu’ils aient à faire à des hommes avec un tant soit peu de susceptibilité, de conscience de leur libre arbitre cela crée des conflits souvent funestes.

C’est de là que proviennent les anarchistes, les exaltés qui peu à peu s’aigrissent de plus en plus, perdent toute notion du droit commun et finissent dans le crime.

— C’est dommage que tu pars, dit Jules en riant. Tu serais devenu un sociologue émérite !

Sur ces mots ils se mirent à table.

— Mes amis, dit Lucien, ce qui s’est passé modifie mes intentions. Je compte partir demain matin pour Anvers et de là sur Londres. Une fois là je verrai comment je dois m’y prendre pour arriver à mon but.

Dès le repas terminé il s’en alla.

Rentré chez lui il prévint sa logeuse qu’il partait le lendemain matin. Ensuite il alla à la Caisse d’épargne retirer ses petites économies, nonante-huit francs, trente-cinq centimes. En y ajoutant ce qui lui restait en poche et la semaine payée, il disposait d’un capital de cent-cinquante francs environ.

Maigre pécule pour affronter un voyage comme il projetait de faire !

Mais il se sentait animé d’une grande énergie. Même sans un centime il aurait tenté l’aventure.

Le lendemain matin, lui et ses deux amis se trouvaient vers six heures et demie à la gare des Guillemins attendant le départ de l’express qui devait emmener Lucien vers Louvain puis de là sur Malines et Anvers.

Quelques minutes après, le train arrivait de Verviers. Les trois amis se dirigèrent vers le quai d’embarquement. Lucien choisit une place, déposa sa valise pour la préserver, puis se mit à causer avec Jules et sa femme jusqu’au moment du départ.

Dès celui-ci annoncé il embrassa ses deux amis qui pleuraient et lui-même, le cœur gros, monta dans son compartiment.

Peu après le train s’ébranlait et peu à peu grimpait la côte qui devait le mener jusqu’à Haut-Pré.

Tant qu’ils purent s’apercevoir ils se saluèrent mutuellement avec leurs mouchoirs.

Dès qu’il disparut à leurs regards Jules et sa femme s’empressèrent de sortir de la gare et de regagner leur demeure.

— Qui sait si nous le reverrons jamais dit Jules à sa femme.

— J’ai confiance dans son étoile répondit Julie. Il a la foi dans sa destinée et tout me dit que Lucien fera de grandes choses.

— Que Dieu t’entende, ajouta Jules.

Lucien de son côté dès qu’il ne vit plus ses amis, regarda pendant quelques instants la ville qui s’étageait à ses pieds puis dit : Adieu ma jolie ville, berceau de mon enfance ! Peut-être mes yeux ne te verront plus jamais ! Mais tu resteras toujours dans mon souvenir !

Puis se rasseyant il murmura :

Alea Jacta Est ! Le sort en est jeté !

Le train continuait son ascension. Après Ans il reprit son allure rapide et parvint deux heures plus tard à Louvain.

Lucien changea de train, là et à Malines, puis vers dix heures du matin arrivait à la gare de l’Est à Anvers.

Sachant que le bateau pour Harwich partait vers 7 heures du soir il s’achemina, sa valise à la main, vers les quais. Arrivé au hangar de départ il la laissa dans un restaurant puis alla faire un tour du côté des grands transatlantiques voir comment s’opéraient les arrivées et départs de ceux-ci.

Justement il y avait deux arrivées importantes. Une du « Vaderland » de la Red Star Line et un autre « Kambyses » de la Kosmos Line.

Dans la première il ne vit rien d’extraordinaire : des voyageurs, habillés à la mode européenne, des teints pareils aux nôtres, rien que la langue comme différence. Mais l’arrivée du « Kambyses » l’intéressa davantage. Tout le pont et l’entrepont étaient obstrués par de grandes cages grillagées. De l’intérieur de celles-ci partaient des rugissements et des cris variés d’animaux. Il y avait là toute une cargaison de fauves destinée aux grandes ménageries de Hambourg.

En outre des gardiens accompagnaient la cargaison. Ceux-ci étaient originaires des mêmes contrées que les bêtes.

Il y avait des gauchos de l’Argentine, des indiens de la Terre de Feu, des Patagons, des Araucans, des Indios Bravos du Chili, de la Bolivie, du Pérou, du Brésil. C’était un vrai musée ethnographique vivant. Lucien demanda la permission de monter à bord. Dès qu’il l’obtint il se dirigea vers les cages. Comme le temps était beau elles étaient visibles. Tour à tour il passa en revue les divers animaux depuis le python jusqu’à la plus minuscule vipère, depuis le jaguar, puma et autres carnassiers jusqu’à la tortue géante des îles Galapagos.

Il ne pouvait s’éloigner d’elles tant cela l’intéressait. Dire, pensait-il, que je devrai affronter tous ces animaux en liberté ! Que ce python somnolent profitera peut-être de mon sommeil pour enrouler ses vertèbres autour de mon cou ! Que ces jaguars, ces pumas bondiront à l’improviste sur moi et laboureront mes chairs de leurs griffes acérées.

Que ces caïmans aux allures inoffensives surgiront de l’onde pure d’une rivière au moment où je prendrai un bain et happeront qui un bras, qui une jambe !

Bah ! finit-il par se dire, ce n’est pas parce que j’entrevois les périls que je devrai renoncer à mon entreprise. Au contraire plus le danger sera grand plus je me réjouirai de l’avoir vaincu.

Et si je succombe, ma foi, tant pis ! On ne meurt qu’une fois ! Sur ces mots il quitta le bateau et se dirigea vers l’endroit où il avait laissé sa valise. Comme il était quatre heures il commanda du café, des tartines beurrées, puis s’attabla.

Quand il finit son goûter il était quatre heures et demie. Après avoir réglé sa dépense il se dirigea vers le hangar, prit son ticket pour Londres, via Harwich, puis monta à bord.

Une heure après seulement commencèrent à arriver les voyageurs. Vers sept heures moins dix, sonna la cloche pour prévenir les personnes accompagnant les voyageurs que le départ allait avoir lieu.

Peu après les échelles ayant été relevées, le bateau commençait à se mouvoir, puis fila vers Austruweel.

Ensuite il continua sa route vers Flessingue.

Tant qu’il fit jour Lucien demeura sur le pont. Ensuite il regagna sa couchette, où peu après, il s’endormait. Il dormit ainsi jusqu’à l’aube.

Quand sa toilette fut achevée, le bateau accostait le quai. Lucien s’achemina avec sa valise vers la douane puis la visite finie, vers le train spécial qui attendait les voyageurs pour Londres.

À son arrivée à la gare de Charing Cross, Lucien alla directement à la consigne déposer sa valise puis sortit de la gare. Le moment est venu, se dit-il, de commencer à apprendre à m’orienter. Me voici dans une ville immense que je ne connais point. D’un autre côté mes ressources ne me permettent pas de me payer un cicerone. Du reste je ne suis pas venu ici en touriste. Raisonnons donc. Voici l’Hôtel Cecil. J’ai souvent lu dans les journaux que les derrières de l’hôtel donnaient sur la Tamise. En le contournant j’arriverai à celle-ci. Faisant comme il se disait, il parvint au fleuve. Il s’agit maintenant de trouver les docks. Avisant un policeman il lui demanda son chemin pour y parvenir. Arrivé à destination il se mit patiemment à les parcourir pour pouvoir trouver des bateaux en partance pour l’Amérique du Sud. Mais ce fut peine perdue, car Londres n’est pas un point de départ pour cette direction, mais bien Liverpool. Dès qu’il eut constaté cela il cessa ses recherches. Je partirai aujourd’hui même pour Liverpool, se dit-il. Avisant un restaurant modeste il y dîna. Ensuite il entra dans un bureau de poste et écrivit à Jules Renkin son insuccès à Londres et son départ pour Liverpool. Puis il alla retirer sa valise à la consigne de Charing-Cross.

Demandant à nouveau son chemin il parvint à Liverpool Station.

Un train partait à trois heures pour cette destination. Lucien prit son billet, acheta quelques victuailles pour manger en cours de route et monta dans un compartiment

Vers neuf heures du soir il arrivait à Liverpool.

Dès sa sortie de la gare il demanda à un policeman s’il ne pouvait lui indiquer un hôtel modeste, tenu par des belges de préférence.

— J’en connais un, dit le policeman, dans Lombard Street, mais c’est un boarding-house pour marins.

— C’est justement ce qu’il me faut répondit Lucien.

— Suivez alors cette rue jusqu’au bout. Quand vous arriverez à sa fin vous verrez un grand bâtiment, contournez-le à droite et la troisième rue que vous croiserez est celle que vous devez prendre.

La troisième maison, à main gauche, porte comme enseigne In de Stad van Antwerpen ! C’est là que vous devez entrer. Après avoir remercié l’agent, Lucien s’empressa de se diriger vers l’endroit indiqué. Quinze minutes après il y parvenait ; en entrant il avait remarqué une plaque de cuivre portant : Louis Van Mulder, Shipping Master. C’est tout à fait ce qu’il me faut pensa Lucien.

Dès la porte franchie il se trouva dans une salle fumeuse remplie de consommateurs.

Presque tous avaient la vareuse de marin et un veston par dessus. Le flamand était causé à toutes les tables. Lucien se dirigea vers le comptoir où se tenait un homme d’une cinquantaine d’années, à la face rubiconde.

— C’est vous, monsieur Van Mulder ? demanda Lucien en français

Pour vous servir, mon ami, répondit celui-ci dans la même langue.

Vous êtes wallon sans doute ? ajouta t-il ensuite.

— Oui, dit Lucien, de Liége.

— Je connais bien cette ville, dit Van Mulder, pendant dix ans j’ai fait le batelage avec Anvers. Et qu’est-ce qui vous amène ici ? Vous êtes marin sans doute ?

— Je ne le suis pas, mais je voudrai bien l’être, répondit Lucien.

— Quel est votre métier ? demanda le patron.

— Monteur-électricien, dit Lucien, mais je ferai bien le soutier ou chauffeur.

— Il vous manque le principal, dit Van Mulder, le certificat d’immatriculation qu’on exige de tout marin.

— Voulez-vous accepter un verre ? dit Lucien. Nous causerons mieux assis qu’au comptoir.

Avec plaisir, dit le shipping-master.

Peu après, attablés devant deux bouteilles de stout, Lucen reprenait : Si vous me trouvez une place de soutier pour une ligne allant vers l’Amérique du Sud je vous donnerai, en dehors de votre courtage habituel, une livre sterling pour vous.

— Écoutez, mon ami, dit Van Mulder, je peux vous donner une place comme vous le demandez. J’ai plusieurs certificats d’immatriculation que des marins m’ont laissés en gage n’ayant rien d’autre en garantie.

Mais ce service vaut au moins cinquante francs en dehors de ma commission.

Si vous acceptez vous pouvez embarquer après-demain matin sur le Napo de la Pacific Steam Navigation Company qui part pour le Callao.

J’accepte, dit Lucien. Tirant son porte-monnaie il donna au shipping-master deux livres sterling.

Celui-ci à son tour se leva, alla au tiroir-caisse du comptoir et revint avec un certificat délivré à Anvers au nom de Van Parys, soutier, vingt-cinq ans d’âge, né à Charleroi.

Comme cela on ne s’étonnera pas que vous ne sachiez pas le flamand si vous tombez avec des compatriotes, lui dit Van Mulder.

Peu après ayant mangé un morceau de fromage et bu une autre pinte de stout, Lucien alla se coucher. Le lendemain matin il s’aboucha avec quelques uns des marins du Lodging House et apprit ainsi en quoi consistait le métier de soutier.

Du reste un de ceux-ci était destiné au même emploi sur le même vapeur.

Avec quelques verres payés et surtout par sympathie pour Lucien il lui promit de l’aider à apprendre son métier pendant les premiers jours de navigation.

Le jour de l’embarquement arriva ; Lucien et son compagnon se dirigèrent vers le bateau où ils furent acceptés sans difficulté.

Les nouveaux soutiers aussitôt débarrassés de leurs valises se dirigèrent vers les machines.

Là, sur place, son compagnon expliqua à Lucien la besogne à faire. Celui-ci était doué d’une facilité étonnante d’assimilation.

Quand le soir arriva et que son tour vint, nul ne s’aperçut pendant ses quatre heures de travail qu’il n’avait jamais manié une pelle à charbon ni fait rouler des wagonnets de houille.

Cependant pour faire un travail aussi pénible que celui-là et surtout dans l’atmosphère de fournaise où il avait lieu il fallait une longue pratique du métier ou une force d’endurance peu commune. Lucien parvint à remplir sa besogne à la satisfaction de ses chefs.

Lorsqu’on atteignit Lisbonne, après quatre jours de voyage, il était déjà fait à son métier.

Les plus durs moments étaient passés.

Ce qui le remplissait d’allégresse c’était de voir ses projets prendre un peu de tournure car une fois au Callao il était déjà plus près de son but.

Un de ses compagnons descendant à terre à Lisbonne il le pria de mettre à la poste une lettre pour son ami Jules. Avant son départ de Liverpool il lui avait annoncé son embarquement.

Comme il ignorait l’adresse à lui donner pour la réponse il le pria d’envoyer ses lettres poste restante au Callao. De là il lui écrirait à nouveau.

Son compagnon revint quelques heures après et lui annonça que sa lettre était partie.

Peu après le vapeur quittait le Tage et se dirigeait vers la haute mer.

Lucien put, par un hublot, contempler la terre qui peu à peu devenait plus vague pour disparaître dans la brume. Adieu, Europe ! murmura-t-il.

En route pour le Nouveau Monde, pour l’avenir ou la mort !

Pendant les premiers jours d’embarquement Lucien avait été en proie au malaise habituel du mal de mer mais de crainte que sa supercherie ne fût découverte il s’était abstenu de toute nourriture. Après quatre jours de jeûne et surtout parce que son estomac le tiraillait fortement il se décida à prendre quelques aliments.

Le plus mauvais endroit pour les novices de la mer, le Golfe de Gascogne, était franchi depuis longtemps.

La mer devenait plus calme à l’approche des tropiques. Deux jours après le départ de Lisbonne il commençait à avoir un grand appétit au point que la ration journalière ne lui suffisait plus.

Aussi le voyait-on, après les repas des officiers et passagers, rôder autour des cuisines où moyennant quelque menue monnaie il pouvait obtenir quelques friandises pour relever sa portion de marin.

Dix jours s’écoulèrent encore ainsi. On approchait du Para. Pour se convaincre de l’assertion qu’il avait lue que pendant plusieurs lieues en mer l’eau était douce, due à l’apport considérable de l’amazone, il attacha un seau à une corde et puisa dans la mer. L’eau qu’il dégusta n’était pas positivement douce mais elle n’était pas salée non plus.

On pouvait se baser sur une moyenne de cinquante pour cent de chaque espèce. Je suis encore loin du Para dit Lucien.

Peut-être que dans une heure ou deux elle sera plus douce.

Deux heures après il recommença son expérience.

Cette fois il parvint à ramener de l’eau douce tout à fait. Nous approchons, se dit-il.

Effectivement peu après, le pilote du Para accostait le vapeur pour le conduire au port.

Malheureusement pour Lucien son tour de travail arrivait et il dut redescendre aux machines.

Quand il remonta il faisait nuit. Le lendemain matin il put contempler le départ du steamer qui, laissant l’île de Marajoo à gauche, s’élançait vers Rio de Janeiro, l’escale de Peonambuco ayant été supprimée pour cause d’épidémie.

Cinq jours après il se trouvait en rade de Rio et pouvait admirer le magnifique panorama qui se présentait à ses yeux.

La ville, les quais, se trouvaient de plein pied mais là-haut sur les collines on avait fait une nouvelle ville, la vraie capitale celle-là.

C’était dû aux conseils éclairés des médecins que l’empereur Dom Pedro s’était décidé à transporter ainsi la ville. Du coup la fièvre jaune, le vomito négro et toutes les épidémies qui ravageaient la ville de Rio avaient presque disparu.

Lucien aurait bien voulu aller faire un tour à terre mais la consigne était sévère à bord.

Aucun homme ne pourrait débarquer avant Buenos Ayres à cause de la quarantaine à faire.

La prochaine escale ce fut Montevideo, le grand port du Paraguay. Ensuite on pénétra dans le Rio de la Plata vers Buenos Ayres qu’on atteignit vers quatre heures du matin. Lucien venait justement de finir son quart. Sans aller se coucher, comme c’était son droit jusqu’à midi, il s’empressa de se débarbouiller et de changer d’effets. Ensuite il demanda la permission au chef mécanicien de débarquer. Dès qu’il l’obtint il attendit que tous les voyageurs et bagages fussent débarqués puis à son tour il sauta sur le quai.

Il faillit même tomber car habitué déjà au roulis du bateau il ne parvenait pas à marcher d’aplomb.

Petit à petit il s’y habitua en marchant doucement. Comme il était à peine cinq heures du matin il y avait peu de mouvement sur les quais.

Il s’en alla droit devant lui vers la ville qu’il apercevait au loin. Comme il connaissait la langue du pays et qu’il savait Buenos Ayres sillonnée de tramways électriques il ne craignit pas de s’y aventurer.

Ce qui le choquait le plus c’était les enseignes des maisons de commerce. Les trois quarts de celles-ci étaient italiennes. Par-ci, par-là, une enseigne à terminaison anglaise, allemande ou française mais c’était l’exception.

Avec leur émigration à outrance, pensa Lucien, ces pays sont en train de se cosmopoliser au point que l’élément indigène disparaît de plus en plus.

Est-ce un mal, est-ce un bien ? L’avenir seul pourrait le dire. Les premiers tramways commençaient à rouler. C’était l’heure où les ouvriers d’usine se rendaient à leur travail. Lucien se mit à les observer. L’élément indigène, c’est à dire l’argentin natif, métis d’indien et d’espagnol, dominait. On sentait que l’européen négligeait ces sortes de travaux, ne recherchait que le commerce ou l’industrie où les salaires sont plus élevés. Lucien pénétra dans un bar genre anglais, où debout devant le comptoir, ils dégustaient leur café ou avalaient leur verre de rhum. Il put ainsi entendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient politique. C’est dimanche, disait l’un d’eux, que Sébastien Faure, le grand anarchiste français vient donner un meeting au parc de Belgrano.

— Oui, dit un autre, mais il paraît que la police veut interdire la réunion.

— On se passera de sa permission dit le premier. Si elle nous fait violence j’ai quelque chose dans ma poche qui lui donnera à réfléchir.

— Bien parlé, dirent les autres. En avant pour l’Internationale.

Lucien sortit du bar. Je crois que la civilisation pour ces gens-ci n’a pas été un bienfait se dit-il. Ils en ont pris le plus mauvais côté, la haine des classes ! Que ne sont-ils demeurés dans leur pampas, au milieu de leurs troupeaux. Il a fallu qu’ils viennent dans la grande ville où leurs imaginations frustes ont tout de suite été accaparées par les discours des prêcheurs de haine ! Lucien continua son chemin parmi les longues rues, les larges avenues. Sauf la hauteur des maisons qui, en général, ne dépassaient pas deux étages, tout indiquait la grande, la très grande ville, car Buenos-Ayres, avec ses extensions, dépasse Paris comme périmètre.

Six heures sonnaient quand Lucien atteignit la chambre des Représentants. Il contempla longtemps ce magnifique bâtiment puis continua son chemin.

En cours de route il vit un bureau de poste ouvert. Il y entra et écrivit à son ami Jules lui annonçant son prochain départ pour Valparaiso et Callao.

À sa sortie il vit un tramway arrêté qui se dirigeait vers Belgrano. Il y monta et quelques minutes plus tard il se trouvait à destination. Ce parc comprend, outre le bois, une collection zoologique assez importante. C’est le point le plus fréquenté de la ville les dimanches et jours de fêtes.

En semaine c’est la promenade favorite des désœuvrés et du monde élégant.

Lucien s’assit sur un banc d’où on pouvait apercevoir plusieurs avenues à la fois et se mit à fumer un cigare. Vers huit heures du matin commencèrent à arriver les amazones et cavaliers venus pour faire leur promenade équestre. Vers neuf heures les automobiles de maître commencèrent à affluer, la plupart ne contenaient que des nourrices avec des enfants, des gouvernantes, mais presque pas de maîtres. C’est encore trop tôt pensa Lucien.

Vers onze heures seulement arrivèrent les premières voitures conduites par leurs propriétaires ou leurs chauffeurs.

Toutes faisaient quelques tours puis stoppaient devant l’un ou l’autre café élégant.

Je voudrais bien savoir ce que boivent ces gens-là se dit Lucien. Comme ses effets étaient présentables il entra dans un café des plus select et s’assit.

Regardant autour de lui, il ne vit que des verres de vermout, de cock-tail, de champagne même, mais rien d’autre. Il commanda donc un cock-tail.

Tous ces gens ne font qu’imiter les européens. Ils n’ont saisi dans la civilisation que ce qui flattait leurs goûts, leurs désirs. Et dire qu’en Europe nous nous figurons qu’ici les naturels du pays ne quittent leurs montures que pour manger ou dormir ! Quelle déception, mes amis ! pensa en lui-même Lucien. Évidemment, je m’attendais à trouver ici un semblant de civilisation, mais pas à ce point.

Tout y est, rien n’y manque. Ce costume d’homme porte la marque du meilleur tailleur londonien, comme cette robe de ville, ce tailleur, porte l’empreinte de Paquin ou de Redfem.

Allons-nous-en, j’en ai assez, fit-il en se levant.

Après avoir payé sa consommation il quitta le café.

Peu après il prenait un tramway qui allait vers les quais et à midi il était à bord.

Il dîna, fit une sieste de deux heures et à quatre heures, recommençait sa pénible besogne jusqu’à huit heures. Pendant qu’il dormait, le bateau quittait le port. Au matin, quand il se réveilla, il ne vit plus que de l’eau. À mesure qu’il descendait vers l’Antarctique la mer devenait plus houleuse.

À l’approche du cap Horn c’était presqu’une tempête qui se préparait à éclater.

Des vagues énormes balayaient à tout moment le pont. Le vapeur, quoique assez grand, était ballotté de droite à gauche et inversement par la houle.

Il y eut même un moment où le gouvernail ne fonctionnait plus, l’hélice tournant à vide.

Le capitaine donna ordre de faire face à la tempête au lieu de l’avoir par les côtés.

Ainsi, louvoyant, mais n’avançant guère, on parvint au détroit de Magellan.

Alors forçant l’allure et à toute vapeur on franchit la mauvaise passe et on déboucha dans l’océan Pacifique. La rencontre des deux océans était dépassée sans trop de dommages.

Le détroit passé, le temps commença à se radoucir. À mesure qu’on approchait du Chili, le calme revenait. Lucien remarqua que dans le Pacifique c’était le roulis, mais très doux, qui était de règle, alors que dans l’Atlantique c’était le tangage qui régnait. Cela vaut mieux pour moi qui n’ai pas encore le pied marin, songea-t-il.

Quelques jours après on atteignait Valparaiso, mais Lucien écœuré de sa descente à Buenos Ayres resta à bord. Je fuis l’Europe, pensa-t-il et je la retrouve ici en plein ! Finalement huit jours après le départ du grand port chilien on commença à distinguer un promontoire qui s’agrandissait de plus en plus.

C’était l’île de San Lorenzo qui abrite la rade du Callao. Le pilote vint à bord et prit la direction du navire. Une heure après, le vapeur Napo arrivait à destination et amarrait au Muelle Darsena.

Il était huit heures du matin. Lucien avait fini son travail à quatre heures et dormait.

Au bruit des chaînes déroulées il se réveilla. Il se leva, s’habilla et alla trouver le chef mécanicien.

— Chef, lui dit-il, vous n’ignorez pas que mon engagement expire ici. Veuillez donc donner ordre au comptable de me régler mon dû.

— Comme vous voudrez, mon garçon, lui dit celui-ci. Toutefois comme nous ne partons vers Liverpool que dans huit jours, si d’ici là vous avez dépensé tout votre argent à terre vous pouvez venir voir si la place est vacante.

— Merci bien, monsieur, dit Lucien en se dirigeant vers le bureau du comptable.

Déduction faite de la commission du shipping-master, Lucien toucha quatre livres sterling.

Comptant tout ce qui restait dans son porte-monnaie, il se trouvait à la tête d’un capital de cent nonante francs.

Sapristi, s’exclama-t-il, me voilà plus riche que quand j’ai quitté Liège et suis arrivé à destination.

Peu après il quittait le vapeur et se dirigeait vers la douane, d’où, après une visite sommaire, il sortit.

Ici je ne dois pas faire long feu, se dit-il, filons sur la capitale, Lima. Là je verrai la façon de me diriger vers l’intérieur.

Il s’achemina vers la gare qui se trouvait près de la douane et prit son billet pour Lima.

Peu d’instants après, le trans-Andin démarrait, en route pour Lima puis vers la Cordillère des Andes. En vingt minutes Lucien atteignait la gare des Desamparados. Il monta l’escalier qui débouche vers la sortie. Une fois dehors, sa valise à la main, il se mit à réfléchir. Je crois, se dit-il, que le plus simple serait de m’adresser au Consulat ou à la Chambre de commerce belge s’il y en a.

Un agent de police se trouvait de faction tout près.

Il se dirigea vers lui et lui expliqua ce qu’il voulait savoir.

— Attendez un instant, lui dit celui-ci, car voilà mon collègue qui vient me remplacer. Je vous accompagnerai moi-même jusqu’au consulat.

Dès que l’autre agent fut arrivé, Lucien et son guide s’acheminèrent vers l’endroit où celui-ci voulait aller.

En cours de route il entama conversation avec son compagnon.

— Vous êtes étranger, sans doute ? demanda celui-ci.

— Oui, belge, répondit Lucien.

— Il ne doit pas y avoir beaucoup de vos compatriotes à Lima, dit l’agent, mais ici on ne regarde pas à la nationalité. Un étranger pour nous est un être au dessus de nous. Nous savons que derrière lui il y a son pays bien souvent plus puissant que le nôtre et qui nous ferait payer cher un mauvais accueil fait à l’un de ses nationaux. Lucien ne put s’empêcher de penser que c’était là l’inverse de l’Europe où l’étranger au contraire, est plus mal regardé que les nationaux du pays.

Je note un bon point pour les gens d’ici, se dit Lucien. Tout en marchant, il admirait la ville.

Celle-ci présentait comme particularité que toutes ses rues semblaient avoir été tracées en même temps.

Toutes droites, elles étaient coupées tous les cent mètres par des rues transversales de la même longueur.

Pas de lignes obliques, de pans coupés, tout uniforme. En ayant demandé la raison à l’agent, celui-ci lui répondit que c’était dû à ce que Lima était une ville toute moderne. Toutefois, ajouta-t-il, si vous passiez le vieux pont de pierre que vous avez vu à côté de la gare et vous dirigiez vers le faubourg de Malambo vous ne trouveriez pas toujours la même uniformité.

Et cette montagne qui se trouve de l’autre côté du Rimac, comment s’appelle-t-elle ? demanda Lucien.

C’est le San Cristobal. Au dessus c’est un fort qui défend Lima et même Callao, car ses canons portent jusqu’en pleine mer.

Tout en causant ainsi, ils avaient atteint une maison de belle apparence. Au dessus de la porte d’entrée se détachait un écusson avec les armes de Belgique et les mots : Consulat Général de Belgique.

Vous voilà arrivé à destination, dit l’agent. Lucien voulut le récompenser avec une pièce de monnaie mais celui-ci refusa.

— Au revoir, caballero, dit-il en le saluant militairement. Lucien lui tendit la main en lui disant : au revoir, camarade.

Puis il sonna à la porte d’entrée.

Une servante, une petite négresse vint ouvrir.

Lucien lui demanda si le consul était visible. La négresse répondit :

— Oui, monsieur, entrez au salon, je vais l’appeler. Quelques instants après, un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure sympathique pénétrait dans le salon.

Lucien se leva et salua respectueusement.

— Vous êtes probablement un compatriote ? demanda le consul.

— Oui monsieur le consul, originaire de Liège comme vous pouvez constater par les documents que voici. Et Lucien tendit au consul ses papiers. Celui-ci les prit et les examina attentivement.

— Il y a longtemps que vous êtes à Lima ? demanda t-il.

— Depuis une heure ou deux, monsieur.

— Et quel est le but de votre visite ?

— Monsieur, dit Lucien, j’ai quitté Liège avec le dessein de chercher fortune à l’étranger. Je ne veux pas rester à Lima. J’ai l’intention de pénétrer dans les régions inconnues du bassin de l’Amazone. Mais avant de m’y aventurer je voudrai trouver une occupation qui me permette de me préparer à affronter l’aventure avec chances de succès. Je suis monteur-électricien, mais je puis remplir d’autres emplois.

— Eh bien, voici ce que je peux faire dit le consul. Je vais vous recommander à Monsieur Darbin qui a une maison de commerce ici à Lima. Il a en outre des comptoirs à Mollendo et Arequipa.

Si vous pouvez entrer chez lui vous lui demanderez de vous envoyer dans un de ses comptoirs de l’intérieur et pourrez vous familiariser avec les indiens, ses principaux clients.

Tout en parlant il s’était approché d’un bureau et, s’asseyant, écrivit la lettre pour Monsieur Darbin.

Ensuite il la cacheta et la remit à Lucien.

— Avez-vous quelques ressources ? demanda-t-il ensuite.

— J’ai près de deux cents francs, répondit Lucien.

— Je vais vous indiquer une pension où vous ne serez pas mal et qui vous coûtera peu dit le consul.

C’est dans cette même rue au numéro 14 ; vous pouvez y aller de ma part.

Quant aux bureaux de Darbin ils se trouvent aussi dans cette rue mais au 486.

Lucien remercia chaleureusement le consul puis se dirigea d’abord au 14.

Après avoir sonné il pénétra dans la maison, la porte était ouverte. Une grosse femme vint à sa rencontre.

— Que désirez-vous, jeune homme ? dit-elle en espagnol mais avec un fort accent.

— Je viens, madame, répondit Lucien en français, de la part du Consul de Belgique.

— Ah, vous êtes un compatriote ? dit la femme. Et d’où ça donc ?

— De Liège, madame.

— Tiens, comme ça tombe ! Je suis moi-même liégeoise. Feu mon mari l’était aussi.

— Je voudrai prendre pension chez vous dit Lucien, je suis venu pour essayer de travailler ici.

Sur quel prix pourrai-je compter ?

— Écoutez, mon ami, tout dépend de l’état de votre bourse. La différence de prix consiste dans la nourriture, car les chambres ne différent guère.

Comme vous ne me semblez pas bien riche, je vous compterai cent vingt cinq francs par mois pour le tout, bien que j’ai des pensionnaires qui payent le double.

— J’accepte, madame. Toutefois je vous dirai que je ne compte guère rester à Lima voulant me rendre dans l’intérieur.

— Vous resterez le temps que vous voudrez. En attendant voulez-vous dîner avec moi ? Nous causerons du pays.

— Avec plaisir, madame, car j’ai vraiment faim. Peu après Lucien et son hôtesse s’attablaient dans la cuisine. La salle à manger était déjà occupée par les pensionnaires.

— Avez-vous des parents ? demanda la patronne.

— Non, madame, je suis orphelin.

— Moi, dit-elle, je suis veuve. Voilà cinq ans que mon mari est mort. Il était employé au consulat. J’ai une petite rente que l’État Belge me fait et avec ma pension de famille j’arrive à nouer les deux bouts. Je n’ai pas d’enfant, non plus, mais quelques cousins et cousines à Liège que je n’ai plus revus depuis vingt ans que je suis à Lima.

Le repas continua ainsi en causant de choses futiles. Dès qu’il fut terminé, Madame Rasquin conduisit son pensionnaire dans sa chambre puis alla vaquer à son ouvrage.

Lucien se lava, se brossa et peu après descendit.

— Au revoir, madame Rasquin, à tout à l’heure.

— À tantôt, monsieur Rondia, dit celle-ci.

Quelques minutes après Lucien pénétra chez Darbin, il demanda à un commis si le patron était visible.

— Il vient justement de rentrer dit celui-ci.

Peu après il était introduit chez le commerçant.

— Monsieur, lui dit-il, je suis chargé de vous remettre cette lettre. Darbin la décacheta et la lut attentivement.

— Vous êtes liégeois, je crois ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur Darbin.

— Moi je suis verviétois, dit celui-ci. J’ai déjà réfléchi à ce que je pourrai faire pour vous. Vous allez rester deux ou trois mois ici puis quand mon gérant d’Arequipa viendra, vous partirez avec lui. En attendant, puisque vous êtes monteur-électricien, vous aiderez au montage de quelques appareils de télégraphie et de téléphonie que je viens de recevoir. Vous aurez six cents francs par mois comme salaire.

— Merci bien, monsieur Darbin, dit Lucien. Demain à la première heure je serai chez vous.

Dès qu’il fut sorti il retourna chez lui et écrivit à Jules le résultat de sa première démarche.

Ensuite il alla au bureau des postes et donna son adresse en priant de faire suivre, toutes les lettres qui parviendraient pour lui, au Callao.

Puis il alla se promener par la ville.

Étant donné qu’elle était carrée et uniforme, il ne risquait pas de se perdre. Il arriva ainsi à la place d’armes où se trouve l’Archevêché et le Palais du Gouvernement. Il se promena sous les arcades de la place parmi la foule qui encombrait celle-ci et visita les grands magasins qui s’y trouvent.

Il remarqua que là aussi la mode européenne avait empiété sur les mœurs locales mais pas sur une si grande échelle.

Beaucoup de femmes portaient encore la mante de cachemire noir au lieu de chapeau.

Quant aux indiens et indiennes qu’il croisait de temps à autre vaquant à leurs achats, eux, ils ne changeaient pas. Toujours le même panama large pour homme comme pour femme, le châle bariolé de couleurs criardes sur le dos, femmes et hommes portant des pantalons larges et des espadrilles aux pieds. Vers cinq heures de l’après-midi la foule commença à diminuer. Les magasins fermaient leurs portes. Peu après il vit les commis sortir et se diriger à pas pressés vers les cafés environnants.

Lucien entra dans un de ceux-ci. Autour d’un haut comptoir il y avait une foule de gens debout mais tous uniformément buvaient la même chose, du cock-tail au vermout.

C’est à croire que dans toute l’Amérique du Sud on ne boit que ça ! pensa Lucien. Il fit comme les autres. Il n’eut même pas besoin de le commander. Dès son entrée un garçon empressé avait tourné la manivelle de la machine destinée au mélange et présenté à Lucien une coupe mousseuse.

Il s’attarda un peu à écouter les conversations. Mais elles n’avaient trait qu’à des incidents de la vie courante ou à des questions de métier et il quitta les lieux. Peu après il rentrait à sa pension.

— Je vais vous présenter à ces Messieurs dit Madame Rasquin. Le soir vous souperez avec eux car ils sont moins nombreux qu’à midi. Lucien accompagné de la patronne pénétra dans la salle à manger. Messieurs dit-elle, je vous présente Monsieur Rondia, de Liège, un nouveau pensionnaire. Tous s’inclinèrent et vinrent serrer la main au nouvel arrivant. Ensuite Madame Rasquin lui indiqua la place qu’il occuperait.

Le repas fut assez gai car tous les pensionnaires étaient des hommes jeunes. Le plus vieux était un ingénieur, 35 ans, attaché à la fabrique d’armes du Gouvernement péruvien.

Il était lui aussi liégeois. Lucien lui ayant dit qu’il était monteur-électricien, il se mit à causer métier avec lui. Dans six mois finissait son contrat avec le gouvernement, il comptait rentrer au pays.

— Je ne peux pas en dire autant dit Lucien, car si je me trouve bien ici ou plutôt là où je compte me rendre il s’écoulera des années avant que j’aille revoir le Taureau.

— Que voulez-vous, mon ami, tout le monde n’est pas pareil. Moi, si je devais rester dix ans sans retourner à Liège, j’aurais une langueur, dit l’ingénieur.

Le repas s’acheva ainsi.

— Que faites-vous après souper ? demanda Lucien.

— Oh, la plupart du temps nous allons au café faire une partie de billard ou restons ici à jouer aux cartes. Ce soir par exemple nous avons projeté une partie de poker. Si le cœur vous en dit vous pouvez être des nôtres.

— Merci bien, dit Lucien, je ne joue jamais. La patronne apporta les cartes et s’éclipsa.

Peu après commençait la partie entre les convives. Mais il arriva que pris par le démon du jeu les enjeux montèrent rapidement. Ce ne furent plus des camarades jouant pour s’amuser mais des êtres disposés à se dévaliser réciproquement.

Lucien pensa en lui-même : Voilà une des plaies de l’humanité et une des plus grandes tares que la civilisation ait introduites dans ces pays neufs.

Au bout d’une heure l’ingénieur perdait cinq cents francs et jouait sur parole.

— Que voulez-vous ? dit-il à Lucien. J’ai gagné trois cents francs avant-hier. Belle consolation ! se dit celui-ci, puisque tu en perds deux cents de plus aujourd’hui ! Vers dix heures la patronne entra.

— Messieurs, dit-elle, il est temps d’aller se coucher.

— Encore un quart d’heure, Madame Rasquin, dit l’ingénieur.

— On voit bien que vous perdez dit Madame Rasquin. Vous voulez sans doute vous rattraper. Le jeu continua les quinze minutes demandées, mais au lieu de gagner, l’ingénieur perdit. Quand il se leva il devait deux cents francs sur parole.

— Bah ! fit-il demain je me rattraperai. Je dois toucher mes 1500 frs d’appointements vers midi.

Après s’être serré la main, chacun regagna sa chambre. Le lendemain vers sept heures Lucien se présenta chez Darbin et commença sa besogne. Celle-ci n’était pas bien compliquée, surtout pour Lucien, habile ouvrier dans sa partie.

Les semaines s’écoulèrent ainsi, un mois, deux même passèrent sans autres nouvelles que celles que Jules et sa femme envoyèrent quand un matin Darbin lui dit :

Petitjean, mon gérant d’Arequipa arrivera dans huit jours. Il restera ici une quinzaine puis repartira. Si vous désirez partir avec lui vous pouvez le faire ; j’ai justement du matériel qui arrivera à Mollendo dans quinze jours, destiné à Puno sur le lac Titicaca et vous pourriez le monter.

— Avec plaisir, répondit Lucien.

Une semaine après, en allant au bureau, il vit le patron causant avec un homme corpulent, le panama rabattu jusqu’aux yeux. Ce doit être Petitjean, pensa-t-il.

Peu après, les deux hommes venaient trouver Lucien à l’atelier de montage.

— Monsieur Rondia, dit Darbin, voici mon gérant d’Arequipa. Je lui ai parlé de vous. Il est content que vous l’accompagniez à son retour.

Lucien s’approcha.

— C’est toi qui veux aller chez les Indiens ? demanda Petitjean.

— Oui, monsieur, répondit le monteur.

— Mais les connais-tu au moins ? Comment te feras-tu comprendre d’eux ?

— J’apprendrai à les connaître, à leur parler, répondit Lucien.

— On voit bien que tu es liégeois, dit Petitjean. Tous les mêmes, aventureux, téméraires même. Je ne dis pas ça pour te rebuter, petit, loin de là.

Eh bien si le cœur t’en dit, dans une quinzaine de jours, nous prendrons le bateau au Callao pour Mollendo. De là nous irons par chemin de fer jusqu’à Arequipa. Tu peux commencer tes préparatifs de départ. Munis-toi d’effets chauds car nous devons traverser la Cordillère des Andes et passer par des endroits très froids et humides.

— Bien, monsieur, dit Lucien en s’éloignant.

Deux semaines s’écoulèrent ainsi. Pendant l’intervalle Lucien avait fait ses emplettes. Il emportait même un violon car il était bon musicien.

Le jour du départ, dès le matin, il porta lui-même jusqu’à la consigne sa valise et son instrument de musique puis il revint prendre congé de sa logeuse et des pensionnaires sans oublier le Consul de Belgique.

Après avoir pris son repas, il alla de nouveau à la gare, il devait retrouver Petitjean et Darbin à la station vers deux heures.

Il y était à peine d’un quart d’heure que ceux-ci arrivèrent. Il alla retirer ses bagages puis vint rejoindre les deux hommes.

Ensuite il monta dans le compartiment avec eux. Le patron les accompagnait jusqu’à l’embarquement.

Enfin vers quatre heures de l’après-midi le Chalaco quittait le port du Callao en route vers le Sud.

Petitjean était habitué aux voyages par mer et Lucien de son côté sortait de faire son apprentissage ; aussi s’attablèrent-ils aussitôt que la cloche du souper retentit vers cinq heures et demie et mangèrent avec grand appétit.

Ensuite ils montèrent sur le pont pour fumer un cigare, puis regagnèrent leurs cabines respectives.

Le lendemain matin à six heures ils étaient levés et dégustaient leur café au lait dans la salle à manger.

De nouveau ils montèrent sur le pont.

— C’est monotone, n’est-ce pas petit ? dit Petitjean. Nous longeons la côte presque tout le temps mais pas assez près pour distinguer la terre.

Cinq jours après leur départ du Callao ils atteignaient Mollendo. Là ils séjournèrent deux jours car Petitjean voulait emmener le matériel électrique destiné aux bateaux qui font la traversée du lac Titicaca.

Lorsque tout fut chargé sur wagon il donna ordre à son agent en douane de l’envoyer directement à Puno, puis à son tour il prit le chemin de fer avec Lucien pour Arequipa.

Le voyage fut accompli sans incident. Deux jours après leur départ, Lucien put apercevoir au loin une cime haute de plusieurs milliers de mètres dont la pointe se terminait en cratère.

C’est le volcan Misti, dit Petitjean, le plus haut du monde. Il dépasse de beaucoup le Chimborazo.

Il n’est pas en activité ce qui n’empêche qu’à Arequipa nous avons des tremblements de terre presque tous les jours. La ville même a été plusieurs fois détruite.

— Ce n’est pas gai d’y être propriétaire, dit Lucien en riant.

— Que veux-tu ? On se fait à tout. Un jour ou l’autre nous serons tous ensevelis sous les cendres comme Pompeï ou plus récemment Saint-Pierre dans la Martinique, par le Mont pelé.

Dès leur arrivée Petitjean conduisit Lucien chez lui. Tu demeureras ici avec moi lui dit-il. Je ne suis pas marié, mais j’ai une servante indienne, à qui j’ai appris la cuisine européenne, qui s’occupera de nous, dans une huitaine de jours nous irons voir à Puno si le matériel y est arrivé et nous y séjournerons le temps qu’il faudra.

Pendant ce temps tu peux venir au comptoir et tu te familiariseras avec les indiens, mes clients.

Le lendemain Lucien alla au magasin. Là il vit les acheteurs. C’étaient, tantôt des indiens quechuas de la partie centrale du Pérou, tantôt des boliviens.

La plupart ne payaient pas en argent.

En échange de la pacotille qu’ils emportaient ils apportaient du caoutchouc, du cacao, du maté, des épices. Petitjean y trouvait son compte car le prix payé pour leurs denrées était bien inférieur au cours.

Le sixième jour de son arrivée il vit entrer un homme assez âgé, panama jusqu’aux yeux, un manteau sur les épaules.

À sa vue Petitjean se précipita.

— Bonjour, Don Manuel, dit-il en lui tendant la main. Ça va bien depuis un an qu’on ne se soit pas vus ?

— Oui cher ami, très bien répondit Don Manuel. Apercevant Lucien il demanda :

— Est-ce un parent à vous ?

— Non, dit Petitjean, c’est un compatriote, monteur de machines électriques. Tiens, justement il brûle du désir de connaître vos contrées.

Je vais vous l’amener. Appelant Lucien il lui dit : Je vous présente Don Manuel le principal cacique des tribus indiennes des bords du Titicaca.

Lucien lui tendit la main que Don Manuel serra. Petitjean s’était empressé de faire venir une bouteille de pisco (eau de vie péruvienne) et trois verres.

— Buvons toujours un coup, dit-il en les remplissant. Les trois hommes trinquèrent et burent.

Lucien remarqua que Don Manuel le regardait à la dérobée et que son regard, lorsqu’il se croisait avec le sien, était d’une grande douceur.

Est-ce que je lui serai sympathique ? songea-t-il.

— Qu’avez-vous amené ? demanda Petitjean au cacique.

Une cargaison de dix mules et vingt lamas répondit celui-ci. Des plumes de garce en quantité, cinquante kilos au moins. Des pépites d’or pesant trois cents kilos net. Du caoutchouc fin. Petitjean prit son calepin et calcula :

50 kilos d’aigrettes à 3.000 francs le kilo — 130.000 francs.
300 kilos d’or natif à 2.500 francs le kilo — 750.000 francs.

— Sapristi ! s’exclama-t-il, Don Manuel, pour peu que vous ayez quelques mille kilos de gomme vous allez me dévaliser ! Il y a là pour plus d’un million de francs !

— Je le sais, mon ami, répondit-il mais je n’ai pas besoin d’argent. En dehors de la pacotille courante que j’emporte d’habitude je vais vous commander certaines machines dont vous m’aviez montré les catalogues lors de mon dernier voyage. Ce sera donc à valoir sur leur achat.

— C’est parfait dit Petitjean. Commençons donc par là. Cet après-midi, nous pèserons votre marchandise.

— Vous dînez avec nous, je suppose ? Soit répondit Don Manuel. Peu après, attablés devant un bureau, Petitjean montrait au cacique ses divers catalogues.

— Voyons les armes d’abord dit-il.

Après examen il commanda cinq cents Mauser de guerre, à quatre-vingt-cinq francs pièce. Plus un million de projectiles à quatre-vingt marks le mille.

— Mais, dit Petitjean, par où ferons nous passer celà ? Jamais le gouvernement péruvien ne consentira à laisser passer cette marchandise absolument interdite !

— Il me la faut, mon ami, dit Don Manuel, je consens à payer 50 p. c. de plus pour que vous me la mettiez à Puno où je la ferai prendre.

— Il n’y a qu’un moyen, dit Petitjean. Tout d’abord je ferai faire les Mauser à Liége même au lieu de Steyr.

En recommandant à l’expéditeur de les déclarer comme fusils de chasse et les projectiles de même, je donnerai ordre à mon agent en douane de donner un fort pourboire au vérificateur des douanes à Mollendo.

— Je savais bien que vous trouveriez, mon ami, dit Don Manuel en riant.

Ensuite Don Manuel commanda toute une installation de télégraphie sans fil et une antenne de deux cents mètres de haut.

— Qu’allez-vous faire avec ça ? demanda Petitjean. Quand vous aurez l’installation il vous faudra encore le télégraphiste. Je ne suppose pas que parmi vos indiens il y en aient qui sachent ce métier.

— Laissez faire, mon ami, dit le cacique. Quand l’installation sera là nous aviserons. Faites-là toujours venir. À ce moment Petitjean dut s’absenter pour aller chercher d’autres catalogues.

Le cacique en profita pour dire à Lucien :

— Avez-vous des parents ?

— Aucun, répondit celui-ci.

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, reprit le cacique, consentiriez-vous à venir dans un pays inconnu ? Mais je vous préviens, c’est pour y demeurer sans esprit de retour.

— J’accepte, dit Lucien.

— En ce cas, dès que la commande que je fais à Petitjean sera arrivée vous viendrez avec moi.

Comme elle sera livrable à Puno c’est de là que nous partirons.

— Voici, dit Petitjean en entrant, ce que je peux vous offrir encore,

Et il montra au cacique des bateaux à moteurs électriques :

— Donnez-moi votre avis là-dessus dit Don Manuel à Lucien. Celui-ci s’approcha et dit :

— Pour pouvoir se servir de ceux-ci il faut : ou une installation électrique pour la recharge des accumulateurs ou que les machines elles mêmes produisent l’énergie électrique.

De toutes façons il faut un combustible autre pour faire marcher les dynamos et générateurs.

Vous avez le choix entre le bois, le charbon ou les essences telles que pétrole, benzine ou autres dérivés.

— Mais tout ça est trop encombrant, dit le cacique.

— En ce cas employez le bazout, un comprimé du pétrole brut. Don Manuel se rangea à son avis et commanda 50 tonnes de bazout. Peu importe le prix dit-il à Petitjean.

Ensuite il commanda un canot d’une valeur de 250 000 francs. À vrai dire c’était un bateau de 55 mètres de long, 4 de large, calant 1 mètre 80 centimètres seulement, pouvant développer une force de 250 chevaux et une vitesse de 36 nœuds à l’heure.

Il n’y manque que les canons et les tubes lance-torpilles pour en faire un destroyer, dit Petitjean en riant.

Vous avez sans doute envie de déclarer une guerre à vos voisins ? ajouta-t-il ensuite.

— Je n’ai pas de voisins, répondit Don Manuel, mais des sujets. Cependant je lis dans les journaux que les récoltants de caoutchouc dans l’Acre viennent de proclamer la république chez eux. Il paraît même que le Brésil a déjà envoyé une expédition pour réprimer la révolte.

— Des mots tout ça, dit Don Manuel. Vous êtes-vous rendu compte des difficultés d’une pareille expédition ? À mon avis les Acréens peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Mais tout ça ne me regarde pas, dit-il ensuite ce ne sont pas des indiens ceux-là mais une foule d’aventuriers de toutes les nations. Sans issue directe vers la mer, ils végéteront puis finiront par se tuer les uns les autres faute d’ennemis. Voilà la seule façon de les vaincre.

Don Manuel continua à feuilleter ses catalogues. Dès qu’il eut fini ses achats, il demanda à Petitjean à combien ils se montaient.

— À 846.000 francs dit celui-ci. Il restera encore de l’argent, dit le cacique. Je prendrai cette fois-ci pour cent à cent cinquante mille francs de pacotilles et le reste, s’il y en a, vous le conserverez.

Mais il faut vous dépêcher. Je veux une livraison endéans les six mois. Vous l’aurez répondit Petitjean, car vous avez choisi des objets faits en série et qui doivent être faits d’avance, sauf les armes, bien entendu.

L’heure du dîner approchait.

Les trois hommes burent encore un verre de pisco où ils ajoutèrent quelques gouttes de cascarilla qui avait la propriété de donner de l’appétit.

Quand on pense, se dit Lucien, que tous ici ne boivent que des cock-tails et des mixtures compliquées qui coupent plutôt la faim alors qu’ils ont à leur portée des meilleures, j’en conclus comme le proverbe, que nul n’est prophète dans son pays. Le repas chez Petitjean fut assez cordial. Celui-ci tenait à fêter dignement un pareil client. Aussi n’avait-il pas négligé de mettre quelques bouteilles de bordeaux vieux sur la table et même du champagne.

Mais Don Manuel était sobre ; à peine toucha-t-il du bout des lèvres aux crûs qu’on lui servit.

Au dessert Petitjean alla chercher une caisse de cigares. Voilà, mon cher ami, dit-il au cacique, un Hoyo de Monterrey, de Muria dont vous me direz des nouvelles.

Don Manuel en prit un.

— Prenez-en plusieurs dit Petitjean en le forçant à en prendre une poignée.

La servante vint débarrasser la table, puis revint avec le café, trois tasses et une bouteille de rhum.

— Ça vous change de vos solitudes dit Petitjean à Don Manuel.

— Pas tant que vous croyez, répondit le cacique. Nos solitudes, comme vous dites, ont un charme que vous ne savez pas apprécier, vous autres, civilisés. Puis nous n’avons pas en somme votre âme ni votre religion.

— C’est vrai, dit Petitjean, vous adorez le soleil.

— Vous adorez bien ce que vous n’avez jamais vu, repartit le cacique. Nous, nous le voyons tout le temps, pendant le jour naturellement.

Nous apprécions ses bienfaits qui sont visibles. Puis nous n’avons pas votre mentalité non plus. Nos gens n’approfondissent pas les pourquoi de telles ou telles choses mais les acceptent comme naturelles.

Petitjean ne répondit pas car il jugea inutile de mécontenter son hôte en entamant une discussion philosophique avec lui.

— Mais, dit-il tout à coup vous m’avez commandé une installation de télégraphie sans fil avec une antenne de 200 mètres de haut et un bateau de 55 mètres de long. Comment pourrons-nous les faire parvenir chez vous ? Il faudrait des wagons spéciaux ! C’est vrai, dit Don Manuel, pour le montage je comptais sur Monsieur Lucien. Mais je n’avais pas songé au transport.

— Eh bien ! voilà ce qu’il faudrait faire. Vous livrerez le bateau et l’outillage du sans fil à Iquitos, sur l’Amazone.

Pardon mon cher ami dit à nouveau Petitjean, je suis d’accord à vous les livrer à Iquitos mais me permettez-vous de vous demander comment ils parviendront chez vous ?

J’ai parcouru un peu ces régions et je ne vois ni par le Javari, l’Ucayali, le Purus, ni le madré de Dios, aucune communication navigable pour un bateau de pareil calage, à cause des rapides et du peu d’eau de certains endroits.

— Mon ami, répondit Don Manuel, permettez-moi de vous dire que du moment où je vous dis de faire ainsi c’est que je sais comment m’y prendre.

— Don Manuel, je vous en prie, soyez plus explicite, dit à nouveau Petitjean. La question est plus importante que vous ne croyez car si réellement il existait une communication fluviale entre vos contrées et l’Amazone, celui qui en obtiendrait la concession ou le monopole gagnerait des centaines de millions car il pourrait faire concurrence avantageusement au canal de Panama ou au détroit de Magellan.

Don Manuel eut une hésitation puis répondit :

— Non, il n’y a pas de communication directe mais je puis à certains endroits faire tirer le bateau sur des troncs d’arbres par les milliers d’indiens que je commande. On n’ira pas vite mais les obstacles ne sont pas bien longs non plus.

Qu’est-ce que quelques mois de plus ou de moins font à l’arrivée ? Pas grand chose pour nous qui y sommes habitués.

La réponse du cacique était si plausible que Petitjean la crut sincère. Cette antenne que vous désirez dit-il à nouveau est-elle destinée à l’émission ou à la captation des ondes ?

À vrai dire, dit Don Manuel en riant, c’est un simple caprice à moi.

Je veux pouvoir être au courant de tout ce qui se passe dans le monde entier. Sachant que les postes du Para, de Manaos, d’Iquitos, de Lima sont reliés au réseau mondial, moi qui me trouve dans leur centre il me plaît de capter les ondes aussi.

— C’est un caprice de milliardaire, dit Petitjean, mais puisque vous pouvez le faire tant mieux pour vous. Je commanderai donc un appareil récepteur et si plus tard vous désirez à votre tour émettre des nouvelles je vous en procurerai un autre.

— J’aime mieux ainsi car l’antenne n’aura pas besoin d’être si solidement construite.

— Si vous aviez eu le caprice d’avoir une cabine émettrice au dessus il aurait fallu des bases presque aussi larges que celles de la tour Eiffel sans compter que l’armature aurait dû être plus solide.

Vous avez de la chance d’avoir trouvé ici l’ami Lucien car si vous m’aviez commandé cela avant son arrivée j’aurais dû faire venir des monteurs d’Europe. Et qui sait si je les aurais trouvés ? Tandis que lui ne rêve que d’aller dans vos contrées. N’est-ce pas Lucien ?

— Oui, messieurs dit celui-ci ; seulement si c’est moi qui dois faire tout le montage il me faudra longtemps surtout pour l’antenne qui devra se composer de pièces superposées à river au fur et à mesure qu’on s’élèvera en hauteur.

Puis des treuils et des manœuvres.

— Vous aurez tout cela à votre disposition dit Don Manuel. Est-ce que Salomon et les Pharaons d’Égypte n’ont pas fait des travaux de montage autrement importants que celui-là ?

— C’est vrai dit Petitjean, mais pour que vous ayez plus commode, je commanderai les plus récents traités sur la matière, en Europe, puis les différents schémas pour que vous ayez plus de facilité à vous orienter.

Et maintenant, si ça vous plaît, nous pourrions examiner les marchandises que vous apportez.

— Si vous voulez dit Don Manuel. Je vais aller chercher mes hommes et mes bêtes et dans quelques minutes je suis de retour au magasin.

Dès qu’il fut parti, Petitjean dit à Lucien :

— Tu pars content avec lui ? N’as-tu pas d’hésitation à le suivre ?

— Pourquoi en aurai-je.

— Parce qu’il y a sûrement un mystère dans la vie de cet homme, répondit Petitjean.

Je le connais depuis une dizaine d’années continua-t-il. Mais il me commande parfois des objets si bizarres que je suis à me demander si derrière cette forêt vierge qui le cache aux regards indiscrets il ne se trouve pas un vaste empire qui, dans l’ombre, se prépare à étonner le monde un jour ou l’autre.

Ensuite je crois fermement qu’il n’est qu’un émissaire de quelqu’un d’autre plus puissant.

Ce qui me le prouve c’est que quand il revient il me commande des choses qui rendent inutiles celles qu’il m’a commandées avant ou qui sont destinées à d’autres personnes.

— Ce que vous me dites me fait désirer connaître ces pays plus qu’auparavant répondit Lucien.

Les deux hommes se levèrent et allèrent au magasin. Quelques instants après, Don Manuel arrivait accompagné de quatre indiens et des bêtes de somme.

Les charges furent déposées à terre.

Petitjean pesa les plumes de garce sur une balance, de même que l’or. Les boules de caoutchouc furent pesées sur une bascule. Le total donna 50 kilos de crosses, 305 kilos d’or et 10 500 kilos de caoutchouc fin.

Petitjean fit son calcul. Il y en a pour 225.000 soles fuertes dit-il soit 45.000 livres sterling à votre choix.

— C’est bon, dit Don Manuel. Ensuite il tira une longue liste d’objets dont il avait besoin.

— Il n’y a que le ciment dont je suis à court dit Petitjean. Je n’en ai que 5 barils mais j’ajouterai les 20 autres à la commande de ce jour avec les armes et munitions.

— Fort bien dit le cacique. Ses aides commencèrent à charger les marchandises. Une heure après tout était terminé.

Don Manuel prit congé des deux hommes. En serrant la main de Lucien il dit :

— Dans six mois, jour pour jour, je serai au lac Titicaca. Au tambo de Morales à Puno vous me trouverez. Si par hasard moi je ne m’y trouvais pas, il y aurait toujours quelqu’un qui se chargerait de vous conduire à destination. Je ne vous recommande qu’une chose : quoiqu’il arrive en route n’ayez jamais la moindre hésitation. Elle pourrait vous être funeste ; adieu ! Dès qu’il fut parti, les deux hommes vaquèrent à leur travail. Le lendemain ils partaient pour Puno. Petitjean n’y resta que huit jours. Lucien commença ses montages, qui durèrent trois mois. La compagnie de navigation du Titicaca voulut profiter de sa présence pour faire vérifier tout le matériel. Lucien accepta ; quand Petitjean revint trois mois après, Lucien prit congé de lui. En partant il lui remit une longue lettre pour son ami Jules lui annonçant son départ pour les contrées rêvées. Ensuite il dit : Désormais ce sera vous le seul lien qui me reliera à la civilisation. Bien entendu si Don Manuel consent à vous porter mes lettres.

— En tout cas, dit Petitjean je le questionnerai toujours pour avoir de tes nouvelles.

Ensuite il embrassa Lucien : Au revoir, petit et bonne chance ! dit-il.

— Merci bien répondit ce dernier.