Dante Alighieri et la littérature dantesque en Europe

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DANTE ALIGHIERI
ET LA
LITTÉRATURE DANTESQUE
EN EUROPE

À la fin du XIIIe siècle, dans la plus turbulente des républiques italiennes, un poète, nourri de philosophie, de théologie, de mystiques rêveries amoureuses, est jeté brusquement au milieu des luttes de son pays. Passionné pour le bien, il s’efforce de voir clair dans la mêlée ; mais comment découvrir le vrai chemin à travers tant de rivalités aux prises ? Ce ne sont pas des principes qui se combattent, ce sont des haines de famille qui éclatent au sein d’un même parti. Florence est « un navire sans pilote battu par la tempête horrible. » Pour s’attacher à un point fixe au milieu de ces perpétuelles secousses, il conçoit un idéal de l’ordre universel. De la politique confuse de sa cité natale, il s’élève à la politique de la chrétienté tout entière. Poète, il était devenu citoyen ; le citoyen se transforme en une sorte de législateur philosophique et mystique, et c’est à la lumière de son idée qu’il va débrouiller le chaos de l’Italie. Qui le suivra ? Personne. Son impartialité le condamne à l’isolement. Il est seul, il sait qu’il doit être seul, et cette solitude ne l’effraie pas. Comme on lui offre une ambassade auprès du pape, il jette ces mots à la face de ses concitoyens : « Si je pars, qui reste ? si je reste, qui part ? » Ce serait de l’arrogance dans une autre bouche ; c’est chez lui la conscience de son rôle. Le jour où il sera banni de son pays, il sera seul encore parmi ses compagnons d’exil. Les hommes qu’on a chassés de Florence avec lui sont aussi méprisables que ceux qui l’ont chassé. Sa prédication est trop haute, son idéal est trop pur ; pour la cité qu’il imagine, il n’y a plus de place sur cette terre. Alors, errant de ville en ville, mendiant sa vie morceau à morceau, comme il y a dit énergiquement de l’un des personnages de son œuvre, mendicando sua vita a frusto a frusto, il se réfugie dans la cité que lui construira la poésie. Toutes les études, tous les rêves qui ont agité son esprit, vont prendre un corps et une âme dans une œuvre étrange, compliquée, mystérieuse, qu’il publiera simplement sous le titre de Commedia, et que la chrétienté, ravie d’enthousiasme, appellera bientôt la Divine Comédie.

Ce n’est pas seulement à travers son siècle que Dante a passé solitaire et superbe ; malgré le cri d’admiration qui a salué en Europe la première apparition de son poème, on peut dire que la même destinée l’attendait au-delà du tombeau. Florence n’avait pas compris l’idéal de l’amant de Béatrice ; la postérité, pendant des siècles, a fait comme les contemporains de Dante ; ceux-là même qui l’admiraient le plus ne l’entendaient qu’à demi. Que de commentaires sur la Divine Comédie depuis le XIVe siècle ! Il y a vingt ans, la pensée générale du poème pouvait être considérée comme une énigme ; aujourd’hui, malgré des travaux de premier ordre, elle est encore un sujet de controverse.

Ce serait une curieuse histoire que celle des commentateurs de Dante ; on saisirait sans peine dans leurs explications l’esprit parti culier de chaque époque. Le XIVe siècle et le commencement du XVe produisent des gloses naïves où la biographie, la linguistique et la capricieuse recherche des allégories s’entremêlent au hasard. Au premier rang sont les commentateurs contemporains, les deux fils de Dante, Pietro et Jacopo[1], l’écrivain anonyme à qui l’on doit l’Ottimo Comento[2], le franciscain Accorso de Bonfantini, le chanoine Micchino da Mezzano, le carme Riccardo, et les six interprètes (deux théologiens, deux philosophes et deux lettrés de Florence), à qui Jean Visconti, archevêque et seigneur de Milan, demanda en 1350 l’explication de la trilogie dantesque. Tous ces commentaires ne pouvaient être connus que des lettrés ; mais voici l’heure où Dante va être expliqué au public italien dans les chaires des églises. Florence donne l’exemple de cette institution ; par un décret du 9 août 1373, elle accorde un traitement annuel de 100 ducats d’or au savant qui sera chargé de traduire, pour la foule les enseignemens de la Divine Comédie. Boccace, avec Pétrarque son maître, est le plus célèbre écrivain du XIVe siècle, c’est à lui que ce ministère est confié ; il hésite, mais bientôt, vaincu par les instances de la cité, il ouvre son cours le 3 octobre de cette même année dans l’église San-Stefano. Malheureusement Boccace n’était plus jeune, il avait plus de soixante ans, et sa santé était ébranlée par le travail ; il meurt deux ans après, n’ayant fait qu’un petit nombre de leçons et commenté que les dix-sept premiers chants de l’Enfer. Boccace mort, maints érudits se disputent l’honneur de continuer son œuvre. Il y a déjà sur pied toute une phalange de rapsodes. Dante appartient à l’Italie entière, et tandis que le chroniqueur Philippe Villani et plus tard le grand philologue Francesco Filelfo s’asseoient dans la chaire de Boccace, Bartolo da Buti à Pise, Gabriello Squaro à Venise, Philippe de Reggio à Plaisance, surtout Benvenuto d’Imola à Bologne, expliquent aussi devant la foule la poétique encyclopédie du Florentin. Ce mouvement d’études occupait tellement les esprits, que le bruit s’en répandit bientôt dans les autres contrées de l’Europe. Ce fut à l’occasion du concile de Constance, au commencement du siècle suivant. Deux évêques anglais qui siégeaient au concile, Nicole Bubwich et Robert Halm, demandèrent à Jean de Serravalle, évêque et prince de Fermo, de leur donner une traduction latine de la Divine Comédie avec des explications et des notes. L’évêque de Fermo se mit à l’œuvre, le 1er février 1416, et impatient de répondre au désir des deux prélats anglais, il eut tout terminé le 16 février de l’année suivante. Ne vous étonnez pas qu’il leur demande grâce pour tout ce qu’Il y a de rustique dans son latin et de maladroit dans sa traduction (de rusticana latinitate, incomptaque et inepta translatione) : le temps qui lui a été accordé, dit-il, ne suffisait guère à une telle tâche. La plupart des commentateurs de cette période auraient besoin de la même excuse. De Boccace à Serravalle l’intelligence du grand poème italien a-t-elle fait des progrès ? Non certes. Ce qu’Il y a de plus curieux chez tous ces commentateurs, ce sont les renseignemens biographiques : encore tout près de l’époque de Dante, ils ont pu recueillir la tradition, et leur témoignage est précieux sur maintes questions de détail[3]. Quant à l’interprétation du poème, ce n’est guère autre chose qu’un amas de subtilités pédantesques. On peut répéter hardiment la phrase dédaigneuse de Tiraboschi, applicable aussi, il faut bien le dire, à plus d’un commentaire de Dante au XIXe siècle : E chi sa quanti pensieri hanno essi attribuiti à Dante, che a lui non erano mai passati pel capo[4] !

Avec la seconde moitié du XVe siècle, une période nouvelle commence pour les interprètes de la Divine Comédie. Dans cet essor d’inspirations platoniques qui signala vers cette époque la vie littéraire de Florence, l’œuvre de Dante offrait une riche matière à la pensée. Deux hommes surtout, représentent cette direction plus haute, j’ai nommé Cristoforo Landino et Alessandro Vellutello. Dante était si supérieur au moyen âge, que le moyen âge ne l’avait pas compris ; ce fut la renaissance, inspirée par Platon, qui la première souleva un coin du voile et pénétra dans la grande âme d’Alighieri. On a étudié Dante de nos jours avec bien autrement de vigueur et de précision ; pour certaines parties de l’interprétation philosophique et religieuse, Landino sera toujours consulté avec fruit. Tout récemment encore, un des hommes qui admirent le mieux la Divine Comédie et la Vie nouvelle, l’historien Schlosser proclamait les sentimens d’édification religieuse qu’a entretenus chez lui la lecture de Cristoforo Landino[5]. Il associe à cette louange le commentaire d’Alessandro Vellutello, qui appartient au commencement du XVIe siècle et qu’anime le même platonisme chrétien dégagé des subtilités scolastiques. Pour qui connaît la sévérité grondeuse de M. Schlosser, un tel hommage est un événement dont l’histoire littéraire doit conserver le souvenir ; en lisant ces confidences du vieil historien libéral, j’ai mieux apprécié le caractère de cette seconde période des commentateurs dantesques. Cette période est aussi celle de Machiavel, de Michel-Ange et de Galilée, Machiavel n’a fait sur Dante que des remarques de philologie ; Michel-Ange, qui le connaissait si bien, s’est borné à lui adresser des sonnets enthousiastes ; Galilée, âgé de vingt-quatre ans, lisait deux dissertations devant l’académie de Pise pour défendre contre Girolamo Benivieni la cosmographie de la Divina Commedia[6]. Ces détails-là n’ont qu’un intérêt de curiosité ; mais, à voir la pieuse tendresse du jeune Galilée, à voir aussi le respect de Michel-Ange et de Machiavel pour il padre Alighieri, comment méconnaître ce qu’ils lui doivent au milieu de leurs travaux et de leurs luttes ? Tous les trois, par la passion qui les possède et par la consécration de la douleur, ce sont les vivans commentaires du grand gibelin.

Malheureusement l’esprit académique, dès le XVIe siècle, s’est substitué à cette mâle étude du maître. L’heure est venue où Dante ne sera plus qu’une matière à dissertation. Que le cardinal Bembo trace un élégant parallèle entre Dante et Pétrarque, rien de mieux ; mais la question urgente, à ce qu’il paraît, c’est de savoir si Dante est supérieur à Homère, si Homère est supérieur à Dante, et là-dessus voici des in-folio à remplir toute une bibliothèque. Mazzoni et Bulgarini sont aux prises ; ils plaident devant le tribunal d’un Aristote apocryphe, comme Petit-Jean et l’Intimé devant Perrin Dandin. Mazzoni défend l’œuvre du poète, Bulgarini démontre victorieusement qu’elle pèche contre toutes les règles d’Aristote, et le public des académies applaudit à la sentence. Qui oserait dire, en plein XVIe siècle, qu’Aristote n’a pas d’autorité céans ? Déclamation, pédantisme, puérilité, même chose sous trois noms divers. Les commentateurs du XVIIe siècle ne s’attachent plus qu’aux menus détails de la Divine Comédie et ne paraissent pas soupçonner la grandeur de l’ensemble. C’est la dévotion machinale qui succède à la piété vraie. Peu à peu cependant, accaparé par les académies, le citoyen de Florence est perdu pour le peuple. Guichardin raconte que, désirant lire le poème d’Alighieri, il dut chercher longtemps dans la Romagne avant d’en trouver un exemplaire. C’est presque la même chose après la fastidieuse littérature du XVIIe siècle ; vainement quelques esprits supérieurs, Gravina ; Vico, Varano, ont-ils assigné au poète de la Divine Comédie la place souveraine qui lui est due, l’Italie ne le connaît guère que de nom, et elle semble d’abord plus surprise qu’émue lorsque trois jésuites, le père Venturi, le père Zaccaria et le père Bettinelli, dans la première période du XVIIIe siècle, dressent contre la Divine Comédie tout un acte d’accusation théologique et littéraire. Venturi signale les hérésies de Dante (1732) ; Bettinelli et Zaccaria, avec un ton de persiflage qui enchantait Voltaire, lui refusent tout talent poétique. Heureux incident qui réveille le patriotisme ! les plus belles éditions de Dante sont publiées après le commentaire de Venturi ; il suffit de rappeler l’édition de Zatta (Venise, 1757) dédiée à la tsarine Elisabeth. Excités par ces attaques, Muratori et le docte abbé Méhus, qui s’appliquent à éclairer les premiers siècles de la littérature italienne, semblent redoubler d’ardeur ; Muratori publie quelques-uns des principaux commentaires de la Divine Comédie, Méhus publie les œuvres inédites de Léonard d’Arezzo et de Giannozzo Manetti, les meilleurs biographes de Dante. Ce n’est pas tout ; la révolution française a réveillé les âmes engourdies ; une école s’organise, qui ranime les souvenirs littéraires du passé pour y puiser des encouragemens et des forces. Dante sera le chef, le seigneur, le maître : tu duca, tu signore e tu maestro. Catholique ou libre penseur, chacun le glorifiera à son point de vue. Déjà, deux siècles auparavant, l’honnête Vincent Borghini, dans sa Difesa di Dante come cattolico, l’avait justifié du reproche d’hérésie ; le franciscain Lombard reprend ses argumens, et, les tournant contre le père Venturi, réfute les assertions du jésuite (1791). Lombardi ne sera pas seul à défendre le poète national ; citons, dans un autre camp, Alfieri, Monti, Ugo Foscolo, Rossetti, qui nous amènent au seuil d’un âge nouveau et qui ont aujourd’hui de si vaillans successeurs. Lombardi avait justifié l’orthodoxie de Dante, au risque de méconnaître l’audace de son génie ; Foscolo et Rossetti, interprétant à faux cette audace, transforment le fier gibelin en un précurseur des révolutions modernes. Désormais le problème est posé, les commentaires purement érudits n’ont plus qu’un intérêt de second ordre : il s’agit de mettre à nu l’âme du poète.

Tant de travaux si divers avaient tour à tour entretenu ou relevé le souvenir de Dante ; il s’en fallait bien cependant qu’on se fît une idée précise de son inspiration et de son génie. Notre siècle, avec son mélange d’enthousiasme et de critique, a-t-il expliqué cette mystérieuse figure ? Méconnu de ses contemporains, défiguré par des interprètes scolastiques, apprécié d’une manière incomplète par ceux-là même qui l’avaient le plus aimé, Dante nous apparaît-il aujourd’hui avec l’auréole immortelle ? Oui, je le crois, nous possédons le poète ; le politique nous a livré ses secrets ; l’homme tout entier est devant nous dans sa complexe et laborieuse grandeur. Tandis que ce travail de cinq siècles s’accomplissait en Italie, la France, l’Angleterre et l’Allemagne étaient restées à peu près étrangères au débat ; elles ont pris aujourd’hui le premier rang, et Dante, grâce à leurs études, est entré dans le domaine commun de la poésie européenne. Chez nous, la traduction en rimes françaises de Balthazar Grangier (1591), malgré ses grâces naïves et l’intérêt qui s’y attache, n’était guère de nature à populariser le grand Florentin. Notre XVIIe siècle a ignoré Dante, le XVIIIe s’en est moqué par la bouche de Voltaire, et Rivarol le premier, à la veille de la révolution, a deviné l’originalité de son style, la puissance de son vers, de ce vers qui se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d’une seule épithète. En Angleterre, les deux évêques qui avaient rapporté du concile de Constance la traduction latine de Serravalle ne semblent pas l’avoir répandue dans leur pays ; à part quelques imitations de Chaucer au XIVe siècle, de Milton au XVIIe, on ne trouve pas la trace d’Alighieri sur la terre de Shakspeare jusqu’à l’époque récente encore où le moyen âge l’est devenu comme chez nous l’objet de maintes investigations. L’Allemagne a commencé plus tard que la France à s’occuper du poème de Dante ; si le traité de Monarchia y est publié et traduit en 1559 et en 1566, la première mention de la Divine Comédie n’apparaît qu’au XVIIe siècle, dans une note d’un drame de Gryphius, Papinien mourant, où le XIIe chant de l’Enfer est traduit en partie. Vers le milieu du XVIIIe siècle, l’ardent novateur Jacques Bodmer demande aux écrivains de son temps une interprétation de la Divine Comédie ; mais les esprits sont mal préparés à cette tâche, les exhortations du critique ne produisent que les médiocres ébauches de Meinhard et de Bachenschwanz, et il faut attendre les fragmens de Dante si bien traduits par Wilhelm Schlegel (1795) pour voir s’ouvrir ce mouvement d’études qui ne se ralentit pas depuis soixante ans. L’exemple de Schlegel inspire de studieux disciples ; en même temps que Gries, l’infatigable représentant des littératures romanes en Allemagne, reproduit de si belles copies d’Arioste, de Tasse et de Calderon, M. Kannegiesser donne à ses compatriotes la première traduction sérieuse de la Divine Comédie (1809).

C’est donc à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe que les contrées savantes de l’Europe s’associent au long travail de l’Italie sur la trilogie dantesque. On dirait qu’un concours s’est ouvert : chaque peuple y apporte les qualités qui le distinguent. Tandis que l’Italie cherche dans ces études des inspirations patriotiques, la France, avec M. Fauriel et M. Villemain, y déploie sa netteté d’esprit, son goût de la beauté littéraire, et l’Allemagne, sous l’influence de Schlegel, sa laborieuse érudition. Il ne faut pas oublier l’Angleterre ; elle a provoqué les études d’Ugo Foscolo, elle a accueilli et encouragé Rossetti, elle a elle-même des critiques (M. Barlow, par exemple) qui, en examinant le texte de Dante, ont rivalisé d’exactitude avec les érudits d’Allemagne[7] ; enfin elle a donné des traductions qui, pour la fidélité, la force et la souplesse, sont peut-être supérieures à tout ce qu’ont produit les autres pays de l’Europe. N’est-ce pas d’elle aussi que nous viennent ces pages où l’un des penseurs les plus originaux de notre époque a pénétré si vivement dans le cœur d’Alighieri ? Thomas Carlyle a placé le Florentin dans ce petit groupe de héros qui représentent pour lui l’histoire entière du monde ; entre les prophètes et les prêtres, le poète de la Divine Comédie est dessiné et peint en traits de flamme[8].

Je voudrais résumer les plus récens travaux de cette littérature de Dante, comme on dit au-delà du Rhin. Il y a eu depuis trente ans maints résultats considérables ; j’essaierai de les dégager avec précision et de les mettre en lumière. Bien que réduite à cette période, la matière est immense ; je m’attacherai aux points essentiels. En Italie, M. Cesare Balbo, M. Arrivabene, M. Troya, M. Fraticelli ; en Allemagne, M. Charles Witte, M. Franz Wegele, M. Emile Ruth, l’historien Schlosser, et le prince qui occupe aujourd’hui le trône du royaume de Saxe ; en Angleterre, M. Thomas Carlyle, M. Cary, M. Barlow ; en France, M. Fauriel, M. Villemain, M. Ampère, M. Ozanam, M. Lamennais, sans compter des traducteurs habiles, voilà les hommes qui ont pénétré le plus avant dans l’intelligence du vieil Alighieri. Je n’ai pas cité le nom d’un commentateur qui, en renouvelant à un point de vue tout opposé l’erreur de Rossetti, a fait de Dante un socialiste. Cet épisode, en un tel tableau, n’est pourtant pas aussi bouffon qu’il paraît l’être, et le livre de M. Aroux, en dépit de l’auteur, nous aidera à mieux faire comprendre la saine et puissante originalité du Florentin. J’entre en matière sans plus tarder. Au milieu de tant d’explications, à travers ces conjectures hasardeuses et ces découvertes précises, deux sujets distincts fournissent une division naturelle à notre étude : d’abord la vie de Dante, sa vie politique, morale, littéraire, et dans cette vie si tourmentée, ses opere minori, qui sont le commentaire de ses pensées et la préparation de son œuvre ; puis cette œuvre elle-même, le poème qui résume, qui transfigure magnifiquement le drame réel et mystique de sa vie, la Divina Commedia.


I

L’enfance et la jeunesse de Dante n’offraient pas aux commentateurs de difficultés spéciales. Les renseignemens fournis au XIVe et au XVe siècle par Boccace, par Jean Villani, par Léonard d’Arezzo, et résumés au XVIIIe par Pelli, forment le fond de toutes les biographies modernes. Le grand événement de ces juvéniles années, c’est la rencontre du fils de donna Bella, âgé de neuf ans à peine, avec cette gracieuse enfant, Béatrice Portinari, qui sera un jour dans la vision du poète le symbole de l’amour, l’archange de la contemplation. Boccace raconte l’histoire en chroniqueur, Dante, en sa Vita nuova, la raconte en poète. Les biographes italiens et français de nos jours, M. Cesare Balbo, M. Fauriel, M. Ozanam, ne font guère que reproduire sur cette période les documens primitifs ; les biographes allemands vont plus loin, ils veulent savoir quelles ont été les études de Dante et quelle préparation a ouvert cette riche intelligence. Une des meilleures biographies que nous ayons de l’auteur de la Vita nuova, c’est bien certainement celle de M. Auguste Kopisch[9]. En quelques traits précis, M. Kopisch reconstruit pour nous la société italienne vers 1265, il groupe les événemens dont le contre-coup dut frapper l’imagination du poète enfant, il le suit dans les écoles ecclésiastiques et nous dit quelle nourriture il y reçut. Initié de bonne heure à toutes les sciences qui formaient le trivium et le quadrivium, Dante avait pratiqué aussi les beaux-arts ; il nous apprend lui-même qu’il savait manier le crayon. Ami du peintre Giotto et du musicien Casella, élève de Brunetto Latini, son ardente jeunesse s’était ouverte à toutes les inspirations, à toutes les connaissances d’une époque où une sorte d’ambition encyclopédique animait les esprits supérieurs. Celui que la vue de Béatrice ravissait déjà dans les mystiques régions étudiait l’astronomie, la physique et l’histoire naturelle avec cette curiosité émerveillée qui est un des caractères du moyen âge. Quand il dut prendre rang dans l’une des catégories du peuple, célèbre déjà par ses canzoni, il se fit inscrire parmi les médecins et les pharmaciens de la cité. M. Kopisch et tout récemment M. Franz Wegele[10]), professeur à l’université d’Iéna, racontent ces choses avec beaucoup de précision. Ce ne sont pas des conjectures, les témoignages abondent, et Pelli en avait déjà signalé quelques-uns ; il fallait les choisir avec art, il fallait les recueillir dans les œuvres de Dante, dans la Vita nuova, dans le Convito, dans un vers passé inaperçu ; les deux écrivains allemands l’ont fait d’une main sûre et discrète, et le tableau est charmant. Ajoutez-y le portrait de Brunetto Latini, tracé par Fauriel[11], vous aurez tout ce qu’on peut rassembler de plus certain sur l’enfance du poète ; les encyclopédies du Trésor et du Tesoretto sont en définitive le poétique résumé des richesses où l’enfant a puisé à pleines mains. Merveilleuse destinée de ces deux livres ! Le Trésor est dédié à saint Louis, le Tesoretto a été le manuel de Dante.

De plus grandes questions vont se présenter ; Dante était-il guelfe ou gibelin ? A peine âgé de vingt-quatre ans, encore tout enivré de ses mystiques rêves et de sa poésie amoureuse, le voilà jeté au milieu des guerres civiles de Florence. Sa famille était guelfe. Guelfe par naissance avant d’avoir pu réfléchir aux intérêts de l’Italie, il assiste à la bataille de Campaldino, où furent de faits les gibelins (1289), et il paraît qu’il y tient bien sa place, car Léonard d’Arezzo, qui avait lu ses lettres manuscrites, en cite une où l’amant de Béatrice parle naïvement de ses accès de terreur et de joie au milieu de la mêlée. Ces émotions du combat n’ont rien de commun avec les angoisses morales d’un partisan convaincu. Dante était guelfe par occasion. Quand il commença à réfléchir sur la misérable situation de son pays, il vit aussitôt combien il avait eu tort d’attaquer les doctrines des gibelins. À quelle époque s’accomplit chez lui cette transformation décisive ?

C’est ici que je rencontre les travaux d’un homme qui a éclairé de la plus vive lumière la vie morale et spirituelle de Dante. M. Charles Witte, professeur de droit à l’université de Halle, est certainement de tous les dantophiles de notre âge le plus fidèle à sa religion. Les autres, les plus dévoués, M. Fauriel, M. Ozanam, M. Ampère, M. Cesare Balbo, le roi de Saxe, ont eu maintes distractions littéraires ; Dante a été pour eux un magnifique épisode dans l’histoire de la pensée humaine, mais ils ne se sont pas refusé d’autres études et d’autres joies. M. Witte s’est enfermé dans les œuvres d’Alighieri comme un moine dans sa cellule. Cella continuata dulcescit, a dit l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ ; la force de rester dans sa cellule, on y trouve une douceur infinie. Voilà trente ans que M. Charles Witte habite la sienne, et elle lui est devenue si douce qu’il n’en sortira plus. Si vous le visitez à l’université de Halle, il vous montrera sa bibliothèque dont Alighieri seul a fait les frais ; toutes les éditions de ses œuvres depuis l’édition de 1472, toutes les traductions de la Divine Comédie, traductions latines, françaises, espagnoles, anglaises, allemandes, danoises, hébraïques, tous les commentateurs depuis l’Ottimo et Bocçace jusqu’au livre publié hier à Florence ou à Paris, à Venise ou à Berlin, en un mot toute la littérature dantesque a été rassemblée là par M. Witte avec l’exactitude d’un savant et la piété d’un lévite. On dirait le sanctuaire du vieux poète. M. Witte est si profondément initié à tous les arcanes de Dante, qu’il a fini par prendre plaisir aux détails les plus minces. Une période, un vers, un mot lui fourniraient un texte inépuisable. Il s’occupe en ce moment à confronter, à collationner les principaux manuscrits de la Divine Comédie, et savez-vous ce qu’il en fait ? Il les groupe comme des productions de la nature en familles, en genres et en espèces. Ce sont là, si l’on veut, les enfantillages de la piété ; mais M. Witte ne s’est pas toujours amusé à de pareilles minuties, ses premiers travaux révèlent un critique supérieur, et personne, je le répète, n’a saisi comme lui le lien logique et lumineux de la pensée du poète à travers ses fluctuations apparentes. Le système de M. Witte est adopté aujourd’hui par les premiers romanistes de l’Allemagne[12] ; M. Auguste Kopisch, M. Franz Wegele, M. Schlosser lui-même sont entrés dans la voie qu’il a ouverte. Plusieurs critiques italiens, M. Picchioni, M. Giuliani, d’autres encore, ont accueilli avidement les vues du professeur de Halle et les ont propagées parmi les lettrés de la péninsule. Il y a là tout un événement littéraire. Qu’a donc fait M. Witte ? Avant Fauriel et Ozanam, M. Witte a prouvé que les Opere minori de Dante, la Vita nuova et le Convito, étaient l’introduction de la Divine Comédie et que ces trois ouvrages, à y regarder de près, composent un tout. Fauriel deux ou trois années après M. Witte[13], dans son cours de 1833, a soumis aussi la Vita nuova et le Convito à sa judicieuse critique, mais Fauriel s’attache surtout à y trouver la préparation intellectuelle du poète. S’il ne s’agit que de démêler dans ces ouvrages la nature complexe de l’inspiration d’Alighieri, son mélange d’enthousiasme et de subtilité, ces combinaisons géométriques, astronomiques, si étrangement associées aux extases de l’amour, il n’y a rien à ajouter aux dissertations de Fauriel. Ce n’est pas là cependant, aux yeux de M. Charles Witte, le seul intérêt que présentent les Opere minori ; la Vita nuova et le Convito unis à la Divine Comédie sont pour lui une série de mémoires intimes où le poète nous raconte le travail intérieur de son génie et la transformation de ses croyances.

Avant les études de M. Witte, tout était obscur dans les opinions d’Alighieri. Était-il sincère quand il se battait sous le drapeau des guelfes ? Obéissait-il à sa conviction ou à d’implacables rancunes quand il passait dans le camp des gibelins ? Autant de questions insolubles. L’explication la plus simple, c’est que Dante, exilé de sa patrie, s’était fait gibelin par vengeance. Coriolan était passé aux Volsques, et il n’y avait pas de Véturie pour le fléchir. Singulière violence chez un homme si maître de sa pensée et si assuré dans ses principes ! Comment des admirateurs d’Alighieri n’ont-ils pas vu qu’une telle explication ruinait l’autorité de sa parole ? Je regrette de la trouver chez les plus illustres critiques de la France et de l’Italie, chez ceux-là surtout qui ont le mieux compris la sublimité de ses conceptions poétiques. M.Fauriel, M.Villemain, M. Ampère, M. Ozanam, répètent l’un après l’autre que Dante se fit gibelin par vengeance. M. Villemain donne à cette explication un tour éloquent qui la relève et qui sauve la dignité du citoyen : « Guelfe, proscrit par les guelfes, il se fit gibelin. Je ne sais pas s’il a bien fait, mais ces esprits ardens, élevés, vont toujours d’un extrême à l’autre. Leur inconstance même vient de leur énergie. Ne leur demandez pas les vertus modérées et la résignation à l’injure. » M. Cesare Balbo, malgré son enthousiasme pour le grand poète, bien qu’il le place sans hésiter au-dessus d’Homère et de Shakspeare, est moins disposé que M. Villemain à excuser ce changement de rôle ; tantôt il reproche à Dante sa capricieuse nature, tantôt, comme pour atténuer l’accusation, il ose affirmer que Dante a été gibelin sans le savoir et en protestant toujours qu’il ne l’était pas[14]. Étrange apologie, qui ressemble à une insulte ! Si cette explication est vraie, voilà Dante dépouillé de toute une partie de sa gloire. Il ne reste plus de lui qu’une imagination forte, un peintre tour à tour lugubre et suave ; mais où est le lien qui enchaîne ces conceptions si diverses ? Où est la lumière supérieure qui éclaire l’édifice du poète ? L’unité de sa pensée est détruite, la sublimité de son inspiration s’évanouit. Avec une élévation de vues vraiment digne du sujet, avec une force morale qui honore l’homme autant que le critique, M. Charles Witte a retrouvé la pensée de Dante ; c’est là son œuvre. D’autres sont venus et ont complété ses indications. Je citerai au premier rang M. Wegele, qui, dans la Vie et les Œuvres de Dante, s’est attaché surtout à recomposer l’histoire intérieure du grand poète florentin. MM. Witte et Wegele ont obtenu d’importans résultats ; les voici en peu de mots. Dante n’a pas attendu sa sentence d’exil pour devenir gibelin. Que voulaient les guelfes, que voulaient les gibelins dans ces dernières années du XIIIe° siècle ? Le sens de ces grandes querelles avait singulièrement changé depuis la chute des Hohenstaufen. On n’était plus au temps où les guelfes, en défendant le saint-siège, luttaient pour l’indépendance de l’Italie ; les gibelins avaient cessé aussi d’être les représentans de la liberté civile opposée à la théocratie romaine. Ces principes ne passionnaient plus les âmes ; des rivalités de famille, des haines de ville à ville et de faction à faction avaient remplacé les luttes où nous apparaissent ces tragiques figures, Grégoire VII et Henri IV, Frédéric II et la ligue lombarde. Si Dante n’eût jamais porté ses regards au-delà des rives de l’Arno, nul doute qu’il eût pu rester dans ce parti guelfe où l’avait placé le hasard. Les guelfes dominaient à Florence ; agités par des divisions intestines, ils s’étaient partagés en deux camps, et noirs et blancs se disputaient le gouvernement de la république. Les noirs, c’était l’aristocratie ; les blancs, c’était le parti populaire. Figurez-vous Dante enchaîné, comme les Florentins de son temps, dans les mesquines préoccupations d’une lutte qui n’intéresse que la cité ; il restera à Florence, il sera le soldat d’un drapeau, il deviendra le chef d’une faction, et vainqueur ou vaincu, il aura derrière lui toute une armée ; ce sera un Corso Donati ou un Farinata. Mais non, au-delà de Florence, il a vu l’Italie. À peine inscrit sur la liste des citoyens actifs, sa science et son génie, plus encore que le rang de sa famille, l’ont désigné pour les fonctions les plus hautes. Il a trente ans, et déjà on le charge d’ambassades importantes ; il est envoyé à Sienne, à Venise, à Padoue, à Rome enfin, auprès du pape Boniface VIII. Ces missions l’initient aux affaires italiennes ; il voit de près les intrigues des grands, la servilité des petits, et tout dévoué qu’il est à Florence, le spectacle de tant de misères touche bien autrement son grand cœur. De la politique particulière de sa ville, Dante, une fois mêlé aux choses publiques, devait s’élever d’un vol d’aigle à la conception d’une politique générale. Comment rétablir l’ordre à Florence, si un ordre supérieur ne règne pas de la Sicile aux Alpes ?

Il y a donc, selon Alighieri, un ordre supérieur, universel, institué par Dieu même, un ordre qu’il faut réaliser ici-bas, afin que l’humanité puisse accomplir sa mission. Quel est cet ordre ? A quelle époque le poète en a-t-il conçu l’idée ? En deux mots, voilà le problème. Si nous trouvons une réponse exacte à ces questions, nous aurons substitué le Dante réel, vivant, à cette figure indécise que se disputent les commentateurs.

C’est seulement dans la dernière année du XIIIe siècle que Dante a commencé de prendre part à l’administration de Florence. Il avait alors trente-cinq ans. De 1290 à 1300, Dante s’associe peu à peu aux intérêts publics ; il se fait inscrire comme citoyen, il est envoyé en mission auprès de plusieurs cours italiennes, il devient de jour en jour un homme considérable. L’an 1300, il est nommé prieur, c’est-à-dire un des six magistrats suprêmes qui gouvernaient la ré publique. Ces dix années ont été soigneusement étudiées par les érudits de France et d’Italie. Les travaux littéraires du poète, sa publication de la Vita nuova, ses ambassades, son voyage à Paris, tout cela a été exploré en détail et raconté avec précision, mais sans qu’on y ait rien vu de particulier pour le développement de sa pensée. Aux yeux de M. Witte et de M. Wegele, c’est la période décisive de sa vie. Deux événemens s’y produisent dans l’âme du poète, une transformation religieuse et une transformation politique. La Vita nuova nous révèle l’une, l’autre est manifeste dans le De Monarchia.

La Vie nouvelle a été composée avant 1292, selon M. Fauriel, en 1290, selon M. Delécluze[15]. M. Wegele affirme, et sur bonnes preuves, qu’elle n’a été écrite que vers l’année 1300. Les dates sont précieuses ici. La Vie nouvelleest précisément le résumé de ces dix années qui nous occupent, le symbolique récit de ce travail intérieur retrouvé par la sagacité allemande. Qu’ est-ce que la Vie nouvelle pour la plupart des érudits modernes ? Une plainte à l’occasion de la mort de Béatrice. M. Witte et M. Wegele, à l’aide de maintes indications fournies par l’histoire de l’époque, l’ont découvert la confession même de Dante sur une crise profonde que traversa son âme. Le poète, en ces pages tour à tour si bizarres et si gracieusement mystiques, nous parle d’une jeune dame qui essaya de le consoler après la mort de Béatrice. Elle était belle, noble, sage, et elle venait à lui, dit-il, pour rendre quelque repos à sa vie. Partagé d’abord entre l’attrait que cette dame lui inspire et le souvenir de Béatrice, il se laisse aller bientôt au charme de ces consolations, jusqu’à l’heure où Béatrice lui apparaît vêtue de rouge, dans l’éclat de son enfance radieuse, telle enfin qu’il l’avait aperçue en sa première extase. Ce souvenir des ferventes années le ramène à l’amour véritable ; ces sonnets et ces canzoni qu’il avait consacrés pendant quelque temps à la dame des consolations moins hautes, il les rend à l’âme sublime qui est devenue le flambeau de sa vie, et, récompensé de ce retour par une vision extraordinaire, il s’écrie : « Les choses dont j’ai été témoin m’ont fait prendre la résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse jusqu’à ce que je puisse parler d’elle plus dignement. » Cet épisode, trop peu remarqué jusqu’ici, signifie, selon MM. Witte et Wegele, l’affaiblissement de la foi dans l’âme de Dante, son ardeur à interroger la philosophie, et finalement, après bien des combats, son retour à la religion de son enfance. Racontée brièvement dans les dernières pages de la Vita nuova la lutte dont nous parlons paraît avoir agité sa jeunesse, et ce n’est que vers l’année 1300 que Dante a pu jeter son cri de victoire. C’est aussi à l’année 1300 qu’il assigne le pèlerinage retracé dans son poème : la Divine Comédie est la continuation immédiate de la Vita nuova. Ainsi ces mots, vita nuova, ne signifient pas souvenirs d’enfance, souvenirs de jeunesse, vita juvenilis, comme le veulent quelques commentateurs modernes, entre autres M. Pietro Fraticelli[16] et M. Emile Ruth ; ils signifient, et avec une exactitude parfaite, la vie nouvelle, la vie fortifiée par l’épreuve et illuminée de clartés plus pures.

La découverte de M. Witte résout incidemment une question jusque-là fort obscure. Tant qu’on ne voyait dans la Vita nuova que le tableau des enfantines amours du poète, tant qu’on n’y avait pas de couvert ces luttes de l’âge virile la lutte de la philosophie qui s’éveille et de la foi du moyen âge, on ne pouvait raisonnablement traduire vita nuova par vie nouvelle. Vita nuova, dans ce système d’interprétation, c’était la vie au moment où elle s’ouvre comme une fleur, à l’âge où elle est toute neuve et toute fraîche, et si l’on préférait absolument la traduction littérale, il fallait expliquer du moins dans quel sens particulier on l’employait. La Fontaine a dit :

Si le ciel me réserve encor quelque étincelle
Du feu dont je brillais en ma saison nouvelle.

La saison nouvelle dont parle le fabuliste, c’est le printemps de l’existence, il n’y a pas de doute possible sur ce gracieux vers. Les traducteurs de Dante qui employaient les mots vie nouvelle auraient dû aussi faire en sorte que cette traduction ne produisît pas d’équivoque, c’est-à-dire qu’elle signifiât le premier épanouissement de la vie, et non pas la vie renouvelée et transformée. Faute de cette précaution, ils manquaient de logique dans leur système, et tombaient sous le coup des critiques de M. Fraticelli. J’ai peine à comprendre qu’un esprit aussi ingénieux, aussi pénétrant que Fauriel, n’ait pas été averti par cette contradiction. Je m’étonne aussi que M. Delécluze, dans sa traduction d’ailleurs si estimable, ait conservé un titre dont le sens n’a aucun rapport avec l’œuvre telle qu’il l’interprète. Le dernier traducteur anglais, M. J. Garrow, a été plus conséquent ; décidé à ne voir aucune allégorie dans le livre de Dante, mais seulement un récit des extases de son enfance, il traduit simplement early life.

Dégageons des formes symboliques la scène qui couronne la Vita nuova : Dante, après la mort de Béatrice et avant d’être élu prieur de Florence, c’est-à-dire de 1290 à 1300,- cherche une consolation à sa douleur en même temps qu’un emploi à son activité dans l’étude de la philosophie. À une époque où la raison s’essayait déjà à secouer le joug de la foi, où les plus libres esprits se produisaient à côté de saint Thomas d’Aquin, où des réformateurs audacieux, un Joachim de Flores, un Jean d’Olive, un Guillaume de Saint-Amour, s’élevaient du sein même de l’église, où des discussions à outrance passionnaient les écoles, où Simon de Tournay, après avoir prouvé la divinité du Christ devant un immense auditoire, enivré tout à coup de sa logique, s’écriait : « Petit Jésus, petit Jésus, autant j’ai exalté ta loi, autant je la rabaisserais, si je voulais ! » à une époque enfin où l’auteur de l’Imitation, fatigué de tout ce bruit, jetait ce vœu du fond de son âme : « Que tous les docteurs se taisent, ô mon Dieu ! parlez-moi tout seul ; » à une telle époque, Dante, avec son esprit subtil et son impétueuse avidité, avait-il pu ne s’abandonner qu’à demi aux entraînemens de la science ? Nous savons qu’il vint à Paris[17], qu’il parut dans le champ-clos de la scolastique et y soutint une lutte mémorable. Des recherches récentes nous ont appris que son maître, Siger de Brabant, celui qu’il retrouve plus tard dans le paradis, avait été obligé de se défendre contre des accusations d’hérésie[18]. Dante avait-il su s’arrêter à temps ? N’avait-il pas senti s’ébranler les principes de ses premières croyances ? Il est difficile de ne pas admettre ce fait, lorsqu’on lit les dernières pages de la Vita nuova à la lumière de la critique et de l’histoire ; mais Dante, avide d’amour, visité sans cesse par les extases de sa jeunesse, ne trouva pas dans la science le repos qu’il y cherchait. Sa foi reparut bientôt ; il la vit revenir, dit-il, sous les traits de Béatrice enfant, montrant bien que Béatrice n’est plus ici la jeune femme de vingt-six ans dont il pleura si tendrement la mort, mais le symbole de son amour et de sa foi avant que nulle étude étrangère n’en eût altéré la candeur.

Voilà la crise que l’esprit de Dante a subie, et dont il a laissé la trace dans les dernières pages de la Vita nuova. Croit-on que ce soit seulement une conjecture ? Aux argumens de M. Wegele je pourrais en ajouter un qui me semble décisif : le fils même du poète, Jacopo Dante, nous parle en son commentaire de toute une période de désordre qui troubla la vie de son père, et il la place avant l’année 1300. Mais laissons là les preuves extérieures, c’est Dante seul qui va nous répondre. On sait que le Convito est comme la suite de la Vita nuova ; ouvrez-le, vous y verrez sous la forme la plus claire l’explication que nous venons de résumer. Cette dame qui l’avait consolé après la mort de Béatrice, il déclare expressément que c’est la philosophie. Quand il écrit la Vita nuova, à peine échappé au péril, il en parle en termes discrets, comme un homme qui craint de rouvrir une blessure mal fermée ; dans le Convito, au contraire, il en décrit les phases ; ce n’est plus un nuage qui a voilé un instant l’âme du poète, c’est toute une crise intérieure où il s’est longtemps débattu.

Une crise semblable s’opère dans ses opinions politiques. En même temps qu’il retournait de la philosophie à la foi de sa jeunesse, il remontait aussi de l’inquiète politique de son temps à la politique traditionnelle du moyen âge. La grande idée politique du moyen âge, c’est l’unité du monde chrétien, le pape gouvernant tous les évêchés de l’église universelle, l’empereur dominant tous les royaumes. Le XIe et le XIIe siècle ont beau nous montrer l’empereur et le pape engagés dans une lutte formidable, il s’agit dans cette lutte de régler les rapports des deux puissances, non pas de supprimer l’une ou l’autre. De là cette merveilleuse communauté de sentimens et d’idées qui est le signe distinctif de ce temps-là. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, il n’y a en Europe qu’une langue et qu’une littérature ; mais ce majestueux édifice, plus idéal que réel, ne pouvait durer. L’esprit humain, en se développant, se trouvait à l’étroit et faisait éclater de toutes parts, comme une fragile enveloppe, les liens de cette unité impossible. De ce fond indistinct appelé la chrétienté, les nations s’élançaient ; chacune d’elles tour à tour s’élevait à la conscience de son être et se créait un idiome. Préparés obscurément dans les siècles qui précèdent, les nationalités et les idiomes modernes apparaissent enfin au XIIIe siècle avec une juvénile énergie ; l’unité spirituelle pourra encore se maintenir quelques siècles, l’unité temporelle est détruite à jamais, et les derniers représentans sérieux du saint-empire, les Hohenstaufen, succombent tragiquement sur l’échafaud de Conradin, frappés par le frère de saint Louis. Quel sera cependant l’ordre nouveau ? Nul n’en sait rien encore. Au milieu d’une société qui s’organise, le désordre et l’incertitude sont tristes, si on les compare à l’unité qui vient de disparaître ; c’est alors qu’on voit des esprits puissans essayer de relever l’édifice. Tel fut le gibelinisme de Dante, bien différent de celui qui s’agitait sous ses yeux dans les républiques italiennes. Les gibelins de son temps, comme les guelfes eux-mêmes, n’étaient qu’une faction intéressée ; Dante voulait construire la cité dont les siècles précédens avaient poursuivi en vain l’idéal.

Mais comment prouver que Dante avait conçu ce système avant d’être chassé de Florence ? Comment prouver que ce fut chez lui un libre développement de sa pensée, et non une théorie vengeresse inspirée par l’outrage ? Un récent travail de M. Charles Witte me paraît décisif sur ce point. On croyait jusqu’ici que le De Monarchia, où le système politique de Dante est complètement exposé, avait été écrit par lui pendant l’exil ; le critique allemand a prouvé[19] que c’est une des premières œuvres de Dante, une œuvre qui appartient à la période de la Vita nuova. Parmi tous les écrits du poète florentin, il en est deux seulement où il ne parle pas de son exil. Dans le Convito, dans le traité de Vulgari eloquentia, dans les trois cantiques de la Divine Comédie, comme dans ces nombreuses lettres politiques inspirées par les événemens de l’Italie de 1302 à 1321, le poète exilé laisse éclater des cris de douleur et des imprécations. Comment admettre qu’en exposant cette grande théorie politique, en défendant les droits de l’empire contre les usurpations du saint-siège, il n’eût fait aucune allusion à son rôle personnel dans de tels débats ?

M. Witte ajoute ici maintes preuves de détail qui devront dissiper tous les doutes ; pour moi, j’avoue que ce seul argument me suffit, et que la démonstration est péremptoire à mes yeux. Si le De Monarchia eût été composé par Dante après son bannissement de Florence, on y lirait à chaque ligne les colères qui soulevaient son cœur. N’oubliez pas qu’il se met en scène dans tout ce qu’il écrit, qu’il est tout entier dans chacune de ses pages, et un tel homme, du fond de son exil, a pu écrire un long manifeste sur le droit de l’empire sans que le ressentiment du proscrit y éclate ! Quelle occasion cependant pour jeter aux Florentins ces foudroyantes apostrophes dont il avait le secret ! Non ; il est calme, il expose, il enseigne ; c’est Dante avant son exil, avant son priorat, à l’époque de ses méditations studieuses. Entre deux ambassades peut-être, frappé des misères de l’Italie et du triste état de la chrétienté tout entière, il cherche le remède au mal. Son âme ardente et tendre était revenue déjà à l’idéal religieux du catholicisme ; sa pensée politique suit la même route, il s’attache à cette grande unité qu’avaient rêvée les âges précédens et dont le monde s’éloignait chaque jour. Il croit au pape et à l’empereur ; il croit au droit religieux de l’un, au droit temporel de l’autre, et les considérant tous deux comme les ministres immédiats du roi des rois, il veut que leurs domaines demeurent toujours distincts et inviolables. Si le pape envahit le domaine de l’empereur, si l’empereur usurpe le droit du pape, tous deux ont mérité l’enfer, où les plongera la justice du poète. On s’étonnera un jour de voir guelfes et gibelins précipités pêle-mêle dans les cercles horribles : cette impartialité était facile à l’homme qui dès le début s’était placé si haut.

Ne parlez donc plus de rancunes, de passions capricieuses ; Dante a construit sa théorie dans le silence de l’étude. Cette conception idéale de la politique s’affermit plus tard chez le poète, elle prend des proportions immenses, lumineuses, et se transforme en une philosophie de l’histoire au nom de laquelle la Divine Comédie prononcera ses redoutables jugemens, mais elle existe déjà dans la pensée du poète avant qu’il prenne part au gouvernement de la république. Le De Monarchia est écrit avant l’année 1300. Aussi voyez-le à l’œuvre lorsqu’il est nommé prieur et que le 15 juin 1300 il prend possession du pouvoir. Supérieur à tous les partis, il soulèvera bien des haines. Les noirs ont insulté les blancs dans les rues de la ville ; Dante bannit le chef des noirs, celui que tous les chroniqueurs contemporains appellent le Catilina de Florence, le féroce Corso Donati, mais en même temps, afin d’assurer la paix de la cité, il bannit le personnage le plus considérable du parti des blancs, l’ami et le confident de sa jeunesse, le poète Guido Cavalcanti. Est-ce là le fait d’un homme qui n’a pas encore de principes arrêtés ? est-ce là un guelfe qui bientôt sera gibelin ? Je reconnais au contraire l’auteur du De Monarchia, le futur poète du Paradis et de l’Enfer. Il considère ses fonctions comme un sacerdoce, il est le théoricien et le prêtre d’un credo politique et religieux, prêtre inflexible, théoricien altier qui ne sait pas faire de concessions aux laïques. Ce sont les termes mêmes par lesquels un chroniqueur du temps[20] nous peint cette physionomie rigide : A guisa di philosopha mal gratioso non bene sapeva conversare con laici.

M. Ozanam avait déjà soupçonné ce fait, que M. Wegele a mis dans tout son jour. Il traite spécialement la question : Dante fut-il guelfe ou gibelin ? et il conclut qu’il ne fut ni gibelin ni guelfe selon le sens que ces deux mots avaient au XIIIe siècle. Malheureusement toute cette discussion est un peu vague, l’auteur se contente d’une demi-vérité. Il fallait reconnaître que Dante a été gibelin, mais en ajoutant aussitôt qu’il ne l’a jamais été à la manière des hommes de son époque. Gibelin désintéressé, il est le législateur conséquent des doctrines du moyen âge. C’est au nom de l’Évangile qu’il refuse au saint-siège le gouvernement temporel de la chrétienté ; Jésus-Christ lui-même n’a-t-il pas comparu devant les représentais de l’empereur ? Si c’est de Jésus-Christ que l’église tient son droit, le saint-empire du moyen âge a reçu le sien de cet empire romain devant lequel a comparu Jésus-Christ. L’établissement de l’empire est une œuvre directe de Dieu aussi bien que l’incarnation de Jésus. Bien plus, l’empire était indispensable à l’accomplissement du grand mystère par lequel un Dieu fait homme a racheté la faute d’Adam ; comment cela ? Le voici, et cette explication vous montrera le philosophe et le casuiste du moyen âge poussant jusqu’aux plus étranges subtilités la passion de la logique. Jésus-Christ devait mourir pour sauver l’humanité tout entière ; il fallait donc que sa sentence fût prononcée par une autorité à laquelle le monde entier était soumis. Supposez le Christ condamné à mort par une juridiction particulière, il ne mourra pas au nom de l’humanité, frappé par elle et pour elle. Les décrets de Dieu ont réglé les choses autrement ; lorsque Pilate jugeait le Christ, il était le délégué de l’empereur Tibère, la sentence était valable pour le monde, le sang divin était versé pour toute l’humanité, la rédemption put s’accomplir[21] ! Ces naïfs et audacieux argumens contenaient pour Alighieri toute la charte sociale. Le roi Jean de Saxe, qui s’est appliqué, comme M. Ozanam, à montrer les rapports de Dante avec les grands docteurs scolastiques, a bien mieux compris que l’écrivain français l’enchaînement des idées politiques du poète : il signale avec raison le gibelinisme idéal d’Alighieri. Notons ce mot ; c’est la formule exacte des opinions du poète et le résumé de toutes ces controverses.

Cette rectification si importante, due principalement à la sagacité de M. Charles Witte, est-elle favorable ou nuisible à la gloire d’Alighieri ? Il est incontestable que le caractère du poète l’acquiert une grandeur nouvelle : Dante est justifié une fois pour toutes de l’accusation d’inconstance et de fureurs, intéressées qui pesait encore sur sa mémoire ; mais si la grandeur morale du poète est mise dans tout son jour, n’est-ce pas aux dépens de son intelligence politique et sociale ? En prêchant comme un dogme la soumission au saint-empire romain, n’était-il pas en lutte avec l’esprit de son siècle, qui était aussi l’esprit de l’avenir ? Cette vieille unité, dont le saint-empire était le symbole, n’était plus qu’un rêve évanoui. Les nations se constituaient partout comme des personnes distinctes, l’ère moderne s’annonçait ; ne faut-il pas avouer que Dante a méconnu ce travail de son époque ? C’est la conclusion de M. Wegele, bien qu’il n’en fasse pas un reproche au glorieux poète : « On voit souvent, dit-il, à la fin des grandes périodes de l’histoire, de puissantes intelligences s’attacher à l’esprit d’une société qui va mourir et s’efforcer de lui porter secours. Tel fut Dante. Il ne pouvait sauver le moyen âge ; mais il lui a élevé un monument colossal et tel que l’histoire n’en offre pas un second dans une situation analogue. » Thomas Carlyle a marqué en traits de feu ce caractère du poète ; le mysticisme et la colère, une colère toute sainte, un mysticisme d’une incomparable douceur, voilà, selon le philosophe anglais, l’inspiration d’Alighieri. Au seul examen du portrait de Dante attribué à Giotto, Carlyle voit en lui un homme qui proteste de toutes les forces de son être, qui se bat contre un monde, qui ne se rendra jamais, the face of one wholly in protest, and life-long unsurrentering battle, against the world. Et avec cela, ajoute-il, quelle tendresse chez le poète de l’Enfer, naïve comme les caresses d’un enfant, profonde comme le cœur d’une mère ! Dante, pour Carlyle, c’est une âme adorablement suave, une âme tout éthérée, à l’aspect sombre, sinistre, implacable. Par la même il est l’exacte image du moyen âge. Sans lui, le moyen âge se serait évanoui à jamais, et nous n’aurions entendu ni le chant de ses joies ni le cri de ses douleurs. Il est, à lui seul, la voix de dix siècles muets, voice of ten silent centuries.

Cette justification, si belle qu’elle soit, ne suffit pas encore. En même temps qu’Alighieri, par sa conception de la papauté et de l’empire, s’attachait à relever l’idéal du passé, il était un de ceux qui, par mille hardiesses et mille innovations de détails, préparaient énergiquement l’avenir. Les pages éblouissantes de Carlyle sur l’âme du poète florentin, les recherches de M. Wegele sur sa politique universelle ont besoin d’être complétées par le chapitre que M. Ozanam intitule analogie de la philosophie de Dante avec la philosophie moderne. M. Wegele ne voit chez Alighieri que le législateur politique et mystique du moyen âge ; M. Ozanam a osé glorifier en lui un des plus hardis précurseurs des sociétés nouvelles. M. Ozanam a raison ; supérieur à tous les personnages de son temps, l’auteur du Convito et du De Monarchia s’élève.aussi au-dessus de son propre système. Sa théorie semble ramener les hommes vers le passé ; la manière dont il l’entend et la pratique les entraîne vers l’avenir. Ses principes et sa vie sont pleins de contradictions sublimes. Ce même homme qui veut fonder l’unité des peuples chrétiens sous le sceptre du saint-empire, voyez-le façonner la langue italienne avec un zèle opiniâtre et donner par la le premier signal aux littératures modernes, c’est-à-dire aux nationalités qui s’éveillent. Il est patricien, et, devançant l’esprit de son époque, il expose les principes, il exprime les vœux les plus démocratiques ! Il prêche, comme le dit très bien M. Wegele, ce royaume de Dieu sur la terre que le moyen âge a si vainement poursuivi, et cependant, à l’heure même où il essaie de soumettre la société à une théocratie, il sépare l’église de l’état avec une inflexible hardiesse et proclame les droits de la liberté civile. Enfin de toutes les contradictions, ou pour mieux dire de toutes les complications de, son génie, voici certainement la plus frappante : il semble abandonner la cause de l’indépendance italienne, il a les regards tournés vers les empereurs d’Allemagne, à tel point que l’un de ses plus respectueux biographes, M. Cesare Balbo, l’accuse de sentimens que le patriotisme réprouve ; personne pourtant n’a conçu une idée plus haute de l’Italie, personne n’a plus contribué à la glorification du peuple romain et des étonnantes destinées que l’histoire lui a faites. Avec ce goût des symboles et cette liberté d’interprétation particulière à son époque, il mêle sans cesse les destinées de Rome et les traditions bibliques ; il affirme que ces deux histoires se déroulent parallèlement : Énée, dit-il, n’abordé au Latium l’année même où David devenait roi d’Israël. De la race de David devait sortir la vierge sainte, mère du Sauveur des hommes ; les fils d’Énée devaient conquérir le monde et préparer ainsi cette unité des peuples nécessaire au triomphe du christianisme. Bossuet a signalé aussi la domination romaine comme un des plus puissans moyens dont la Providence se soit servie pour donner cours à l’Évangile ; Auguste, sans le savoir, fraie le chemin à la religion de l’avenir ; tout l’univers vit en paix sous sa puissance, et Jésus-Christ vient au monde. Ces grandes vues que l’évêque de Meaux emprunte à saint Jean, Dante les avait développées avant lui, et ce que Bossuet exprime au nom de la philosophie religieuse, Dante le proclame tout ensemble avec l’accent de la foi et l’orgueil du sentiment national. Avec quel amour il parle de la gloriosa Borna, de la dolce terra latina ! Ce saint-empire, héritier des césars, peu lui importe qu’il soit devenu allemand, il n’y voit que les continuateurs de Rome, et si Virgile est son guide, c’est que Virgile a chanté Auguste. Idées bizarres, contradictions naïves, mais sous ce vêtement scolastique on sent battre le cœur du grand patriote italien. Gardons-nous donc bien de condamner trop vite son système, et surtout ne disons pas avec M. Wegele que Dante était une nature germanique plutôt que romane. C’est la manie des critiques d’outre-Rhin d’apercevoir partout l’influence de leur race ; ici, en vérité, la prétention est trop plaisante. Dante a beau dire de lui-même florentinus natione, non moribus, quel esprit a été plus italien ? quel enfant de Florence a été plus dévoué à sa mère ? Ses invectives les plus cruelles prouvent l’ardeur de son amour. Au fond de l’enfer, dans les vallées du purgatoire, dans les splendeurs du paradis, Florence est toujours présente à sa pensée : on dirait qu’elle est l’héroïne de ce poème consacré à la peinture de l’invisible.

Voilà, ce me semble, grâce aux travaux de la critique moderne, la figure d’Alighieri assez nettement dessinée à nos yeux. Maintenant suivez-le en exil de 1302 jusqu’à sa mort, et ces vingt années de souffrance vont vous apparaître dans leur sainte majesté. Les recherches de MM. Kopisch, Fauriel, Balbo, Arrivabene, éclairées par les découvertes de MM. Charles Witte et Wegele, en reçoivent une nouvelle valeur. Les voyages du poète proscrit, son rôle auprès des différentes cours italiennes, le séjour qu’il fait alternativement chez des guelfes et des gibelins, tout s’explique, tout se comprend. L’unité de son inspiration une fois retrouvée, l’histoire de son âme n’a plus de secrets pour nous.

Cette dernière partie de la vie du poète, soigneusement étudiée par M. Fauriel et M. Kopisch, laissait peu de chose à faire à M. Wegele ; l’habile historien l’a néanmoins ajouté tout un chapitre qui mérite d’être signalé pour la nouveauté et l’importance des résultats. Lorsque Henri de Luxembourg descend en Italie et que Dante, par ses manifestes, l’excite à marcher contre Florence, tous les commentateurs italiens et ceux qui parmi nous se sont inspirés de leurs travaux se sentent saisis d’indignation et de douleur. L’esprit guelfe, au bout de cinq cents ans, semble se réveiller tout à coup chez de pacifiques érudits. « Lettre à jamais déplorable ! » s’écrie un éloquent écrivain, et, malgré son culte pour Dante, M. Ozanam verrait là une tache pour sa mémoire si quelques années après (1314) Dante n’eût effacé, dit-il, ces tristes pages en recommandant aux cardinaux le choix d’un cardinal italien. Est-ce bien là ce Dante que nous ont révélé les derniers travaux de la critique ? Quoi ! gibelin et guelfe tour à tour, Allemand aujourd’hui, Italien demain, il sera toujours le jouet de ses passions ! Un examen plus attentif aurait donné le sens exact de ces péripéties. Henri de Luxembourg joue un rôle considérable dans la vie de Dante, et on a peine à comprendre que tant de commentateurs aient négligé de placer cette singulière physionomie dans le jour qui lui convient. Dante et Henri, le poète et l’empereur, sont les deux derniers représentans d’une même idée. L’inspiration est chevaleresque chez l’un, théologique chez l’autre ; au fond, c’est le même système, et pour comprendre Alighieri et son époque, il est indispensable de confronter ces deux figures.

Qu’était-ce donc que Henri de Luxembourg ? Le saint-empire romain avait été frappé de mort vers le milieu du XIIIe siècle. Pouvoir à la fois réel et idéal, il avait besoin de la foi des peuples pour se maintenir ; vaincu par les armes et compromis aux yeux de la chrétienté par les violences de Frédéric II, il était tombé avec les empereurs souabes. On croyait impossible qu’un empereur eût jamais l’idée de repasser les Alpes ; Les gibelins n’avaient plus d’illusions à ce sujet, les guelfes n’avaient plus de craintes. Cette disparition de l’empereur fut pour ainsi dire proclamée solennellement par le pape Boniface VIII l’année même du grand jubilé. Un historien rapporte qu’un jour, en présence de la foule, il parut aux portes de Saint-Pierre, la couronne impériale sur la tête et précédé de deux gardes qui portaient devant lui deux épées nues ; le peuple fit silence, et le pape s’écria : « Vous voyez ces deux épées ; je suis le pape et je suis l’empereur[22] ! » C’est en effet le moment où la longue lutte du sacerdoce et de l’empire semble à jamais terminée ; mais la mort de Boniface VIII amena des incidens inattendus. Son successeur immédiat, Benoît XI, qui régna à peine quelques mois, fut remplacé par un pontife à qui les ruses de Philippe-le-Bel avaient donné le saint-siège. C’était un Gascon, il Guasco, comme Dante l’appelle. Fils d’un gentilhomme languedocien, dévoué à la politique du roi de France, Clément V, qui venait d’établir le saint-siège à Avignon, ignorait absolument la situation de l’Italie, et ne se souciait guère, à ce qu’il semble, de s’y faire initier. Guelfes, gibelins, ces mots n’avaient pas de sens pour lui ; il se borna à prêcher la concorde. C’était là toute une révolution. De Grégoire VII à Boniface VIII, les papes avaient toujours été les chefs suprêmes de l’armée guelfe ; or tout à coup, sous Clément V, la politique du saint-siège est changée, et ces alliés de trois cents ans, la papauté et les guelfes, sont devenus étrangers l’un à l’autre. Il n’y avait qu’un adversaire commun qui pût les rapprocher. Cet adversaire parut bientôt, mais il vint d’un pays auquel on ne songeait plus : ce ne fut ni la France ni l’Italie qui le suscitèrent, ce fut l’Allemagne.

Après la mort de l’empereur Albert d’Autriche, le 1er mai 1308, Henri, comte de Luxembourg, avait été élu empereur à Francfort. C’était un esprit ardent, chevaleresque, sans aucun sentiment politique, un brillant rêveur que sa fortune éblouit, et qui, à peine monté sur le trône, songea à revendiquer le rôle et les droits du saint-empire. Ce n’était pas une ambition terrestre qui le poussait ; il ne voulait pas entrer en lutte avec le saint-siège comme les empereurs souabes. Il ne demandait qu’à reparaître en Italie, à y reprendre, dans l’intérêt de la chrétienté, cette suzeraineté traditionnelle qui était un droit et un devoir de l’empire ; il demandait à être l’empereur comme le pape était le pape. Descendre en Italie et se faire couronner à Rome par Clément V, tel était le rêve de Henri. Il était de si bonne foi, qu’il demanda l’autorisation au pape, et le pape était si indifférent aux querelles des gibelins et des guelfes, qu’il accorda l’autorisation sans se faire prier. Au mois d’août 1309, Henri reçoit à Heilbronn la réponse de Clément V, et aussitôt il se dispose à partir. Grand émoi dans toute l’Italie. Les gibelins, presque partout proscrits, se croient déjà sûrs d’une revanche ; les guelfes irrités se préparent à une résistance opiniâtre, car les partis ne voient ici que leurs intérêts en jeu, et cet idéal pacifique, qui remplissait l’âme de Henri, n’est plus qu’un dogme abrogé dont personne ne se souvient. Un seul homme, au milieu de la transformation des esprits, s’associe aux rêves de l’empereur, — un homme qui, par toute une suite de déductions théologiques, comme Henri par un sentiment de chevalerie impériale, a reconstruit dans sa pensée la majestueuse unité du monde chrétien. Quel est cet homme ? Le proscrit de Florence. Henri de Luxembourg, c’est l’utopie de Dante qui prend un corps, c’est le rédempteur de l’Italie qu’il invoquait dans le Convito et le De Monarchia, c’est l’homme qu’il placera dans les plus radieuses gloires du paradis, et qu’il appellera le grand Henri, l’alto Arrigo.

Le chapitre où M. Wegele expose en détail tous ces faits est l’un des meilleurs de son livre. Qu’on interroge après cela les manifestes de Dante, ses exhortations à l’Italie, ses adresses à l’empereur, tous ces écrits impatiens qui ont si fort embarrassé ou indigné les commentateurs, tout s’explique et se justifie. Les erreurs de Dante ne sont plus des fautes contre le patriotisme, ce sont les rêves sublimes d’un illuminé. Son esprit peut se tromper, son caractère nous apparaît plus grand. Quels rêves ! quelle passion ! quelle éloquence ! Tout son cœur est en feu ; si vous ne connaissez pas les détails de cette période, vous ne connaissez pas Dante. D’abord il s’adresse à l’Italie tout entière pour lui révéler l’importance des événemens qui se préparent. On dirait un tribun, mais un tribun à la fois populaire et sacré. Il commence comme un hymne : « Ecco ora il tempo accettabile… il nuovo di comincia a spandere la sua luce. Levez-vous, rois et ducs, seigneuries et républiques ; sortez enfin de vos ténèbres. Le fiancé de l’Italie, la joie du siècle, la gloire du peuple, le césar héritier des césars vient au-devant de sa fiancée ! l’ordre éternel le veut ainsi. » Et le poète résume en traits rapides toute cette philosophie de l’histoire dont nous parlions tout à l’heure. La glorification de Rome et de son empire est le premier argument qu’il emploie en faveur de Henri de Luxembourg. Dante tout entier est là. Il est si confiant, qu’il voit déjà l’empereur s’accorder avec le pape pour établir enfin le règne de Dieu sur la terre. C’est le rêve de Henri, c’est aussi le rêve de Dante ; il l’exprime à la fin de sa lettre avec une candeur incomparable. Maintenant, que le rêve de l’empereur et du poète vienne se briser contre la réalité, que l’empereur, bien accueilli d’abord à Turin, entende gronder la colère des villes guelfes, qu’une émeute éclate à Milan, que Lodi, Crémone, Brescia, soulevées par les agens de Florence, se dressent tout armées pour arrêter cette marche triomphale, vous comprendrez la fureur de Dante. Florence se révolte contre les décrets de Dieu, elle brise cette grande unité de la monarchie italienne annoncée par Énée, préparée par les Scipions, célébrée par Virgile, consacrée par Jésus-Christ ! C’est le reproche qu’il lui adresse dans une lettre datée des rives de l’Arno, et avec quelle force, avec quelle indignation souveraine ! Cependant, au lieu de marcher sur Florence, Henri perd son temps et fatigue son armée à réduire des ennemis subalternes. Aussitôt on dirait que le poète prend le commandement, il trace le plan de campagne ; c’est à Florence seulement que sera frappée de mort la rébellion impie. Il faut l’entendre alors quand il lance l’anathème à ces factieux qui combattent contre Dieu même. Le génie sacerdotal de Dante fait explosion dans une invective formidable. Florence, c’est le monstre hideux qui désole la chrétienté, c’est le serpent qui mord les entrailles de sa mère, c’est Myrrha l’incestueuse qui brûle d’amour pour son père Cinyras… Les injures s’accumulent avec des commentaires qui en redoublent la violence. Les guelfes florentins répondent à l’insulte du poète par une nouvelle sentence d’exil. Quant à Henri, comme un illuminé qu’il est, il ignore toujours la situation et s’avance au hasard. Le voilà à Gênes, puis à Pise, s’attachant à des formalités d’étiquette, négociant avec le roi Robert de Naples, comptant sur son droit plus que sur son épée, et finalement abusé par Robert, qui le brouille aussi avec le pape. Il va s’embarquer à Gênes pour attaquer Robert dans son royaume, mais la maladie l’arrête à Buon-Convento, et il meurt, emportant avec lui tout un monde d’illusions[23].

La stupeur des gibelins, les cris de triomphe du parti guelfe, disent assez ce que l’empereur Henri, malgré ses fautes politiques, aurait pu accomplir en Italie. Tandis que son armée se hâtait de repasser les monts, les gibelins se dispersaient de toutes parts, et les guelfes, comme s’ils eussent échappé à une ruine certaine, s’abandonnaient à des transports de joie. On vit des populations entières s’habiller de vêtemens neufs, marquant par là leur retour à la vie. Ainsi mourut le dernier représentant du saint-empire, et une vie nouvelle en effet commençait pour les populations italiennes, une vie de liberté et d’orages qui devait les ramener plus d’une fois sous ce joug de l’étranger qu’elles subissent encore aujourd’hui. On a pu croire que l’unité italienne, fondée au XIVe siècle par le prince que Dante invoquait, eût protégé ce pays contre les dangers de l’avenir : bien que cette pensée soit la justification du système reproché au grand poète, il est impossible de regretter l’issue de ces événemens. Le sentiment national était né, et un peuple qui a conscience de lui-même ne doit rien accepter des mains d’un conquérant. Les bienfaisans projets de Henri VII, les espérances patriotiques de Dante appartenaient à un autre âge.

Dante fut-il converti aux idées nouvelles par la chute de ses illusions et la joie de l’Italie ? Non, sa foi était trop profonde, de telles âmes ne se convertissent pas. Il reprit le bâton de pèlerin, et pendant dix années (1311-1321), errant de ville en ville, accueilli tour à tour chez des gibelins et chez des guelfes, indifférent aux opinions de ses hôtes, car il habitait toujours une sphère supérieure aux partis, il s’obstina à espérer contre toute espérance. Il croyait invinciblement à la venue d’un rédempteur. Il se préparait à rentrer à Florence avec la consécration de la gloire ; il voyait en imagination le jour où sa patrie, ramenée dans les voies de Dieu, couronnerait de lauriers l’auteur de ce poème auquel le ciel et la terre avaient mis la main. En attendant cette réparation et ce triomphe, il se glorifiait lui-même dans la cité divine. Cette couronne impériale, cette mitre du souverain pontife, qu’il voulait voir présider ensemble à la cité terrestre, Virgile les lui remettait au seuil du paradis, pour qu’il en fût le gardien. Ce sont les derniers mots que le poète latin lui adresse : « Je te donne la couronne et la mitre. » Il mourut sans voir se réaliser sa chimère ; mais avant de descendre au tombeau il avait placé au plus haut de l’empyrée, au sein de cette rose radieuse qu’illuminent les regards de Dieu, l’âme auguste de ce grand Henri qui était venu réformer l’Italie avant que l’Italie fût prête ; il avait annoncé que le Gascon, le pape qui avait trompé l’empereur, Clément V, serait précipité dans le gouffre des simoniaques, et qu’en y tombant il ferait plonger plus au fond le violent usurpateur du glaive, le pape Boniface VIIII Dante pouvait répéter fièrement à sa dernière heure l’éloge que lui adresse son aïeul Cacciaguida, au dix-septième chant du Paradis : « Il te sera beau un jour d’être demeuré seul, et d’avoir été ton propre parti à toi-même :

A te fia bello
Aver ti fatta parte per te stesso. »


II

Une fois le caractère de Dante bien connu, une fois sa doctrine politique et morale établie avec précision, la Divine Comédie ne nous offre plus de mystères. Chaque détail, éclairé d’une lumière subite, révèle l’unité logique de l’ensemble. Rappelons-nous le credo religieux et politique du poète ; il contient en germe tous les symboles de son œuvre. Cet Enfer qui a englouti tant de commentateurs, ce Purgatoire et ce Paradis, où l’on a vu tant de contradictions insolubles, vont dérouler à vos regards de lumineuses visions.

Quelle est l’idée fondamentale de la Divine Comédie ? On répond ordinairement : C’est un grand symbole, le voyage d’une imagination extatique à travers les mondes invisibles. Réponse superficielle et banale. Derrière les voiles du symbole, sous la peinture de ce mystique pèlerinage, Il y a une pensée première, principe et substance du poème. Dante lui-même, dans cette curieuse lettre où il a dédié le Paradis à Can Grande della Scala, a posé le problème et fait entrevoir la solution. « Le sens de cette œuvre, dit-il, n’est pas simple, mais multiple. Il y a d’abord le sens littéral, Il y a ensuite le sens caché sous la lettre. » Puis, en vrai disciple des docteurs de son temps, il signale encore un sens allégorique, un sens moral, un sens anagogique. Vous croyez qu’il n’y a ici qu’un seul poème ; en voici quatre ou cinq, selon la manière de lire. Soyons plus justes envers Dante que Dante ne l’a été lui-même ; gardons-nous de prendre au mot ces allégories faites après coup ; n’oublions pas qu’il a dit ailleurs : « Lorsque l’amour m’inspire, je note, et sur le mode qu’il me dicte au dedans, je vais le répandant au dehors. » Aussi bien, dans sa lettre à Can Grande, après avoir payé tribut à la manie allégorique de son temps, il s’écrie soudain, condamnant ces vaines recherches et revenant à la vérité : « Laissons là ces investigations subtiles et disons simplement : Le but de cette œuvre, le but de l’ensemble et de chaque partie, c’est d’arracher les vivans à leur misèrent de les conduire à la félicité, » Les explications de la critique moderne nous donnent le véritable sens de cette phrase. La Divine Comédie, est un tableau de la chrétienté et un jugement solennel des générations au nom de la philosophie religieuse et politique du poète. Ceux qui ont violé l’ordre spirituel et l’ordre temporel sont plongés dans l’enfer ; le purgatoire et le paradis appartiennent à ceux qui ont servi l’empire et l’église. Et cet enfer, ce purgatoire et ce paradis ne sont pas seulement dans les régions que parcourt le sublime visionnaire, ils sont dans ce monde. L’enfer est à Rome, sous le règne des papes simoniaques ; le paradis est dans le cœur des hommes restés fidèles à la loi providentielle de l’empire et à la loi plus haute encore de Jésus crucifié. Au plus fort de son extase, Dante a toujours les yeux sur le monde ; du seuil des royaumes invisibles, il s’adresse à la terre, il apostrophe la chrétienté ; son poème est une prédication. Voilà le sens de ces mots inscrits dans la dédicace à Can Grande : Removere viventes in hac vita de statu miseriœ et perducere ad statum félicitatis[24].

À cette explication, donnée par Dante lui-même, M. Wegele en ajoute une autre que Dante ne pouvait nous révéler. La Divine Comédie, selon l’historien allemand, en même temps qu’elle est une prédication du gibelinisme idéal, contient aussi l’exposé symbolique des différentes phases par lesquelles a passé l’âme du poète. Cette histoire spirituelle de Dante est indiquée par fragmens dans ses productions antérieures. Ici, la peinture est complète. L’amour, la science, la politique, la religion, ont occupé tour à tour cette souveraine intelligence. Les ravissemens de l’amour illuminent la Vie nouvelle, la science remplit le Convito, la politique est le sujet du De Monarchia, et la religion, mêlée à toutes ces choses, les éclaire de ses rayons. Dans la Divine Comédie, religion, politique, philosophie, amour, sont réunis dans une synthèse harmonieuse. Ce travail qui s’est fait instinctivement dans son âme, Dante n’en avait pas le secret ; c’était à la critique de le mettre en lumière, et MM. Witte et Wegele ont rempli cette tâche avec une précision magistrale. Le poème d’Alighieri, dans son inspiration première, est donc à la fois le tableau des différentes phases qu’a traversées son génie, et le jugement de la chrétienté tout entière, au nom de cet ordre providentiel construit par sa pensée.

Deux grandes figures remplissent la Divine Comédie. À travers ce peuple innombrable que Dante anime de son souffle, au milieu de ces damnés gigantesques, au milieu de ces doux pénitens qui marchent vers le ciel, et de ces mystiques élus qui nagent dans la lumière incréée, Virgile et Béatrice dominent l’immense tableau. Qu’est-ce que Virgile ? et qu’est-ce que Béatrice ? Tous les commentateurs avant le XIXe siècle répondaient assez vaguement : Virgile est la raison humaine, Béatrice est la théologie, Regardons-y de plus près : ces formules banales contenaient un sens précis, et la critique moderne l’a retrouvé.

Virgile apparaît le premier, envoyé par Béatrice. À moitié du chemin de la vie, l’année même où le grand jubilé rassemble à Rome des milliers de pèlerins, l’année où un siècle nouveau commence, date propice au symbolique pèlerinage, le poète s’est égaré dans une forêt sinistre. Il arrive au pied d’une montagne dont la cime est illuminée par le soleil ; il va gravir la pente, heureux de fuir ce lieu désolé, quand tout à coup une panthère agile, souple, tachetée, puis un lion terrible et bientôt une louve famélique aux flancs maigres et haletans, lui barrent la route et le font reculer vers les lieux-bas. Alors un homme, un sauveur apparaît : c’est Virgile. Pour sauver Dante, le poète de Mantoue va le conduire vers les royaumes éternels. Cette panthère, ce lion, cette louve, ce sont la luxure, l’orgueil et la cupidité, les trois fléaux du cœur de l’homme, qui ont entraîné Dante hors de la voie du bien ; ce sont aussi les plaies de la chrétienté corrompue[25]. Dante se peint lui-même en nous peignant son siècle ; il retourne à Dieu et il veut y ramener le monde chrétien par la contemplation de l’ordre providentiel. Béatrice a envoyé Virgile à son secours ; Virgile commence la guérison, Béatrice l’achèvera. Que représentent donc encore une fois Virgile et Béatrice ?

On voit circuler et se croiser, à travers la littérature du moyen âge deux traditions très différentes sur Virgile, la tradition populaire et la tradition savante. D’après la tradition populaire, Virgile est le premier des nécromans. Poésie, science, vertu magique, toutes ces choses se confondent, dès le début de l’époque barbare, dans des imaginations naïvement effarouchées. Transmis par les derniers siècles du monde antique à des générations ignorantes et avides, ce nom de Virgile éveillait l’idée de ce qu’il l’avait de plus grand ici-bas ; le peuple attribua au poète la science des forces secrètes de la nature et le pouvoir de les gouverner à son gré. Toutes les légendes des premiers siècles du christianisme, recueillies en partie dans les Gesta Romanorum, nous montrent le chantre de Didon et d’Aristée émerveillant les humains par des prodiges. Des légendes du peuple, ce type singulier passe dans les poèmes chevaleresques ; Wolfram d’Eschembach le consacre dans le Parceval, et pour l’auteur inconnu de la Guerre de la Wartbourg, Virgile de Naples est l’émule de Basian de Constantinople et de Flagétanis de Bagdad[26]. La tradition savante est plus digne de ce suave génie ; elle en fait un des précurseurs du christianisme. Le chant de Pollion fournissait un texte magnifique à cette transfiguration du poète. Déjà l’empereur Constantin, dans son Discours à l’assemblée des fidèles, avait expliqué longuement le rôle de Virgile, en qui il reconnaissait un prophète de Jésus. Tout le moyen âge est plein de cette idée. Une tradition très répandue, et dont les traces subsistent encore à Mantoue, prétendait que saint Paul, passant à Naples, était allé saluer le tombeau du poète, et qui s’était écrié les yeux en larmes : « Pourquoi ne t’ai-je pas trouvé vivant, ô le plus grand des poètes ? Combien j’eusse été heureux de faire de toi in chrétien[27] ! » Ce que n’avait pu saint Paul, le moyen âge l’a fait ; il a associé Virgile à l’histoire du christianisme. Le Mystère de saint Martial de Limoges, écrit au XIe siècle, montre le poète de Mantoue siégeant au milieu des prophètes et annonçant avec eux la venue du Rédempteur. Faut-il énumérer ici toutes les preuves de cette transfiguration chrétienne du dolce poeta, comme l’appelle Alighieri ? Ce sujet est aujourd’hui un des lieux communs de l’érudition moderne[28]. Ces brèves indications suffisent pour rappeler ce qu’était Virgile aux yeux des hommes du moyen âge : un intermédiaire naturel entre l’ancien monde et le monde nouveau.

Dante emprunte quelque chose aux deux traditions dont je viens de parler. Lorsque son guide, au neuvième chant de l’Enfer, lui raconte, qu’une fois déjà il est descendu dans le cercle de Judas, grâce aux incantations de la magicienne Ericto, n’est-ce pas là le Virgile de la légende populaire mêlé au souvenir d’un épisode de Lucain ? et le Virgile précurseur du christianisme n’apparaît-il pas à chaque page de l’Enfer et du Purgatoire ? Mais ces emprunts ne suffisent point au poète ; il va transformer la tradition à sa manière pour la faire entrer dans la symétrie de son œuvre. Le Virgile de la Divine Comédie, est surtout le chantre de l’empire romain. Il est né sous César, il a chanté Auguste, voilà ses titres aux yeux d’Alighieri ; bien plus, cet empire qu’a célébré le Martouan apparaît dans ses poèmes comme le couronnement de toute l’histoire de Rome. Le chantre d’Auguste est aussi le chantre du peuple romain et de ses triomphantes destinées ; il a glorifié en vers immortels cette nation royale, populum late regem, née pour le gouvernement de l’univers. Toute la philosophie de l’histoire du Convito et du De Monarchia a ses fondemens dans l’Enéide.

M. Rossetti, dans son commentaire, est le premier, je crois, qui ait conçu ainsi le Virgile dantesque ; M. Emile Ruth a repris cette théorie et l’a développée avec une lumineuse évidence. Il a suivi pas à pas le guide de Dante à travers l’Enfer et le Purgatoire ; il a noté ses paroles, ses gestes, sa physionomie, et chaque incident lui a fourni une preuve nouvelle. Citons un seul exemple : Virgile et Dante viennent d’entrer dans le cercle des simoniaques, et le guide conduit son compagnon tout droit au bord du trou hideux où se lamente le pape Nicolas III. Lorsque Dante a écouté ses cris, il prend la parole à son tour : « Je ne sais, dit-il, si je fus trop emporté, mais je lui répondis en ces termes… » Et ici commence la terrible invective contre la corruption de l’église, invective qui enchante Virgile, car un sourire de joie s’épanouit sur ses lèvres, et Dante ajoute aussitôt : « Je crois que je dus plaire à mon guide (credo ben ch’ al mio duca piacesse). » Comparez maintenant cette scène à une autre scène non moins grande, l’entrée des deux pèlerins dans le cercle des hérétiques. Des milliers de damnés sont couchés dans des tombeaux infects au milieu d’une puanteur insupportable voici le terrible Farinata, voici Cavalcante de’ Cavalcanti, voici l’empereur Frédéric II et le cardinal Ubertini. La conversation s’engage ; Dante et Farinata sont aux prises, et les paroles se croisent comme des épées. Où est Virgile pour soutenir son compagnon ? Virgile n’est plus là ; indifférent à la punition des hérétiques, il a continué sa route. Un tel contraste a un sens ; pourquoi, d’un côté, cette approbation des invectives de Dante ? de l’autre, pourquoi cette parfaite indifférence ? C’est que les simoniaques sont les ennemis de l’empereur, tandis que les hérétiques troublent l’ordre spirituel. Virgile rend parti quand il s’agit de l’empire ; il n’a pas le droit de s’intéresser aux destinées de l’église. Virgile est donc le théoricien de l’empire, le représentant de l’ordre établi sur la terre par les décrets divins.

Voyez quelle symétrie dans la contexture du poème ! Si le chantre d’Enée est le représentant de l’ordre providentiel ici-bas, il y a pour Dante un autre guide qui lui révélera l’ordre céleste. Partout, dans la Divine Comédie, vous retrouvez ce grand dualisme qui embrasse l’univers. Les deux cités dont parle saint Augustin sont sans cesse présentes à la pensée de l’auteur ; la cité de Dieu éclaire la cité de l’homme, et Béatrice explique Virgile. Nous rencontrons ici les belles recherches de M. Ozanam et du roi, de Saxe, Jean Ier. De tous les interprètes de Dante, M. Ozanam et le roi régnant de Saxe sont certainement ceux qui ont répandu la plus vive lumière sur le personnage de Béatrice. On sait qu’en étudiant Alighieri avec une piété si tendre, M. Ozanam n’a pas prétendu mesurer tout entière l’inspiration du poète. Qui ne reculerait devant une pareille tâche ? Théologien, philosophe, moraliste, historien, politique, et avec tout cela artiste incomparable, Dante est pour un esprit qui pense un sujet de méditations sans fin ; chacun peut choisir dans son poème un cercle lumineux ou sombre qui contient des trésors. M. Ozanam avait choisi le théologien philosophe, le disciple de Siger de Brabant et de saint Thomas d’Aquin. Il aurait pu, je l’avoue, exposer d’une façon plus exacte le rôle politique de Dante ; il aurait pu s’attacher au poète et nous expliquer en artiste les bizarreries, la variété, la grandeur de son imagination ; il ne l’a pas voulu. Ébloui par la doctrine qui se cache sous le voile des vers étranges, il n’a vu que l’émule des docteurs du XIIIe siècle. On sent qu’il prend plaisir à retrouver dans une phrase, dans une image, les formules de saint Thomas et de Richard de Saint-Victor. Toutes les figures si nettement dessinées par Dante s’effacent dans le commentaire de M. Ozanam pour ne laisser briller que la pensée pure. Une seule a trouvé grâce devant le procédé de l’interprète, c’est Béatrice. Avec quel bonheur il se dédommage ici des inconvéniens de sa méthode ! Aucun des commentateurs italiens ne peut lui être comparé sur ce point. Fraticelli, Ponta, Torricelli[29], s’amusent longuement à l’explication des détails allégoriques, tandis que M. Ozanam est en extase, comme Dante lui-même, devant le radieux symbole. Parmi les précédens interprètes, les uns étudiaient dans Béatrice une pure abstraction théologique, les autres ne voulaient voir que la fille de Portinari, cette belle enfant vêtue de sa robe rouge, tant admirée par Dante âgé de neuf ans, et morte seize années plus tard dans tout l’éclat de sa jeunesse. Un des maîtres de M. Ozanam, Fauriel, appartenait à ce dernier groupe. Impatienté de voir cette vivante figure réduite à une personnification de la théologie, l’excellent Fauriel, un peu vif cette fois, contre les commentateurs scolastiques, les déclare tout simplement « stupides. » Tout érudit qu’il était, Fauriel avait un vif sentiment de la poésie ; la Béatrice poétique, à ses yeux, c’est la Béatrice de Florence, la jeune femme que le poète a aimée. Il demande si les petits garçons de neuf ans sont amoureux de la théologie ; il se demande aussi ce que serait devenue Béatrice si elle n’eût été qu’une allégorie, et il répond sans hésiter : Elle serait demeurée dans la poussière du moyen âge, comme tant d’autres créations « incontestablement théologiques[30]. » L’éloquent successeur de Fauriel à la Faculté des Lettres de Paris soutient la thèse contraire. Sans répondre aux argumens de Fauriel qu’il pouvait ne pas connaître, il cite maintes paroles de la Béatrice de Dante où éclate manifestement un caractère supérieur à l’humanité, et il se demande à son tour si ce sont là les attributs d’une jeune femme de vingt-six ans. M. Ozanam a raison ; il a raison surtout, lorsque, évitant ici les abstractions dont il ne s’est pas toujours suffisamment abstenu, il maintient à la fois le caractère humain et le caractère mystique du personnage, et nous fait assister à cette transfiguration de l’amour.

Le roi Jean a fait de même. Plus complet que M. Ozanam dans son appréciation de Dante, interrogeant dans la Divine Comédie le poète et l’historien en même temps que le théologien philosophe, il a cependant une préférence marquée pour le disciple de saint Thomas d’Aquin. Il a étudié à fond la théologie du XIIe et du XIIIe siècle ; il connaît, il cite tous les passages des docteurs qui ont inspiré Alighieri. Bien que son livre ne ressemble pas à celui de M. Ozanam, il est évident qu’une même pensée les anime. L’auguste écrivain qui se cache sous le nom de Philaléthès n’a pas toujours réussi dans sa traduction de la Commedia, il est souvent pâle, diffus, languissant : son commentaire est l’un des plus savans et des plus originaux qu’on ait écrits. Or Béatrice, en ce commentaire, apparaît toute resplendissante de clartés. Certes rien ne dispense de lire le texte même de Dante ; c’est la qu’il faut voir la donna du poète, unie encore à l’humanité dans les derniers chants du Purgatoire, s’épurer peu à peu, s’illuminer, puis, devenant plus belle de cercle en cercle, s’asseoir enfin sur les trônes de la sainte hiérarchie, et « se faire une couronne en réfléchissant les éternels rayons. » Le commentaire du roi Jean ajoute pourtant quelque chose, si on l’ose dire, à ces merveilleuses peintures. L’interprète s’efface, ce sont les maîtres du poète qui prennent la parole. Tous ces docteurs dont Béatrice résume l’enseignement viennent lui rendre témoignage, et les rapprochemens sont si heureux, les citations si bien choisies, que la glose de l’érudit devient une œuvre d’art[31]. Je regrette seulement que Philaléthès reconnaisse dans Béatrice le symbole exact de la.gratia perficiens ; laissons là cette théologie imprudente : la grâce, c’est Dieu même, et la femme que Dante a aimée, si haut qu’elle s’envole dans sa transfiguration idéale, ne peut se confondre avec l’essence première. Pourquoi vouloir être plus précis que le poète ? Disons simplement : Béatrice, c’est l’amour, l’amour ramené à sa source, l’amour divin, sans lequel toute la science des docteurs est une lettre morte. Les principes de l’école, en passant par sa bouche, acquièrent une vertu nouvelle. Et c’est ainsi que Béatrice complète l’œuvre de Virgile. Virgile enseigne l’ordre temporel, Béatrice enseigne l’ordre spirituel. Le plus noble des poètes glorifie les droits de l’empire ; les droits de l’église sont glorifiés par une âme qui n’est qu’amour. Double leçon inscrite à chaque page du poème : l’empire conseillé par la sagesse, l’église inspirée par l’amour, voilà le rêve de Dante.

Comment s’étonner après cela de la liberté du poète ? Sa doctrine embrasse tous les devoirs de l’homme ici-bas. Du haut de ce faîte où il siège comme un juge, il distribue la récompense et le châtiment avec une certitude redoutable. On a cru voir des contradictions dans les sentences du justicier, on a été surpris de trouver des gibelins dans son enfer, et l’on a dit : « Il a tracé cette peinture étant guelfe, cette autre étant gibelin. » Rien de plus faux : devant sa théorie politique et religieuse, telle que la critique moderne l’a retrouvée, toutes les contradictions s’évanouissent. Farinata et Frédéric II sont couchés dans les sépulcres des hérétiques au nom de la même loi qui plonge Nicolas III et Boniface VIII dans le gouffre des simoniaques. Si l’on veut apprécier la justice de Dante, il faut le comparer aux autres écrivains qui ont prétendu s’attribuer les mêmes fonctions. Fauriel et Auguste Kopisch, Charles Labitte et Ozanam, ont pris plaisir à rechercher ces visions de l’enfer et du ciel qui ont précédé la DivineComédie ; quelle différence entre ces tableaux et le poème de Dante ! Là, des satires incohérentes, des condamnations prononcées au hasard, selon l’humeur et la fantaisie de l’écrivain ; ici, l’échelle des fautes et des crimes d’après un plan philosophique. Ce plan est si net, qu’un des récens commentateurs a pu recomposer avec l’Enfer et le Purgatoire le code pénal d’Alighieri, code complet, où se retrouvent à la fois le droit romain, le droit canon et le droit germanique du moyen âge. C’est M. Wegele qui a eu cette idée. Il est fâcheux que le docte historien compromette ici la valeur de ses recherches en voulant prouver que le droit germanique tient plus de place dans la Divine Comédie que le droit canon et le droit romain. C’est précisément le contraire qui est vrai ; l’originalité du droit germanique en matière pénale est de punir la faute pour la faute elle-même, tandis que le droit romain se préoccupe surtout des crimes commis contre l’état, et le droit canon, des infractions aux lois de l’église. Dante, avec son inflexible logique, réserve ses plus cruels châtimens aux ennemis de l’église et de l’empire ; il rend des arrêts de justice sociale plutôt qu’il n’applique les lois de la morale privée. Comment M. Wegele a-t-il méconnu ici le système du poète après l’avoir si bien mis en lumière ? Ajoutons seulement, pour être tout à fait exact, que l’esprit évangélique apparaît sans cesse dans les sentences d’Alighieri. Sa libre distribution des châtimens est le triomphe de la justice chrétienne. La conscience du coupable est mise à nu, et plus il était placé haut dans la hiérarchie des pouvoirs, plus lourde pèse sur lui la responsabilité de ses œuvres. Point de ménagemens pour les grands de ce monde ! « Combien se tiennent là-haut pour de grands rois, qui seront couchés comme des porcs dans ce bourbier, ne laissant d’eux-mêmes que d’horribles mépris ! »

Le tableau tracé par Alighieri contient tout un peuple innombrable. Ce sont à chaque cercle, et dans chaque partie de chaque cercle, des multitudes qui fourmillent. Les Grecs avaient un mot effrayant pour désigner les morts, ils disaient : les plus nombreux, οι πλειονες, mettant ainsi en présence les habitans actuels de la terre et toutes les générations dévorées par les siècles. Ces πλειονες des Grecs apparaissent sur tous les points de l’immense peinture. Tantôt, rangés à la file comme un troupeau de grues, ils sont emportés par un vent noir et roulent dans un tourbillon sans fin ; tantôt ils tombent du ciel dans l’abîme, drus et serrés comme les gouttes de la pluie. Au milieu de ces foules sans nom, Dante a placé des personnages distincts ; quels sont ces personnages ? à quels temps, à quel pays les a-t-il empruntés ? pourquoi ceux-ci et non pas d’autres ? questions curieuses, et qui, étudiées avec attention, éclairent la pensée du poète. L’ancienne critique nous faisait connaître les acteurs à mesure qu’ils entraient en scène ; les commentateurs modernes ont eu l’idée de les distribuer par groupes. Il semble, à première vue, que ces figures soient rassemblées au hasard ; tous les rangs, tous les siècles sont confondus ; hommes des âges antiques et contemporains de Dante, païens et chrétiens, juifs et mahométans, se heurtent dans la mêlée. Prenez garde, Il y a là un plan obstinément suivi ; le symétrique dessin de l’architecte se révèle encore dans cet effrayant désordre.

Or, si vous y regardez de près, vous verrez bientôt que tous les personnages de la Divine Comédie ont été choisis et distribués de manière à représenter trois choses distinctes, quoique intimement unies, — tantôt la théorie générale du poète, sa conception de la société universelle, son système de l’empire et de l’église, — tantôt la morale proprement dite, abstraction faite de l’ordre politique et religieux, — tantôt enfin l’histoire contemporaine, c’est-à-dire les affaires d’Italie, les destinées de Florence. Dans l’Enfer, les sentences sont prononcées au nom de l’ordre universel et des affaires d’Italie ; les personnages pris dans l’histoire moderne représentent surtout ces deux choses. Ce sont les hérétiques comme Farinata, Cavalcante, Frédéric II, et ce cardinal Ubaldini, qui ne croyait pas à l’existence de l’âme ; ce sont les violens, l’orgueilleux et implacable Argenti, Vanni Fucci, qui violait les églises, le comte de Montefeltro, qui fut l’instrument des colères de Boniface VIII ; ce sont les faussaires comme l’alchimiste Capocchio et maître Adam, le faux monnoyeur ; ce sont les traîtres Cancellieri, Marcheroni, Camiccione de’ Pazzi, Bocca, Becchiera, Ugolin, Tebadello et Branca d’Oria. Si le poète emprunte des types aux fables païennes ou à l’histoire antique, ces types représenteront exclusivement la violation de l’ordre universel. C’est ainsi que le géant Capanée symbolise pour les temps primitifs la révolte de l’homme contre le ciel ; c’est ainsi que Sextus Pompée est jeté dans l’enfer pour avoir combattu César ; enfin c’est ainsi que Brutus et Cassius, traîtres envers l’empire et meurtriers de César, sont associés dans la gueule même de Satan à l’homme qui a trahi Jésus. La théorie de la double cité est si bien établie chez Dante, qu’il l’enferme en quelque sorte l’histoire entière du genre humain. Ce dessein de l’auteur n’éclate-t-il pas d’une façon bien originale, lorsqu’il fait de Mahomet non pas le fondateur d’une religion, mais un sectaire issu du christianisme ? Hors de l’église catholique et hors du saint-empire, à ses yeux, il n’existe rien. Il s’occupe aussi des fautes contre la morale ; mais quoi qu’en dise M. Wegele, ces fautes, qui ne troublent ni l’empire ni l’église, ne jouent qu’un rôle secondaire dans la Divine Comédie. Ces damnés, moins coupables que les autres, occupent les premiers cercles, Dante leur parle avec attendrissement, il est ému de leur infortune ; il tombe comme un corps mort au récit de Francesca, et Virgile lui-même lui apprend quelle distance énorme les sépare de ceux qui ont attenté à l’ordre providentiel du monde.

Dans le Purgatoire au contraire, et c’est là un des traits caractéristiques de ce jugement dernier, il n’y a point de pécheurs, un seul excepté, qui aient violé l’ordre politique ou religieux ; ces fautes-là sont trop graves aux yeux d’Aligbieri pour que celui qui les a commises puisse en purifier son âme. Le pécheur politique à qui Dante a fait grâce, c’est Charles d’Anjou, le frère de saint Louis, dont Jean Villani a raconté la fin pieuse et repentante. Tous les autres habitans du purgatoire ont péché seulement contre la morale individuelle ; ce sont les négligens, les envieux, les orgueilleux, les gourmands, les luxurieux et ceux qui ont cédé à la colère. Aussi voit-on beaucoup moins de noms propres dans le Purgatoire que dans l’Enfer ; il y en a moins encore dans le Paradis, consacré tout entier aux docteurs, à Béatrice, à la Vierge et à la sainte Trinité. Les deux derniers noms qui apparaissent au milieu de ces splendeurs résument la constante inspiration du poète ; les traîtres à l’empire et à l’église terminaient le tableau de l’abîme, saint Bernard et Henri de Luxembourg sont placés au haut des deux : saint Bernard, qui représente la vie spirituelle dans sa pureté parfaite ; Henri de Luxembourg, chez qui Dante s’obstinait à voir l’idéal du saint-empire.

Mais quoi ! ce poème est donc marqué d’un bout à l’autre à l’effigie de César ! L’idée de l’empire nous y obsède sans cesse ! Toutes les fois que l’empire et l’église sont mis en parallèle, c’est l’empire qui a le beau rôle ! Voici plusieurs papes dans l’enfer, Nicolas III, Célestin V, Boniface VIII, Clément V, sans compter ceux que l’auteur y entasse pêle-mêle avec les cardinaux et les clercs, et, pour faire pendant à cette procession lugubre, admirez le cortège des empereurs dans le paradis, Trajan, Constantin, Justinien et l’alto Arrigo ! Je sais ce qu’on peut répondre : Dante combattait le pouvoir temporel de l’église à une époque où ce pouvoir dominait le monde ; une fois son principe établi, ne fallait-il pas qu’il soutînt l’empire ébranlé, et qu’il fût impitoyable aux pontifes ambitieux ? Les seuls papes qu’il place au paradis (notez qu’il se contente de les nommer et se garde bien de les mettre en scène), ce sont les pontifes des premiers temps, Lin, Clet, Calixte, Urbain, c’est-à-dire ceux qui ont gouverné l’église avant la fatale donation de Constantin[32]. Cette donation, à laquelle Dante croyait ainsi que tout le moyen âge, avait corrompu pour lui l’église entière. Fidèle à la logique passionnée de son système, il fait deux parts dans l’histoire de l’église : d’un côté sont les humbles pontifes antérieurs à Constantin, de l’autre les prêtres superbes à qui Constantin a légué l’empire d’Occident, et avec lui toutes les tentations de la richesse. Mais en attaquant à tort ou à raison cette église dominatrice, Dante n’incline-t-il pas trop de l’autre côté ? Rassurons-nous : l’adversaire de la théocratie pontificale n’est pas disposé à sacrifier la liberté. Parmi les personnages du poème, remarquez ces deux figures ; elles vous révéleront la secrète pensée d’Alighieri. L’une appartient à l’enfer, c’est Curion, le lieutenant de César, l’homme qui lui conseilla de passer le Rubicon. Il est dans l’épouvantable neuvième fosse, et un démon lui a coupé la langue, à lui qui fut si hardi à parler, ch’a dicer fu cosi ardito ! L’autre au contraire a reçu, quoique païen, une grâce miraculeuse ; c’est Caton, le dernier défenseur de la liberté romaine, à qui Dieu a confié le gouvernement du purgatoire. Pourquoi ce châtiment infligé à un compagnon de César ? pourquoi cet honneur vraiment extraordinaire conféré au suicidé d’Utique ? Les commentateurs ne savent que répondre ; presque tous se taisent sur le compte de Curion. Quant à Caton, il représente, selon quelques-uns, la faculté de vouloir, et le commandement suprême qu’il exerce sur les âmes pénitentes indique qu’il faut un immense effort pour conquérir le ciel. S’il n’y avait là cependant qu’un symbole de morale chrétienne, l’exemple d’un suicide serait singulièrement choisi, et l’on comprend que M. Ozanam, scandalisé d’une telle invention, n’essaie pas de la défendre. Il ne faut pas croire non plus que ce soit seulement un souvenir du beau vers de Virgile :

Secretosque pios, his dantem jura Catonem.

N’est-ce pas plutôt que le hardi poète a voulu placer ici un correctif, ou du moins une explication de sa théorie de l’empire ? Dante est dévoué au saint-empire, mais il a horreur du despotisme. Voilà le sens de ces deux figures et de la place qu’elles occupent. Caton, comme Virgile, est un des maîtres de Dante ; dans le Convito, dans le De Monarchia à l’endroit même où il soutient si ardemment le droit des héritiers des césars, il parle du cœur très saint de Caton en termes magnifiques. Il n’y a pas là de contradiction ; l’empire, aux yeux d’Alighieri, c’est le gardien de la paix, le patron des états[33], ce n’est pas le maître absolu qui imposerait au monde une tyrannique unité. Il le dit expressément dans le De Monarchia : « Si je parle de l’autorité d’un prince unique, il ne faut pas croire que ce prince puisse faire la loi aux communes ; les nations et les cités ont des droits qui leur sont propres et qui exigent des institutions différentes. » L’historien Schlosser, dans ses récentes Études, a donc raison de résumer ainsi la question : « L’autorité que Dante assigne à l’empereur est assez semblable à celle que le président de Washington exerce sur la démocratie américaine. Il s’était créé un gouvernement idéal qui devait être réalisé cinq cents ans plus tard, et qui devait l’être précisément dans cet hémisphère opposé au nôtre, où la Divine Comédie a placé le paradis terrestre. » Comprenez-vous maintenant l’opprobre du complice de César et la gloire de Caton d’Utique ? Ces deux personnages semblent nous dire : Ne vous méprenez pas sur le dessein du poète ; l’autorité suprême qu’il invoque n’est pas la tyrannie qui se joue des lois, l’ordre providentiel qu’il glorifie n’est pas l’anéantissement de la liberté.

Ces appréciations historiques de la Divine Comédie ces analyses si exactes de la pensée de l’auteur aideront à mieux faire comprendre la force et la beauté de son imagination. Éclairé par l’histoire, son génie se présente à nous sous maints aspects nouveaux. Dante est en lutte avec son siècle ; de là la sombre majesté de sa pensée et cette désolation que le paradis, même ne saurait guérir. Quand il trace l’inscription terrible per me si va tra la perduta gente, êtes-vous sûr qu’il ne la place pas sur le seuil de l’âge qui commence ? Cet en fer où il rencontre tant de milliers d’âmes, c’est son époque elle-même égarée hors des voies du moyen âge. Il y marche par des chemins ténébreux, il s’enfonce dans la nuit à travers des précipices ; le vent siffle, la nature gémit, et dans les endroits où le poète adoucit sa colère, on se rappelle ce douloureux passage de la Vita nuova : « Les étoiles étaient si pâles, qu’on eût dit qu’elles pleuraient les morts. » Avide de lumière, il sort de la nuit, il parcourt les vallées du purgatoire, cherchant les hommes qui n’ont pas complètement failli, et qui croient encore à un meilleur avenir ; mais quel changement ! Il n’a plus autour de lui un peuple innombrable. Les sentiers du bien sont à moitié déserts. Il ne lui reste plus qu’à se réfugier dans cette cité divine à laquelle le monde a renoncé. O joies du ciel ! que vous êtes douces à ce cœur ulcéré ! Si douces que vous soyez pourtant, vous ne pouvez le détacher des choses de ce monde. Dante a beau faire, il ne ressemble pas au moine qui secoue au seuil de sa cellule la poussière de ses sandales ; du sein du paradis, il a les yeux sur Florence, épiant si une lueur d’en haut va éclairer sa malheureuse patrie. Hélas ! la nuit est plus noire que jamais sur les villes d’Italie, et saint Pierre, regardant le Vatican où siège un pontife coupable, s’écrie : Ma place, ma place, ma place est vacante devant le fils de Dieu !

Il luogo mio,
Il luogo mio, il luogo mio, che vaca
Nella presenza del flgliuol di Dio.

Que de scènes, que de paysages, que de portraits inspirés par cette unique pensée et développés avec une variété incomparable ! On ne tient compte ordinairement que d’un petit nombre d’épisodes empruntés à l’Enfer, grave erreur dont Thomas Carlyle a fait justice. L’intérêt de ces visions ardentes, l’intérêt du Purgatoire et du Paradis, aussi bien que de l’Enfer, c’est la passion du poète qui l’éclate sous maintes formes ; Il y a là une âme qui souffre, qui prie, qui jette des éclairs. Ne la perdons pas de vue, et nous comprendrons mieux la sublimité de ses conceptions. Satires impitoyables et mystiques ravissemens, tout prend alors une signification plus précise. L’harmonie de son œuvre, retrouvée par la critique, donne une valeur inattendue à toutes les parties qui la composent.

Mais ne nous trompons-nous pas ? Dante est-il bien le poète de l’empire et de l’église ? Son poème est-il bien l’expression des rêves du moyen âge ? Cet homme dont nous admirons la franchise, quelqu’un l’a accusé d’un perpétuel mensonge. Déjà l’exilé Rossetti avait crû découvrir dans ses tercets tout un système d’allégories dirigées contre le catholicisme[34]. Rossetti, égaré par la passion, considérait Alighieri comme un des précurseurs de la réforme. C’est bien mieux aujourd’hui ; Dante est un franc-maçon. Il parle un langage intelligible seulement aux initiés. Vous avez cru lire l’œuvre d’un chrétien hardi qui juge les papes et les cardinaux, les empereurs et les peuples au nom de la loi du Christ ; vous êtes tombés en extase devant le manuel de la franc-maçonnerie au XIVe siècle. En face de l’église du Christ s’agite dans l’ombre une église hérétique, manichéenne, à la fois mystique et sensuelle, la monstrueuse église des Albigeois ; Dante, qui couche Frédéric II dans le cimetière infect des hérétiques, Dante est pasteur de l’église albigeoise dans la ville de Florence. Vous demanderez les preuves de cette accusation ; l’auteur de ce beau système a un procédé bien simple : il ne prouve pas, il affirme. Assis sur un tribunal infaillible, il fait des révélations et prononce des oracles. Pour apprécier Dante, il a lu tous les livres de franc-maçonnerie, et, préparé de la sorte, il retrouve à chaque vers les diableries dont il a meublé sa cervelle. Virgile dit : « Je suis Lombard. » O impudence ! le Virgile dantesque proclame lui-même ses accointances avec les Albigeois de la Lombardie : Habemus confitentem reum. Toutes les argumentations sont de cette force. Est-ce une gageure ? est-ce une bouffonnerie ? Non, la chose est sérieuse. M. Aroux a fait beaucoup de recherches sur la littérature italienne ; mais sa monomanie le suit partout, et ce qu’il a lu, Il l’a lu de travers. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il veut absolument que nous lisions comme lui. Après avoir fait un réquisitoire contre Dante révolutionnaire et socialiste, il a fait une traduction de la Divine Comédie (et quelle traduction, bon Dieu !) avec des notes qui travestissent chaque scène. Ce n’était pas encore assez : il a composé un dictionnaire de Dante où tous les mots employés par le poète prennent un sens diabolique. L’auteur dit le pain des anges ; lisez la doctrine sectaire. Il dit Béatrice ; lisez la foi sectaire. Il dit le souverain bien ; lisez le Dieu sectaire. À l’aide de ce léger changement, vous comprendrez la Divine Comédie. Dante décrit un arbre paré de feuilles et de fleurs, c’est un Albigeois ; un arbre mort, c’est un catholique. Il peint une forêt, il parle de l’hiver, du froid, de la nuit, de la mort ; autant d’injures contre le catholicisme. Il cite le nom du seigneur de Vérone, Can Grande della Scala ; vous croyez qu’il parle de son ami et de son hôte ? Détrompez-vous ; il est question du khan des Tartares, le chef mystérieux des Albigeois et des francs-maçons orientaux. Tout est bon pour accabler le malheureux poète ; l’indignation de l’accusateur est armée de calembours. C’est un terrible homme que M. Aroux, et sachez que ce n’est là pour lui qu’un exercice d’essai. Une fois Dante exécuté, il pratiquera la même opération sur ses complices. Pétrarque, Boccace, Arioste, Tasse, Raphaël, Michel-Ange, sont déjà condamnés, et plus d’un écrivain ecclésiastique placé au rang des saints sera dépouillé de la céleste auréole. Aux menaces générales de M. Aroux et à certaine note de son livre, je crois comprendre que saint Bernard, atteint et convaincu d’avoir rédigé la règle des templiers, va subir de rudes assauts. La piété de M. Aroux est une piété fière qui ne veut pas être dupe. Sauve qui peut ! Je ne sais, en vérité, quelle renommée assez sainte résisterait à son système. Supplions ce grand catholique d’épargner au moins saint Matthieu, saint Marc, saint Luc, et saint Jean l’évangéliste.

Je n’aurais pas pris la peine de discuter l’ouvrage de M. Aroux, si je n’y avais vu un symptôme des déviations de la pensée catholique chez ceux-là même qui s’en font les champions. Depuis la révolution accomplie par Luther, il s’est introduit dans le catholicisme un singulier esprit de défiance. La franchise, la liberté de la foi, ce que Bossuet appelle si bien la grâce de l’ancien peuple semble avoir disparu de l’église. Écarté un instant par l’école cartésienne du XVIIe siècle, cet esprit pusillanime a bientôt repris le dessus ; c’est lui que nous voyons aujourd’hui proscrire toute pensée libre et propager le scepticisme en attaquant la raison. À entendre certains apologistes du XIXe siècle, il semble que le catholicisme soit un édifice ébranlé et qu’une parole trop hardie en ferait crouler les voûtes. La violence des prétendus défenseurs de l’église ne dissimule pas la pusillanimité de leur foi. Ajoutez à cela ce romantisme religieux qui s’est créé un moyen âge de fantaisie, un moyen âge tout rempli de séraphiques douceurs, vous comprendrez quel effroi doivent causer à des imaginations préparées de la sorte les témérités des hommes du XIIIe siècle. Je prends un exemple : un littérateur naïf, M. Aroux ou tout autre, vient d’étudier le moyen âge chez l’historien de sainte Elisabeth, et le XIIIe siècle tout entier lui est apparu comme un sanctuaire embaumé de prières et d’encens. Maintenant, qu’il ose regarder en face, non pas une miniature fardée, mais la réalité vivante ; qu’il lise la biographie de Jean d’Olive, ou de Jean de Parme, ou de Guillaume de Saint-Amour ; qu’il entende saint Bernard, dans le traité de la Considération, admonester le pape Eugène IV, qu’il l’entende, dans ses sermons, flétrir la corruption des couvens, de quelle horreur ne sera-t-il pas saisi ? Ces figures si hardies, saint Dominique, saint François d’Assise, le rempliront de frayeur. Saint Thomas d’Aquin lui-même prononcera sur l’autorité de la raison des paroles qui le scandaliseront. Où donc est ce moyen âge qu’on lui avait dépeint, où donc cette longue rêverie si doucement bercée par les anges ? Irrité de son désappointement, notre homme ne trouvera plus que des impiétés là où il espérait découvrir des trésors. Voilà l’histoire de M. Aroux. Il a demandé à Dante la religion formaliste du XIXe siècle, et, ne comprenant rien à la liberté de sa foi, il a vu dans le poète de Béatrice et de saint Bernard le chef d’une insurrection contre le christianisme.

Timides croyans de nos jours, chrétiens que la liberté scandalise et que la philosophie effraie, ne lisez pas les œuvres du moyen âge : leurs naïves hardiesses ne sont pas faites pour vous ; lisez-les, au contraire, si vous êtes curieux de savoir ce qu’était la libre vie d’une conscience chrétienne, Dante est un des représentans les plus hardis de cette liberté sainte. Ce n’était pas une hérésie au XIIIe siècle de condamner à l’enfer des pontifes prévaricateurs ; ces grandes âmes avaient des franchises dont elles profitaient résolument. Parce qu’un Dante catholique serait impossible à l’heure qu’il est, ne méconnaissez pas le catholicisme d’Alighieri ; prenez garde de calomnier le grand justicier du moyen âge.


III

J’ai indiqué les principaux résultats de la critique moderne sur la vie et les œuvres de Dante Alighieri. La meilleure part, on l’a vu, appartient aux écrivains de l’Allemagne, de la France et de l’Italie. L’étude des détails biographiques a été surtout représentée par les héritiers de Landino et de Lombardi ; des ouvrages comme le Veltro allegorico de l’abbé Troya, le Secolo di Dante de M. Ferdinand Arrivabene, la Commedia di Dante Alighieri illustrata d’Ugo Foscolo, la Vita di Dante de Cesare Balbo, sont les plus complets qu’on puisse désirer pour connaître la vie extérieure du poète et tous les personnages qui remplissent ses tableaux. Cette recherche des détails de vient trop minutieuse chez des écrivains comme Ponta, Giuliani et Torricelli ; on doit signaler cet écueil à l’érudition italienne. Un laborieux Français devenu Florentin par amour de la Divine Comédie, M. Colomb de Batines, a été l’un des plus zélés ouvriers qui aient travaillé à cette restauration de Dante : il a consacré sa vie à une Bibliographie dantesque[35]. Plusieurs savans, Volpi, Torri, Picci, Fraticelli, avaient déjà entrepris cette tâche sans pouvoir triompher des difficultés qu’elle présente ; M. Colomb de Batines l’a réussi. À part quelques erreurs signalées par M. Charles Witte dans son travail sur l’Ottimo Comento, la Bibliografia dantesca de notre compatriote est une œuvre d’une valeur inestimable.

La France, si bien représentée aux bords de l’Arno par l’érudition de M. Colomb de Batines, peut citer en ce concours tout un groupe de critiques supérieurs. J’ai déjà mentionné MM. Villemain, Fauriel et Ozanam ; ajoutons à leurs travaux le Voyage dantesque de M. Ampère, que les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oublié. Si l’étude souvent minutieuse des détails est le domaine des Italiens, l’appréciation des beautés poétiques a été le triomphe de nos compatriotes. M. Villemain expliquant à grands traits l’imagination du Florentin, M. Ampère cherchant dans les lieux qu’il habita les inspirations de ce peintre si expressif et si sincère, n’ont été égalés par aucun des critiques de l’Europe. Je retrouve ce caractère dans nos meilleures traductions de la Divine Comédie. Quelques fragmens trop peu nombreux de M. Antoni Deschamps avaient donné l’exemple d’une fidélité énergique et hardie ; après lui, M. Sainte-Beuve, dans ses Consolations, rendit avec grâce un des plus suaves passages de la Vita nuooa, et l’auteur de Marie, dans une prose sobre, nette, tour à tour énergique et charmante, suivit le vol du poète depuis les malebolge de l’Enfer jusqu’aux constellations du Paradis. Les traductions plus récentes, malgré des erreurs de système, attestent aussi cette même préoccupation du beau. La traduction de M. Lamennais est bien loin d’être irréprochable. Tantôt littérale jusqu’à la barbarie, tantôt s’éloignant du texte sans nécessité, on dirait une ébauche à laquelle l’auteur n’a pu donner la dernière main. Les contre-sens même n’y manquent pas, et d’inexplicables étourderies viennent souvent arrêter le lecteur[36]. Il faut reconnaître pourtant à travers ces fautes un amour passionné du modèle. Là même où l’interprète est obscur et nous force de recourir au texte, on sent qu’il a voulu rendre la physionomie du poète empreinte dans les coupures, les ellipses et les brusques mouvemens de son langage. Lamennais a prouvé qu’il avait bien compris l’ensemble des inspirations dantesques ; si son introduction manque parfois de netteté, s’il paraît incliner çà et là vers le système de Rossetti, il conclut cependant que Dante, ennemi implacable du pouvoir temporel des papes, était demeuré sincèrement catholique. Son analyse de la Divine Comédie étincelle de beautés du premier ordre ; personne n’avait expliqué aussi poétiquement le dixième chant de l’Enfer, la scène de Farinata et de Cavalcanti. Lire ainsi, c’est créer ; cette page seule révèle un grand artiste. M. Louis Ratisbonne et M. Mesnard obéissent dans leurs traductions à un système tout différent ; les vers de M. Ratisbonne, comme la prose de M. Mesnard, visent trop à l’élégance, et ne reproduisent pas l’allure du Florentin. Ces tentatives, si incomplètes qu’elles soient, révèlent pourtant d’heureux symptômes. Si quelqu’un se rappelle la traduction de M. Artaud de Montor, qu’il compare à ce style ridicule la simplicité de M. Mesnard ; tout en regrettant que le studieux magistrat n’ait pas déployé plus de force et de hardiesse, il verra dans ces estimables pages le progrès du goût public. Encore une fois, ces traductions n’infirment pas le jugement que j’ai porté ; c’est par le sentiment de l’art et de la beauté poétique que la France a marqué sa place dans ce concours.

L’Allemagne y brille aussi au premier rang par les qualités qui lui sont propres ; elle a reconstruit le système de Dante et retrouvé l’unité de cette grande âme. Si Dante est bien compris aujourd’hui, c’est à elle qu’il faut en rapporter l’honneur. Les traductions de Streckfuss, de Kannegiesser, au commencement de ce siècle, plus récemment celles de M. Auguste Kopisch et du roi de Saxe, donneraient lieu, si on les examinait en détail, à plus d’un reproche sérieux ; les travaux des historiens, les découvertes de MM. Charles Witte ; Franz Wegele, Emile Ruth, les patientes études du roi Jean, sont de véritables conquêtes pour la science.

Au contraire, c’est par des traductions du premier ordre que la littérature britannique s’est distinguée dans cette lutte…Mi Simpson est un érudit estimable, M. Barlow a étudié le texte de Dante avec la finesse d’un Italien et la conscience d’un Allemand ; mais comment comparer leurs travaux un peu maigres à la traduction de la Divine Comédie, par M. Henri Cary, à celles de Thomas Carlyle et de M. Cailey ? La traduction de M. Cary est consacrée par le succès, celle de Carlyle révèle un rare sentiment du style dantesque[37]. Le travail de M. Cailey n’est pas moins remarquable. M. Cailey est un négociant que les intérêts de son commerce ont confiné longtemps dans un port de la Russie septentrionale. Pour se consoler dans sa solitude, pour retrouver le soleil au milieu des glaces et des brumes, il a fait amitié avec Dante ; une passion sincère anime son talent. La langue anglaise avec sa précision et sa force se prêtait merveilleusement à l’interprétation du vieux maître ; M. Cailey amis à profit toutes ses ressources. J’ai déjà signalé, comme une œuvre à part, le livre de Thomas Carlyle sur les héros et ses belles pages sur Alighieri ; Emerson, dans ses Representative Men, ne donne pas de place à Dante, bien qu’il le cite souvent et qu’il sache l’apprécier ; parmi les types qu’il met en scène, un seul, Platon, est emprunté au monde antique, tous les autres appartiennent à l’ère moderne ; le moyen âge n’est pas représenté dans ce tableau. L’auteur de Hero Worship est plus juste, sa galerie est plus complète ; le poète catholique t tient dignement son rang à côté de Luther et de Shakspeare.

Si l’Allemagne et la France, l’Angleterre et l’Italie, maintiennent ici leur supériorité littéraire, il est d’autres pays qui ne doivent pas être oubliés. Je ne parle pas de l’Espagne, Dante l’avait pénétré de bonne heure[38] ; mais l’inquisition, plus sévère que l’église romaine, se hâta de jeter l’interdit sur l’œuvre du poète de Florence. Cet interdit n’a pas été levé par la curiosité et le libéralisme de nos jours. L’Espagne avait trop à faire avec sa propre littérature. Avant de réveiller le souvenir de Dante, ne fallait-il pas tirer de l’oubli les œuvres nationales, depuis le poème du Cid jusqu’aux drames de Cald-ron ? Mais voici un incident assez inattendu : la littérature Scandinave, et, chose plus curieuse encore, la Russie elle-même, viennent de produire sur Dante des travaux d’un incontestable mérite. Ici, c’est une traduction danoise de l’Enfer par M. Molbech (Copenhague 1851), traduction en vers où la terza rima du Florentin est employée, m’assure-t-on, avec une habileté rare, et triomphe de maintes difficultés[39] ; là ; ce sont les études italiennes (Italienska studier, Upsal 1853) d’un écrivain suédois, M. Wilhelm Bottiger. M. Bottiger étudie surtout les origines de la poésie italienne, et il a inséré dans son livre une traduction suédoise des dix premiers chants de la Divine Comédie. Même travail en Russie, et plus remarquable encore. Déjà en 1843 M. Vandinia avait publié à Saint-Pétersbourg une version en prose des trente-trois chants de l’Inferno ; M. Dmitri Min a eu l’ambition de les reproduire en vers, et son œuvre a été accueillie avec éloges par les critiques du Nord. On vante surtout les dissertations qui l’accompagnent. M. Dmitri Min a largement mis à profit les travaux des Allemands ; il emprunte beaucoup d’idées à M. Wegele, à M. Witte, à M. Ruth, au roi Jean, mais il l’ajoute aussi des vues qui lui sont propres. Signalons enfin, au-delà de l’Océan, une traduction des dix premiers chants de l’Enfer par M. Parsons (Boston 1843). Les états Scandinaves, la Russie et l’Amérique en sont au point où nous en étions nous-mêmes il y a un demi-siècle : on n’y lit encore que l’Enfer. Dante n’est pas un de ces poètes qui peuvent être pénétrés du premier coup. L’historien Schlosser a lu neuf fois la Divine Comédie avant d’y trouver un vrai plaisir ; aujourd’hui il la lit avec enthousiasme, comme un bréviaire de morale religieuse, et il commente le Paradis dans de gracieuses lettres à un ami. Il faut cette volonté persévérante pour forcer la porte du sanctuaire. L’initiation a commencé pour l’Amérique, la Russie et les peuples Scandinaves. Ce travail sera mené à bien, et Dante achèvera ses conquêtes.

Ce retour universel à l’étude de la Divine Comédie est un symptôme que nous recueillons avec joie. Il semble, au premier abord, qu’une œuvre comme celle de Dante ne doive intéresser désormais que la curiosité des érudits ; sa cosmographie est, détruite, ses mystiques étoiles se sont évanouies devant la science de Newton. Suspect aux catholiques timorés, car l’église a canonisé un pape qu’il avait jeté dans l’enfer, il ne l’est pas moins aux esprits indépendans pour sa théorie de la puissance impériale. Quelle langue commune pouvons-nous parler ? et qu’y a-t-il entre lui et nous ? Grave erreur : sous l’appareil condamné de ses fictions, au milieu des préjugés d’un autre âge, Il y a là une inspiration immortelle, la passion de la justice. Ce poète qu’on a tant étudié au point de vue de l’histoire et de l’art, il reste à l’interroger encore au nom de la morale militante. Il y a plus d’un rapport entre Pascal et Dante : tant que durera l’humanité, les Pensées de Pascal, et surtout sa théorie des trois ordres, seront la nourriture des âmes fières ; tant que les lois de la suprême justice ne seront pas exécutées sur la terre, la Divine Comédie offrira à ceux qui souffrent de sublimes consolations. Aujourd’hui particulièrement je comprends trop pourquoi Dante peut devenir un des poètes favoris de notre XIXe siècle. Dante était seul au milieu des factions qui déchiraient sa patrie ; supérieur aux luttes de son temps, ne voyant partout que fraude, convoitise, faiblesse, servilité, c’est-à-dire toutes les formes de l’intérêt, il s’était réfugié dans la cité idéale construite par son génie. Nous aussi nous sommes mal à l’aise dans ce monde, et nous apercevons au-dessus des partis dévoyés l’éternelle morale qui nous offre un asile. C’est là que sont les ressources de l’avenir ; c’est là qu’il faut dépouiller le vieil homme pour créer l’homme nouveau. Au milieu de ses extases, Alighieri était une intelligence pratique ; il ne séparait pas la vie active de la contemplation ; il ne s’est jamais détaché de la terre et de la réalité. Faisons comme lui. Soyons notre parti à nous seuls, recomposons-en silence l’élite généreuse dont l’humanité a besoin. Ayons notre enfer et notre paradis en nous-mêmes, punissons et récompensons les hommes au tribunal secret de notre conscience ; sachons aimer ; et puisqu’il le faut aussi en ce triste monde, sachons haïr ! Sachons aimer le bien, sachons haïr le mal ! Entretenons en un mot cette force spirituelle, cette passion du bien, cette soif de justice, qui est à travers les siècles le signe ineffaçable du grand gibelin. C’est le meilleur moyen d’obéir à l’inscription de Santa-Croce : Onorate l’altissimo poeta.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Le commentaire qui porte le nom de Pietro parait, lui être faussement attribué. L’abbé Dionisi, dans ses Aneddoti, a élevé de très fortes objections contre l’authenticité de ce texte. Il est certain toutefois que Pietro, comme son frère Jacopo, a expliqué l’œuvre de son père.
  2. De tous les commentaires primitifs, l’un des plus intéressans est l’Ottimo, qu’on appelle aussi Il buono, ou bien encore l’Anicko Comento. On ne sait quel en est l’auteur, mais il est certain qu’il avait connu Dante : Benvenuto d’Imola lui a fait de nombreux emprunts. L’Ottimo Comento a été publié pour la première fois en 1827 à Pise par les soins de M. Alessandro Torri. On peut consulter sur l’Ottimo Comento un article du North American Review (Boston, octobre 1899), une étude de M. Colomb de Batines dans les Studi inediti su Dante (Florence 1846), et surtout les intéressantes recherches de M. Charles Witte, Quando e da chi sia composto l’Ottimo Comento a Dante. Lettera al sign. Seymour Kirkup pittore inglese à Firenze, di Carlo Witte (Leipzig 1847).
  3. C’est sur ces naïfs commentateurs que s’appuient les premiers biographes de Dante, Giannozzo Manetti, Mario Filelfo et surtout Leonardo Bruni d’Arezzo, le grand philologue, qui mérita d’être enterré dans l’église Santa-Croce entre Dante et Galilée.
  4. Voyez Tiraboschi, Storia della Letteratura italiana, lib. III, c. 2, § XI.
  5. Dante Studien, von F.-Chr. Schlosser, 1 vol., Leipzig et Heidelberg 1855.
  6. Un écrivain italien vient d’appeler l’attention sur cet épisode de l’histoire littéraire. Voyez Studi sulla Divina Commedia di Galileo Galilei, Vincenso Borghini ed altri ; publicati per cura ed opéra di Ottavio Gigli, 1 vol., Florence 1855.
  7. Je signalerai entre autres un écrit de M. Barlow sur le 59e vers du Ve chant de l’Inferno, Remarks on the reading of the fifty-minth of the fifth canto of the Inferno, 1850. L’importante discussion soulevée en 1836, à propos de ce vers, par M. l’abbé Federici à Milan, et qui a tant occupé les critiques d’Italie et d’Allemagne, a été résumée et close par M. Barlow.
  8. Voyez le livre intitulé On Heroes, hero-worship, and the heroic in history, by Thomas Carlyle.
  9. M. Kopisch a publié sa Vie de Dante à la fin de sa traduction de la Divine Comédie, Voyez Die Goettliche Comœdie des Dante Alighieri. Metrische Uebersetzung… mit Erlauterungen, Abhandlungen, 1 vol., Berlin 1842.
  10. Dante’s Leben und Werke, von Franz Wegele, 1 vol. ; Iéna 1852.
  11. Dans le tome XX de l’Histoire littéraire de la France.
  12. Un seul, M. Emile Ruth, après avoir paru suivre M. Witte dans son Histoire de la Poésie italienne (2 vol., Leipzig 1844), a contredit amèrement son système dans ses Études sur Dante Alighieri (1 vol., Tubingue 1853). Il est évident néanmoins que M. Ruth, tout en se séparant de M. Witte, profite encore de ses indications.
  13. M. Witte a exposé son système en 1824 dans un recueil littéraire intitulé Hermès ; il l’a repris et développé quelques années après dans un livre intitulé Ueber Dante (Breslau 1831), et plus récemment encore dans l’excellent commentaire qu’il a joint aux poésies lyriques de Dante traduites par M. Kannegiesser. Dante Alighieri’s lyrische Gedichte, übsrsetzt und er klärt, von K.-L. Kannegiesser und Karl Witte, 2 vol., Leipzig 1842.
  14. Non credeva esserlo, e professava non esserlo. — C. Balbo, Vita di Dante, lib. II, cap. 11.
  15. Voyez la traduction de la Vita nuova par M. Delécluze et l’introduction qui la précède.
  16. Voyez les dissertations de M. Fraticelli dans les Opere minori di Dante, 3 vol. ; Florence 1834-1840. — M. Emile Ruth, dans son Histoire de la Poésie italienne et dans ses Études sur Dante, adopte complètement l’opinion du critique italien.
  17. Boccace place ce voyage de Dante à Paris dans la période qui suit son bannissement de Florence. Jean de Serravalle, plus exact sur bien des points, affirme que Dante visita Paris avant l’année 1300. M. Ozanam soutient cette dernière opinion et la confirme par des preuves décisives. M. Wegele ajoute aux argumens de M. Ozanam des argumens nouveaux tirés de la Divine Comédie. Voyez aussi le chapitre intitulé Dante a Parigi. dans le Sccolo di Dante de M. Ferdinando Arrivabene, 2 vol., Florence 1830.
  18. Voyez l’article Siger de Brabant, de M. Victor Leclerc, dans le tome XXI de l’Histoire littéraire de la France.
  19. Dans les Blaetter für literarische Unterhaltung, 4 juin 1853.
  20. Giovanni Villani, Istorie, lib. VIII, c. 134.
  21. Voyez, sur cette singulière argumentation, tout le livre II du traité De Monarchia, si brillamment résumé dans le discours de l’empereur Justinien au 6e chant du Paradis. En expliquant ce discours de Justinien, le roi de Saxe a jeté la plus vive lumière sur le système politique de Dante. Voici le titre de l’ouvrage du roi de Saxe, publié par lui sous le pseudonyme de Philaléthès : Dante Aligheri’s Goelttiche Comœdie, metrisch übertragen und mit kritischen und historischen Erlaeuterungen versehen, von Philaléthès, 3 vol. in-4o, Leipzig et Dresde 1849. — Au sujet des opinions politiques de Dante, il faut citer aussi le livre de l’abbé Troya, Del Veltro allegorico di Dante, 1 vol., Florence 1826. On sait qu’au premier chant de l’Enfer Virgile prédit à Dante que la louve de la forêt sera chassée un jour par un lévrier, veltro. Quel est ce veltro allegorico ? Est-ce un des princes gibelins de l’Italie ? N’est-ce pas plutôt l’empereur d’Allemagne ? Cette dernière opinion paraît la plus probable. L’abbé Troya croit que le veltro de Dante est le vaillant vicaire impérial de Gènes, Uguccione della Fabiola, qui soutint énergiquement l’empereur Henri de Luxembourg. C’est une erreur aujourd’hui démontrée ; mais le livre de l’abbé Troya n’en est pas moins une œuvre excellente ; il est plein de faits nouveaux, de détails précieux, et présente un tableau complet de la politique italienne à l’époque d’Alighieri. L’opinion de l’abbé Troya sur le veltro allegorico a été adoptée d’ailleurs, avant les rectifications de la critique allemande, par des écrivains d’élite ; M. Cesare Balbo s’est rangé à son avis. L’ouvrage de l’abbé Troya, le Secolo di Dante, de M. Ferdinando Arrivabene, et la Vita di Dante, de Cesare Balbo, sont, depuis le commentaire d’Ugo Foscolo, les meilleures études qu’ait produites en Italie la littérature dantesque.
  22. Vitriarius, Corpus juris publici. Voyez la préface dans l’édition de Pfaffinger ; Gotha 1793. — Dante ne fait-il pas allusion à cette scène quand il fait dire à Marc Lombard au XVIe chant du Purgatoire : « Le glaive a été uni au bâton pastoral ; ainsi joints de vire force, ils doivent mal s’accorder ? »
  23. Je lis dans l’abbé Troya que Lucas de Leyde a fait un tableau tiré de la vie d’Alighieri ; le peintre a choisi le moment où le proscrit apprend la mort de Henri de Luxembourg. Voyez Veltro allegorico, p. 136.
  24. Vincent Borghini, dans son Introduzione al Poema di Dante per l’allegoria et dans sa Difesa di Dante come cattolico, insiste sur ce point, mais il ne voit la qu’un sermon de morale ordinaire ; il n’entend rien à la philosophie de l’histoire qui domine toute la Divine Comédie.
  25. À cette explication morale universellement admise depuis les premiers commentateurs, un écrivain italien, le comte Giovanni Marchetti, a essayé de substituer une explication historique. La panthère serait la démocratie florentine, cette démocratie terrible, mais mobile, capricieuse, et que Dante ne désespère pas de plier à ses desseins ; le lion serait Charles de Valois, appelé en Italie par le pape Boniface VIII, et la louve affamée l’église romaine. C’est en 1819 que le comte Marchetti a proposé ce système, et pendant une vingtaine d’années son opinion a fait fortune. Rossetti, dans son commentaire (1822), la reproduisit avec éclat ; Fauriel, en 1833, la développait encore d’une manière ingénieuse à la Faculté des Lettres de Paris. Il semble même, à lire les leçons imprimées, que Fauriel présente cette interprétation comme une conjecture qui lui appartient ; mais il faut se rappeler que ces leçons ont été publiées après la mort de l’ingénieux érudit : il y manque évidemment, sur ce point et sur bien d’autres, des explications qu’il n’aurait pas omises. Le système du comte Marchetti, développé par Rossetti et Fauriel, avait surtout réussi auprès des savans de la péninsule ; combattu cependant par M. Charles Witte en Allemagne, par MM. Parenti et Pianciani en Italie, il fut peu à peu abandonné. La plupart des récens commentateurs à Florence et à Rome, MM. Ponta, Giuliani, Picchioni, Bianchi, Torricelli, se sont rangés à l’avis de M. Charles Witte.
  26. Voyez der Singerkriec uf Wartburc, publié par M. Ettmüller. Ilmenau 1830, p. 72.
  27. Aujourd’hui encore Mantoue, le jour de la Saint-Paul, on chante pendant la messe un hymne dont voici une strophe :
    Ad Maronis mausoleum
    Ductus, fudit super eum</
    Piae rorem Iacrymae :
    Quem te, inquit, reddidissem,
    Si te vivum invenissem,
    Poetarum-maxime !
  28. MM. Joseph Goerres, Genthe, Valentin Schmidt, George Zappert, en Allemagne, ont rassemblé avec soin tous les témoignages de cette transformation. — Sur Virgile précurseur du christianisme, il y a un intéressant travail de M. Rossignol, Virgile et Constantin le Grand.
  29. On peut consulter sur tous ces travaux italiens un curieux ouvrage de M. Picci, Della Letteratura dantesca contemporanea, Milan 1846.
  30. Ce sont surtout des commentateurs italiens qui ont voulu faire de Béatrice une pure allégorie ; l’abbé Dionisi, au commencement de ce siècle., avait poussé ce système à ses dernières limites. Un des premiers qui aient combattu l’erreur de Dionisi est l’auteur du Secolo di Dante, M. Ferdinand Arrivabene, dans son livre intitulé Gli Amori di Dante e di Béatrice totti d’allegoria, etc…, 1 vol., Mantoue 1823.
  31. Cinq ans après la publication de ce beau commentaire, le prince Jean est devenu roi de Saxe. C’est le 9 août 1854 que la mort de son frère, le roi Frédéric-Auguste, causée par une chute de voiture, l’appela subitement sur le trône. Le roi Jean est resté ce qu’il était, il piu illustre dei frai cultori di Dante, comme l’appelle M. Charles Witte. Chaque année, le jour de sa fête, M. Witte lui dédie quelque étude de philologie dantesque, en italien ou en allemand. L’un des plus distingués parmi ces frères servans dont parle M. Witte, le vénérable M. Blanc, professeur à l’université de Halle et docteur en théologie, avait publié déjà sous le patronage du prince un livre d’une rare valeur, le Vocabotario dantesco ou Dictionnaire critique et raisonné de la Divine Comédie, 1 vol., Leipzig 1852. Le nom du roi Jean est inséparable désormais des noms de Dante et de Béatrice. Il y a quelques années, le prince était gravement malade, et se désolait de ne pouvoir mettre la dernière main à son commentaire du Paradis ; un écrivain du nord de l’Allemagne, M. Victor Strauss, composa à cette occasion de gracieuses strophes où il invoquait Béatrice et la conjurait de rendre la santé au plus dévoué de ses fidèles. Béatrice écoute la requête ; elle envoie Dante auprès du prince Jean, comme autrefois Virgile auprès de Dante, et le poète dévoile au commentateur, les mystères de son œuvre. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans cette pieuse communauté littéraire, dans cette réunion de frai cultori, où des hommes tels que Schlosser, Wegele, Charles Witte, sont associés à l’un des souverains de l’Allemagne ? — Citons encore un fait qui prouve que le roi Jean est depuis longtemps apprécié en Italie. L’abbé dalla Piazza, de Vicence, avait consacré une partie de sa vie à traduire en vers latins la Divine Comédie. Il mourut en 1844 sans avoir pu imprimer son travail, et il exprima le vœu que cette publication fût faite dans le royaume de Saxe. M. Charles Witte a accompli le vœu du studieux abbé ; il a publié sa traduction à Leipzig, et l’a dédiée au roi Jean.
  32.  Ah ! Constantin, di quanto mal fu matre
    Non la tua conversion, ma quella dote
    Che da te prese il primo ricco patre.

    Inf. XIX, 115. Le grand poète gibelin de l’Allemagne, Walther de Vogelweide, a jeté un cri semblable. On dirait que Dante traduit ces vers de Walther : « L’empereur Constantin prodigua au siège de Rome plus de dons que je ne saurais le dire ; il lui donna l’épée, la croix et la couronne. À cette vue, un ange cria à haute voix : Malheur ! malheur ! trois fois malheur !… La chrétienté était resplendissante de beauté, et maintenant un poison se glisse dans ses veines… Ces dons feront bien du mal au monde ! »

  33. Dante cite à ce propos l’éloquent passage où Cicéron glorifie la politique du sénat étroit dans les victoires de Rome, non pas une domination, mais un patronage exercé sur le monde. « Regum, populorum, nationum portus erat et refugium senatus… Itaque illud patrocinium orbis terrae verius quam imperium poterat nominari. » De Officiis, lib. II, c. 8. On sait combien cette apologie est contraire à l’histoire, mais la citation que Dante en fait ici révèle assez clairement quelle espèce d’autorité il voudrait attribuer à l’empereur.
  34. Rossetti a été réfuté ici même par M. Delécluze (15 février 1834) et par M. Wilhelm Schlegel (15 août 1836). Il y a été à Rome par un savant jésuite, le père Panciani. Voyez Raggionamento del P. G.-B. Pianciani della compagnia di Gesu contro le disquisizioni del Rossetti sullo spirito della Divina Commedia. Rome 1840.
  35. M. le vicomte Paul Colomb de Batines habitait Florence depuis longues années ; il l’est mort le 14 janvier 1855, entouré de l’estime générale. La France doit un souvenir à l’homme modeste et laborieux qui a si dignement soutenu l’honneur de l’érudition française au milieu des savans de l’Italie. Outre cette Bibliografia dantesca, qui est le monument de sa vie, il a publié un grand nombre de mémoires et d’études dans les Studi inediti su Dante (Florence 1846), dans les Ricordi filologici e letterari (Pistoia 1847), dans l’Etruria (Florence 1851-1852), dans l’Archivio storico italiano (Florence), dans le Calendario Pratese, etc. On lui doit aussi une bibliographie du théâtre italien aux XVe et XVIe siècles, Bibliografia delle antiche rappresentazione italiane sacrée profane stampate net secoli XV e XVI (Florence 1852). Sa Bibliografia dantesca a été publiée à Prato en deux gros volumes in-4o, 1845-1846.
  36. Ici il affaiblit le sens et le détruit, comme dans le beau discours de Cacciaguida ; Dante se fait dire par son aïeul : Il te sera beau d’avoir été ton parti à toi seul. Lamennais traduit : D’être resté seul à part. Que devient cette forte image, aver ti fatta parte per te stesso ? Là, dans le discours de Hugues Capet, il commet un contre-sens manifeste qui exagère encore les violences du poète gibelin ; au lieu des os consacrés des rois de France, le sacrate ossa, il écrit : La race exécrable. Quelquefois, par une singulière inadvertance, il adopte un sens dans le texte et un autre sens dans la traduction ; ainsi, au chant XX du Purgatoire, le texte de Lamennais porte ces mots : E tra nuovi ladroni esser anciso, et il traduit : Entre deux voleurs vivans, comme s’il l’avait tra duo vivi. Presque toujours il suit le texte pas à pas, à tel point que pour un Français les vers italiens sont souvent plus intelligibles que la prose du traducteur ; puis tout à coup, là où il est indispensable de s’attacher au modèle, il s’éloigne de lui sans motif. Lorsque Dante dit : Ricordarsi del tempo felice, il faut un goût singulier de l’inversion pour traduire du temps heureux se ressouvenir, et lorsque Dante écrit simplement : Ciascun suo nemico era cristiano, est-il urgent d’employer cette forme étrange : Etaient chrétiens tous ses ennemis ?
  37. La traduction de Carlyle, publiée en 1849, ne contient que l’Enfer. M. Cailey avait publié l’Enfer en 1851 ; le Purgatoire et le Paradis ont paru dernièrement. — On doit aussi une traduction de l’Enfer à M. Broofesbank (1854) et une traduction complète de la Divine Comédie à M. Pollock (1854). L’œuvre de M. Cary a précédé toutes celles que je viens de citer. La 4° édition est de 1844.
  38. Deux traductions de la Divine Comédie paraissent en 1428, l’une en catalan par Febrer, l’autre en castillan par don Enrique de Villena. Un siècle après, Pero Fernandez de Villegas, archidiacre de Burgos, entreprenait aussi le même travail ; l’Enfer seul a été publié (Burgos 1515, in-fol.).
  39. On doit aussi à M. Molbech un drame en vers dont Alighieri est le héros : Dante (Copenhague 1852). L’action se passe sous le priorat du poète et se termine par son bannissement. L’œuvre de M. Molbech est peu dramatique, mais à défaut d’invention elle est pleine de sentimens élevés et témoigne d’une connaissance approfondie du sujet.