Daphné (Vigny)/Chapitre II

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Daphné (Vigny)
La Revue de Paristome 3, Mai-Juin 1912 (p. 693-697).
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II

LES LIVRES

Les figures parisiennes passaient en effet sous les flammes rougeâtres des lampions et des réverbères. Elles se teignaient de cette lueur, et comme la nuit était très sombre et dérobait entièrement les corps à la vue, les deux observateurs crurent voir s’écouler mille milliers de têtes flottantes et ballottées sur les vagues d’une grande mer. Sur ces figures énergiques mais usées, vives mais pâlies, la tristesse et l’insomnie, la sagacité, la défiance et la ruse se lisaient au premier regard. Chaque front portait quelque empreinte de ce découragement remuant d’une population sans joie et sans mélancolie, vigoureuse d’action, incertaine de ses vouloirs, abreuvée et soûlée d’idées et d’émotions, jusqu’à en perdre le goût et jusqu’à ne plus sentir poison ni contre-poison.

Comme tous s’en allaient au plaisir lentement et tristement ! Comme ils attendaient et désiraient quelque spectacle avec lequel ils pussent engager ce défi secret : « Pourras-tu m’émouvoir ? pourras-tu m’attendrir, m’effrayer ou m’enchanter ? » Les yeux dévorants regardaient à vide et flamboyaient sur des joues dévorées. De temps en temps des jeunes gens fatigués passaient vite et renversaient ce qui était devant eux, sans savoir pourquoi ils faisaient cela. Ils se mettaient à courir en se tenant six de front, jetaient des cris sauvages dont ils ignoraient eux-mêmes le sens, puis s’arrêtaient et se regardaient entre eux, étonnés de n’être pas gais après des cris si joyeux. Abattus tout d’un coup, ils suivaient, la tête basse, le flot des autres têtes et ne parlaient plus. Des hommes forts et larges d’épaules, arrivaient au milieu de tout cela et se faisaient place par leur propre masse. Ils élevaient, au-dessus des têtes, des fronts chauves et des bras robustes, et agitaient leurs chapeaux en signe de fête et d’allégresse coutumière, qui semblait une menace à quelqu’un ou à quelque chose. Ensuite l’ennui les prenait et ils regardaient autour d’eux, d’un œil stupide et endormi. Les femmes enveloppaient leurs enfants dans leurs tabliers et se consolaient de la joie publique par leurs caresses secrètes ; elles promettaient à ces pauvres petits affligés un repos prochain, ou cherchaient à leur faire trouver beaux les feux grossiers et les noires fumées des lampions, dont l’odeur faisait pleurer et reculer ces malheureux à demi assoupis. Au milieu de tous, se parlaient à voix basse des hommes graves, dont les regards ne savaient où se prendre et qui cherchaient où se réfugier, forcés de descendre avec le courant. Mais lorsque les deux inséparables parvinrent aux bords de la rivière, ce fut là qu’ils trouvèrent la joie franche, et qu’en s’approchant, il leur fut facile de démêler la cause des rires âcres, rudes, convulsifs, inextinguibles qu’ils entendirent. Des enfants et des femmes tiraient de l’eau des livres déchirés et des manuscrits souillés et mutilés par la fange, le plâtre et le sable. Des hommes à qui ils les passaient les rejetaient par plaisir au milieu du fleuve, et quand on voyait, dans la nuit, ces livres faire jaillir une petite lueur et s’engloutir, c’étaient de grands cris de joie. L’un de ces hommes, vêtu d’une blouse grisâtre, y mettait plus d’ardeur que les autres et jouait ce jeu avec une sorte de haine sérieuse et réfléchie dont les deux observateurs s’étonnèrent. Ils s’approchèrent et le contemplèrent. Il était petit, musculeux, mais pâle et maigre et roulant autour de lui des yeux défiants sous des tempes creusées. Trois jeunes garçons se jouaient avec des torches, à côté de lui, et s’amusaient à faire sécher des gravures coloriées et des dessins inconnus, que l’homme à la blouse poussait ensuite du pied et faisait glisser dans la boue jusqu’à la rivière.

— Voyons ce qu’il fait ainsi rouler sous ses sabots, dit le noir Docteur, et il se baissa pour prendre un des grands parchemins. Et, lisant tout bas les premières paroles qui s’y trouvèrent : — Plaisanterie sanglante — dit l’éternel Contempteur — du hasard !… L’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie par Omar !

— En voici un, — dit l’ouvrier en ricanant, — dont j’ai déjà déchiré la moitié, voulez-vous le reste ? cela vient de l’Archevêché[1].

Le Docteur Noir fut un instant sans répondre parce qu’il cherchait dans les traits de cet homme s’il avait dans les veines le sang des Arabes ou celui des Huns. Puis sortant de sa distraction, tout d’un coup :

— C’est encore trop gros, — dit-il, — vous pouvez en déchirer encore un peu pour rallumer les lampions qui s’éteignent.

— Oui ! — dit l’homme, — vous faites l’indifférent pour l’avoir tout entier, mais non pas. Encore une poignée de paroles — dit-il — à la rivière !

Et il fit sauter les lettres grecques de la main la plus vigoureuse qui jamais ait découpé en pièces les feuilles d’un livre méprisé et sublime.

— À nous deux, — dit le noir Docteur avec un sang-froid plus hardi que jamais. — Il croit nous faire peine, — poursuivait-il en regardant Stello, — comme si personne pouvait savoir mieux que nous l’inutilité des idées dites ou écrites. À nous deux, l’ami ! déchirons et noyons les livres, ces ennemis de la liberté de chacun de nous, ces ennemis du loisir qui prétendent nous forcer de penser, chose odieuse, fatigante et maudite ! nous forcer de savoir ce que l’on a senti avant nous, et nous faire croire que l’on gagne quelque chose à se connaître ! Fi donc ! nous sommes bien au-dessus du passé à présent !

Ici l’homme ne comprit plus, et quand il vit le Docteur arracher lui-même des feuilles et les jeter à l’eau, il resta stupéfait.

— Prenez le reste si vous voulez, — dit-il, et pour quelques pièces d’argent, il lâcha les manuscrits ses ennemis, comme un os sur lequel il n’avait plus de joie à mordre.

— Après tout, — dit-il en haussant les épaules et regardant ses trois enfants, — qu’est-ce que ça nous fait à nous ? Nous ne savons pas ce qu’on veut, mais nous savons bien ce qu’on nous ôte. Tiens, Paul, voilà l’argent, va jouer avec ça, ne t’inquiète pas de demain, va, tous les jours j’ai à recommencer, j’y suis habitué ; va jouer, va avec tes frères, va, Paul. Messieurs, je me nomme Jean Loir, ouvrier tourneur.

Et il s’en alla sans saluer.

Les trois enfants laissèrent s’éloigner leur père et vinrent apporter à Stello le reste des parchemins qui volaient sur les pavés. Ils coururent à lui, dès qu’ils le virent, les bras ouverts et le cœur en confiance, sans savoir pourquoi ; et sans savoir non plus, ils firent le tour du Docteur Noir à quelques pieds de distance, comme on s’éloigne d’un feu trop ardent. Puis ils retournèrent au bord de l’eau, pour rattraper les livres qui nageaient et que depuis deux jours charriait la rivière. C’était un des divertissements les plus grands, dans ces jours-là, parmi cette partie du peuple, que de voir les livres venus du côté de l’île Saint-Louis se heurter contre les arches des ponts et flotter à côté des radeaux. Rien n’eût pu remplacer ces joies de la destruction, et le sourire de la victoire, sur le visage de la plupart des spectateurs, semblait poursuivre les ombres des immortels qui avaient passé les courtes heures de leur vie à léguer leurs pensées et leurs adieux aux ingrats qui les faisaient périr une seconde fois.

Stello et le Docteur Noir marchaient de front au milieu de cette multitude et suivaient, aussi vite qu’ils le pouvaient faire, la jeune sœur grise qui passait les yeux baissés, et à qui les plus gais ou les plus irrités faisaient place. Des deux rêveurs, l’un voyait avec commisération, l’autre avec mépris cette masse confuse. La nuit devenait plus sombre, et la pluie ne cessait de laver les quais et d’éteindre les lampions : mais des groupes se formaient autour des lanternes des boutiques ambulantes, sous les arcades des palais et les portes des grandes maisons. Les femmes mettaient leurs robes sur leurs têtes ou se cachaient sous des parapluies rouges larges à couvrir une famille, mais leur curiosité ardente les tenait amassées autour de l’accident inespéré, qui retenait les hommes dans les chemins. L’essentiel était de ne pas rentrer chez soi. Le mobile de la plupart des actions de la rue est l’ennui de la maison. L’occasion était rare et avidement saisie. On n’a pas tous les soirs de ces émotions ; chaque homme voulant voir agir les autres, personne ne s’en allait. Ces spectateurs de rien étaient spectacle l’un à l’autre. Les seules victimes de cette nuit étaient des victimes muettes, des feuilles éparses et dédaignées qui roulaient dans l’ombre, vers la mer, entre les hautes murailles du fleuve. On les voyait passer par entassements énormes quelquefois, et figurer de larges radeaux, sur lesquels un homme aurait pu s’embarquer. Elles voyageaient ainsi de concert entre les quais, et puis elles se séparaient comme désespérant de leur salut. Quelques agrafes dorées se décrochaient, et tout s’enfonçait dans l’eau paisible et se perdait aux yeux parmi les nuances pâles des lames de la rivière. Parfois de longues pages des manuscrits antiques se déroulaient lentement sur les vagues et traînaient comme les voiles d’une vestale ; leurs plis paraissaient se gonfler en nageant et faire des efforts pour montrer les trésors que l’esprit du temps allait perdre pour toujours. Quelques enfants alors se jetaient à la nage, mais il y avait des hommes qui les suivaient et leur défendaient de secourir les feuilles à demi submergées, — pauvres restes du passé qui avaient glorieusement traversé l’océan des siècles barbares et qui devaient ainsi faire naufrage dans la cité des lumières.

  1. Allusion au sac de l’Archevéché, 14 février 1891