Daphné (Vigny)/Chapitre I

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Daphné (Vigny)
La Revue de Paristome 3, Mai-Juin 1912 (p. 687-693).
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DAPHNÉ


I

la foule


C’était un soir de fête. Le peuple de Paris marchait avec tristesse sur les places publiques et le long des rues. Les familles se tenant par la main allaient en avant, sans savoir où elles allaient, et passaient sans s’arrêter, en regardant devant elles. Les hommes étaient ennuyés, les femmes fatiguées, les enfants tout en pleurs. Des lampions sinistres s’éteignaient sous une large pluie et répandaient une fumée noire au lieu d’une flamme livide. Les murs étaient teints de lueurs pareilles à celles d’un incendie qui s’apaise. La voûte du ciel était violette et comme irritée.

La foule glissait sur un pavé tout humide. Les têtes noires se touchaient et n’avançaient qu’avec un mouvement insensible. Le murmure des voix était sourd et inarticulé comme un long gémissement. Chacun paraissait chercher et demander quel désir l’avait amené, et vers quel plaisir. Aucun n’était satisfait, aucun n’entrevoyait même ce qui lui pourrait plaire. Tous s’en allaient l’œil vague et la bouche béante ; tous incapables de s’arrêter dans leur route perpétuelle qui ne menait à rien.

— C’est là une immense question, — dit le Docteur Noir, tout à coup, dans le silence de la nuit[1].

— Eh bien ! pourquoi ne pas penser à une immense question ? — répondit le rêveur Stello. — Que suis-je, sinon une machine à penser ? Donner-moi du chagrin, je pense à ce chagrin avec un étonnement profond ; donnez-moi du bonheur, je réfléchis à ce bonheur, je m’attache à lui, je le travaille, je le creuse, je l’examine comme une solution d’algèbre, et je finis par recevoir autant de peine et de labeur de lui, que j’en aurais eu d’une infortune. Laissez-moi donc ce soir penser en liberté à cette question que je vous fais. La meule infatigable de mon âme avait à broyer pour elle-même un grain politique, et vous le lui avez soustrait avec votre main de fer. Que va-t-elle moudre à présent ? Va-t-elle se broyer elle-même, comme le craignit un jour Luther ? Ô Docteur Noir, mon éternel compagnon ! laissez la meule rouler de tout son poids sur cette idée que vient de faire voler sous elle le vent d’une conversation distraite. Laissez cette puissante meule écraser l’idée jusqu’à ce qu’elle en ait exprimé, en la broyant, tout ce qu’elle renferme de consolant et de divin !

» Je ne sais pourquoi, — ajouta-t-il en se frappant le front, — je reçois vos coups, marteau terrible que vous êtes ! Vous rebondissez, chassé par moi comme par une enclume gémissante, mais ce n’est que pour retomber plus dur que jamais. Je ne sais pourquoi l’enthousiasme qui vibre et frémit toujours dans mon cœur voudrait vous fuir et vous désire cependant, comme une femme désire et fuit à moitié son maître. Je sens encore la profonde blessure des derniers mots que vous avez prononcés, mais je ne sais pourquoi, tout amers qu’ils étaient, ils me consolaient. Et pourtant, qui donc était écrasé si ce n’était moi-même ? qui l’était sous votre impitoyable force, si ce n’était le Poète[2] ?

— Non pas lui, mais celui qu’a fait si misérable la société ingrate et prosaïque, — dit le froid Docteur ; et, comptant les têtes de la foule avec sa canne, il semblait la diviser par troupes, par compagnies et par familles.

— Pauvre être inoffensif ! — poursuivit Stello, : — âme contemplative et amoureuse ! pauvre être ailé et diaphane ! vous l’avez pris, vous l’avez frappé, tordu tout enflammé, et il m’a fallu le sauver et le cacher tout au fond de mon cœur.

— Vous l’y avez placé, vengé, — dit le Docteur Noir en regardant ailleurs, — parlons d’autre chose et livrons un combat sacré. Pour nous, ce combat, c’est la discussion philosophique.

— J’y consens, — dit Stello d’une voix douce et profonde, — la nuit est revenue, elle a commencé son règne ténébreux. Avec elle, je renais, avec elle s’allume sur mon front comme une étoile brûlante qui darde sa flamme sur toutes choses. Que cherchez-vous dans cette foule, et d’où vient que vous la considérez avec des yeux pénétrants ? Pour moi, plus je la regarde, et plus je sens pour elle une sympathique pitié : ne vous semble-t-il pas voir la funèbre marche des corps qui seront éveillés à Josaphat, et, à demi animés, iront devant eux, sans savoir où, les yeux entr’ouverts et aveugles. Oh ! quelles fêtes sans joie ! quels regards sans espérance ! quels mouvements sans but ! combien tout cela est digne de commisération !

— Ce que vous dites ne prouve rien, — répondit le Docteur Noir, en frottant la pomme de sa canne avec le dos de sa main, — si ce n’est que l’enthousiasme est bon à garder enfermé au plus profond de son âme, comme une mauvaise pensée, dans le siècle froid où nous sommes.

— Eh ! comment peut-on voir des frères et des sœurs, enfants de Dieu, errer ainsi dans l’ombre, incertains de tout, ignorants de tant de choses, étrangers à tant de divines pensées, noyés dans de grossières sensations, sevrés des adorations universelles qui devraient les unir en une bienheureuse famille, sans sentir un désir presque invincible de leur parler et de les enseigner ?

— Enseigner ! — dit l’impassible, — ah ! le mot admirable que voilà, et le plus vide de tous ! nul n’enseigne, puisque nul ne sait. Enthousiaste rêveur ! Poète en cela du moins que votre enthousiasme est inactif et (par grand bonheur !) inapplicable ! Voilà donc que cette nuit, les Blue Devils[3] qui vous obsèdent vous ont voulu remplir de cette passion factice qui se répand dans plusieurs cerveaux honorables, à moi connus, et leur cause une irritation bien dangereuse pour eux et pour nous[4] !

— Puisque la pitié divine est en moi, — dit Stello, — puisque le désir du bonheur des autres y est mille fois plus fort que l’instinct de mes propres félicités, puisqu’il suffit du présage de la moindre infortune pour me faire tressaillir jusqu’au fond du cœur plus que ceux même qu’elle a menacés ; puisque c’est assez de la plus légère apparence de grandeur et de glorieuse illustration pour que l’enthousiasme humecte mes yeux de ses pleurs divins, qui brillent comme des étoiles et ne s’écoulent pas comme les larmes des afflictions mortelles puisque cette foule mélancolique qui se croit gaie et ne sait si elle est heureuse, m’intéresse pour un moment, et puisque je sens en moi trembler, frémir, gémir, sangloter à la fois ses mille douleurs, et les mille flots de son sang couler par mille plaies, et mille voix s’écrier : « Où donc est l’Inconnu ? où donc est le Maître ? où donc est le Législateur, où le Demi-dieu, où le Prophète ? » pourquoi ne pas laisser toute mon âme s’imprégner et se remplir de ce vaste amour de mes frères ? Pourquoi ne pas évoquer mes forces, et ne pas me mettre à chercher avec eux ? Que les heureux, les triomphants et les dominateurs abandonnent et haïssent le poète, à la bonne heure ; mais est-ce une raison pour lui d’abandonner les malheureux et de laisser dans la nuit les yeux qu’il peut ouvrir ?

— La vie serait encore trop belle, — dit paisiblement le Docteur, — si les hommes politiques de tous les partis étaient les seuls ennemis de l’enthousiasme et des épanchements divins de l’âme. Mais l’avez-vous pu croire ? Avez-vous pensé qu’il fallût tant de choses à la Multilude sans nom[5]* dont nous avons déjà parlé, en passant ? Avez-vous cru que son Ostracisme perpétuel[6] n’écrivit sur ses coquilles que les noms des poëtes, des grands écrivains et des artistes immortels ? Ah ! qu’il lui faut moins que cela !

En ce moment un double accident attirait son attention et se passait sous les yeux des deux inséparables ennemis. Un homme marchait devant une colonne de la multitude, le pied lui manqua, elle passa sur lui et le foula sous ses talons ; un autre homme voulut remonter le torrent, il arriva, en fendant la presse, jusqu’au milieu de la rue, mais le pied lui manqua, il tomba ; la foule passa sur lui et mit ses talons sur sa tête. Tous deux avaient disparu en deux minutes.

Le Docteur Noir sourit avec amertume et regarda la foule rouler encore dans l’ombre :

— Voyez ces aveugles, — dit-il, — ils ont bien l’instinct vague de leur chemin, mais ils écrasent sans pitié l’homme qui les devance et l’homme qui remonte leur courant.

— Eh ! qu’importe, — dit Stello, — si le bien est accompli, que l’on soit ou non foulé aux pieds ?

Comme il parlait, on entendit un léger soupir dans l’intérieur de la chambre qu’ils avaient tous deux quittée. Stello se retourna et vit une jeune religieuse qui attendait, debout, à la porte d’entrée. Ses deux bras étaient croisés sur la ceinture de sa robe bleue et au-dessus de tous ses chapelets à tête de mort. Elle penchait la tête de côté, avec un air placide et résigné. Lorsqu’elle vit qu’on s’était aperçu de son entrée, elle sourit et salua en s’inclinant, comme un homme : mais elle ne leva pas les yeux une fois sur l’un ni l’autre, ses cils noirs ne cessèrent d’ombrager les joues les plus pâles du monde, et sa révérence banale n’était adressée à personne en apparence. Sa taille assez élégante était surchargée de vêtements et comme emmaillotée dans les pesants habits de l’ordre, et un œil attentif eût aisément deviné des formes hardies, fermes et saines sous les plis raides de la bure et de la flanelle grossière, lourde d’odeur tiède et maladive.

— Les médecins du corps ont-ils tout à fait abandonné ce jeune homme ? — dit le Docteur Noir d’une voix ferme et sonore.

La religieuse ouvrit les bras sans parler comme pour dire : « hélas ! oui ! » laissa retomber ensuite le long de son tablier ses mains découragées, et se mit à rouler humblement son chapelet sur le bout des doigts.

— C’est donc mon tour et je vais consommer sa guérison, — dit celui qui ne s’était voué qu’à la cure des âmes ; et prenant Stello par la main : — Venez, vous êtes seul aujourd’hui. Or. les poètes fuient leur maison, tantôt parce qu’elle est vide. tantôt parce qu’elle est pleine. Venez donc lui rendre ce précieux dépôt que vous ne vouliez pas me confier à moi-même, et hâtons-nous.

Stello mit sous son bras une petite cassette de fer et la cacha soigneusement.

— Venez, — poursuivit le Docteur, — car je vois si mauvaise cette destinée, que l’une de vos idées mise en action ne la pourrait faire pire. Venez, je serais trop rude à ce jeune homme, si vous n’étiez là, et j’achèverais par trop vite l’œuvre des médecins qui se sont attachés en vain à une enveloppe vigoureuse en apparence, mais en réalité fort avariée. Vous seul pouvez supporter, sans être entamé, les coups que je donne involontairement, et, comme vous l’avez dit, l’enclume solide chasse violemment le marteau que je laisse tomber sur vous sans relâche et le lance quelquefois jusqu’au ciel. Venez et sortez de vous-même. Oubliez le poète ou plutôt soyez-le véritablement par le cœur, en venant consoler votre ami et le sauver, si nous pouvons, de tout ce qu’il a de combats intérieurs qui le dévorent. Si je le rencontre, je le maltraiterai le moins possible, et si je ne le guéris, je vous aurai du moins montré sur le terrain, et dans son application soudaine, l’une de ces longues idées que vous savez si bien tendre, messieurs, comme des fils d’araignée et sur lesquels ne se pourraient soutenir que des êtres aussi diaphanes, aussi éthérés, aussi souples et aussi puissants que les rêves de vos nuits, c’est-à-dire des demi-dieux.

— Qui me dira jamais, — dit Stello en s’enveloppant d’un long manteau, — pourquoi le poète et le philosophe[7] doivent être condamnés à tout penser et à ne rien faire, et pourquoi d’âge en âge on doit voir l’inspiration et la théorie passer comme deux nuages, au-dessus du monde et tourner sans cesse autour du globe, chassés par tous les vents, de terres en terres, sans rien laisser tomber que des rosées bientôt sèches où des pluies peu fécondes, et sans jamais voir leurs moissons ? nuages sombres où brillent quelques éclairs magnifiques, mais sans chaleur, nuages orageux et menaçants, toujours admirés mais trop redoutés de la terre, exilés par elle et retenus à la cime de ses montagnes, autour du front des prophètes et des pieds de Dieu !

— Vos pieds sont sur le haut de notre escalier, — dit le noir Docteur en lui prenant la main. — La sœur grise est déjà tout en bas, bien avant nous ; et les massifs rassemblements des hommes bruissent à notre porte ; la voilà qui s’ouvre, et le mugissement des voix entre dans les échos de la maison comme celui des vagues dont l’écluse est ouverte. Il ne s’agit plus de rêver, mais de voir et d’entendre avec moi. La race errante et incertaine que vous croyez souffrante, que tout le monde veut conduire et sur laquelle chacun veut opérer, est à qui passe devant notre porte. Descendons.

  1. Cette question, immense, comme le dit le Docteur Noir, est le sujet même de Daphné : « Que faut-il enseigner aux hommes pour les rendre heureux ? »
  2. Allusion à la conclusion de Stello.
  3. Cf. Stello, p. 7
  4. Ici, en marge, cette note de Vigny : Dev. (Développement) sur l’ignorance humaine.
  5. Cf. Stello, p. 223.
  6. Cf. Stello, p. 221. chapitre xxxvii, de l’Ostracisme perpétuel.
  7. Ici, en marge, cette note de Vigny : le cœur est poète, la tête est philosophe.