Daphné (Vigny)/Chapitre IV

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Daphné (Vigny)
La Revue de Paristome 3, Mai-Juin 1912 (p. 705-708).
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IV

le christ et l’antéchrist

La chambre où furent introduits les deux inséparables ressemblait à une cellule. La sœur les y laissa un moment. Stello et le Docteur Noir se mirent à la contempler en silence.

Il n’y avait que peu de meubles. Dans une alcôve très profonde un lit antique, large, pesant, en bois noir et lourd dans les formes de ses moulures et de ses colonnes ; un tapis épais et des rideaux de couleur brune. Nulle glace, nul ornement, nulle image, hors une seule placée au-dessus du lit.

Là vieillissait dans une poussière toujours amassée et respectée un grand christ dont bien des religieux avaient sans doute baisé les pieds en mourant. La stature était presque à demi la stature humaine, la croix d’ébène qui le portait était fendue en maint endroit, l’éponge et la lance étaient brisées, comme les ornements d’un meuble inutile. Le cadavre d’ivoire était jaune, et sa tête abattue avait perdu jusqu’à sa couronne d’épines, sa douloureuse couronne dont les mille pointes n’étaient pourtant pas tournées contre le ciel comme celles des rois, mais enfoncées dans son front saignant et ses cheveux pendants, aplatis et déchirés. Ses mains clouées étaient bleues, ses pieds noirs étaient fendus, et l’un d’eux tombait en poudre. Une décrépitude effroyable sillonnait par des veines longues et sombres le corps suspendu de l’Expiateur. La plaie de son côté s’était largement agrandie et découvrait une place sans cœur et sans entrailles. Une destruction livide régnait sur le christ tout entier. La tête bleuâtre, abattue et sans auréole, était comme cachée et reployée sous le bras droit du crucifix, les traits en étaient morts, une grosse larme seulement luisait sur le bord de la paupière fermée et se prolongeait sur la joue.

L’enthousiaste Stello ne put détourner les yeux de cette image désolée. Malgré lui, ce fut l’homme qu’il vit ; pour un moment, il oublia le Dieu. Il vit l’homme de trente-trois ans sacrifié par la multitude des hommes pour avoir cru en elle, l’avoir aimée et lui avoir parlé de s’aimer, l’homme sauveur et médiateur des hommes, le grand-prêtre éternel des peuples écrasé par eux ; et il la considérait avec une douleur muette.

Mais en même temps le noir Docteur, soulevant un rideau opposé tendu dans la chambre, découvrit et lui montra silencieusement une statue inconnue, qui sembla, dès qu’elle fut à la lumière, considérer le Christ et lui parler.

C’était un jeune empereur sans couronne. Il était mourant, mais il avait voulu mourir debout. Sa tête était belle, son grand front avait des veines gonflées et des nerfs irrités de mille pensées fortes ; ce front paraissait un globe sillonné de fleuves majestueux : ses yeux étaient levés au ciel comme par une révolte indomptable, et, protégés par deux sourcils pesamment abaissés sur la paupière, ils recevaient un plus puissant éclat, aperçus sous ce voile mélancolique. Ses joues paraissaient amaigries par de perpétuels travaux, et sa bouche régulière, mollement entr’ouverte, semblait laisser passer sur ses lèvres larges et belles des paroles pleines d’une éloquence désespérée mais d’une sagesse durable. Ses cheveux courts et bouclés étaient négligés, et sa tête, tonsurée comme celle d’un jeune prêtre, contrastait singulièrement avec son attitude guerrière et le bouclier placé debout à ses pieds. Son manteau impérial découvrait un sein nu ; au-dessous de son cœur était enfoncé un javelot qu’il arrachait de la main gauche, tandis que sa main droite étendue était pleine de son sang puisé dans cette blessure et qu’il paraissait offrir en libation à la terre, ou jeter au ciel avec reproche, ou montrer au Christ suspendu sur le bois sacré, en lui disant quelque chose.

Deux signes donnaient un caractère étrange à cette statue mystérieuse : l’extrémité du javelot qui lui perçait la poitrine portait, au lieu de plumes, la forme d’une croix, et l’empereur avait à sa ceinture un rouleau de papyrus sur lequel on lisait ce seul mot :

ΔΑΦΝΗ

Quel statuaire inspiré avait donc osé faire une telle œuvre ? point de nom. Elle était taillée dans un porphyre dont les bords étaient transparents. La chair semblait palpiter, les yeux pensaient et voyaient ; et quelle pensée, quel souffle les animait ! C’était avec une douceur candide, l’esprit d’une insatiable recherche, d’un regret inconsolable et la fière conviction d’une vertu sublime. La conscience d’une haute sagesse et d’une force plus qu’humaine rayonnait dans cette ineffable statue, et la grandeur de l’âme n’ôtait rien à toutes les grâces de jeunesse dont le sculpteur antique avait paré son corps délicat.

Le Docteur Noir posa son doigt sur une colonne d’ordre dorique couchée au pied du jeune Romain et brisée par le milieu. Le mot grec Daphné était encore écrit sur le fût de la belle colonne. Il le répéta plusieurs fois à haute voix.

— Voilà, — dit-il, — le mot qui agite si profondément le malade. Il est épris de Daphné.

» Oui, il est amoureux fou de l’être que représente ce nom charmant, ce nom grec, ce nom de l’amante d’Apollon. C’est ce nom, surtout avec l’idée qu’il y attache, qui a ravi dans une perpétuelle extase ce beau Trivulce, ce jeune homme d’âme ardente, généreuse, autrefois gaie, prompte, vive et impérieuse, aux bons sentiments, mais dévoré aujourd’hui du désir insatiable d’une rencontre imaginaire. Pour cette Daphné dont il n’a que le nom devant lui, il a tout repoussé, jusqu’à l’étude qu’il aimait. Voyez, il n’a pas un livre chez lui, ce sage !

Et le Docteur Noir se laissa tomber sur un fauteuil de bois noir sculpté comme une colonne gothique et tout semblable au trône du roi Dagobert.

Ici Stello porta la main à son front très involontairement, et y sentit un frémissement qui lui annonçait un de ces coups dont son âme, pauvre enclume, était frappée par l’impitoyable marteau du Docteur.

— Tous les hommes sont malades de la tête, — poursuivit celui-ci en se couchant presque sur le dos, — et j’en sais qui se croient bien sains qui, je le déclare, sont incurables à jamais. Sous la boîte osseuse du crâne circule sans cesse, comme un orage invisible, la pauvre âme qui n’en peut sortir qu’avec tant de peines et n’y peut rester qu’avec tant d’ennui ! Elle tourbillonne, elle tourne, elle bruit, elle gémit et s’enfourne presque toujours dans une petite case favorite. ............................. .............................