Daphné (Vigny)/Fin de Daphné

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Daphné (Vigny)
La Revue de Paris (p. 370-372).

La nuit commençait à s’effacer du ciel et sa couleur noire devenait fade et blanchâtre. Les deux inséparables ennemis ouvrirent la fenêtre. Ce qu’ils virent était immonde.

La grande foule se ruait toujours dans les rues, traînant ses pieds dans les ruisseaux et s’y noircissant jusqu’aux genoux. Cette foule courait avec ivresse à la suite de quelques hommes masqués et déguisés, couverts de paillettes d’or et tachés de vin. Partout ces hommes étaient accueillis avec de grands cris de joie et avec des injures plus sales que les ruisseaux. Un cortège païen arriva au moment où le jour et la pluie paraissaient. C’était le bœuf, suivi de ses bouchers et trainant des filles enivrées dont les joues étaient couvertes de fard rouge et blanc. Les fenêtres s’ouvraient partout sur le chemin du bœuf et on lui battait des mains. Bientôt des femmes couvertes de rubans et traînées dans des voitures magnifiques se mirent gaiement à la suite du bœuf. Elles élevaient leurs enfants dans leurs bras pour le saluer à son passage.

Tous deux suivirent cette marche triomphale sur de longs boulevards bordés de grands arbres, et le long des rues et au milieu des places publiques où s’arrêtait le bœuf, quand ses bouchers buvaient.

Ils arrivèrent avec la foule du bœuf devant une église contre laquelle une autre foule élait irritée[1]. Une longue corde était attachée à la croix de cette église et le peuple tirait la corde avec de grands cris. La croix chancela et tomba tout à coup au milieu des buées, et avec elle une partie des murs de la vieille église. Des gardes venus pour protéger l’église se prirent à rire et se partagèrent les ornements du lieu saint, sans seulement penser qu’ils eussent été saints. Les deux foules se réunirent à la suite du bœuf, et le bœuf marcha sur la croix, et toutes les foules après lui.

Le peuple allait le long de la rivière en se réjouissant de la gaieté des garçons bouchers, et l’on voyait flotter sur l’eau un nombre infini de livres grands et petits. Des rouleaux de papyrus antique, des parchemins du moyen âge et des feuilles hébraïques se heurtaient comme des coquilles de noix abandonnées, et cette vue réjouissait les petits enfants qui jouaient sur le bord.

Le Docteur Noir et Stello s’approchèrent du fleuve et achetèrent d’un enfant l’un de ces grands livres. À peine eurent-ils jeté les yeux dessus qu’ils reconnurent une plainte touchante du savant Grégoire Bas, Hebrœus, Abulfarage[2] sur la perte de la Bibliothèque d’Alexandrie brûlée par les barbares.

Le noir Docteur sourit, Stello soupira.

Tous deux lurent avidement ces belles paroles écrites dans le xiiie siècle sur l’événement des barbares du viie. Mais ils ne lurent pas plus avant, parce que trois cents pages qui suivaient avaient été déchirées par les barbares de Paris du xixe siècle où nous sommes tombés aujourd’hui.

Tous deux continuèrent leur chemin à la suite du bœuf et des bouchers, des masques et du peuple de Paris, et ils arrivèrent au palais de l’Archevêque. Les hommes et les enfants jetaient le toit par terre et les meubles par les fenêtres, et les troupes les regardaient faire et riaient et empêchaient les livres d’être retirés de la rivière.

Comme ils regardaient cela, ils virent passer un groupe d’hommes sans masque, vêtus singulièrement. Ceux-ci étaient jeunes et beaux, ils avaient leur nom sur la poitrine ; ils adoraient un homme appelé Saint-Simon et prêchaient une foi nouvelle, essayant de fonder une société nouvelle.

La foule leur jetait des pierres et riait.

Ce ne fut pas tout. Ce qu’ils virent de plus lugubre, ce fut un prêtre qui vint et les suivit en disant :

— Je vous servirai et je vous imiterai.

» Les rois boivent du sang dans des crânes, les prêtres sont gorgés de biens, d’honneurs et de puissances, il faut que le peuple les détruise et que les armées secondent les peuples.

» J’écrirai pour vous une apocalypse saint-simonienne qui sera une œuvre de haine[3]. »

La foule l’écoutait et riait.

Alors ils rentrèrent tous deux remplis d’une tristesse profonde.

Stello regarda tristement le grand Christ d’ivoire.

Le Docteur Noir dit avec une gravité froide :

tout est consommé

Ils regardèrent la statue de Julien. À ses pieds était Luther, et plus bas Voltaire qui riait.

alfred de vigny
  1. Il s’agit ici, comme au début, du sac de l’Archevêché, dont la date, 14 février 1831, est bien en effet voisine des jours gras.
  2. Abulfarage où Aboul-Faradj-Ali, historien et poète arabe, né à Ispahan en 897, mort en 967, est surtout connu par son recueil d’anciennes chansons et poésies arabes.
  3. Il s’agit très probablement de Lamennais, et de ses Paroles d’un croyant publiées en 1833, inspiration anti-monarchique et anti-cléricale, et à quoi peut convenir ce nom d’apocalypse saint-simonienne.