Darwin : sa vie, son œuvre, sa philosophie/01

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Presses universitaires de France (p. 1-8).

LA VIE


La vie d’un grand homme est objet d’une biographie, et la biographie est un genre qui a ses lois : la vie du grand homme est parcourue à l’envers dans la mesure où nous disposons déjà de sa mort. Le grand homme est celui qui, généralement dans son âge mûr, a posé, découvert ou créé de nouvelles valeurs et vérités. La biographie dès lors est toujours une leçon parce qu’elle essaie de trouver, de recenser dans les antécédents du grand homme, y compris son hérédité, le lent préparatif ou le pressentiment des valeurs qui feront sa gloire. Les batailles d’enfant d’un général deviennent rétrospectivement les premiers signes d’un destin. À la biographie nous demandons : des récits d’enfance où des signes se manifestent, où les futures valeurs soient déjà présentées dans les antécédents, mais d’une façon précaire, inconsciente ; un récit de jeunesse où l’on voit le destin hésiter, mais comme pour nous persuader qu’il est d’autant plus fort qu’il a semblé dépendre de mille petits hasards ; enfin un âge mûr, une vieillesse où la biographie ne fait plus qu’un avec la bibliographie, où la vie ne fait plus qu’un avec l’œuvre en train de se faire, la mort avec l’œuvre complète, où les événements sont absorbés dans les valeurs comme tout à l’heure les valeurs étaient pressenties dans les événements. À tout égard, la vie de Darwin est exemplaire.

La famille Darwin était une famille aisée de yeomen. Le grand-père de Charles Darwin, Érasme, avait le goût des exercices violents, l’amour du travail et la vivacité de l’imagination, le don de la théorie. Des théories pures, il en fit beaucoup, dont l’une annonçait l’évolution. Le père était médecin : il avait l’art et l’intuition du diagnostic, et beaucoup de divination psychologique qu’il exerçait sur ses clientes, pour les soigner, et sur tous les gens, pour savoir s’ils étaient dignes de confiance. Mais il était peu tourné vers les sciences : pour Charles, qui s’entendit de mieux en mieux avec lui, il fut surtout un exemple moral. Il eut six enfants : Charles Darwin naquit en 1809. Sa mère était une Wedgewood, fille du fameux potier. Elle mourut en 1817, quand Charles avait 8 ans.

Pour être bon observateur, disait Darwin, il faut être bon théoricien : si la matière et l’exercice de l’observation avait manqué au grand-père, manquait au père la condition théorique. Mais aussi, dans le cas des naturalistes, on remarquera la distribution de deux autres qualités : il y a de l’ange et du diable chez eux, une certaine naïveté qui les entraîne à admirer les choses de la nature comme à faire des collections, un certain diabolisme qui les entraîne à tourmenter l’animal, à troubler ses démarches, à lui faire des farces et des pièges, à le brûler et le découper. Enfant, Darwin montrait deux traits de caractère dominants : une très vive naïveté, mais aussi un goût très vif pour le mensonge. À la fois il mentait beaucoup et croyait tout. Il mentait aux autres délibérément, et croyait les autres avec confiance. Mais peut-être n’est-ce pas le plus frappant dans son enfance et sa jeunesse. On est frappé par la médiocrité de ses études. Les cours l’ennuient, notamment l’anatomie : à Édimbourg (1825-1828) et à Cambridge (1828-1831) il ne travaille guère. Il aime la classe et rêve de voyages. Ce qu’il apprend, il l’apprend surtout par la lecture, la conversation et les promenades. Il collectionne les insectes avec passion, mais il s’agit d’une pure collection, il ne se soucie pas des descriptions publiées, ne sait pas dessiner. Pourtant il semble déjà que beaucoup de gens plus âgés que lui aient pressenti sa valeur : il se lie avec Henslow, Adam Sedgwick. Nous verrons comment tout ceci se comprend à la lumière rétrospective.

On a l’impression qu’il eût fallu peu de choses pour qu’il n’eût pas de génie. Il renonça à être médecin. Son père lui proposa d’entrer dans l’Église : sans enthousiasme il y pense. Mais Henslow lui offrit de partir sur le Beagle comme naturaliste non rémunéré. Le Beagle était un navire dont le programme était le suivant : « Achever le relevé de la Patagonie et de la Terre de Feu, reconnaître les côtes du Chili et du Pérou, et tracer une chaîne de mesures chronométriques autour du monde. » Son père ne voulait pas qu’il partît ; ensuite le capitaine Fitzroy, homme de caractère difficile, faillit le refuser parce qu’il n’aimait pas la forme de son visage, en particulier de son nez. Enfin il part en décembre 1831 jusqu’en octobre 1836. Ce fut un voyage admirable et fécond : il fit beaucoup de géologie, étudia la structure des îles, surtout des îles de Corail. Quand il revint, il vécut à Cambridge, puis à Londres, en 1839, épouse sa cousine Emma. Sa santé le force en 1842 à se retirer à Down dans le Kent, où il resta jusqu’à sa mort. De son voyage il ramenait assez d’observations pour travailler toute une vie : déjà le compte rendu de l’expédition le fit connaître non seulement des spécialistes, mais du grand public. Il poursuit ses travaux sur la formation des récifs de corail : la seule théorie purement « déductive » qu’il ait eue, nous dit-il, et l’observation ne fit que la confirmer. Mais surtout, dès 1837, il avait commencé son premier carnet sur la « transmutation des espèces ». De son voyage il avait retenu par exemple « la façon dont les espèces des îles Galapagos diffèrent légèrement entre elles sur chaque île ». En 1846, il entreprend un énorme travail sur les Cirripèdes, qu’il poursuivra pendant huit ans : plus tard il se demandera s’il n’a pas perdu son temps. C’est que, à partir de 1854, il ne s’occupe à peu près plus que de l’évolution. Il groupe le plus de faits possibles concernant les variations, il lit Malthus, conçoit la théorie de la sélection, il reçoit un mémoire de Wallace développant d’une autre façon le même point de vue, et en 1858 publie avec celui-ci un travail qui passe inaperçu. Mais en 1859, quand paraît l’Origine des espèces, c’est un succès immédiat. Comme dit son fils, Francis Darwin, ce succès tient non pas à ce que l’idée était dans l’air, mais à ce que les faits étaient innombrables, bien connus et attendaient l’idée. À partir de là, sa vie n’est plus que son travail, et sa mauvaise santé. En 1868, la Variation des plantes et des animaux à l’état domestique. En 1871, La Descendance de l’homme.

Il meurt en 1882. Il avait toujours été malade. Lui-même écrit : « Je ne passe jamais vingt-quatre heures sans me sentir mal à l’aise pendant plusieurs heures, et tout travail m’est alors impossible. » Il était grand, courbé, d’épaules étroites ; comme dit son fils, « actif plus que fort » ; il s’entourait de châles, s’asseyait sur des chaises très hautes où il empilait des coussins. Il travaillait surtout le matin ; l’après-midi, il sortait, lisait le journal, se faisait faire la lecture, fumait et jouait au trictrac. Il nous dit qu’il eut toujours l’esprit lent ; « il me semble que mon esprit est la proie d’une sorte de fatalité qui me fait établir en premier lieu mon exposé ou ma proposition sous une forme défectueuse ou maladroite ». Darwin en prenait son parti : il écrivait de premier jet et corrigeait ensuite, ou renonçait. Sur le tard, il s’affligeait de voir diminuer ou même disparaître ses goûts pour la poésie, la peinture et la musique. Il y a un paradoxe dans le personnage de Darwin : il n’avait, reconnaît-il, que des capacités très modérées. Son exemple montrerait aux caractérologues que le génie n’est pas nécessairement lié à l’état d’une ou plusieurs capacités. Son génie se présente comme un certain rapport de l’observation et de la théorie. Pour être bon observateur, il faut être bon théoricien : mais la théorie chez lui est beaucoup moins le produit d’une capacité particulière de l’imagination que l’utilisation admirable des principes généraux de la logique. On n’a pas assez remarqué l’importance dans toute l’œuvre de Darwin des principes logiques, non seulement principe de causalité, mais surtout principe de continuité et principe des indiscernables : avec lui l’application des principes de la logique devient inventive et créatrice dans le domaine de la biologie. Darwin les utilise de telle manière qu’ils sont constitutifs de la réalité biologique. On remarquera à cet égard que dans l’Origine des espèces aucune dérivation d’une espèce particulière n’est discutée. D’autre part l’expérience devient chez lui la recherche d’un domaine, domaine d’application des principes, domaine qui peut dès lors être irréel et fait exprès, au moins par jeu. Des instruments extrêmement rudimentaires lui suffisaient, lui-même se déclarait toujours prêt à faire ce qu’il appelait « des expériences d’imbécile », c’est-à-dire à vérifier des théories qu’il savait fausses du point de vue du réel, mais possibles du point de vue de la logique. Son fils le savait bien, auquel il faisait jouer du basson près des plantes. Il avait avec chaque expérience des rapports très personnels : « Je suppose qu’il personnifiait chaque graine en un petit démon qui essayait de le tromper en se sauvant dans le tas où elle n’avait rien à faire. » La théorie ramenée à une dimension de la logique, l’expérience ramenée elle-même à une logique des dimensions, voilà le caractère extrêmement curieux du génie de Darwin. Il a renouvelé la biologie, créé un sens moderne de la biologie ; en même temps son fils pouvait dire avec beaucoup de perspicacité : « Ses livres font penser aux anciens naturalistes plutôt qu’aux écrivains de notre temps. »