Dauphiné-bon-cœur/01

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Texte établi par Xavier Drevet,  (p. 5-85).

Première Partie.


LE CHATEAU ENCHANTÉ.


I.


Comme tous les pays historiques ayant longtemps joui de leur autonomie, le Dauphiné est riche de ces vieux donjons-citadelles jadis appelés maisons-fortes, que la féodalité planta sur les points attaquables ou défensibles de son territoire. Il n’est guère de village qui ne puisse montrer au curieux et à l’artiste la ruine de quelques-unes de ces forteresses, mais toutes s’effondrent et s’émiettent. À peine reste-t-il de l’une une ogive délicate, de l’autre un portail roman, de cette dernière une tourelle au balcon coquettement fouillé par le ciseau de quelque imagier artiste.

Partout les pans de murs crevasses se confondent avec les roches presque inaccessibles sur lesquelles sont assises leurs substructions, et sont couverts par cette végétation luxuriante de ronces, de pariétaires et de saxifrages s’emparant comme de son bien de toute demeure abandonnée.

Mais si le moyen-âge couvrit notre sol de tours, de manoirs, de donjons, tout à la fois demeures d’une famille seigneuriale et places de guerre, la Renaissance, qui laissa sur les bords de la Loire de si beaux spécimens de sa brillante architecture, passa insouciante à côté des châteaux-forts des bords de l’Isère qui tombaient criblés de blessures, et n’en construisit pas d’autres. Vers la fin du XVIIe siècle seulement, quelques grands seigneurs qui avaient vu Versailles et qui trouvaient par comparaison leur domaine patrimonial bien farouche, imaginèrent de transformer à la mode du jour leurs donjons antiques, et tracèrent des parcs là où avaient été les fossés et les remparts. On en vit qui, ne pouvant venir à bout d’une masse de maçonnerie vraiment effrayante par son développement et son épaisseur, traitèrent leurs vieilles murailles comme simple roche et taillèrent dans le castel féodal découronné de nouvelles et plus confortables demeures, régularisant les façades, détruisant les croisées à meneaux, pour leur substituer de hautes fenêtres à balcon.

Ils sont rares aujourd’hui les châteaux qui nous sont arrivés directement du moyen-âge sans avoir subi cette restauration dangereuse, demandée par le faste et réprouvée par l’art. Ils sont si rares qu’on peut les compter et qu’il serait presque du devoir d’un chroniqueur dauphinois de les décrire.

Mais c’est là œuvre d’ouvrier entendu, et je la laisse à plus habile.

Ce que j’entends faire, c’est dire les aventures extraordinaires dont l’un de ces précieux débris fut le témoin pendant la seconde moitié du siècle dernier. Ce récit, qui ne demande point de science, me revient de droit.

II.

Presque à l’entrée du Royannais, sur un roc avancé qui plonge sa base dans l’Isère, à cet endroit profonde, étroite, rapide, dangereuse, un amas de tours jeté sur un amas de roches formait un ensemble simple, primitif, mais redoutable, dont il est assez difficile de se faire une idée en voyant ce qui constitue aujourd’hui le château moderne de la Sône. Campé dans une attitude menaçante au milieu d’une solitude absolue, habité par quelque haut baron qui, de là, rançonnait hardiment tout alentour, il inspirait même à ceux qui n’avaient rien à perdre, la crainte et l’admiration respectueuses que ressent toujours le vulgaire pour ce qui est fort.

Bâti bien avant l’an mile par un compagnon et ami du roi Boson, qui profita de l’occasion pour s’emparer de l’église du lieu, le château de la Sône, gardait fidèlement, envers et contre tous, le passage de la rivière qu’un pont en pierres traversait là.

La certitude qu’il était imprenable et que sa possession ferait nécessairement de son maître un vainqueur, fit que, dès le commencement des guerres de religion, sa perte fut décidée par le plus doux et le plus magnanime des guerriers, de Gordes. Le démantèlement s’en opéra donc avec art, avec méthode presque, non par la main du temps, mais par la main bien plus dévastatrice encore de l’homme, et il fut irrémédiable.

Les escaliers qui conduisaient au faîte furent rompus, les voûtes effondrées, les hautes tours abaissées ou rasées. Le vent, la pluie, les éléments purent entrer en maîtres, par les crevasses ouvertes de toutes parts, dans ce château, désormais leur proie.

Ce n’avait pas été chose facile de détruire ces murailles, aussi épaisses que profondes, édifiées à l’aide de la corvée et jetées bas par des soldats à la solde royale ; tant de siècles avaient durci le ciment qui liait entre elles les pierres ! Mais il fallait bien empêcher des Adrets ou Montbrun de s’y loger, de s’y fortifier et d’y braver les édits. On en vint à bout en détruisant.

Cependant, quelques années plus tard, les blessures du vieux château étaient encore toutes saignantes ; si complète qu’eût été sa destruction, quelques débris crevassés subsistaient encore, pantelants mais formidables, suspendus inaccessibles au flanc du rocher redevenu, lui aussi, rébarbatif : salles voûtées, obscures comme des cavernes, salles hautes, ténébreuses, bien que leurs verrières depuis longtemps brisées n’empêchassent plus l’entrée du jour.

Ce n’était plus le logis d’un capitaine ; ce pouvait être encore le repaire d’un chef de bande. Lesdiguières, alors simple partisan, et qui n’avait pas le choix des places fortes, ne voulant pas laisser prendre ce poste à d’autres, entra par une brèche, chercha un coin habitable, et, du milieu des ruines de ce géant encore fier et prêt à redevenir invincible, protégea la retraite des religionnaires qui venaient de se laisser battre à Moirans (1580).

Puis, forcé lui-même de céder au nombre, il acheva ou du moins crut achever l’œuvre commencée par de Gordes. Il combla le ravin qui servait de fossé à la citadelle, obstrua par un éboulement provoqué la seule entrée du vieux donjon, et, satisfait, se retira, ne pensant pas que personne pût avoir l’idée de s’emparer d’un logis dont ses partisans eux-mêmes ne voulaient plus.

En effet, pendant plus de cent ans, l’histoire du château de la Sône sembla finie, son rôle parut terminė.

Pendant cent ans, on put voir des escaliers en colimaçon où la lumière ne rencontrant plus d’obstacles, descendait ruisselante comme la fonte lorsqu’elle se précipite embrasée hors du haut-fourneau. Par contre, la pluie y tombait en cascades aux jours d’orage.

On put voir encore des salles suspendues qui n’avaient pour plafond que le ciel, des murailles avec des fissures de cent pieds, des guérites accrochées comme des nids d’hirondelle au faîte, au flanc des façades restées debout, tout cela dominé par une haute tour à peine meurtrie par tant de coups, laquelle dominait à pic l’Isère et reflétait dans les eaux ardoisées son profil étrange, déchiqueté, balafré et toujours terrible.

Pendant cet intervalle, mille récits fabuleux s’accréditèrent sur le compte du vieux manoir. Le château de la Sône, où le pas de l’homme ne se faisait plus entendre, où sa voix ne troublait plus les échos, n’était pourtant pas solitaire, s’il fallait en croire les bruits courant au bourg voisin. Car, c’est une vérité que là où cesse la vie, l’homme, qui a horreur de ce qui n’est plus la vie, crée des existences chimériques et merveilleuses. La légende fleurit sur les ruines. Comment aurait-elle passé à côté du château de la Sône sans y entrer ?

Je ne suivrai pas la fantasque dans ses créations fabuleuses, elle me mènerait plus loin que je ne veux aller. Ces fables, d’ailleurs, se ressemblent toutes. Ici, c’est quelque gracieuse fée qui en est l’héroïne ; là, c’est le sire au pied fourchu qui l’alimente de ses méchancetés. Naturellement, tout cela est bien effrayant. Où serait le charme, si l’on n’avait pas à trembler ?

Là-haut, sur son rocher abrupt, rendu presque inaccessible par son dernier dévastateur, le vieux château de la Sône se dressait, masse énorme comme amalgamée avec le rocher ; ses abords étaient de plus en plus redoutés à mesure que le passé historique s’éloignant, laissait les ombres de la fiction l’envahir. Plus il devenait masure, plus le château de la Sône prenait aux yeux du peuple des proportions gigantesques. Aussi, fut-il respecté, non parce que c’était la propriété d’autrui : cette grande ruine, sinistre la nuit, mais presque riante le jour, était-elle à d’autres qu’au vent entrant avec des mugissements ou des murmures par les baies de ses cent fenêtres, au mystère qui le peuplait d’inconnu, à la fée des ruines qui y répandait dans la solitude ses trésors de fleurs et de poésie ?

Tout-à-coup, vers 1705, je crois, on apprit à la Sône qu’un audacieux avait formé la téméraire entreprise de relever le vieux château ou tout au moins de faire entrer ce qui restait du vieux château dans la composition d’un nouvel édifice, et qu’il prétendait habiter ce domaine acheté par lui, presque pour un morceau de pain.

Ce fut d’abord de l’incrédulité, puis de l’étonnement, ensuite de la stupeur. Qui donc oserait toucher à l’œuvre féodale ? faire une simple demeure de ce qui était devenu, grâce à l’histoire, un monument ? Les fières et nobles blessures reçues au cœur par l’invincible citadelle, étaient-elles de celles qui peuvent être pansées et guéries par un ciment bourgeois ?

Pourtant, le doute dut cesser.

Le nouveau propriétaire arriva un jour avec une manière d’architecte, s’arrêta quelques instants au bourg de la Sône , où resta la voiture qui l’avait amené, et, tous deux un crayon et des tablettes à la main, se frayant à grand peine un chemin parmi les ronces et les décombres, gravirent cette colline de ruines, fouillèrent ces taillis centenaires, s’égarèrent vingt fois dans cette forêt en miniature. La nature avait fait si belle besogne pendant ses cent vingt ans de possession, qu’on ne s’y reconnaissait plus. Une multitude d’arbrisseaux de toute taille avait surgi, plantureuse et puissante, masquant les issues, habillant les nudités. La hache aurait à faire.

Mais les deux hommes ne se découragèrent pas. Au bout d’une heure, ils avaient supputé la valeur matérielle des constructions restées debout, et ils auraient pu dire, à quelques livres près, combien coûterait la mise en état de ce qui était écroulé.

― Je veux de grandes salles, avait dit le nouveau propriétaire, de très-grandes salles et surtout beaucoup de jour. Tous les matériaux entassés dans les cours peuvent servir. Ne détruisez rien de ce qui existe. Nous sommes l’avenir, mais nous aimons ce qui nous parle du passé. Je ferai ma demeure de ce coin du château qui touche au rempart, et je ferai du rempart, devenu inutile, une terrasse. Il n’y a rien de pareil alentour.

Quand il eut pleinement rassasié ses yeux du spectacle qui s’offrait à lui du haut de la rude colline semée de débris, sans avoir lui-même rien vu d’extraordinaire dans cet extraordinaire site, il redescendit avec son compagnon vers le groupe de maisons chétives qui se blottissait plus bas, au pied du rocher, et formait alors tout le village de la Sône.

Les enfants, les femmes les regardaient passer avec une sorte de terreur. Il leur semblait que ces deux hommes venaient d’accomplir quelque chose d’inouï. N’avaient-ils point osé, eux étrangers, violer la solennelle solitude des êtres mystérieux, fées, génies ou démons qui peuplaient seuls depuis plus d’un siècle le vieux château ?

Mais non ! ces hommes n’avaient rien vu, rien entendu, rien troublé. À peine quelques oiseaux, nichés dans les taillis sauvages, s’étaient-ils émus de leur approche ; un grand lézard noir zébré d’orange, qui rêvait paresseusement en regardant le ciel, sur une large dalle moussue, avait tourné un instant vers eux sa tête aux yeux énormes, puis avait repris son altitude somnolente, tant, pendant ce long interrègne de l’humaine espèce au vieux donjon, il avait désappris à craindre l’homme. Sous leurs pieds pourtant, mille bestioles s’enfuyaient effarouchées. La couleuvre paresseuse, dérangée dans son somme, dardait sur les deux hommes son regard noir.

— Ce pays possède des richesses qu’il ignore, — disait l’un des deux visiteurs du donjon à son compagnon, comme ils regagnaient la voiture qui les avait amenés, ― il faut les lui faire connaître. Ces bras, occupés à des travaux peu rémunérateurs, possèdent des forces dont ils n’ont pas conscience ; il faut mettre tout cela en valeur. Ce secret, qui est mien, je veux qu’il contribue au bonheur de tous et que, tout en faisant ma fortune, il soit la source de leur bien-être. Voyez ces masures recouvertes de vieux chaume ; dans quelques années d’ici elles seront transformées en de bonnes et solides habitations. Voyez ces femmes, voyez ces enfants, au front marqué par les privations et la misère, souffrant au milieu d’une si belle nature et déparant presque, à force de douleurs subies, l’œuvre de Dieu : dans quelques années, ces fronts se seront relevés, ces intelligences auront été affranchies ; l’aisance aura ramené la joie et la santé dans ces chaumières.

− Monsieur, dit l’architecte après une pause, tout ce que vous projetez coûtera beaucoup d’argent.

− Je vous l’ai dit. Rien ne me semblera trop onéreux pour atteindre mon but.

III.

Celui qui prononçait ces généreuses mais un peu énigmatiques paroles, était un homme dans toute la force de l’âge, et sur le franc et mâle visage duquel on pouvait lire loyauté, franchise, élévation de sentiments. Cet homme n’appartenait cependant point aux classes élevées de la société, cela se voyait à son costume et surtout à ce qu’il ne portait pas l’épée, alors apanage exclusif de la noblesse.

Mais ce n’était point le premier venu que cet homme. C’était, dans un siècle où l’industrie n’avait pas encore dit son premier mot, où la gloire par les armes semblait seule digne de tenter les viriles ambitions, c’était un esprit audacieux, entreprenant, osé, une manière de philanthrope qui, devançant l’heure où le peuple devait trouver des sympathies et des défenseurs, se préoccupait, comme d’un problème, de l’inégalité des sorts créée par l’inégalité des naissances.

Il s’appelait Étienne Jubié. Il était né à Saint-Jean-de-Bournay.

Ayant quitté son pays très-jeune pour aller chercher fortune en Italie, il entra comme simple ouvrier dans une manufacture d’étoffes de soie de Turin et, grâce à un procédé de fabrication découvert par lui, il se vit bientôt associé par le manufacturier chez lequel il travaillait comme simple tisseur à toutes les opérations de l’industrie. Bientôt aussi, de simple associé, il devint chef unique de la manufacture et put appliquer sans contrôle les procédés de son invention.

Ses affaires prospéraient. Il marchait sinon vers la renommée, du moins vers la richesse. Cependant, ces succès ne le satisfaisaient pas.

Que lui fallait-il donc ? Je l’ai dit : il était Dauphinois, et, quoique éloigné depuis bien des années de la terre natale, il ne cessait de songer à son pays. Il se le représentait si richement doté par le Créateur de toutes les sources de biens, et pourtant pauvre ; ses habitants, industrieux, ne se rebutant ni aux soins ni à la peine, et pourtant misérables. « Le labourage et le pâturage sont les deux mamelles de la nation, » avait dit Sully, mais les populations devenaient trop nombreuses pour se contenter de ces deux mamelles, quand tant d’autres sources de richesses restaient improductives. Or, le Dauphinois pouvait s’abreuver à plus d’une de ces sources. Pourtant la force motrice de ses nombreux cours d’eau, les richesses minières de son sol restaient ignorées ou oubliées ; il vivait du grain produit par ses champs, trop heureux quand une année de disette n’amenait pas une année de famine.

L’élevage des vers à soie était à peine pratiqué dans quelques parties méridionales de la province, la vente des cocons était presque nulle, la production de la soie insignifiante. Que manquait-il pour que cette industrie si féconde s’implantât dans le pays ? Une initiative. Étienne Jubié, qui avait le savoir, voulut aussi avoir l’initiative. Il tâtonna un peu dans les commencements. Saint-Jean-de-Bournay, son pays natal, avait eu sa première pensée. Il y installa quelques métiers, mais, après plusieurs essais, se décida à établir à Chatte sa première filature. En même temps, il en organisa une autre à Saint-Antoine. Mais ce n’étaient toujours que des essais. Rien de ce qu’il créait là ne le satisfaisait. Il ne se lassait pas de parcourir le pays, cherchant toujours ce qu’il appelait sa terre promise.

Sur ces entrefaites, l’intendant des finances, à qui Étienne Jubié avait dû s’adresser pour diverses autorisations à obtenir, désireux de connaître personnellement un homme qu’on lui avait présenté comme un novateur, manda Jubié à Paris. De l’audience qu’il accorda au manufacturier, l’intendant Chamillart conclut que les projets d’Étienne Jubié avaient droit à autre chose qu’à des encouragements stériles de la part d’un gouvernement éclairé. Ayant pris en mains la cause de l’industrie des soies, pour laquelle la France, et en particulier Lyon, avaient jusqu’à ce jour été tributaires de l’Italie, Chamillart promit à Jubié non-seulement l’appui du gouvernement pour ses essais, mais encore le titre de Manufacture royale pour la grande filature qu’il projetait d’établir en Dauphiné.

Fort de cet appui, Jubié repartit aussitôt pour son pays. Comment entendit-il parler de la Sône ? Qui lui vanta les avantages présentés par la situation du vieux château au milieu d’un pays tout neuf ? Je ne sais. Ce que certains appellent le hasard, ce que nous autres nous nommons la Providence, sait toujours intervenir, quand il le faut, dans les affaires humaines. Jubié apprit donc que le château était à vendre, qu’il pourrait l’acquérir à des conditions assez douces, mais que la position et les eaux étaient à peu près tout ce qui constituait l’actif du domaine. Peu lui importait ! N’était-ce pas l’essentiel ?

Une escouade d’ouvriers, sous les ordres d’un maître intelligent se mit à l’œuvre. Étienne Jubié avait fait lui-même les plans. Non content de cela, il passait ses journées au milieu des travailleurs, les dirigeant, activant leur zèle.

Les habitants du bourg savaient maintenant ce qu’on allait faire du vieux château : une manufacture. Cette destination leur parut d’abord une profanation indigne. Ils pensaient toujours que quelque chose se révolterait dans ces pierres remuées ; que les esprits invisibles protesteraient : mais non, ils laissaient faire, ne se scandalisant pas de cette violation de leur retraite, ne s’enfuyant même pas. Et les murs se relevaient du milieu des décombres, et les grands toits d’ardoises, aux teintes bleuâtres, s’étendaient sur les vastes salles réédifiées. Avant la fin de l’année, le château de la Sône dont, bien entendu, on avait commencé par rendre les abords praticables, présentait au regard cet aspect irrégulier mais gracieux, qui le caractérise encore. Les années, en passant sur l’édifice reconstruit, lui ont rendu une poésie qui n’est plus, il est vrai, celle émanant de la forteresse féodale, mais qui, cependant, ne manque ni de grandeur ni de caractère.

Plus Étienne Jubié faisait connaissance avec ce pays, plus il s’y attachait de cœur et plus il en rêvait la prospérité. Il parcourait les campagnes couvertes d’arbres épuisés par une production séculaire et que le paysan ne cherchait ni à remplacer ni à améliorer par la sélection. Il voyait les derniers taillis de la belle forêt de Claix, où chassaient les Dauphins, dévorer à leur profit toute la substance d’un sol généreux. Il contemplait, avec une suprême tristesse, cette terre fertile, et ne demandant qu’à rendre en produits ce qu’on lui a donné en soins, laisser pauvre et affamé de tout son possesseur.

Il y avait des champs de blé, puis des broussailles, restes de la grande forêt immolée ; des broussailles, puis des champs de blé, et c’était dans presque tout le pays comme cela.

Et il se disait :

— Comment m’y prendre pour leur faire toucher du doigt leur erreur ?

Un jour, il se frappa le front, l’idée en jaillit :

— Par l’exemple, je les convaincrai.

Il acheta, pour une faible somme d’argent, une large surface de sol où toutes les essences de bois, sans cesse coupés pour les menus besoins du ménage, repoussaient sans cesse avec une vigueur toujours nouvelle. Il fit défricher ce sol, affouiller la terre, puis l’engrais répandu à profusion, il planta, à espaces réguliers, une pépinière d’arbres dont l’espèce était encore inconnue dans le pays. Cet arbre était le mûrier, si justement appelé depuis l'arbre d’or. Puis, son terrain étant enclos d’une haie des mêmes arbres, mais ceux-ci destinés à végéter à l’état de buisson, il parut oublier son œuvre et ne plus se soucier du résultat.

Seulement, il poussa avec plus d’activité que jamais les travaux de restauration du vieux château. Toutefois, entre-temps, une autre idée s’était emparée de son esprit. Il avait dirigé, dans le sens de ses projets nouveaux, l’activité de ses ouvriers et le talent de son architecte.

Cet autre projet était celui-ci : Relever les ruines, mais construire au pied de la roche tuffeuse qui les supportait, et avec des éléments empruntés à cette même roche, un bâtiment distinct destiné à la manufacture en enfantement. Céda-t-il à la répugnance qu’inspirait aux habitants du village la transformation de l’édifice féodal en établissement industriel, ou bien entrevit-il par l’étude plus approfondie de cette question des difficultés d’application qui ne s’étaient pas tout d’abord présentées à son esprit ? je ne sais. Mais s’il changea quelque chose à ses projets, ce fut après avoir mûrement réfléchi ; et, si les arts industriels y ont gagné, l’art lui-même n’y a rien perdu.

La nouvelle manufacture de la Sône s’éleva donc, reproduisant jusque dans ses moindres détails la manufacture de Turin. Quand elle fut terminée, que de grands toits rouges recouvrirent de grandes salles bien claires, Étienne Jubié fit venir de Piémont les ouvriers qu’il avait dressés pendant son séjour dans cette ville, et, avec leur concours, installa à la Sône sa filature modèle.

Certaines industries, comme certaines civilisations, ont des commencements humbles et difficultueux. Elles ne prospèrent qu’à force de sacrifices, d’efforts ; il faut beaucoup semer, beaucoup peiner pour recueillir. Tel ne fut pas le cas de la belle industrie qui venait apporter la célébrité et la fortune à cet humble village, encore tout imprégné des souvenirs de la féodalité et courbé depuis huit siècles sous le poids de ces souvenirs. La venue d’Étienne Jubié fut l’origine de la transformation du village et de la prospérité de ses habitants. Les campagnes se couvrirent des mûriers provenant de ses pépinières ; il en donna à qui en voulut. Au bout de quelques années, on ne pouvait plus trouver à la Sône et dans les environs, un seul journal de terre inoccupé. Il se procura pour les propager les œufs ou graines des meilleures espèces de vers-à-soie. Jusque là, les rares éducateurs du précieux insecte avaient obtenu à grand peine huit sous la livre de leurs plus beaux cocons : Étienne Jubié doubla ce prix. Grâce à l’arbre d’or, on put se croire revenu à l’âge d’or. On peut juger si l’opinion se fit aimable et favorable pour lui. Et, de fait, ce chercheur, cet innovateur, ce simple industriel, esprit actif et précis, cerveau toujours en ébullition et en enfantement, pouvait être dès ce moment compté au nombre de ceux qu’on a appelés du grand nom de bienfaiteurs de l’humanité.

Les ouvriers piémontais qu’il avait fait venir formèrent d’autres ouvriers, qui, devenus habiles à leur tour, dressèrent de nombreux apprentis. La Sône devint une sorte de ruche qui s’emplissait de miel, mais d’où de nombreux essaims, sortant fréquemment, allaient former d’autres centres d’industrie semblables. Tout en attestant la puissance, la force, la vitalité de la ruche mère, ces nouveaux établissements ne laissaient pas de lui nuire, et les intérêts les plus directs d’Étienne Jubié étaient menacés par cette concurrence qui ne fut pas toujours loyale. Fort du bien qu’il avait fait, il adressa au Gouvernement, dont les belles promesses à son égard ne s’étaient jamais réalisées, trois requêtes tendant à obtenir le privilége exclusif du moulinage des soies dans toute l’étendue du Dauphiné.

Certes, Jubié était dans son droit strict en formulant cette demande. Mais l’intérêt général ne saurait, dans les questions d’économie sociale, céder le pas à l’intérêt particulier. Le créateur de la nouvelle industrie l’apprit à ses dépens. M. de Fontanieu, l’intendant général de la province, consulté par l’intendant des finances à qui les requêtes de Jubié étaient parvenues, ne s’inspira que de l’intérêt du pays dans la réponse qu’il adressa à l’intendant, et, tout en rendant justice aux mérites exceptionnels du « requérant, » conclut ainsi :

« L’exemple du sieur Jubié a été utile ; d’autres ont eu le même succès que lui, sans avoir couru les mêmes risques, c’est certain. Néanmoins, le commerce des soies ne fait que naître en Dauphiné ; en donner le monopole exclusif à un seul, serait l’entraver. Mon avis est que, pour ce motif, la demande du sieur Jubié soit rejetée. »

On conviendra aisément que ce résultat n’était pas de nature à encourager Jubié dans la voie où il s’était engagé et où tant de gens marchaient avec lui. Mais, je l’ai dit, Jubié avait un caractère d’une trempe peu commune ; il comprit que le meilleur moyen de vaincre ses rivaux était de les surpasser. Aussi appliqua-t-il à ce but tous les ressorts d’une intelligence vive et sans cesse en éveil.

Ses deux fils, François et Henri, qu’il instruisit de ses projets, et qui étaient doués comme lui d’un rare génie industriel, continuèrent son œuvre et la complétèrent par l’invention d’un nouveau moulin à organsiner les soies, dont ils gardèrent le secret. Le Gouvernement qui n’avait pas pu et qui ne devait pas favoriser les projets de leur père dans le sens désiré par celui-ci, eut toujours soin cependant de reconnaître leurs droits à ses encouragements, et les chargea à diverses reprises de missions de confiance, comme de rechercher qu’elles étaient les provinces de France les plus propres à la culture du mûrier et à l’élevage des vers à soie. François fut nommé (1743) directeur de la filature royale du Quercy. Henri dirigea pendant longtemps le tirage des soies de Montauban. Puis, toujours comme délégué du Gouvernement, il établit en Languedoc et en Provence d’importantes filatures. Noël-Joseph, fils de François, se fixa pendant plusieurs années en Touraine pour y propager le mûrier et présider à l'organisation à Tours d’un tirage de cent vingt fourneaux. Un voyage en Angleterre qu’il fit aux frais du Gouvernement, l’initia aux procédés, encore inconnus en France, de la fabrication des moires.

Voici la partie historique, c’est-à-dire la partie sérieuse de mon récit, terminée ; maintenant, place à la fantaisie.

IV.

Contrairement à toutes les opinions reçues, cette histoire, où il est pourtant assez question de merveilleux et d'étrange, se passe en plein jour ; ce qui semble prouver qu'elle est vraie en tous points : le mensonge seul aimant les ténèbres ; mais je n'ai rien à prouver ici, je dois me borner à raconter.

Nous sommes au commencement de l'année 1771, en Dauphiné naturellement, et naturellement aussi au château de la Sône. On a vu par ce qui précède, que François-Étienne Jubié, tout en ayant fait restaurer de son mieux et d'une façon assez intelligente, il faut en convenir, puisqu'il n'a rien démoli de ce qui restait, le château de la Sône, et tout en ayant aussi fait disposer une partie de l'antique résidence pour en faire son habitation, avait cependant renoncé à l'idée d'y établir sa manufacture. Bientôt même, il fit arranger dans les bâtiments neufs un logement destiné à sa famille, afin, disait-il, de la quitter moins souvent et de moins perdre de vue les intérêts de son industrie. Il n'alla plus au château que dans les occasions solennelles ; la vaste salle à manger qu'il avait fait meubler dans un style ancien ne s'ouvrait que lorsqu'il y avait quelque étranger de haute condition à recevoir ; de même les salons, de même les chambres à coucher.

Les jardins et les terrasses soigneusement entretenus, n’étaient guère plus souvent visités. Dans les parterres, dessinés par une main habile, fleurissaient des fleurs parfumées et rares que personne ne cueillait jamais.

Cependant, un jour, cette solitude s’anima. Le manufacturier, petit-fils, neveu ou cousin (peu importe puisque nous ne faisons plus de l’histoire) du fondateur de la manufacture de soie de la Sône, venait de recevoir une lettre que lui écrivait un de ses amis habitant Paris, et pour lequel il avait une vénération qui ne le cédait qu’à l’admiration sans bornes que cet ami lui inspirait.

Cette lettre était ainsi conçue :

« Je viens de faire un héritage qui ne laisse pas de m’embarrasser beaucoup, sauvage et peu sociable comme vous me connaissez, mon vieil ami. C’est une jeune fille que son père à l’article de la mort a placée sous ma tutelle, me recommandant d’élever comme mienne cette fille, son unique enfant, qu’il allait laisser sans fortune et seule au monde. Ce père, un gentilhomme noble comme le roi, était aussi un original comme on n’en voit plus. Il n’a pas réfléchi une minute que je suis absolument semblable à un arbre déraciné qui ne peut plus prendre pied nulle part. Je suis veuf, ma fille est mariée, mes travaux habituels m’absorbent ; je deviens vieux, maladif, égoïste ; bref, j’ai pensé à vous, ou plutôt à cette excellente dame Isabeau qui sera peut-être heureuse de trouver une compagne dans ma petite comtesse de Maisonblanche. Je suis dans un très-réel embarras. Il vous appartient de m’en tirer.

« Toujours affectueusement à vous,

« Jacques. »

À cette lettre, il ne pouvait y avoir qu’une réponse ; cette réponse, le manufacturier la fit.

« Soyez sans inquiétude sur le sort de votre jeune pupille, mon illustre et bienveillant ami, écrivit-il. Puisque le ciel a permis qu’elle perdît un père, elle trouvera en nous une famille entière dont les bras s’ouvrent déjà pour l’accueillir. »

Et il fit comme il disait. Seulement, la fille unique du comte de Maisonblanche, était une grande demoiselle de seize ans, élevée par un père bien faible, pour qui tous les caprices de l’enfant adorée avaient toujours été des lois. Par malheur, le comte était pauvre et il avait eu le regret de ne pouvoir satisfaire qu’un petit nombre des désirs de sa fille. Aussi fier que pauvre, n’ayant rien du solliciteur ni du quémandeur, il vivait fort retiré dans son petit castel d’Auvergne à moitié ruiné, ne fréquentant guère ses pareils, non par misanthropie, mais par dignité ; n’acceptant aucune invitation parce que son dénûment ne lui permettait pas d’en faire : des idées assez étroites, comme l’on voit.

Mademoiselle Yolande ne connaissait donc la grande vie que par ouï-dire : c’était assez pour qu’elle y rêvât souvent.

Grâce aux romans de chevalerie, égarés dans la bibliothèque paternelle et qui avaient fait toutes ses lectures au château de Maisonblanche, elle se croyait encore aux temps des chevaliers-errants , des tournois, des cours d’amour. Rien de ce qu’elle avait vu jusqu’à son adolescence, n’étant venu la confirmer dans son erreur ou la désabuser ; son père lui-même n’ayant rien fait pour la ramener à la vérité, elle n’avait aucune raison de ne pas penser qu’il en fut ainsi.

Et, qu’était-ce que cette Cour aux splendeurs de laquelle elle rêvait ? Probablement une sorte d’Éden où des rois et des reines, figés dans leur gloire, recevaient tout le long du jour les hommages empressés d’un monde de princes et de courtisans. De la vie réelle, elle ne savait rien, pas même ce que sait un petit enfant.

Depuis qu’elle était en âge d’être mariée, Yolande de Maisonblanche attendait le prince Charmant qui devait la tirer de l’oubli où se morfondait sa beauté et sa jeunesse et lui donner un rang à la Cour. Malheureusement son père mourut avant que le prince Charmant fut venu frapper à la porte du castel ruiné des aïeux d’Yolande. Comme le gentilhomme pauvre ne se connaissait guère qu’un ami, qui était aussi celui du manufacturier de la Sône, c’est à cet ami qu’il pensa pouvoir confier sa fille orpheline et dépouillée de tout, même de ce manoir patrimonial dont des créanciers avides allaient se disputer les pierres.

La famille du manufacturier accueillit Mademoiselle Yolande avec les marques de la plus profonde sympathie pour son malheur. Sa jeunesse, son infortune touchèrent Madame Isabeau, qui sentit vibrer pour la nouvelle venue sa fibre maternelle. On lui avait préparé un appartement très gentil, proche celui de la famille, on lui donna une servante tout à son service. Mais Mademoiselle Yolande, après avoir vu l’appartement qu’on lui destinait, après avoir visité le château, déclara que le bruit des machines, l’odeur affreuse des cocons et surtout le voisinage d’une grande population ouvrière, troubleraient certainement le repos de ses nuits et la tranquillité de ses jours ; elle demanda qu’on lui donnât immédiatement un logement dans le château.

Le manufacturier ne trouva rien à redire à cette fantaisie, et lui permit même de choisir dans tous les appartements de l’antique édifice restauré, celui dont l’habitation lui paraîtrait le plus agréable. Il lui fit seulement observer qu’elle serait bien seule là-haut sur le rocher désert, que la compagnie de sa petite servante Catherinette lui paraîtrait certainement insuffisante quand viendraient les longues soirées d’hiver. Mais Mademoiselle Yolande objecta qu’elle avait son clavecin, son métier à tapisserie et ses romans pour se distraire, et qu’elle ne pourrait dormir ailleurs que dans un château, étant née, ayant toujours habité dans un château. Elle comptait bien, du reste, ne pas y passer toute sa vie. Le prince Charmant ne pouvait tarder à venir l’arracher à sa destinée nouvelle, si précaire, si peu en rapport avec sa naissance et ses goûts. La promptitude avec laquelle son premier désir avait été satisfait, lui permettait de compter que dans l’avenir, comme dans le présent, elle n’avait qu’à manifester une volonté pour voir la volonté des autres s’incliner, sans réciproque bien entendu.

V.

Le manufacturier, qui n’avait que deux fils déjà arrivés à l’âge d’homme, avait beaucoup compté sur l’agrément que la venue de cette jeune personne de bonne naissance et d’excellente éducation, supposait-il, apporterait dans son intérieur. Il fut bien un peu déçu quand il vit la petite demoiselle si fantasque, si entichée de sa race, et il ne se méprit pas sur la pensée qui l’avait portée à lui demander un appartement dans le château ; mais il compta que la fréquentation de personnes sensées, et surtout les réflexions qu’elle ne pouvait manquer de faire, car elle était très-intelligente bien que peu instruite, sur l’isolement et aussi la pauvreté dans lesquels la mort de son père l’avait laissée, la ramèneraient à des idées plus pratiques, et il ne la contraria pas.

Comme c’était au printemps, que les parterres resplendissaient de fleurs aux mille couleurs, que les journées étaient belles, les nuits courtes, Mademoiselle Yolande se trouva d’abord fort bien de son séjour à la Sône. Lorsque la petite Catherine, la suivante qui tenait son appartement et lui apportait ses repas, voulait lui dire quelques-uns des contes sur les esprits et les fées, qui, selon le plus grand nombre à la Sône, peuplaient le grand château, Mademoiselle Yolande lui fermait dédaigneusement la bouche par ces mots :

— Vous êtes une sotte ! ne m’ennuyez plus !

― Pourtant, Mademoiselle la comtesse, insistait Catherinette, les esprits ça existe, puisqu’on les entend et que c’est eux qui ont empêché notre maître d’établir sa demeurance ici.

― Il est possible qu’ils n’aient pas pu supporter votre maître ; mais moi, c’est autre chose.

Mademoiselle Yolande n’était pas peureuse, il faut le dire à son honneur. On voit aussi qu’elle avait un point de vue tout particulier pour envisager les événements.

Des deux fils du manufacturier, l’aîné surtout, un grand jeune homme de vingt-deux ans, beau, bien fait, instruit de tout ce qui concernait l’industrie paternelle, et doué d’un penchant tout particulier pour les sciences mécaniques, avait trouvé Mademoiselle Yolande bien jolie personne, et n’aurait pas mieux demandé que de la voir se mêler à leur vie de famille. Mademoiselle Yolande se l’était laissé présenter, avait daigné recevoir ses hommages, puis, au bout de quelques jours, avait tout-à-fait oublié qu’il existât. Cette sortie de dédain avait cruellement blessé Victor Louis, et il s’était appliqué à ne jamais plus adresser la parole à la dédaigneuse.

Mais il ne la perdait pour ainsi dire pas de vue. Il aurait pu dire à quelle heure il faisait jour chez elle, à quelle heure elle daignait descendre dans les parterres pour s’y promener, quelles fleurs elle cueillait pour s’en faire des bouquets, à quelle heure aussi elle ouvrait ses romans préférés. Il savait si elle avait déjeuné de bon appétit, si elle avait apprécié certaines friandises culinaires que Margot, le cordon bleu habile, avait confectionnées exprès pour elle.

S’étant aperçu qu’elle aimait les belles étoffes, et qu’elle trouvait du plaisir à se parer, il inventa exprès pour elle aussi, un dessin dont il composa une belle pièce de soierie gris-argent, reluisante et douce à l’œil comme un reflet de lune. Oh ! certes, elle fut bien contente, mais, remercia-t-elle ? je ne le crois pas.

Elle n’était pourtant pas méchante du tout. Mais elle avait été élevée dans une solitude si profonde et par un père dont les idées étaient en retard de tant d’années sur son siècle, qu’il n’était pas surprenant comme je l’ai déjà dit, qu’elle ne comprît rien du tout aux choses de la vie.

Elle jouissait des bienfaits du manufacturier sans même s’en rendre compte. Elle pensait qu’il devait en être ainsi. Elle se figurait probablement que ce que lui avait laissé son père suffisait à tout ; d’ailleurs, elle n’avait jamais songé à s’en assurer. Le manufacturier, cœur généreux et délicat, n’avait pas dit à Mademoiselle Yolande que son père n’avait laissé que des dettes.

Elle ne faisait œuvre de ses dix doigts tant que durait le jour. Aussi s’ennuyait-elle, mais s’ennuyait-elle ! Car elle connaissait par cœur tous ses romans, et quand elle avait prié le manufacturier de lui en procurer d’autres, de ceux qui étaient en vogue à la Cour, il lui avait apporté un Plutarque, Vie des Grands hommes, les Aventures de Télémaque et quelques autres ouvrages, tout aussi intéressants, mais dont Mademoiselle Yolande n’avait lu que quelques lignes, les ayant dès l’abord trouvés horriblement sérieux. Il aurait fallu que quelqu’un prît la peine de lui en expliquer les beautés, mais le manufacturier n’y pensait et Victor-Louis n’osait.

Et comme elle avait seize ans, Mademoiselle Yolande, et qu’à cet âge, fût-on une demoiselle du plus haut rang, on est bien aise d’échanger parfois ses pensées, ― quand l’on pense, ― avec quelqu’un, il arriva que, après avoir un peu boudé contre…… son cœur en ne daignant pas honorer de sa présence les soirées de famille du manufacturier, la petite comtesse se hasarda à passer de loin en loin un quart d’heure dans le grand bâtiment industriel. Pendant ce temps-là, la petite Catherine baquetait à la cuisine avec les autres serviteurs et servantes de la maison, et racontait des apparitions terribles qu’elle avait vues ou du moins cru voir dans les vastes salles désertes du château.

Pour complaire à Mademoiselle Yolande, que tout le monde aimait pour les bonnes qualités dont on croyait avoir découvert en elle le germe, dès qu’elle entrait dans le modeste salon où la famille était réunie, on cessait de parler d’affaires ; on ne s’occupait que de ce qui paraissait devoir l’intéresser : les nouvelles de la Cour et de la province, les bruits du jour, parfois la lecture des Gazettes ; parfois aussi à la lecture des Gazettes succédait une lecture de quelques lignes, d’une page tout au plus, d’un genre encore amusant mais instructif. Le premier soir, Mademoiselle Yolande avait baillé ; le second soir, elle avait écouté d’une oreille ; enfin, au bout d’une semaine, au plus, elle avait paru entendre avec un peu d’attention des récits qui n’étaient pas les exploits du beau Cyrus ou les aventures d’Amadis des Gaules et de Galaor.

Malheureusement elle se lassa de ces plaisirs un peu monotones. Elle se renferma tout un mois dans sa dignité un peu farouche et dans la solitude altière du vieux castel, parce que quelques personnes du bourg, invitées par la femme du manufacturier, étaient venues, sans trop de façons, manger des crêpes et causer pendant une heure ou deux, des choses du temps, sans paraître s’occuper d’elle outre mesure.

Mademoiselle Yolande daignait quelquefois descendre au village. Dans le cours de ces promenades qu’elle faisait avec Catherinetle pour toute escorte, chacun la saluait bien respectueusement, moins en raison de son haut rang que tous ne soupçonnaient pas, que parce que c’était une orpheline, une enfant, et qu’elle paraissait montrer beaucoup de courage dans son malheur. Le dimanche, elle assistait aux offices dans l’église du village. Elle prenait place au banc d’honneur, uniquement attribué dans ce temps-là à la famille du manufacturier. Ce banc était adossé à un des piliers soutenant la travée droite de l’édifice ; tout en face se trouvait placé un tableau, oh ! mais un tableau vraiment étrange, et comme sujet, et comme exécution, et qui causa plus d’une distraction à Mademoiselle Yolande. Du reste, ce tableau, œuvre d’un maître inconnu, existe encore dans l’église de la Sône, où chacun des lecteurs de ceci peut le voir. Seulement il est relégué comme un objet d’une valeur méconnue, dans le fond obscur d’une chapelle, et il faut faire des efforts de vision pour comprendre la scène qu’il représente.

Je conviens même qu’on ne la comprend pas du tout, si l’on n’a pas eu d'initiation préalable.

Cette scène, ou plutôt ces trois scènes, ― car c’est tout un drame que nous offre cette peinture chaude, vive, animée, où le génie d’un artiste italien du seizième siècle a évidemment mis son empreinte, ― nous montrent d’abord un prisonnier plongé dans les bas fonds d’une tour. Il désespère. Tout-à-coup l’idée lui vient d’implorer la Vierge, et, pour voir briser ses fers, de solliciter son intervention moyennant un vœu. Ce vœu est celui de rebâtir le pont et de construire sur une des rives de l'Isère, un oratoire dédié à la Mère de Dieu, à qui pourront recourir les mariniers en péril. À peine a-t-il prononcé les paroles qui l’engagent, que ses gardiens s’endorment d’un sommeil lourd comme la mort, la porte de son cachot s’ouvre, et le voilà rendu à la liberté.

Cette toile exquise, est elle-même, paraît-il, un ex-voto de la délivrance miraculeuse. L’artiste qui retraça avec son pinceau les faits de cette délivrance, dut, pour se faire comprendre, diviser son action en trois parties.

L’une représente le prisonnier dans son cachot. L’in-pace où nous le voyons enfermé, ne serait autre que l’intérieur d’une des piles du pont existant alors sur la Sône, et que l’industrieuse férocité du baron aurait fait convertir en prison. Nul moyen de sortir de ce tombeau. Mais le prisonnier a recours à la prière.

La seconde partie fait voir les gardes endormis et la porte ouverte. Mon Dieu ! que ces geôliers dorment bien ! Mais, gare au réveil ! nous ne répondons pas de leur tête.

Enfin, le troisième fragment de la peinture nous montre le prisonnier franchissant en toute hâte le préau de la prison. Il est dehors, il est libre. Ah ! il n’oubliera pas d’accomplir son vœu.

Et de fait une fois rentré en possession de son héritage, un pont, un beau pont de pierres, ― sans in-pace, ― remplaça le pont au fond duquel le prisonnier avait failli périr, et un oratoire dédié à l’étoile des mers, sous le nom de Notre―Dame de délivrance, s’éleva sur une des rives de l’Isère. Le pont, démoli depuis, a fait place au beau pont en fil de fer actuel ; le lieu où s’élevait l’oratoire est à peine indiqué aujourd’hui par quelques ruines ; mais devant ces ruines à peine visibles, le marinier de l’Isère debout sur son radeau chargé de bois à construire, ne manque pas de se signer et de se découvrir, et la mémoire de ces faits s’est conservée dans le souvenir des habitants du pays, mais vague et poétique comme une légende.

C’est cette légende que raconta dame Isabeau à demoiselle Yolande qui l’interrogeait sur ce que représentait le curieux tableau de l’église. Vous pouvez penser si, depuis, Mademoiselle Yolande regarda ce tableau avec intérêt. Le noble prisonnier lui inspira une vive sympathie. Le fait merveilleux de sa délivrance, commenté, brodé, embelli par son imagination, fit qu’elle lui donna dans ses rêveries une place considérable. Et pourquoi pareil événement ne se produirait-il pas pour elle ? n'était-elle pas dans une situation presque aussi lamentable ? Pour une belle jeune demoiselle de seize ans, ce coin de pays, où l’on ne parlait qu’industrie et richesse, n’était-il point par le fait une prison ? Oh ! mais elle en sortirait. Oui, tout le lui semblait promettre, elle en sortirait !

Au bout d’un mois, et comme décidément la solitude n’est pas chose agréable, Mademoiselle Yolande, à qui Catherinette avait dit que Madame la manufacturière était un peu souffrante, avertit sa suivante qu’elle eût à l’accompagner chez Monsieur le manufacturier. Le cœur de Mademoiselle Yolande, on le voit, n’était pas toujours muet. Elle n’avait qu’à l’écouter.

La maladie n’était pas sérieuse et Madame Isabeau fut enchantée de voir le bon mouvement de Mademoiselle Yolande. Ce soir-là, il y eut plus d’une surprise à la manufacture. Le messager apporta une lettre, annonçant pour la semaine suivante, l’arrivée à la Sône d’un très-grand personnage qui honorait M. le manufacturier d’une amitié et d’une estime toutes particulières.

La lettre ne portait pour toute signature que ces mots : « Votre ami Jacques. » Mais c’était bien assez, paraît-il, pour qu’on sût dans toute la famille de qui elle émanait, car ce ne fut qu’une même exclamation s’élevant de toutes les bouches :

— Quel bonheur ! le marquis Jacques !

Or, ce marquis était celui que le comte de Maison blanche avait donné pour tuteur à sa fille, à son lit de mort. On a vu précédemment comment le marquis Jacques avait endossé à son ami le manufacturier la lourde responsabilité de cette tutelle, ne pouvant s’en charger lui-même. Ce qui faisait que Mademoiselle Yolande ne le connaissait pas. Le marquis venait à la Sône, amené par plusieurs causes que nous déduirons quand le moment sera venu.

Mademoiselle Yolande ouvrit de grands yeux, comme tout auparavant elle avait ouvert toutes grandes ses mignonnes oreilles. On attendait un marquis ! elle allait pouvoir converser avec un marquis !

Cette nouvelle la rendit toute songeuse. Mais elle crut indigne d’elle de demander quand arriverait le marquis, quel était l’âge présumé du marquis, le nom de famille, et surtout le motif de la visite du marquis. Pourtant elle pensa que cette visite qui était un événement pour tout le monde, serait peut-être pour elle le commencement d’une autre destinée.

Et, bien impatiente, elle attendit.

VI.

Son attente ne fut pas trop longue. La semaine n’était pas achevée, que le personnage, dont l’arrivée mettait tout le monde en liesse, débarquait à la Sône dans un équipage assez modeste, et suivi seulement d’un serviteur.

Il est vrai que le lendemain une énorme charrette, chargée de caisses de toutes grandeurs, venait décharger dans la cour de la manufacture ce qui constituait le bagage du marquis voyageur.

Mademoiselle Yolande éprouva bien quelque chose comme une déception à la vue du tant désiré marquis Jacques. Et d’abord elle n’avait pu, quelque attention qu’elle eût prêtée à la conversation, connaître l’autre nom, le nom patrimonial du marquis Jacques, car enfin, le marquis Jacques, ce n’est pas un nom…… Puis, le marquis n’était plus un jeune homme ; ce n’était même déjà plus un homme dans la force de l’age. Quoique droit et ferme encore, il n’avait pas besoin de poudre pour blanchir ses cheveux, le temps s’en était chargé. Sans toucher à la décrépitude, c’était un vieillard. Mais quel vieillard ! Quelle majesté sur ce visage où le temps avait déjà frappé son empreinte ! Quelle imposante dignité dans cette attitude ! Quel grand air il avait, et comme il portait bien son habit et sa culotte courte en velours noir, ses longs bas de soie rouge et sa veste de drap de soie broché !

Un peu distrait pourtant, le bon marquis Jacques, trop distrait même, puisque après avoir cordialement embrassé les deux fils du manufacturier, serré la main de celui-ci et salué respectueusement et chevaleresquement tout à la fois Madame la manufacturière, il n’accorda qu’un sourire poli à Mademoiselle Yolande, oubliant même de demander si cette jolie personne était de la maison, ce qu’elle faisait là, et enfin d’improviser un petit compliment pour tant de grâces enfouies dans un tel désert. Peut-être la connaissait-il mieux qu’il ne voulait le laisser voir.

― Mes enfants me suivent, annonça-t-il seulement au manufacturier, je me ferai un plaisir de vous les présenter ; Où me logerez-vous ? Pourrai-je les avoir près de moi ? Vous savez que nous sommes inséparables. J’ai eu l’honneur dernièrement de les mener chez Madame la Dauphine qui en a été ravie et m’a prié de les lui laisser pendant tout un jour.

― Ils logeront au château avec vous, mon illustre ami ; il vous faut la tranquillité, le silence et l’espace ; il y a là-haut tout cela. Mieux encore, vous y aurez pour voisine une petite fée, la seule habitante de ce grand manoir solitaire, Mademoiselle Yolande de Maisonblanche, la fille de notre regretté ami le comte de Maisonblanche.

— Ah ! ah ! ah ! se contenta de dire le marquis Jacques, en nuançant seulement d’une intonation différente chacun de ces trois ah !

C’en était trop ! cette indifférence à l’endroit de ses seize ans, de son rang et de sa gentillesse, portèrent au comble l’irritation de Mademoiselle Yolande contre ce fâcheux, dont la présence allait troubler sa possession absolue du vieux manoir.

Pourtant, malgré elle, elle était possédée d’une grande curiosité à l’endroit de ce mystérieux marquis. Elle ne doutait pas que sa présence n’amenât quelque changement dans la manière de vivre placide et un peu uniforme de la famille du manufacturier. Pour faire honneur à ce personnage de haute condition et respectable malgré ses excentricités, on inviterait probablement un peu de noblesse ; il y aurait à la Sône de belles réceptions, de grands dîners, des chasses à courre dans les forêts d’alentour. Oh ! tous ces nobles plaisirs après lesquels elle soupirait tant, quoique au château délabré de son père elle n’en eût jamais joui, elle allait donc enfin pouvoir les connaître !

Et le marquis avait des enfants… Ces enfants allaient sans doute arriver un jour ou l’autre, puisque leur père les avait annoncés. Ils voyageaient seuls… C’étaient évidemment des jeunes gens sortis de l’enfance. Quelle contribution d’entrain, de gaîté, leur présence n’allait-elle pas apporter à la Sône ! Comme il lui tardait que tous ces événements si admirablement prévus par sa juvénile sagesse s’accomplissent !

Vraiment, puisque le bonheur rend l’âme bonne, ces pensées, qui étaient de nature joyeuse, mettaient presque Mademoiselle Yolande de belle humeur. Elle pardonnait au marquis Jacques son âge, — soixante et quelques années, il l’avait avoué, — ses allures un peu extraordinaires, et surtout ses distractions. Elle était généreuse, comme vous le voyez, Mademoiselle Yolande. Le manufacturier lui sut un gré infini de sa bonne grâce, quoiqu’il eût suivi sans en perdre un détail, les phases de la lutte qui s’était établie dans l’esprit de Mademoiselle Yolande, pendant sa première entrevue avec le marquis Jacques.

Avant même de se mettre à table, le marquis Jacques voulut faire choix de son logement. Il visita successivement toutes les chambres du château, sans dire ce qu’il pensait de leur orientation et de leur ameublement, et, quand il eut tout vu et noté dans sa prodigieuse mémoire chaque détail favorable ou défavorable, il se décida pour une grande pièce insuffisamment meublée, mais de dimensions superbes, située au premier étage, sur le même plan que la chapelle ; il demanda qu’on plaçât dans un cabinet attenant à cette chambre un lit pour son domestique, le vieux et fidèle Saint-Jean. Il pria qu’on lui laissât la libre disposition d’une grande galerie qui prenait jour sur la première cour intérieure ; puis, satisfait de son examen, et sans avoir approché des domaines réservés à Mademoiselle Yolande, il redescendit à la manufacture.

Le manufacturier laissait le marquis Jacques tout arranger à sa guise. Jamais on ne vit un ami entourer son ami de tant de respect, d’égards, de sollicitude, d’attentions. Évidemment, pour le manufacturier et pour la manufacturière elle-même, le marquis Jacques n’était pas un ami ordinaire.

Et Mademoiselle Yolande était obligée de convenir, quoique elle eût fort peu l’habitude d’observer, qu’il y avait quelque chose d’inexpliqué dans le regard profond, dans le plissement des traits et jusque dans le sourire rare et pourtant plein d’attrait étrange du mystérieux personnage.

Rien d’extraordinaire cependant ne se passa pendant les premiers jours du séjour de celui-ci au château. Contrairement à l’attente de Mademoiselle Yolande, les enfants du marquis n’étaient pas arrivés. On ne paraissait pas s’en préoccuper dans la famille du manufacturier, car l’on n’en parlait pas, et Mademoiselle Yolande, fidèle à ses habitudes de réserve digne, ne questionnait jamais, même pour apprendre ce qu’elle brûlait de savoir.

Aucun changement ne fut apporté dans les coutumes de la famille. Parfois le marquis Jacques prenait ses repas chez lui ; parfois aussi, et c’était le plus souvent, il s’asseyait à la table du manufacturier. Il ne buvait que de l’eau et mangeait si peu, si peu, que, Mademoiselle Yolande qui se piquait de ne guère becqueter, plus qu’un oiseau, avait un appétit presque féroce au regard du sien. Cette sobriété voulue ou obligée, étonnait la jeune demoiselle. La femme du manufacturier ne commettait pas la maladresse d’insister pour que l’ami de son mari fît plus et mieux honneur à ses repas, et le marquis Jacques paraissait lui savoir gré de sa discrétion.

Il adressait rarement la parole à Mademoiselle Yolande dont il semblait cependant qu’il avait connu le père. Quand il parlait, involontairement, Mademoiselle Yolande ne pouvait s’empêcher d’écouter avec intérêt. Il avait l’air de ne jamais prendre garde à elle ; pourtant il la connaissait très-bien pour l’avoir regardée seulement une fois, car ses yeux étaient de ceux qui dévisagent tout de suite les gens jusqu’au fond de l’âme.

Mes lecteurs ne me croiraient point si je leur disais que Mademoiselle Yolande n’était pas curieuse, et ils auraient raison. C’est même cette curiosité qui la poussait à sortir parfois de son isolement orgueilleux, de se mêler à la vie de ces gens que, dans les premiers temps, elle avait cru d’une espèce sinon inférieure, du moins bien moins parfaite que la sienne.

Le marquis Jacques était depuis huit jours au château et rien de particulier ne s’était passé. Pourtant, Mademoiselle Yolande ne désespérait pas ; si elle avait voulu écouter les bavardages de Catherinette, elle aurait appris du nouveau, mais la conversation de Catherinette l’intéressait moins que le bruit de la pluie, appelé à si bon droit monotone.

Une nuit que, par hasard, le sommeil ne voulait pas clore ses paupières, Mademoiselle Yolande fut toute surprise de voir une lueur d’abord faible, puis peu à peu grandissante, se refléter sur le plafond de sa chambre. Ce n’était pas la clarté de sa veilleuse qui produisait cette lueur ; la veilleuse était bien trop emprisonnée dans son enveloppe de porcelaine, et la lumière qu’elle donnait était bien trop douce et trop égale ; Catherinette était si étourdie ! Aurait-elle mis le feu ? Une inquiétude bien justifiée s’empara de Mademoiselle Yolande. Elle appela ; Catherinette dormait si fort qu’elle n’entendit pas. Alors, elle agita le timbre destiné à réveiller sa suivante. Un coup de tonnerre n’aurait probablement pas réussi, cette nuit-là, à rompre le sommeil de la dormeuse, car rien ne remua dans le petit cabinet qui lui servait de chambre. Mademoiselle Yolande disposait bien encore d’une ressource ; c’était une sonnette correspondant avec la marufacture et dont elle n’avait qu’à tirer le cordon en cas d’alarme. Mais Mademoiselle Yolande, qui ne voulait pas perdre sa réputation de courage, était décidée à ne se servir qu’à la dernière extrémité de la sonnette de secours.

Un autre motif la décida à patienter. La lueur qui avait tout d’abord éclairé la chambre d’une grande lumière devenait d’un bleu si doux, que c’était une fête et un repos pour les yeux de la regarder.

D’où venait cette lumière ? Mademoiselle Yolande, chez qui la peur cédait tout doucement place à la curiosité, descendit de son lit, glissa ses pieds mignons dans ses mignonnes pantoufles, s’enveloppa de son manteau de nuit et, guidée par ce qui lui semblait le foyer de la lueur, se dirigea vers la fenêtre.

Ce qu’elle vit alors resta tout à fait inexplicable pour elle, mais ne l’effraya plus. Toute la façade du château, qui faisait vis-à-vis à la partie qu’elle habitait, était intérieurement illuminée par une clarté aussi paisible que celle que donne la lune à la fin de son premier quartier ; mais cette clarté, qui ne pouvait être produite par cet astre alors disparu de l’horizon, changeait parfois de couleur et jetait sur tous les objets enveloppés par elle un reflet d’aspect étrange.

Or, cette partie du château était justement celle occupée par le marquis Jacques.

Si Mademoiselle Yolande avait daigné écouter parfois les commérages de Catherinette, elle aurait appris que dans le bourg de la Sône, où l’on connaissait de réputation le marquis Jacques, le marquis Jacques passait, à tort où à raison, auprès des gens éclairés, pour un grand savant, tandis que les personnes peu instruites le tenaient pour… oui, disons le mot, pour un sorcier ; et de ces divers jugements elle aurait conclu… ce que bon lui aurait semblé.

Mais nous ne blâmons pas Mademoiselle Yolande d’avoir méprisé les racontages de commères et de préférer à une opinion toute faite celle qu’elle devait se former elle-même sur un personnage à tant d’égards différent du commun des mortels.

Bientôt (fût-ce par la force de l’imagination, ou bien une fée invisible la porta-t-elle vraiment dans cette partie du château où, à son sens, se passaient des choses si mystérieuses ; je ne sais et ne cherche pas à expliquer), bientôt, dis-je, Mademoiselle Yolande vit pour ainsi dire tomber devant elle les murailles épaisses de l’autre façade du château ; ses yeux perçurent toute une scène bizarre et qui resta parfaitement incompréhensible pour son intelligence : son intelligence persistant à ne pas vouloir classer le marquis Jacques parmi les êtres extraordinaires pour lesquels les lois de la création n’existent pas ou peuvent être modifiées à leur gré.

Mais disons vite ce qu’elle vit.

C’était d’abord une grande salle, improprement appelée la Salle des Fêtes, puisque depuis longtemps on ne donnait plus de fêtes au château. Dans cette salle, où six lustres en cristal de roche, nuance de lapis, jetaient des flots de cette lumière bleue qui plongeait dans l’extase Mademoiselle Yolande, toute une société élégante était réunie. Il y avait des jeunes gens, il y avait des jeunes femmes, tous vêtus à la dernière mode du jour et tous beaux, ainsi qu’on le dit dans les contes de fée, comme le jour. Plusieurs valets en grande livrée semblaient attendre leurs ordres.

Quelques-unes de ces personnes étaient assises autour d’une grande table sur laquelle se voyait un échiquier, et deux d’entre elles paraissaient absorbées par les combinaisons savantes que nécessite cet antique jeu. D’autres avaient l’air de suivre avec intérêt la partie engagée entre les deux partenaires, et leurs yeux ne quittaient point le champ du combat.

Sur une estrade assez richement ornée, quelques musiciens, magnifiquement vêtus en bergers d’opéra, jouaient avec ensemble un air dont malheureusement les notes n’arrivaient pas jusqu’à Mademoiselle Yolande, qui voyait bien ce qui se passait, mais n’entendait pas ce qui se disait dans la salle des fêtes, digne ce soir-là du nom qui lui avait été donné.

Un des musiciens jouait de la flûte ; un autre à la fois du galoubet et du tambourin de Marseille ; un troisième faisait courir ses doigts sur le clavier d’un forte-piano ; un autre, enfin, tirait des accords d’un instrument semblable à une harpe. Et le concert de ces artistes semblait ne pas causer plus de distractions aux joueurs d’échecs qu’aux autres personnages, lancés probablement dans le tourbillon d’une de ces conversations frivoles que l’on tient pour l’ordinaire dans un salon.

De temps en temps, un des valets s’approchait de la table, déposait devant chaque joueur une tasse pleine d’un liquide brûlant, tandis qu’un autre présentait aux dames un plateau chargé de rafraîchissements de toutes sortes entre lesquels elles pouvaient choisir, ce qu’elles faisaient sans hésitation aucune, suivant probablement en cela leurs préférences, et, quand chacune d’elles s’était servie et avait consommé le contenu de la tasse portée à ses lèvres, un autre valet, circulant avec un plateau vide, débarrassait les collationneurs et collationneuses des verres et des tasses privés de leur contenu.

Ce spectacle, certainement, n’avait rien que de très-ordinaire. À quelques détails près, dans les soirées où il n’y a pas de buffet dressé, cela se passe toujours ainsi. Cependant, Mademoiselle Yolande ne pouvait s’empêcher de trouver que pour accomplir un acte aussi peu important ces messieurs, ces dames, et même ces valets, y mettaient beaucoup de solennité. Persuadée que c’était un usage adopté dans le pays d’apporter de la gravité, même dans les riens, elle ne s’étonna pas outre mesure, car ces gens-là, évidemment, n’étaient pas des gens de peu. Leur maintien, leur costume, leur air, disaient qu’ils appartenaient au meilleur monde, au vrai monde. Il y avait surtout un jeune personnage tout habillé de velours, tout frisé, tout musqué, avec des joues roses, des yeux bleus, des mains d’une délicatesse sans pareille, une tournure de gentilhomme enfin, qui devait être un baron, un comte, un prince, peut-être. C’était l’opinion de Mademoiselle Yolande.

Accoudé nonchalamment à la cheminée, dans une attitude que Mademoiselle Yolande trouvait adorable, regardant, sans paraître les voir, ces beautés qui faisaient cercle autour de lui, et semblaient attendre comme manne du ciel un mot tombé de sa bouche, il restait plongé dans une de ces rêveries intenses, pendant lesquelles l’esprit s’échappe du corps et erre soit dans le passé, soit dans l’avenir. La dame de ses pensées n’était pas là, bien certainement : il était trop distrait ; le sourire à demi fixé sur ses lèvres tenait plutôt son expression de la raillerie fine que de l’admiration.

Ce beau dédaigneux plut tout de suite à Mademoiselle Yolande.

Elle trouvait du charme même à le voir de temps en temps tirer d’une poche de sa longue veste de velours rose, bordée de paillettes et de paillons de couleur, une tabatière mignonne dont il regardait longtemps le couvercle avant de l’ouvrir. Sur ce couvercle il y avait peut-être la miniature d’un être chéri ; Mademoiselle Yolande regrettait bien de ne pouvoir s’en assurer…… Il plongeait avec une grâce infinie le pouce et l’index dans la poudre de tabac parfumée, en aspirait avec délice quelques grains. Oui, il mettait de l’exquisité même dans ce geste que nous trouvons aujourd’hui presque grossier ; il en mettait surtout en faisant mine de chasser du jabot de sa chemise de fine baliste, ornée de dentelles, quelque peu de menue poussière de tabac d’Espagne qui n’y était pas tombée.

Qui était ce beau mystérieux ? La réponse n’était pas facile à faire, surtout pour une personne vivant dans une solitude aussi complète que celle où languissait Mademoiselle Yolande. Pour être d’un rang élevé, la chose ne pouvait faire doute ; mais à quelle famille appartenait-il ce héros de la fête nocturne donnée par le marquis Jacques à tout un monde d’élite ? Car c’était bien le marquis Jacques dont Mademoiselle Yolande apercevait la silhouette peu gracieuse mêlée à ces silhouettes élégantes, le profil peu aristocratique penché sur les frais minois de ces marquises et de ces comtesses.

Et même, à en juger par l’importance qu’il paraissait avoir, par le mouvement qu’il se donnait au milieu de ce salon inondé de lumières, c’était lui l’amphitryon. C’était même…… Un trait de lumière illumina soudain l’esprit de Mademoiselle Yolande. Oui, ce beau jeune homme qui l’intéressait tant, et près duquel s’était arrêté si longtemps le marquis Jacques, c’était le fils de celui-ci ; c’était l’un de ces enfants dont il avait parlé, et que madame la Dauphine avait accueillis si gracieusement. Oh ! mais…… quels horizons nouveaux s’ouvraient devant la pensée de la jeune demoiselle……

De quel air singulier le marquis Jacques regardait son fils ! ne lui parlant pas, mais d’une main caressant sa riche chevelure, de l’autre rajustant les plis de son ample cravate de mousseline brodée. Quelle sollicitude singulière, et que Mademoiselle Yolande eût été heureuse si son ouïe eût joui du même privilège que sa vue !

Malheureusement, elle ne pouvait que voir, et ni les sons des instruments, ni le timbre des voix, ni le murmure des conversations, pas un chuchotement, pas un accord, rien de tout cela n’arrivait à son oreille.

Les musiciens continuaient leur concert, qui ne parvenait pas à charmer cette société distraite ; les belles dames se faisaient toujours des confidences sous l’éventail ; les joueurs d’échec continuaient à être absorbés par les péripéties émouvantes d’un mat compliqué, le beau jeune homme rêveur persistait à rester insensible aux feux des regards féminins dirigés sur lui ; le marquis Jacques n’avait pas fini de s’intéresser à chacun des personnages dont il était l’hôte ; adossés à la porte, dans la pose de cariatides, les valets attendaient toujours des ordres ; une lumière douce s’épandait encore des lustres de cristal… Puis, tout à coup, un nuage passa devant les yeux de la jeune fille, tout s’effaça comme un mirage, tout fondit comme un rêve ; ce fut, en petit, comme l’effondrement d’un monde, et Mademoiselle Yolande se retrouva dans son lit, effarée, éblouie, ne sachant si elle n’était pas dupe d’un songe, et si, tout ce qu’elle venait de voir, elle ne l’avait pas rêvé.

VII.

Bientôt, cependant, elle se rendormit, ou plutôt s’endormit du calme et profond sommeil de son âge ; et, dans les rêves qui vinrent hanter son chevet, elle revit le marquis Jacques, cette fois transformé en magicien, coiffé du haut bonnet pointu classique, vêtu de la longue robe à insignes diaboliques. Elle le vit, dis-je, passer et repasser encore au milieu des brillants personnages qui composaient la société réunie ce soir-là pour assister à un concert dans son salon illuminé. Mais ce qui causait à la dormeuse une stupéfaction profonde, c’était de voir le marquis Jacques, devenu, pendant ce rêve, un grand et puissant sorcier, s’approcher de chaque personnage, souffler sur lui, et le faire s’évanouir comme une bulle de savon crevée par l’air. Les uns après les autres, tous y passèrent, même, hélas ! le beau rêveur à l’habit de velours rose. Les vapeurs matinales, qui flottent au printemps sur les prairies au lever du jour, ne disparaissent pas plus vite sous le souffle de la brise.

Ce rêve pesait sur l’esprit de la jeune dormeuse du poids d’un cauchemar. Quoi ! tout était fini ! quoi ! tout était perdu !

Elle s’agitait dans son lit, tant et si bien, que, le jour étant venu sur ces entrefaites, et Catherinette inquiète de voir sa maîtresse tarder plus que de coutume à donner le coup de sonnette matinal, étant entrée sans bruit dans la chambre, regardait, avec une stupéfaction mêlée d’inquiétude, Mademoiselle Yolande se démener fiévreusement sur son oreiller tout froissé par les luttes de la nuit.

Enfin, Mademoiselle Yolande ouvrit un œil, puis deux, s’étira comme elle avait l’habitude de le faire, vit Catherinette debout au pied de son lit, dans une attitude un peu nonchalante, mais qui n’avait rien de ce provoquant mystérieux de la soubrette avide d’être questionnée, et, sans réfléchir qu’elle lui avait formellement intimé de n’avoir jamais à l’entretenir des histoires d’antichambre, tout encore à l’impression de son ou de ses rêves, elle s’écria :

— Dieu ! que j’ai mal dormi ! le bruit de cette fête, ces violons, ces lumières m’ont tenue sans sommeil une partie de la nuit. Comment se fait-il, petite, que je n’aie pas été prévenue du concert qui devait être donné au château ? j’adore la musique… peut-être m’aurait-il plu d’y prendre part…

La physionomie de Catherinette, à l’énoncé de chacun de ces reproches, était réellement risible. Ses yeux s’étaient d’abord grands ouverts, puis sa bouche avait suivi ses yeux dans le mouvement, enfin ses narines elles-mêmes participant à cette dilatation de ses traits, elle offrait un spectacle si comique, si ébouriffant, que Mademoiselle Yolande, en premier lieu réellement courroucée, sentit sa colère fondre comme neige et un fou rire s’empara d’elle :

— Mais, réponds donc, petite sotte !

— Made… Mademoi… Mademoiselle… je ne sais de quoi Mademoiselle veut parler. Probablement Mademoiselle dort encore… ou bien Mademoiselle a la fièvre…

— Il ne te manquait plus que cela, ma pauvre fille, dit Mademoiselle Yolande avec un peu de compassion, tu n’étais que bête, et c’était ton droit ; te voilà maintenant devenue idiote.

Catherinette ne sachant ce que ce mot voulait dire, car dans son pays on appelait les idiots du nom charitable d’innocents, pensa bien cependant que ce n’était pas un compliment que la comtesse lui faisait. Pourtant elle se garda de répondre, faisant preuve en cela de plus de sens que sa pétulante maîtresse.

— Il paraît que te voilà aussi devenue muette ? fit Mademoiselle Yolande ; ce ne sera pas dommage.

— Oh ! que nenni, Mademoiselle, j’ai toujours ma langue, mais je ne comprends rien à ce que Mademoiselle me demande. Elle me parle d’une fête, d’une musique ; moi je ne sais pas où il y a eu une fête. Je n’ai point entendu jouer de musique…

— Comment, tu n’as rien su de la fête donnée au château ? tu n’as pas assisté au défilé des voitures ? tu n’as pas vu passer les invités dans la grande allée de marronniers ? c’est cependant un spectacle dont la domesticité ne se prive guère… tu n’as pas ouï parler de l’arrivée des enfants du marquis Jacques… ?

— Mais, Mademoiselle, je ne sais rien de rien de tout cela. Je n’ai pas quitté le château ou la manufacture, je ne suis pas descendue au bourg. Il n’y a pas eu de fête cette nuit au château, je vous l’assure ; le marquis Jacques est resté à la manufacture jusqu’à l’heure habituelle de son coucher, et son valet de chambre n’a pas eu de service extraordinaire cette nuit ; on l’aurait bien su…

— À propos, fit Mademoiselle Yolande en se mirant dans la psyché qu’elle tenait à la main, tandis que Catherinette disposait d’une main point trop maladroite l’édifice laborieux de sa coiffure ; à propos, mademoiselle, où donc étiez-vous cette nuit lorsque je vous ai sonnée, mais sonnée si fort que mon bras en est encore engourdi ?

— Dans mon lit, avec votre permission, mademoiselle.

— Dans votre lit ! vous voulez me le faire accroire… Allons, taisez-vous ! vous allez faire un mensonge ou commettre une impertinence,

Catherinette se le tint pour dit ; mais, in petto, se demanda sur quelle herbe mademoiselle la comtesse avait marché de si bon matin.

L’heure du déjeuner ayant sonné, Yolande voulut aller prendre son repas à la manufacture, dans l’espoir d’apprendre, par la conversation qui serait tenue pendant ce temps, quelques renseignements sur les événements de la nuit. Chose incroyable ! tout le repas s’écoula sans que le marquis Jacques, qui était présent cependant, et paraissait mieux disposé que d’ordinaire, touchât un mot ayant trait à ce qui intéressait tant la jeune demoiselle.

Encore sous le coup des impressions défavorables pour le marquis que lui avait laissées son dernier rêve, Yolande ne pouvait se défendre d’un sentiment de mésestime à l’endroit de ce personnage dont les allures tenaient de l’énigme, dont le nom même demeurait un mystère ; qui, comblé d’égard par tous, persistait à rester inexplicable pour chacun. C’est alors que, bienveillamment questionnée par la femme du manufacturier sur la manière dont elle avait passé la nuit, elle raconta comment elle avait été troublée dans son premier sommeil, puis ce qu’elle avait vu de sa fenêtre, et les singulières scènes auxquelles, invisible, elle avait assisté. La figure grave et un peu sévère du marquis Jacques s’éclaira d’un reflet malicieux, mais il ne dit rien. Madame la manufacturière, montrant un étonnement qui n’avait rien de joué de la part de la digne femme ; le manufacturier et ses fils paraissant ne pas savoir de quoi il s’agissait, et ne sachant rien en effet, mademoiselle Yolande ne fut pas plus avancée que devant. Elle commençait même à se demander si, ainsi qu’avait l’air de le lui insinuer Catherinette, elle n’aurait pas rêvé tout cela : une réunion du genre de celle qui, si elle s’en rapportait à son seul témoignage, avait animé pendant plusieurs heures la salle des fêtes du château, n’ayant pu se faire sans que la famille y ait participé ou, tout ou moins, en ait eu connaissance.

Sur la fin du déjeuner seulement, le marquis Jacques pria la famille de son ami, et aussi mademoiselle Yolande si cela lui était agréable, de vouloir bien l’honorer le même soir d’une visite, car il ne voulait pas, disait-il, tarder davantage à leur présenter ses enfants.

VIII.

Or, voici que sans avoir l’air de rien, mademoiselle Yolande qui ne pouvait se persuader qu’elle avait rêvé, et en était tout doucement venue à croire que tout le monde s’entendait pour la laisser dans l’ignorance, mademoiselle Yolande, dis-je, reprit toute pensive le chemin du château, au lieu d’aller se promener dans la campagne à l’aventure, ainsi qu’elle le faisait après chaque repas ; non point pour accélérer la digestion, mais parce qu’elle ne savait comment tuer le temps. Parvenue dans la cour intérieure, elle examina longuement cette façade grise, qui, la veille, lui avait paru toute illuminée des feux d’une fête, et maintenant semblait grave, recueillie, austère comme le visage d’une personne qui a souffert, et non comme un front éclairé par la gaîté. Mademoiselle Yolande ne savait point trop analyser ses impressions, n’ayant jamais eu l’habitude de le faire ; néanmoins, elle sentit qu’il se passait dans le vieux château quelque chose d’incompréhensible et dont elle ne trouverait pas toute seule l’explication.

Elle se souvenait du regard machiavélique dont l’avait couverte le marquis Jacques, lorsqu’elle s’était laissé aller, en petite fille, à raconter son rêve ; et elle s’en voulait d’avoir donné prise sur elle à cet esprit qu’elle supposait animé d’intentions décidément très hostiles à son égard.

— Je veux savoir ! se dit-elle tout à coup.

Et, se dirigeant vers la porte principale, qui n’était pas celle accédant à son appartement privé, elle entra dans le corps de logis où le marquis Jacques avait établi sa demeure et dont la galerie des fêtes occupait la meilleure part. Le marquis Jacques était resté à la manufacture ; son unique domestique était en course au bourg ; mademoiselle Yolande pouvait donc parcourir librement cette partie du château dont elle avait jusqu’alors dédaigné de s’occuper. Grâce à la connaissance qu’elle avait prise des lieux, en les regardant par sa fenêtre, elle s’orienta parfaitement dans les vastes corridors, et arriva sans encombre à la galerie.

Je dois avouer que devant la porte de cette galerie, son cœur se mit à danser une sorte de petite sarabande qui l’étonna fort elle-même. Elle se raidit contre cette émotion involontaire, et, d’une main qu’elle s’efforçait de rendre sûre, tourna le bouton ciselé.

Vraiment, il n’y avait pas de quoi trembler ; il n’y avait pas même assez de quoi trembler, mademoiselle Yolande le reconnut bien vite, car la salle était à peu près vide, sauf de grandes caisses poussées dans les coins. Ces caisses, mademoiselle Yolande les avait vues arriver quelques jours auparavant ; elles contenaient tout uniment les bagages du marquis Jacques.

Mais point de lustres créant un jour éblouissant avec leurs mille bougies ; plus de girandoles ; point surtout de trace de ce désordre qui, dans les maisons les plus sévèrement tenues suit toujours une nuit de fête. Qu’étaient devenus ces valets respectueux et attentifs ? Pas un tout à l’heure ne s’était offert pour faciliter à mademoiselle Yolande son voyage d’exploration à travers le château désert. Tout s’était évanoui comme dans ces contes où mademoiselle Yolande avait puisé à peu près les seules notions de littérature et les seules connaissances du monde qu’elle possédât.

Pourtant il lui semblait respirer ce parfum pénétrant d’essences variées émanant des femmes en toilette.

Elle avait donc vraiment rêvé ? Un peu de peur prit mademoiselle Yolande au milieu de ce silence. Elle aurait volontiers donné quelque chose pour entendre un bruit, ne fût-ce que celui de la voix de Catherinette. Comme si l’esprit invisible qui paraissait habiter en l’absence du marquis Jacques ces appartements silencieux, eût entendu sa pensée, un son mélodieux s’éleva, et une musique douce comme la voix humaine se fit entendre. Elle écouta, et, dirigée par le bruit, s’avança à tous petits pas, vers une fenêtre devant laquelle s’abattaient, tamisant le jour, de grands rideaux de soie et là, dans l’embrasure profonde, elle vit… Non ! elle n’avait point rêvé, puisque un des personnages de la féerie existait, puisqu’il était là, et qu’elle reconnaissait en lui un des musiciens de l’orchestre.

Le joueur de flûte, tout à l’exécution du morceau dont la musique écrite était sous ses yeux, ne fut point distrait par cette petite main blanche soulevant indiscrètement le rideau derrière lequel il était venu chercher une solitude bien complète ; au grand étonnement, et aussi à la grande satisfaction de mademoiselle Yolande, qui n’aurait pas voulu être surprise en flagrant délit de curiosité, il ne détourna pas les yeux de dessus sa musique, et ses doigts, aidant sa bouche, continuèrent à courir sur son instrument docile en tirant les sons les plus doux, les plus harmonieux du monde.

De crainte de voir survenir le marquis Jacques, et de le trouver furieux parce qu’elle avait surpris un secret qu’il avait probablement grand intérêt à cacher, même à ses amis, Mademoiselle Yolande s’arracha aux charmes d’une mélodie qui cependant la ravissait, et, toute enorgueillie de ne s’être pas trompée, toute heureuse d’avoir deviné, elle s’apprêta à quitter la salle. Elle savait maintenant, par ce témoin qu’elle venait d’entendre, que la scène de la nuit n’était pas une fantasmagorie et un rêve. Tout s’était bien passé comme elle l’avait vu, mais elle se demandait en vain quel intérêt pouvait avoir le marquis Jacques à jouer un double personnage avec des amis qui paraissaient lui être si chers.

Envers eux, c’était de l’ingratitude. Envers elle, cela ne se qualifiait pas.

Elle allait sortir mystérieusement, furtivement, comme elle était entrée, quand elle s’aperçut de la présence d’un autre personnage que son attention à écouter le joueur de flûte l’avait empêchée de remarquer. Cet homme, qui paraissait avoir atteint un certain âge, était assis devant une table recouverte d’un tapis de Smyrne. Sur cette table était posé un échiquier. La tête appuyée sur le coude, le coude appuyé sur la table, le joueur d’échecs semblait si complètement soustrait à l’influence des choses extérieures par le travail d’observation paraissant s’accomplir dans son cerveau, qu’il restait insensible à l’harmonie des sons doux et voilés de la flûte et qu’il n’avait pas entendu le léger pas de Mademoiselle Yolande. Pourtant, quand Mademoiselle Yolande, qui devenait décidément très-courageuse lorsqu’elle savait avoir affaire avec des gens véritables, s’approcha de lui pour le saluer, il releva brusquement la tête, et, du ton rogue et brusque d’un homme fort contrarié d’être dérangé dans des calculs absorbants, il s’écria :

— Qui va là ?

IX.

Rendue toute tremblante par cette exclamation, et surtout par le ton quasi brutal dont elle était faite, la jeune demoiselle dit avec dignité au rustre vêtu en grand seigneur :

– C’est moi, Monsieur, Yolande de Maisonblanche ; ne vous fâchez point si je vous ai dérangé, je me retire. Surtout, ne parlez pas de ma visite à Monsieur le marquis Jacques, je vous prie… il en serait trop mécontent.

Le joueur tourna brusquement la tête sans répondre, et le coup qu’il essayait parut de nouveau le captiver tout entier. Un grand éclat de rire, parti de je ne sais quel coin de la salle, avait seul fait écho à la prière de Mademoiselle Yolande.

Presque effrayée, car elle crut reconnaître le son de voix du marquis Jacques, Yolande sortit précipitamment.

Qu’allait-elle faire ? rentrer dans son appartement, et y réfléchir à tout ce qu’elle venait de voir ? Après avoir un instant songé à cela, Yolande changea d’avis et décida de se promener dans le jardin. Elle franchit le pont mouvant jeté sur l’abîme qui servait de fossé aux remparts, et se dirigea vers les parterres.

Une solitude complète régnait autour d’elle. Les belles fleurs dont le jardin était rempli, accablées par la chaleur, courbaient indolemment leurs tiges ; leurs parfums embaumaient l’air. Yolande en cueillit quelques-unes qu’elle arrangea en bouquet ; puis, se souvenant qu’il y avait longtemps qu’elle n’avait jeté du pain émietté aux cyprins dorés peuplant le bassin de marbre, d’où s’élevait une gerbe irisée de vingt pieds de hauteur, elle s’achemina vers la pièce d’eau ornant le milieu du jardin. Là, à sa grande surprise, elle vit que ses petits poissons familiers avaient des compagnons. Ces compagnons n’étaient autres que des canards ; de ces beaux canards huppés, de race hollandaise dont le plumage éclatant reflète avec tant de bonheur tous les jeux de la lumière. Ravie et oubliant ses récents mécomptes, elle s’assit sur un banc de pierre sculpté, qu’on avait placé là exprès pour elle et s’amusa à diviser en morceaux très-menus un gâteau qu’elle avait mis en réserve à son déjeuner pour le repas de ses poissons. Elle jetait à mesure ces morceaux dans le bassin. — Can ! can ! can ! can ! faisaient, en s’emparant de la succulente prébende, les gloutons canards. Les cyprins, frustrés dans leurs droits par le voisinage des voraces volatiles, parvenaient à peine à attraper de ci de là quelques miettes. Les efforts qu’ils faisaient pour saisir les fragments du gâteau, les luttes d’adresse qu’ils avaient à soutenir, tout cela amusait fort Yolande qui aurait bien voulu faire quelqu’un témoin de son contentement, ce quelqu’un ne fut-il que Catherinette.

Mais Catherinette, restée à la fabrique, ne revenait pas. Décidément, la solitude n’est pas toujours chose agréable.

Soudain, Yolande poussa un cri terrible. Il n’y a pas de bonheur parfait sur la terre. Son contentement avait été court. Tandis qu’elle jouait avec les cyprins et avec les canards, un serpent, rampant sur l’herbe, était parvenu jusqu’à elle et, subtil, insinuant, s’enlaçait autour de son cou comme un collier. Elle frissonnait à ce contact glacé ; elle frémissait de tout son corps au sifflement aigu qui déchirait ses oreilles, et pourtant restait raide, sans mouvement, comme déjà glacée par la mort.

Mais elle n’était plus seule : à son premier cri, Victor-Louis, qu’elle ne voyait pas, mais qui ne la quittait guère plus que son ombre, était accouru, et d’une main ferme s’était emparé du reptile, qu’il rejeta au loin avec un geste d’horreur. Le serpent s’en alla tomber inerte dans le bassin, au milieu des canards et des cyprins épouvantés.

— Vous n’avez pas de mal, Mademoiselle ? demandait anxieusement Victor-Louis à Yolande, qui revenait assez vite de son émotion. Ce serpent…

— Non, je ne crois pas avoir été blessée, répondit Yolande, qui tremblait encore un peu et dégageait sa main, que Victor-Louis oubliait d’abandonner. C’est affreux d’être exposée à des rencontres pareilles. On aurait dû me dire qu’il y avait du danger à se promener dans ces jardins.

— Les serpents de ce pays sont en général des couleuvres inoffensives, dont la morsure n’est pas dangereuse. Je vais me mettre à la recherche de celui qui vous a effrayée. Et, tenez, Mademoiselle, le voilà là-bas, sans mouvement… il n’est plus à craindre.

— Ah ! mais, continua-t-il en réprimant avec peine un franc rire, je crois reconnaître l’espèce à laquelle appartient cet ophidien. C’est un aspic basilic, un reptile plus dangereux, malgré sa petitesse, qu’un constrictor ou qu’un serpent à sonnette ; mais celui-ci, très-différent en cela de ceux de l’espèce qu’il représente, n’a jamais été en état de nuire. Tout au plus peut-il inspirer de la répulsion à une délicate demoiselle. Il doit appartenir au marquis Jacques. Je l’emporte pour le lui rendre ; car, certainement, notre savant ami serait très-inquiet de sa disparition.

Disant ceci, Victor-Louis mit l’aspic dans sa poche.

Yolande, entendant prononcer en cette circonstance le nom du marquis Jacques, ne put s’empêcher de faire la remarque qu’elle était déjà redevable à ce personnage énigmatique de plus d’une surprise désagréable, et son antipathie pour lui s’en accrût.

Elle aurait bien voulu confier à Victor-Louis ce qui venait de lui arriver pour avoir voulu pénétrer dans les appartements privés du marquis ; mais, comme sa conscience l’avertissait qu’elle avait mal agi en essayant de connaître un mystère qu’on ne voulait pas lui dévoiler, et qu’elle était trop fière pour consentir à descendre dans l’estime de personne, elle ne parla pas.

– Je ne me trompais point, s’exclama tout à coup Victor-Louis ; notre ami est venu se reposer ici tout à l’heure, en voici la preuve. Ce livre est à lui, je le reconnais.

Ce disant, Victor-Louis ramassait un volume in-octavo, relié en peau de chagrin, et qui paraissait avoir glissé du banc sur l’herbe ; il en lut tout haut le titre :

« Du naturel et profict admirable du meurier qui, en l’ouvrage de son bois, feuillages et racines, surpasse toutes sortes d’arbres, que les François n’ont encore sçu connoître ; avec la perfection de les semer et élever ce qui manque aux mémoires de tous ceux qui ont écrit. Par B.D.L. F. Paris, 1604 »[1].

– Notre illustre ami a promis à mon père de lui prêter cet ouvrage si rare et qui contient tant de renseignements précieux. Je l’emporte avec l’aspic ; ce serait un véritable malheur si ce livre venait à s’égarer.

– Les histoires qu’il contient sont donc bien amusantes ? questionna Yolande.

– Amusantes ! ce n’est peut-être pas là leur principal mérite. Cependant, j’avoue qu’en les lisant, je ne m’endormirais pas, tant elles m’instruiraient. Mais, demoiselle, ne descendrez-vous pas un peu à la manufacture ?

– Qu’irais-je y faire ? tout le monde travaille et personne ne peut causer avec moi. C’est fort ennuyeux. Si, seulement, vous, Victor-Louis, n’étiez pas si occupé…

— Ce sont justement ces occupations si nombreuses, mais aussi si variées, qui m’empêchent de connaître l’ennui. Ah ! demoiselle, si vous vouliez vous intéresser un peu à ce qui se passe dans notre manufacture, comme tous nos travaux nous sembleraient plus gais et aussi plus attrayants ?

J’ouvre ici une parenthèse.

Pas une de mes lectrices, assurément, n’écoute parler Victor-Louis sans être tentée de lui dire :

« — Pauvre garçon ! Puisque tu as commis la sottise de laisser prendre ton cœur par cette jolie poupée blonde, que ne lui dis-tu que tu l’aimes, au lieu de perdre ton temps à lui vanter les charmes du travail, les saintes délices du devoir. La langue que tu parles, elle ne la comprend pas. Vois-tu, l’occasion est unique. Ne te laisse pas devancer par ton rival, par ce bel inconnu vers lequel son cœur est attiré. Victor-Louis, ne sois pas si naïf ! Ton idole, est près de t’échapper… »

Mais la simplicité de Victor-Louis dépasse toutes les bornes. Il n’ose point parler de lui, et l’occasion s’envole.

La journée s’acheva, sans aucun incident digne d’être noté, comme les journées précédentes. Comme les journées précédentes, Mademoiselle Yolande, qui ne savait pas s’occuper, fut envahie par l’ennui ; elle trouva que tout allait de travers en ce monde, puisqu’elle continuait à languir dans une obscurité si indigne de son rang et de ses mérites. Le marquis Jacques resta enfermé chez lui jusqu’à l’heure du souper, car l’on soupait encore en ce temps-là. Le manufacturier, sa femme et ses fils s’absorbèrent dans leurs occupations journalières. Vers le soir seulement, ils s’accordèrent un peu de répit. Ce fut pour répondre à l’invitation du marquis, qui les faisait prier de passer chez lui, avec Mademoiselle Yolande, si cela plaisait à celle-ci.

Mademoiselle Yolande n’eut garde de refuser. Elle s’ennuyait trop, d’une part ; de l’autre, elle était trop désireuse de revoir, même n’étant plus seule, l’appartement où se passaient, à l’insu du manufacturier, des choses si curieuses. Elle fit donc un peu de toilette, autant que le comportait son deuil, et attendit que Madame Isabeau vînt la prendre. Pour passer le temps, elle regarda par la fenêtre. Quelle fut sa surprise de voir la façade du château s’illuminer et resplendir peu à peu comme la veille ! comme la veille, le grand salon se peupler de sa société brillante ; comme la veille, l’orchestre, prendre place sur l’estrade ; comme la veille aussi, le beau jeune homme, le fils du marquis Jacques, vêtu de son même habit de velours rose, s’accouder à la cheminée et prêter l’oreille, non certainement aux causeries de ses voisins, mais à la suave mélodie jouée par le flûteur.

Enfin ! il allait y avoir du nouveau ! Enfin, elle allait connaître le monde ! Toutes les bizarreries du marquis Jacques furent oubliées. La nuit précédente, elle avait d’abord vu des choses vraies ; puis, sur cette vision de choses vraies, elle avait fait un rêve… Elle s’en voulait maintenant d’en avoir voulu au marquis Jacques sur la foi d’un rêve.

— Allons, venez-vous, gentille demoiselle ? dit alors tout près d’elle la voix bien connue de Madame Isabeau. Nous sommes prêts depuis longtemps. Il paraît que des surprises incroyables nous attendent, si j’en crois mes fils. Le marquis Jacques va nous présenter ses célèbres androïdes, qui ont fait l’admiration de la cour et plus encore que ses inventions sérieuses, lui ont valu une si grande réputation dans toute l’Europe… Allons, venez !

— Si jeune et déjà si célèbre, que la cour l’admire et que son nom est répandu dans toute l’Europe ! pensa Mademoiselle Yolande, qui n’appliqua pas à d’autre qu’au beau jeune homme en habit de velours les formules laudatives dont s’était servies Madame Isabeau.

X.

Yolande eut comme un regret en pensant qu’elle n’avait pas toujours été fort gracieuse envers le père de ce Prince Charmant.

Déjà Madame Isabeau l’entraînait vers l’appartement du marquis ; soudain, Catherinette, qui suivait Mademoiselle Yolande en soutenant la queue de sa robe de brocard gris, jeta un cri épouvantable, et s’exclama :

— Mademoiselle la comtesse ! arrêtez ! vous avez une grosse bête derrière vous !

Malgré la gravité des circonstances, Yolande en se retournant, et en voyant la figure pâmée de sa suivante, fut prise d’un accès de gaîté inextinguible et ne put que murmurer.

— À la bonne heure ! Je ne te le fais pas dire !

— Ah ! cette fois, ce n’est pas de moi qu’il s’agit ; voyez plutôt, Madame.

Madame Isabeau, mise en cause, ne put que donner raison à Catherinette. Une grosse araignée, velue et pattue, de l’espèce dite épeire diadème, si commune dans nos jardins, se promenait majestueusement sur l’épaule de la jeune demoiselle. À sa vue, Yolande poussa une exclamation de dégoût.

— Donnez-moi cette bête, dit Victor-Louis en intervenant. Elle vaut toute une fortune. C’est l’araignée du marquis Jacques.

Soucieuse, sans savoir pourquoi, de l’opinion que Victor-Louis pouvait avoir d’elle, Yolande fit des efforts pour reprendre sa sérénité.

Yolande connaissait bien les abords des appartements privés du marquis, pour les avoir explorés dans la matinée, mais elle avait vu l’antichambre et les salons quasi-déserts, et elle les revoyait maintenant gais, parés, lumineux et peuplés comme ils lui avaient semblé l’être la veille. Je ne cacherai point qu’elle fut très-émue ; néanmoins, elle mit beaucoup de grâce et de mesure dans ses diverses révérences, les faisant légères ou profondes suivant le sexe ou le rang auquel paraissaient appartenir les personnes réunies dans le grand salon, et toute ébaubie de voir que ces personnes qui, toutes, devaient être des personnes bien élevées, ne prenaient nulle garde à elle et ne lui rendaient pas ses saluts.

Comme c’était son devoir d’hospitalité, le marquis Jacques, abandonnant son fils, le bel adolescent tant admiré par Yolande, vint à la rencontre de ses visiteurs et les fit asseoir. Au milieu de ce monde brillant, le marquis Jacques apparaissait néanmoins comme le maître et jouissait discrètement des cris de surprise et d’admiration poussés par Madame Isabeau, au grand scandale de Mademoiselle Yolande.

Les joueurs d’échecs, perdus dans la stratégie de leur jeu, ne quittaient pas des yeux le champ de bataille où s’agitaient, dirigés par eux, cavaliers, tours, rois, dames et fous, et n’avaient pas détourné la tête à l’arrivée des visiteurs.

Les musiciens n’étaient pas restés aussi indifférents : ils avaient salué par l’air le plus joyeux de leur répertoire la gracieuse compagnie.

Mais pourquoi le bel androïde restait-il comme indifférent, toujours indifférent ; et ne se joignait-il pas à son père pour faire aux hôtes de la manufacture et à Mademoiselle Yolande elle-même, les honneurs de la maison ? Ah ! Mademoiselle Yolande comprenait : le beau jeune homme, objet d’admiration de toute la Cour, ne pouvait s’émouvoir en recevant la visite de gens d’un rang obscur comme le manufacturier et sa famille ; mais elle ! Le marquis Jacques avait tort de ne pas décliner tout haut ses noms et qualités ; certainement on lui ferait, si on les connaissait, un tout autre accueil.

Poussée par ce mouvement d’orgueil, humiliée d’être comprise dans le dédain manifesté par tout ce monde, Mademoiselle Yolande, se séparant vivement de dame Isabeau, s’approcha d’une belle dame qui brodait au tambour de l’autre côté de la cheminée, et, à haute voix, dans l’espoir d’être entendue par le bel adolescent à l’habit de velours, elle prit son air le plus imposant et dit :

— Je suis persuadée, Madame, que vous êtes d’une bonne naissance, mais cela ne justifie pas l’indifférence avec laquelle vous m’accueillez, car mon nom est, pour le moins, l’égal du vôtre. Je suis Yolande de Maison blanche, la dernière de la maison comtale de Maison blanche, d’Auvergne.

Très-satisfaite de la leçon qu’elle venait de donner à l’orgueilleuse invitée du marquis, Yolande reprit place auprès de Madame Isabeau.

Un rire bruyant avait seul accueilli sa déclaration. Je dois avouer que ce rire avait été poussé par le manufacturier lui-même.

La belle dame demeura immobile, et pas un muscle de ses traits ne prouva que l’apostrophe impertinente de Mademoiselle Yolande eut produit sur elle la moindre impression.

Pendant ce temps, le marquis Jacques disait à son ami le manufacturier :

— Oh ! comme vous gâtez cette petite fille ! Vous lui laissez user son temps par l’oisiveté, son intelligence par l’ignorance. La vanité remplit son esprit d’erreurs, et pourtant, vous me l’avez dit, il y a tout plein de bons germes en elle. Depuis que je suis ici, je l’observe, et, je vous l’affirme, vous avez de grands torts. Ce n’est pas ainsi que j’entendais l’éducation de ma pupille.

Le manufacturier était tout ébahi.

— Voulez-vous me laisser faire ? Je veux la guérir, et surtout, tenez, je veux ne plus voir souffrir Victor-Louis. Mon titre de gloire le plus enviable, ce serait certainement d’avoir animé cette petite machine si jolie et si creuse.

— Victor-Louis ?

— Eh oui ! vous êtes aveugle, si vous n’avez pas compris ce qui se passe dans le cœur de ce pauvre garçon ; puisque moi, que vous prétendez absorbé par les calculs et la mécanique, je m’en suis aperçu dès mon arrivée ici. Il aime cette petite, et se condamnera au célibat si elle continue à ne pas prendre garde à lui. Cela fera-t-il votre affaire ? répondez oui ou non.

Le manufacturier était de plus en plus ébahi.

— Faites ce que vous voudrez, quoique j’avoue ne pas comprendre comment il se fait que je sois si coupable.

Le marquis Jacques alla prendre Mademoiselle Yolande par la main.

— Certes, ma charmante enfant, j’ai déjà obtenu en ma vie bien des suffrages, mais aucun ne m’a autant flatté que celui que vient de m’accorder votre jeune inexpérience. Je suis trop heureux de ce qui m’arrive pour ne pas chercher à vous témoigner ma reconnaissance d’une manière digne de vous et de moi. Pour cela je vais me faire un peu moraliste ; c’est la mode aujourd’hui. Ce salon vous représente en petit le monde vers lequel vous portent vos désirs. Plus fortunée que tant d’autres, vous allez, sans courir d’autre risque que celui de perdre plusieurs de vos illusions pour monter à la vérité, reconnaître ce qu’il y a de néant dans tout ce qui vous éblouit. Regardez d’un peu plus près cette femme dédaigneuse qui a laissé tomber votre apostrophe sans y répondre : c’est une poupée de cire, animée par l’art de la mécanique, mais dont l’âme est absente ; approchez-vous de ces musiciens dont les mélodies vous ravissent : ce ne sont autres choses que des mannequins de bois auxquels j’ai travaillé pendant des années pour arriver à leur faire produire, avec la perfection humaine, ces sons que l’on trouve pleins de moëlleux et de douceur… Vous plaît-il de connaître le secret de ces joueurs d’échecs que rien ne peut distraire ? Non, cela vous ennuierait ?

Entraînant ainsi Yolande à travers les groupes impassibles, le cruel marquis, réalisant sans le vouloir la deuxième partie du rêve, lui faisait voir que ces personnages brillants, chefs-d’œuvre d’invention et de patience, n’étaient pas même des fantômes, pas même des ombres ; il l’amena, ou plutôt la ramena, près de la cheminée.

Là, se trouvait le bel androïde en habit de velours rose ; Yolande se couvrit la tête de ses mains.

— Oh ! pas celui-là ! ne soufflez pas sur celui-là ! murmura-t-elle.

— Sur celui-là plus encore que sur les autres, folle enfant, dit un peu durement le marquis ; croyez vous que si je vous voyais approcher de vos lèvres une coupe pleine de poison, je serais assez indifférent ou assez imprudent pour vous laisser boire ? Bien mieux ! Après avoir soufflé sur tout le monde, je soufflerai sur vous, je soufflerai sur moi, car il faut que tous les enchantements cessent et que la vérité, la vérité seule reste debout ici !

Yolande avait peur ; la main de ce marquis magicien la brûlait comme un fer rouge. Elle le trouvait méchant, impitoyable. N’était-ce point le diable en personne ? Oh ! comme elle tremblait !

— Allons, beau fils, cerveau creux, être inutile, à qui je n’ai jamais rien pu faire produire, sinon l’art de s’habiller et de se déshabiller, dépouillez ce bel habit rose qui fait probablement tout votre prestige, quittez cette perruque poudrée qui cache votre tête vide de pensées ; allons ! allons ! vite ! vite !

Et poussant un ressort caché sous un pli du vêtement, le marquis Jacques obligeait l’androïde à obéir. Yolande était confondue. Elle n’osait point ne pas regarder, puisque le marquis le voulait, mais c’était un coup affreux ! Comment avait-elle pu se tromper ainsi ? mais n’était-ce pas encore un rêve ? le plus étrange, le plus fantastique, le plus ironique des rêves ?

Elle éprouvait moins, disons-le à sa louange, la honte d’avoir été prise pour dupe et de se voir désabusée devant tant de témoins, que l’affliction sincère résultant d’une croyance perdue. Le marquis Jacques la tenait magnétisée sous son puissant regard fulgurant de volonté ; elle se sentait bien petite fille devant lui.

— Enfant ! dit tout à coup le marquis Jacques, vous avez devant vous l’œuvre de ma vie entière. Bien des jours, et surtout bien des nuits, ont été employés par moi à la résolution de ces problèmes qui ne font que vous étonner, car vous n’en comprenez ni l’utilité, ni le but. Si vous vouliez vous instruire, je vous dirais quelle pensée m’animait tandis que je combinais ces machines…

— Oui, je veux m’instruire, murmura Yolande.

— Voilà une bonne parole ; mais j’attends de vous plus et mieux que des paroles. Vous vous êtes confinée, en arrivant ici, dans une solitude d’autant plus funeste que vous êtes restée, malgré votre âge, plus ignorante. Vous vous êtes créé un monde plus imaginaire encore que celui qui nous entoure ; et, que de mauvais conseils vous a donnés votre imagination ! Pourtant, il ne dépendait que de vous d’être heureuse, le bonheur vrai était là ; tout le reste, c’est-à-dire toutes vos rêveries, sont plus vaines que la vanité peinte sur le visage de ces personnages de cire et de bois. Je n’en dois point dire de mal pourtant de ces personnages ; c’est à eux, c’est-à-dire à la somme de travail, de science qu’ils représentent, que je dois d’être le peu que je suis. C’est à eux aussi que je dois ma fortune, mon titre de membre de l’Institut, mes relations avec les savants des cinq parties du monde et surtout la joie intime que donne une vie bien employée. Je suis l’artisan de ma prospérité : parti de bien bas, j’ai gravi un à un tous les échelons qui mènent aux richesses et aux honneurs. Cependant, il faut aussi souffler sur ce titre de marquis que je ne possède point, car je ne suis pas même messire ; ce titre, on me le donne non parce que c’est le mien, mais comme un surnom familier que m’ont décerné autrefois, alors que j’étais encore un simple ouvrier faisant son tour de France, quelques-uns de mes camarades d’atelier. Ils m’en avaient encore donné un autre que je vous ferai connaître plus tard… Je ne suis donc pas un vrai marquis…

XI.

Il répéta plusieurs fois : « Je ne suis donc pas marquis, » et, chose singulière ! Mademoiselle Yolande ne sentit pas diminuée la sorte de crainte respectueuse que lui inspirait ce grand vieillard, si savant et si paternel à la fois, qui ne dédaignait pas de s’occuper beaucoup d’elle, petite fille. Et même quand il ajouta en changeant tout à fait de ton :

— Mais, j’y songe, Saint-Jean a préparé le thé, et, comme cette fois il sait avoir affaire à des personnages ayant non-seulement pouvoir de déglutition, mais aussi pouvoir de dégustation, il a dû le soigner. Ne le faisons donc pas attendre.

Yolande se laissa doucement conduire à la table, et s’assit à la place que lui indiquait le marquis Jacques, entre Victor-Louis et Mme Isabeau. Le plus ému des trois, ce n’était pas elle.

Victor-Louis fut très-maladroit. Il laissa tomber le sucrier, il versa quelques larmes de thé sur le plateau de laque ; enfin, il se tira de son office de cavalier servant avec plus de maladresse, bien sûr, que les valets mécaniques inventés par le marquis Jacques. Invention qui, entre parenthèse et par ce temps où nos domestiques deviennent de plus en plus nos maîtres, serait hautement appréciée par plus d’un chef de maison aujourd’hui.

Mlle Yolande ne s’offusqua pas de toutes ces maladresses. Le regard de Victor-Louis était si admirativement respectueux !

En somme, la soirée s’écoula très-rapide.

Yolande, toute pensive, songeait à ce qu’il avait fallu de temps, de travail et de science pour créer tous ces êtres inconscients, si dociles à la voix de leur maître. Elle comprenait que les joueurs de flûte et de tambourin n’étaient pas de simples boîtes à musique ; le joueur d’échecs lui-même n’était pas un simple jouet.

Le marquis Jacques grandissait, grandissait à ses yeux… Ah ! c’était bien le magicien étonnant qui avait fait du manoir désert un château enchanté !

Le marquis parla de ses voyages, expliqua quelques-uns de ses travaux en des termes si savamment simples, qu’ils étaient à la portée des plus jeunes, et qu’ils suffisaient aux initiés.

— Je n’ai rien créé, disait-il avec la simplicité d’un vrai savant, rien ! ni force ni matière ; mais j’ai fait valoir ces deux puissances…

Puis, il s’occupa de la manufacture, de son avenir, qu’il entrevoyait prospère entre les plus prospères. Il parla même de Victor-Louis et de François-Jean. Pour celui-ci, disait-il, le moment était venu d’entreprendre un de ces voyages d’explorations et de découvertes, qui sont aussi indispensables à l’industriel jaloux de donner des développements à son industrie, qu’au savant qui veut enrichir la science de données plus certaines. Pour Victor-Louis, l’heure approchait de s’établir. Victor-Louis n’aurait que l’embarras du choix ; mais le choix de Victor-Louis était déjà fait sans doute. Victor-Louis dit un oui furtif, Mlle Yolande, qui se devinait le point de mire des regards et de l’attention, bien que l’on n’eût pas l’air de s’occuper d’elle, Mlle Yolande rougit jusqu’aux oreilles. Alors le marquis Jacques aborda résolument la question, disant que puisqu’on était dans un jour de franchise, il fallait que toutes les fourberies fussent dévoilées ; que maître Victor-Louis était un affreux dissimulé, mais qu’on avait découvert son jeu, et qu’on savait jusqu’où il avait osé porter ses regards.

Mlle Yolande rougit plus encore qu’auparavant, si c’est possible. Cette conversation cependant ne lui déplaisait pas. L’aveu de cet hommage timide et respectueux n’excitait plus son dédain ou sa colère.

Le marquis Jacques se réjouissait d’avoir su animer cette jolie petite machine, qui jusqu’alors n’avait pas voulu se servir de son âme pour penser, de son cœur pour aimer.

Tous les ouvriers, tous les employés de la fabrique, furent admis, suivant le désir exprimé par le manufacturier au marquis, à jouir du spectacle unique au monde qu’offrait le grand salon du château de la Sône. Ils purent voir, ils purent toucher du doigt tous ces prodiges. Catherinette elle-même ne s’en fit pas faute. Est-il besoin de dire qu’elle tomba dans la même erreur que sa maîtresse ? Que le beau rêveur en habit rose accapara son admiration, mais qu’elle en réserva cependant une bonne part pour les musiciens ? Ils exécutaient avec tant de brio onze airs différents, parmi lesquels des rondes, des galops et de pétulants rigodons !

Le lendemain de cette soirée mémorable, le marquis Jacques annonça son intention de quitter la Sône, mais pour quelques semaines seulement, disait-il. Il annonça aussi son désir d’emmener MlleYolande, sa pupille, pour la distraire. Yolande fut à la fois contente et fâchée : contente, parce qu’elle allait à Paris ; fâchée, parce qu’elle quittait une famille à laquelle elle était beaucoup plus attachée qu’elle se l’imaginait.

Pourtant, elle se mit en route, assurant ses amis de son prompt retour. Elle passa un mois tout entier à voyager avec le marquis Jacques. Le marquis Jacques la présenta à la cour et dans quelques salons comme sa pupille ; on lui fit bon accueil à cause de lui ; mais pour elle, comme il était notoire que le comte de Maisonblanche n’avait pas laissé un maravédis, on ne lui accorda qu’une estime de commande, dont, pendant les premiers jours, elle eut la faiblesse d’être un peu mortifiée. Ils résidèrent toute une semaine en Auvergne chez la comtesse de Salvert, fille du marquis Jacques. Là, Yolande fut traitée en enfant de la maison. Très-délicatement, sans froisser en rien son amour-propre, le marquis lui apprit tout ce qu’elle devait au manufacturier, l’exquisité des procédés de son subrogé-tuteur, qui avait liquidé de ses propres deniers la succession paternelle obérée. Il lui fit connaître un peu le monde, un peu la vie, et, quoique elle fût bien jeune, ce voyage la mûrit assez pour lui faire désirer avec une certaine ardeur le retour. Elle se sentait plus dépaysée au milieu de cette société brillante et vide, où le marquis l’avait introduite, que dans la manufacture.

Au retour, elle était si changée à son avantage que Catherinette elle-même ne pouvait se lasser de l’admirer, et qu’elle se mit à aimer tout à fait sa jeune maîtresse, sans aucune souvenance de ses mépris d’autrefois.

Quand on parlait à Mademoiselle de Maisonblanche de son voyage, qu’on lui demandait ses impressions, et qu’on la priait de dire ce qui l’avait le plus frappée tant en province qu’à Paris, elle répondait avec malice :

— Comment voulez-vous que je me souvienne et que je raconte tout. J’ai vu tant de marionnettes !

Yolande demanda à Mme Isabeau de vouloir bien lui donner une petite chambre près de la sienne à la manufacture ; elle chercha à seconder de son mieux sa tutrice dans la direction de la maison, prit même de l’intérêt aux détails de l’industrie qui lui avaient paru les plus fastidieux et les plus rebutants.

Elle s’y intéressa bientôt de telle sorte qu’elle ne craignit plus de toucher ce ver, cette chenille, qui lui avait d’abord inspiré tant de dégoût. Elle eut honte de son inactivité, au milieu de cette ruche où chacun travaillait et semblait si heureux par le travail. Elle ne voulut plus ressembler au frelon qui vit du labeur des autres. Tous les bras étaient occupés : les uns cueillaient la feuille ; d’autres soignaient les vers dans les magnaneries ; puis, quand au bout de cinq ou six semaines (car alors la pébrine et la flacherie étaient fléaux inconnus) chaque branche de bruyère était chargée de cocons jaune d’or, on déramait délicatement, et on les portait dans de grandes corbeilles à la manufacture, où commençait le rôle des machines inventées par le marquis Jacques. Mais il fallait d’abord étouffer l’insecte enfermé dans sa prison de soie, car au bout de quelques jours, la chenille, devenue papillon, aurait percé son enveloppe pour revoir la lumière. Bref, tout cela paraissait à Yolande très-merveilleux. Elle voyait bien maintenant que les belles robes de brocard ne tombent pas du ciel toutes faites. Il faut de la patience et du soin pour que, comme le dit le proverbe, « la feuille de mûrier devienne satin. »

Chaque jour amenait chez la jeune fille un progrès nouveau. En un mot, ce fut bientôt une transformation si complète que, six mois plus tard, elle ne trouva rien d’exorbitant à l’idée d’échanger son nom si sonnant contre le nom plus modeste, mais qui avait aussi son illustration, du fils du manufacturier.

Le marquis Jacques voulut être du mariage, qui mit en fête les deux rives de l’Isère. Il apportait au nouveau marié, de la part du roi, en ce temps-là Louis seizième du nom, un présent fort apprécié alors — et aujourd’hui : — c’étaient des lettres de noblesse. En sorte que Yolande retrouvait d’un côté ce qu’elle perdait de l’autre ; ce qui la toucha un peu, sans l’enorgueillir autant qu’on aurait pu le croire. Son sacrifice était fait ; bien plus méritoire de sa part que de celle de tout autre.

Sur le parchemin du contrat, le marquis Jacques, témoin de l’heureux hymen, avait tracé d’une main ferme son nom : un nom, comme il l’avait dit, tout plébéien, mais grandi par le génie à l’égard des plus illustres ; un nom qui doit faire palpiter d’orgueil tout cœur dauphinois :

« JACQUES VAUCANSON. »

Les armes du nouveau noble, dessinées par Vaucanson lui-même, à ce qu’on assure, se blasonnaient ainsi :

Au un d’argent, à un mûrier de sinople, chargé de dix vers à soie d’argent, entouré de la légende : « Illorum ope haec ditata est Gallia ; » au deux d’azur, à un aigle d’argent de profil, empiétant une perdrix de même ; au chef cousu de gueules, chargé de trois étoiles d’argent[2].

L’illustre mécanicien ne quitta pas les jeunes époux sans leur avoir promis de revenir bientôt et aussi de leur raconter son odyssée, qu’il disait lui-même étonnante. Elle formera la seconde partie de cette histoire. Je ne serai donc, dans la suite de ce récit, que l’humble secrétaire du savant conteur.

XII.

Comme les hommes, les pierres ont leur destinée. J’ai revu, il y a quelques semaines, le vieux château de la Sône. De même qu’aux jours où Étienne Jubié le visita pour la première fois, le donjon historique des bords de l’Isère est inhabité et vide ; ses fenêtres sans croisées s’ouvrent de nouveau au vent et à la pluie. Mais il est plus beau dans ce délaissement profond, où le laissent ses maîtres d’aujourd’hui, que si, bruyant et peuplé, la vie moderne, petite et mesquine, circulait dans ses salles. Ayant cessé d’être une habitation, le château de la Sône est redevenu un monument.

Il est redevenu le Château enchanté des traditions.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
  1. Ces initiales désignent Barthélemy de Laffemas.

    Barthélemy de Laffemas, valet de chambre de Henri IV, né à Beausemblant (Drôme) en 1543, mort en 1623, plus encore qu’Ollivier de Serres, fut, en France, le vrai propagateur de l’industrie séricicole. Sous sa direction, des mûriers avaient été plantés dans le jardin des Tuileries ; en 1596, et par les ordres du roi, on établit des magnaneries dans tous les domaines de la couronne ; une déclaration royale de 1605 ordonnait qu’une pépinière de mûriers serait établie dans chaque chef-lieu de diocèce. Sur la proposition de Laffemas, le roi fonda à Paris, place Royale, une manufacture d’étoffes de soie et de brocards, qui prit le nom de Bâtiment des Manufactures. La même année eut lieu la création des Gobelins qui, auparavant, n’était qu’une fabrique de tapisseries. On oublie trop la part prise par le dauphinois Laffemas à la diffusion de cette riche industrie de la soie à laquelle la France est redevable d’une partie de sa prospérité.

  2. Ces armes sont celles de la famille Jubié.