David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 32

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 11-31).

Je suppose que ce qui m’est naturel est naturel à beaucoup d’autres, c’est pourquoi je ne crains pas de dire que je n’ai jamais plus aimé Steerforth qu’au moment même où les liens qui nous unissaient furent rompus. Dans l’amère angoisse que me causa la découverte de son crime, je me rappelai plus nettement toutes ses brillantes qualités, j’appréciai plus vivement tout ce qu’il avait de bon, je rendis plus complètement justice à toutes les facultés qui auraient pu faire de lui un homme d’une noble nature et d’une grande distinction, que je ne l’avais jamais fait dans toute l’ardeur de mon dévouement passé ; il m’était impossible de ne pas sentir profondément la part involontaire que j’avais eue dans la souillure qu’il avait laissée dans une famille honnête, et cependant, je crois que, si je m’étais trouvé alors face à face avec lui, je n’aurais pas eu la force de lui adresser un seul reproche. Je l’aurais encore tant aimé, quoique mes yeux fussent dessillés ; j’aurais conservé un souvenir si tendre de mon affection pour lui, que j’aurais été, je le crains, faible comme un enfant qui ne sait que pleurer et oublier ; mais, par exemple, il n’y avait plus à penser désormais à une réconciliation entre nous. C’est une pensée que je n’eus jamais. Je sentais, comme il l’avait senti lui-même, que tout était fini de lui à moi. Je n’ai jamais su quel souvenir il avait conservé de moi peut-être n’était-ce qu’un de ces souvenirs légers qu’il est facile d’écarter, mais moi, je me souvenais de lui comme d’un ami bien-aimé que j’avais perdu par la mort.

Oui, Steerforth, depuis que vous avez disparu de la scène de ce pauvre récit, je ne dis pas que ma douleur ne portera pas involontairement témoignage contre vous devant le trône du jugement dernier, mais n’ayez pas peur que ma colère ou mes reproches accusateurs vous y poursuivent d’eux-mêmes.

La nouvelle de ce qui venait d’arriver se répandit bientôt dans la ville, et en passant dans les rues, le lendemain matin, j’entendais les habitants en parler devant leurs portes. Il y avait beaucoup de gens qui se montraient sévères pour elle ; d’autres l’étaient plutôt pour lui, mais il n’y avait qu’une voix sur le compte de son père adoptif et de son fiancé. Tout le monde, dans tous les rangs, témoignait pour leur douleur un respect plein d’égards et de délicatesse. Les marins se tinrent à l’écart quand ils les virent tous deux marcher lentement sur la plage de grand matin, et formèrent des groupes où l’on ne parlait d’eux que pour les plaindre.

Je les trouvai sur la plage près de la mer. Il m’eût été facile de voir qu’ils n’avaient pas fermé l’œil, quand même Peggotty ne m’aurait pas dit que le grand jour les avait surpris assis encore là où je les avais laissés la veille. Ils avaient l’air accablé, et il me sembla que cette seule nuit avait courbé la tête de M. Peggotty plus que toutes les années pendant lesquelles je l’avais connu. Mais ils étaient tous deux graves et calmes comme la mer elle-même, qui se déroulait à nos yeux sans une seule vague sous un ciel sombre, quoique des gonflements soudains montrassent bien qu’elle respirait dans son repos, et qu’une bande de lumière qui l’illuminait à l’horizon fît deviner par derrière la présence du soleil, invisible encore sous les nuages.

« Nous avons longuement parlé, monsieur, me dit Peggotty après que nous eûmes fait, tous les trois, quelques tours sur le sable au milieu d’un silence général, de ce que nous devions et de ce que nous ne devions pas faire. Mais nous sommes fixés maintenant. »

Je jetai, par hasard, un regard sur Ham. En ce moment il regardait la lueur qui éclairait la mer dans le lointain, et, quoique son visage ne fût pas animé par la colère et que je ne pusse y lire, autant qu’il m’en souvient, qu’une expression de résolution sombre, il me vint dans l’esprit la terrible pensée que s’il rencontrait jamais Steerforth, il le tuerait.

« Mon devoir ici est accompli, monsieur, dit Peggotty. Je vais chercher ma… » Il s’arrêta, puis il reprit d’une voix plus ferme : « Je vais la chercher. C’est mon devoir à tout jamais. »

Il secoua la tête quand je lui demandai où il la chercherait, et me demanda si je partais pour Londres le lendemain. Je lui dis que, si je n’étais pas parti le jour même, c’était de peur de manquer l’occasion de lui rendre quelque service, mais que j’étais prêt à partir quand il voudrait.

« Je partirai avec vous demain, monsieur, dit-il, si cela vous convient. »

Nous fîmes de nouveau quelques pas en silence.

« Ham continuera à travailler ici, reprit-il au bout d’un moment, et il ira vivre chez ma sœur. Le vieux bateau…

— Est-ce que vous abandonnerez le vieux bateau, M. Peggotty ? demandai-je doucement.

— Ma place n’est plus là, M. David, répondit-il, et si jamais un bateau a fait naufrage depuis le temps où les ténèbres étaient sur la surface de l’abîme, c’est celui-là. Mais, non, monsieur ; non, je ne veux pas qu’il soit abandonné, bien loin de là. »

Nous marchâmes encore en silence, puis il reprit :

« Ce que je désire, monsieur, c’est qu’il soit toujours, nuit et jour, hiver comme été, tel qu’elle l’a toujours connu, depuis la première fois qu’elle l’a vu. Si jamais ses pas errants se dirigeaient de ce côté, je ne voudrais pas que son ancienne demeure semblât la repousser ; je voudrais qu’elle l’invitât, au contraire, à s’approcher peut-être de la vieille fenêtre, comme un revenant, pour regarder, à travers le vent et la pluie, son petit coin près du feu. Alors, M. David, peut-être qu’en voyant là mistress Gummidge toute seule, elle prendrait courage et s’y glisserait en tremblant ; peut-être se laisserait-elle coucher dans son ancien petit lit et reposerait-elle sa tête fatiguée, là où elle s’endormait jadis si gaiement. »

Je ne pus lui répondre, malgré tous mes efforts.

« Tous les soirs, continua M. Peggotty, à la tombée de la nuit, la chandelle sera placée comme à l’ordinaire à la fenêtre, afin que, s’il lui arrivait un jour de la voir, elle croie aussi l’entendre l’appeler doucement : « Reviens, mon enfant, reviens ! » Si jamais on frappe à la porte de votre tante, le soir, Ham, surtout si on frappe doucement, n’allez pas ouvrir vous-même. Que ce soit elle, et mon pas vous, qui voie d’abord ma pauvre enfant ! »

Il fit quelques pas et marcha devant nous un moment. Durant cet intervalle, je jetai encore les yeux sur Ham et voyant la morne expression sur son visage, avec son regard toujours fixé sur la lueur lointaine, je lui touchai le bras.

Je l’appelai deux fois par son nom, comme si j’eusse voulu réveiller un homme endormi, sans qu’il fît seulement attention à moi. Quand je lui demandai enfin à quoi il pensait, il me répondit :

« À ce que j’ai devant moi, M. David, et par delà.

— À la vie qui s’ouvre devant vous, vous voulez dire ? »

Il m’avait vaguement montré la mer.

« Oui, M. David. Je ne sais pas bien ce que c’est, mais il me semble… que c’est tout là-bas que viendra la fin. » Et il me regardait comme un homme qui se réveille, mais avec le même air résolu.

« La fin de quoi ? demandai-je en sentant renaître mes craintes.

— Je ne sais pas, dit-il d’un air pensif. Je me rappelais que c’est ici que tout a commencé et… naturellement je pensais que c’est ici que tout doit finir. Mais n’en parlons plus, M. David, ajouta-t-il en répondant, je pense, à mon regard, n’ayez pas peur : c’est que, voyez-vous, je suis si barbouillé, il me semble que je ne sais pas… » et, en effet, il ne savait pas où il en était et son esprit était dans la plus grande confusion.

M. Peggotty s’arrêta pour nous laisser le temps de le rejoindre et nous en restâmes là ; mais le souvenir de mes premières craintes me revint plus d’une fois, jusqu’au jour où l’inexorable fin arriva au temps marqué.

Nous nous étions insensiblement rapprochés du vieux bateau. Nous entrâmes : mistress Gummidge, au lieu de se lamenter dans son coin accoutumé, était tout occupée de préparer le déjeuner. Elle prit le chapeau de M. Peggotty, et lui rapprocha une chaise en lui parlant avec tant de douceur et de bon sens que je ne la reconnaissais plus.

« Allons, Daniel, mon brave homme, disait-elle, il faut manger et boire pour conserver vos forces, sans cela vous ne pourriez rien faire ! Allons, un petit effort de courage, mon brave homme, et si je vous gêne avec mon caquet, vous n’avez qu’à le dire, Daniel, et ce sera fini. »

Quand elle nous eut tous servis, elle sa retira près de la fenêtre, pour s’occuper activement de réparer des chemises et d’autres hardes appartenant à M. Peggotty, qu’elle pliait ensuite avec soin pour les emballer dans un vieux sac de toile cirée, comme ceux que portent les matelots. Pendant ce temps, elle continuait à parler toujours aussi doucement.

« En tout temps et en toutes saisons, vous savez, Daniel, disait mistress Gummidge, je serai toujours ici, et tout restera comme vous le désirez. Je ne suis pas bien savante, mais je vous écrirai de temps en temps quand vous serez parti, et j’enverrai mes lettres à M. David. Peut-être que vous m’écrirez aussi quelquefois, Daniel, pour me dire comment vous vous trouvez à voyager tout seul dans vos tristes recherches.

— J’ai peur que vous ne vous trouviez bien isolée, dit M. Poggotty.

— Non, non, Daniel, répliqua-t-elle ; il n’y a pas de danger, ne vous inquiétez pas de moi, j’aurai bien assez à faire de tenir les êtres en ordres (mistress Gummidge voulait parler de la maison) pour votre retour, de tenir les êtres en ordre pour ceux qui pourraient revenir, Daniel. Quand il fera beau, je m’assoirai à la porte comme j’en avais l’habitude. Si quelqu’un venait, il pourrait voir de loin la vieille veuve, la fidèle gardienne du logis. »

Quel changement chez mistress Gummidge, et en si peu de temps ! C’était une autre personne. Elle était si dévouée, elle comprenait si vite ce qu’il était bon de dire et ce qu’il valait mieux taire, elle pensait si peu à elle-même et elle était si occupée du chagrin de ceux qui l’entouraient, que je la regardais faire avec une sorte de vénération. Que d’ouvrage elle eu ce jour-là ! Il y avait sur la plage une quantité d’objets qu’il fallait renfermer sous le hangar, comme des voiles, des filets, des rames, des cordages, des vergues, des pots pour les homards, des sacs de sable pour le lest et bien d’autres choses, et quoique le secours ne manquât pas et qu’il n’y eût pas sur la plage une paire de mains qui ne fut disposée à travailler de toutes ses forces pour M. Peggotty, trop heureuse de se faire plaisir en lui rendant service, elle persista, pendant toute la journée, à traîner des fardeaux infiniment au-dessus de ses forces, et à courir de çà et de là pour faire une foule de choses inutiles. Point de ses lamentations ordinaires sur ses malheurs qu’elle semblait avoir complètement oubliés. Elle affecta tout le jour une sérénité tranquille, malgré sa vive et bonne sympathie, et ce n’était pas ce qu’il y avait de moins étonnant dans le changement qui s’était opéré en elle. De mauvaise humeur, il n’en était pas question. Je ne remarquai même pas que sa voix tremblât une fois, ou qu’une larme tombât de ses yeux pendant tout le jour ; seulement, le soir, a la tombée de la nuit, quand elle resta seule avec M. Peggotty, et qu’il s’était endormi définitivement, elle fondit en larmes et elle essaya en vain de réprimer ses sanglots. Alors, me menant près de la porte :

« Que Dieu vous bénisse, M. David ! me dit-elle, et soyez toujours un ami pour lui, le pauvre cher homme ! »

Puis elle courut hors de la maison pour se laver les yeux, avant d’aller se rasseoir près de lui, pour qu’il la trouvât tranquillement à l’ouvrage en se réveillant. En un mot, lorsque je les quittai, le soir, elle était l’appui et le soutien de M. Peggotty dans son affliction, et je ne pouvais me lasser de méditer sur la leçon que mistress Gummidge m’avait donnée et sur le nouveau côté du cœur humain qu’elle venait de me faire voir.

Il était environ neuf heures et demie, lorsqu’en me promenant tristement par la ville, je m’arrêtai à la porte de M. Omer. Sa fille me dit que son père avait été si affligé de ce qui était arrivé, qu’il en avait été tout le jour morne et abattu, et qu’il s’était même couché sans fumer sa pipe.

« C’est une fille perfide, un mauvais cœur, dit mistress Joram ; elle n’a jamais valu rien de bon, non, jamais !

— Ne dites pas cela, répliquai-je, vous ne le pensez pas.

— Si, je le pense dit mistress Joram avec colère.

— Non, non, » lui dis-je.

Mistress Joram hocha la tête en essayant de prendre un air dur et sévère, mais elle ne put triompher de son émotion et se mit à pleurer. J’étais jeune, il est vrai, mais cette sympathie me donna très-bonne opinion d’elle, et il me sembla qu’en sa qualité de femme et de mère irréprochable, cela lui allait très-bien.

« Que deviendra-t-elle ? disait Minnie en sanglotant. Ou ira-t-elle ? que deviendra-t-elle ? Oh ! comment a-t-elle pu être si cruelle envers elle-même et envers lui ? »

Je me rappelais le temps où Minnie était une jeune et jolie fille, et j’étais bien aise de voir qu’elle s’en souvenait aussi avec tant d’émotion.

« Ma petite Minnie vient seulement de s’endormir, dit mistress Joram. Même en dormant, elle appelle Émilie. Toute la journée, ma petite Minnie l’a demandée en pleurant, et elle voulait toujours savoir si Émilie était méchante. Que voulez-vous que je lui dise, quand le dernier soir qu’Émilie a passé ici, elle a détaché un ruban de son cou et qu’elle a mis sa tête sur l’oreiller, à côté de la petite, jusqu’à ce qu’elle dormît profondément. Le ruban est à l’heure qu’il est autour du cou de ma petite Minnie. Peut-être cela ne devrait-il pas être, mais que voulez-vous que je fasse ? Émilie est bien mauvaise, mais elles s’aimaient tant ! Et puis, cette enfant n’a pas de connaissance. »

Mistress Joram était si triste que son mari sortit de sa chambre pour venir la consoler. Je les laissai ensemble, et je repris le chemin de la maison de Peggotty, plus mélancolique, s’il était possible, que je ne l’avais encore été.

Cette bonne créature (je veux parler de Peggotty), sans songer à sa fatigue, à ses inquiétudes récentes à tant de nuits sans sommeil, était restée chez son frère pour ne plus le quitter qu’au moment du départ. Il n’y avait dans la maison avec moi qu’une vieille femme, chargée du soin du ménage depuis quelques semaines, lorsque Peggotty ne pouvait pas s’en occuper. Comme je n’avais aucun besoin de ses services, je l’envoyai se coucher à sa grande satisfaction, et je m’assis devant le feu de la cuisine pour réfléchir un peu à tout ce qui venait de se passer.

Je confondais les derniers événements avec la mort de M. Barkis, et je voyais la mer qui se retirait dans le lointain ; je me rappelais le regard étrange que Cham avait jeté sur l’horizon, quand je fus tiré de mes rêveries par un coup frappé dehors. Il y avait un marteau à la porte, mais ce n’était pas un coup de marteau : c’était une main qui avait frappé, tout en bas, comme si c’était un enfant qui voulût se faire ouvrir.

Je mis plus d’empressement à courir à la porte que si c’était le coup de marteau d’un valet de pied chez un personnage de distinction ; j’ouvris, et je ne vis d’abord, à mon grand étonnement, qu’un immense parapluie qui semblait marcher tout seul. Mais je découvris bientôt sous son ombre miss Mowcher.

Je n’aurais pas été disposé à recevoir avec beaucoup de bienveillance cette petite créature, si, au moment où elle détourna son parapluie qu’elle ne pouvait venir à bout de fermer malgré les plus grands efforts, j’avais retrouvé sur sa figure cette expression folichonne qui m’avait fait une si grande impression lors de notre première et dernière entrevue. Mais, lorsqu’elle tourna son visage vers le mien, elle avait un air si pénétré, et quand je la débarrassai de son parapluie (dont le volume eût été incommode, même pour le Géant irlandais), elle tendit ses petites mains avec une expression de douleur si vive, que je me sentis quelque sympathie pour elle.

« Miss Mowcher ! lui dis-je après avoir regardé à droite et à gauche de la la rue déserte sans savoir ce que j’y cherchais, comment vous trouvez-vous ici ? Qu’est-ce que vous avez ? »

Elle me, fit signe avec son petit bras de fermer son parapluie, et passant précipitamment à coté de moi, elle entra dans la cuisine. Je fermai la porte ; je la suivis, le parapluie à la main, et je la trouvai assise sur un coin du garde-cendres, tout prés des chenets et des deux barres de fer destinées à recevoir les assiettes, à l’ombre du coquemard, se balançant en avant et en arrière, et pressant ses genoux avec ses mains comme quelqu’un qui souffre.

Un peu inquiet de recevoir cette visite inopportune, et de me trouver seul spectateur de ces étranges gesticulations, je m’écriai de nouveau : « Miss Mowcher, qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous malade ?

— Mon cher enfant, répliqua miss Mowcher en pressant ses deux mains sur son cœur, je suis malade là, très-malade ; quand je pense à ce qui est arrivé, et que j’aurais pu le savoir, l’empêcher peut-être, si je n’avais pas été folle et étourdie comme je le suis ! »

Et son grand chapeau, si mal approprié à sa taille de naine, se balançait en avant et en arrière, suivant les mouvements de son petit corps, faisant danser à l’unisson derrière elle, sur la muraille, l’ombre d’un chapeau de géant.

« Je suis étonné, commençai-je à dire, de vous voir si sérieusement troublée… » Mais elle m’interrompit.

« Oui, dit-elle, c’est toujours comme ça. Tous les jeunes gens inconsidérés qui ont eu le bonheur d’arriver à leur pleine croissance, ça s’étonne toujours de trouver quelques sentiments chez une petite créature comme moi. Je ne suis pour eux qu’un jouet dont ils s’amusent, pour le jeter de côté quand ils en sont las ; ça s’imagine que je n’ai pas plus de sensibilité qu’un cheval de bois ou un soldat de plomb. Oui, oui, c’est comme ça, et ce n’est pas d’aujourd’hui.

— Je ne peux parler que pour moi, lui dis-je, mais je vous assure que je ne suis pas comme cela. Peut-être n’aurais-je pas dû me montrer étonné de vous voir dans cet état, puisque je vous connais à peine. Excusez-moi ; je vous ai dit cela sans intention.

— Que voulez-vous que je fasse ? répliqua la petite femme en se tenant debout et en levant les bras pour se faire voir. Voyez : mon père était tout comme moi, mon frère est de même, ma sœur aussi. Je travaille pour mon frère et ma sœur depuis bien des années… sans relâche, monsieur Copperfield, tout le jour. Il faut vivre. Je ne fais de mal à personne. S’il y a des gens assez cruels pour me tourner légèrement en plaisanterie, que voulez-vous que je fasse ? Il faut bien que je fasse comme eux ; et voilà comme j’en suis venue à me moquer de moi-même, de mes rieurs et de toutes choses. Je vous le demande, à qui la faute ? Ce n’est pas la mienne, toujours ! »

Non, non, je voyais bien que ce n’était pas la faute de miss Mowcher.

« Si j’avais laissé voir à votre perfide ami que, pour être naine, je n’en avais pas moins un cœur comme une autre, continua-t-elle en secouant la tête d’un air de reproche, croyez-vous qu’il m’eût jamais montré le moindre intérêt ? Si la petite Mowcher (qui ne s’est pourtant pas faite elle-même, monsieur) s’était adressée à lui ou à quelqu’un de ses semblables au nom de ses malheurs, croyez-vous que l’on eût seulement écouté sa petite voix ? La petite Mowcher n’en avait pas moins besoin de vivre, quand elle eût été la plus sotte et la plus grognon des naines, mais elle n’y eût pas réussi, oh ! non. Elle se serait essoufflée à demander une tartine de pain et de beurre, qu’on l’aurait bien laissée là mourir de faim, car enfin elle ne peut pourtant pas se nourrir de l’air du temps ! »

Miss Mowcher s’assit de nouveau sur le garde-cendres, tira son mouchoir et s’essuya les yeux.

« Allez ! vous devez plutôt me féliciter, si vous avez le cœur bon, comme je le crois, dit-elle, d’avoir eu le courage, dans ce que je suis, de supporter tout cela gaiement. Je me félicite moi-même, en tout cas de pouvoir faire mon petit bonhomme de chemin dans le monde sans rien devoir à personne, sans avoir à rendre autre chose pour le pain qu’on me jette en passant, par sottise ou par vanité, que quelques folies en échange. Si je ne passe pas ma vie à me lamenter de tout ce qui me manque, c’est tant mieux pour moi, et cela ne fait de tort à personne. S’il faut que je serve de jouet à vous autres géants, au moins traitez votre jouet doucement. »

Miss Mowcher remit son mouchoir dans sa poche, et poursuivit en me regardant fixement :

« Je vous ai vu dans la rue tout à l’heure. Vous comprenez qu’il m’est impossible de marcher aussi vite que vous : j’ai les jambes trop petites et l’haleine trop courte, et je n’ai pas pu vous rejoindre ; mais je devinais où vous alliez et je vous ai suivi. Je suis déjà venue ici aujourd’hui, mais la bonne femme n’était pas chez elle.

— Est-ce que vous la connaissez ? demandai-je.

— J’ai entendu parler d’elle, répliqua-t-elle, chez Omer et Joram. J’étais chez eux ce matin à sept heures. Vous souvenez-vous de ce que Steerforth me dit de cette malheureuse fille le jour où je vous ai vus tous les deux à l’hôtel ? »

Le grand chapeau sur la tête de miss Mowcher, et le chapeau plus grand encore qui se dessinait sur la muraille, recommencèrent à se dandiner quand elle me fit cette question.

Je lui répondis que je me rappelais très-bien ce qu’elle voulait dire, et que j’y avais pensé plusieurs fois dans la journée.

« Que le père du mensonge le confonde ! dit la petite personne en élevant le doigt entre ses yeux étincelants et moi, et qu’il confonde dix fois plus encore ce misérable domestique ! Mais je croyais que c’était vous qui aviez pour elle une passion de vieille date.

— Moi ? répétai-je.

— Enfant que vous êtes I ! Au nom de la mauvaise fortune la plus aveugle, s’écria miss Mowcher, en se tordant les mains avec impatience et en s’agitant de long en large sur le garde-cendres, pourquoi aussi faisiez-vous tant son éloge, en rougissant et d’un air si troublé ? »

Je ne pouvais me dissimuler qu’elle disait vrai, quoiqu’elle eût mal interprété mon émotion.

« Comment pouvais-je le savoir ? dit miss Mowcher en tirant de nouveau son mouchoir et en frappant du pied chaque fois qu’elle s’essuyait les yeux des deux mains. Je voyais bien qu’il vous tourmentait et vous cajolait tour à tour ; et, pendant ce temps-là, vous étiez comme de la cire molle entre ses mains ; je le voyais bien aussi. Il n’y avait pas une minute que j’avais quitté la chambre quand son domestique me dit que le jeune innocent (c’est ainsi qu’il vous appelait, et vous, vous pouvez bien l’appeler le vieux coquin tant que vous voudrez, sans lui faire tort) avait jeté son dévolu sur elle, et qu’elle avait aussi la tête perdue d’amour pour vous ; mais que son maître était décidé à ce que cela n’eût pas de mauvaises suites, plus par affection pour vous que par pitié pour elle, et que c’était dans ce but qu’ils étaient à Yarmouth. Comment ne pas le croire ? J’avais vu Steerforth vous câliner et vous flatter en faisant l’éloge de cette jeune fille. C’était vous qui aviez parlé d’elle le premier. Vous aviez avoué qu’il y avait longtemps que vous l’aviez appréciée. Vous aviez chaud et froid, vous rougissiez et vous pâlissiez quand je vous parlais d’elle. Que vouliez-vous que je pusse croire, si ce n’est que vous étiez un petit libertin en herbe, à qui il ne manquait plus que l’expérience, et qu’avec les mains dans lesquelles vous étiez tombé, l’expérience ne vous manquerait pas longtemps, s’ils ne se chargeaient pas de vous diriger pour votre bien, puisque telle était leur fantaisie ? Oh ! oh ! oh ! c’est qu’ils avaient peur que je ne découvrisse la vérité, s’écria miss Mowcher en descendant du garde-feu pour trotter en long et en large dans la cuisine, en levant au ciel ses deux petits bras d’un air de désespoir ; ils savaient que je suis assez fine, car j’en ai bien besoin pour me tirer d’affaire dans le monde, et ils se sont réunis pour me tromper : ils m’ont fait remettre à cette malheureuse fille une lettre, l’origine je le crains bien, de ses accointances avec Littimer qui était resté ici tout exprès pour elle. »

Je restai confondu à la révélation de tant de perfidie et je regardai miss Mowcher qui se promenait toujours dans la cuisine ; quand elle fut hors d’haleine, elle se rassit sur le garde-feu et, s’essuyant le visage avec son mouchoir, elle secoua la tête sans faire d’autre mouvement et sans rompre le silence.

« Mes tournées de province m’ont amenée avant-hier soir à Norwich, monsieur Copperfield, ajouta-t-elle enfin. Ce que j’ai su là par hasard du secret qui avait enveloppé leur arrivée et leur départ, car je fus bien étonnée d’apprendre que vous n’étiez pas de la partie m’a fait soupçonner quelque chose. J’ai pris hier au soir la diligence de Londres au moment où elle traversait Norwich, et je suis arrivée ici ce matin, trop tard, hélas ! trop tard ! »

La pauvre petite Mowcher avait un tel frisson, à force de pleurer et de se désespérer, qu’elle se retourna sur le garde-feu pour réchauffer ses pauvres petits pieds mouillés au milieu des cendres, et resta là comme une grande poupée, les yeux tournés vers l’âtre. J’étais assis sur une chaise de l’autre côté de la cheminée, plongé dans mes tristes réflexions et regardant tantôt le feu, tantôt mon étrange compagne.

« Il faut que je m’en aille, dit-elle enfin en se levant. Il est tard ; vous ne vous méfiez pas de moi, n’est-ce pas ? »

En rencontrant son regard perçant, plus perçant que jamais, quand elle me fit cette question, je ne pus répondre à ce brusque appel un « non » bien franc.

« Allons, dit-elle, en acceptant la main que je lui offrais pour l’aider à passer par-dessus le garde-cendres et en me regardant d’un air suppliant, vous savez bien que vous ne vous méfieriez pas de moi, si j’étais une femme de taille ordinaire. »

Je sentis qu’il y avait beaucoup de vérité là dedans, et j’étais un peu honteux de moi-même.

« Vous êtes jeune, dit-elle. Écoutez un mot d’avis, même d’une petite créature de trois pieds de haut. Tâchez, mon bon ami, de ne pas confondre les infirmités physiques avec les infirmités morales, à moins que vous n’ayez quelque bonne raison pour cela. »

Quand elle fut délivrée du garde-cendres, et moi de mes soupçons, je lui dis que je ne doutais pas qu’elle ne m’eût fidèlement expliqué ses sentiments, et que nous n’eussions été, l’un et l’autre, deux instruments aveugles dans des mains perfides. Elle me remercia en ajoutant que j’étais un bon garçon.

« Maintenant, faites attention ! dit-elle en se retournant, au moment d’arriver à la porte, et en me regardant, le doigt levé, d’un air malin. J’ai quelques raisons de supposer, d’après ce que j’ai entendu dire (car j’ai toujours l’oreille au guet, il faut bien que j’use des facultés que je possède) qu’ils sont partis pour le continent. Mais s’ils reviennent jamais, si l’un d’eux seulement revient de mon vivant, j’ai plus de chances qu’un autre, moi qui suis toujours par voie et par chemins, d’en être informée. Tout ce que je saurai, vous le saurez ; si je puis jamais être utile, n’importe comment, à cette pauvre fille qu’ils viennent de séduire, je m’y emploierai fidèlement, s’il plaît à Dieu ! Et quant à Littimer mieux vaudrait pour lui avoir un dogue à ses trousses que la petite Mowcher ! »

Je ne pus m’empêcher d’ajouter foi intérieurement à cette promesse, quand je vis le regard qui l’accompagnait.

« Je ne vous demande que d’avoir en moi la confiance que vous auriez en une femme d’une taille ordinaire, ni plus ni moins, dit la petite créature en prenant ma main d’un air suppliant. Si vous me revoyez jamais différente en apparence de ce que je suis maintenant avec vous ; si je reprends l’humeur folâtre que vous m’avez vue la première fois, faites attention à la compagnie avec laquelle je me trouve. Rappelez-vous que je suis une pauvre petite créature sans secours et sans défense. Figurez-vous miss Mowcher rentrée chez elle le soir, avec son frère tout comme elle, et sa sœur, comme elle aussi, quand elle a fini sa journée ; peut-être alors serez-vous plus indulgent pour moi, et ne vous étonnerez-vous plus de mon chagrin et de mon trouble. Bonsoir ! »

Je touchai la main de miss Mowcher avec des sentiments d’estime bien différents de ceux qu’elle m’avait inspirés jusqu’alors, et je lui tins la porte pour la laisser sortir. Ce n’était pas une petite affaire que d’ouvrir le grand parapluie et de le placer en équilibre dans sa main ; j’y réussis pourtant, et je le vis descendre la rue à travers la pluie sans que rien indiquât qu’il y eût personne dessous, excepté quand une gouttière trop pleine se déchargeait sur lui au passage et le faisait pencher de côté, car alors ou découvrait miss Mowcher en péril qui faisait de violents efforts pour le redresser.

Après avoir fait une ou deux sorties pour aller à sa rescousse, mais sans grands résultats, car, quelques pas plus loin, le parapluie recommençait toujours à sautiller devant moi comme un gros oiseau avant que je pusse le rejoindre, je rentrai me coucher, et je dormis jusqu’au matin.

M. Peggotty et ma vieille bonne vinrent me trouver de bonne heure, et nous nous rendîmes au bureau de la diligence, où mistress Gummidge nous attendait avec Ham pour nous dire adieu.

« Monsieur David, me dit Ham tout bas, en me prenant à part, pendant que Peggotty arrimait son sac au milieu du bagage : sa vie est complètement brisée, il ne sait pas où il va, il ne sait pas ce qui l’attend, il commence un voyage qui va le mener de çà et de là, jusqu’à la fin de sa vie, vous pouvez compter là-dessus, s’il ne trouve pas ce qu’il cherche. Je sais que vous serez un ami pour lui, monsieur David !

— Vous pouvez en être assuré, lui dis-je en pressant affectueusement sa main.

— Merci, monsieur, merci bien. Encore un mot. Je gagne bien ma vie, vous savez, monsieur David, et je ne saurais maintenant à quoi dépenser ce que je gagne, je n’ai plus besoin que de quoi vivre. Si vous pouviez le dépenser pour lui, monsieur, je travaillerais de meilleur cœur. Quoique, quant à ça, monsieur, continua-t-il d’un ton ferme et doux, soyez bien sûr que je n’en travaillerai pas moins comme un homme, et que je m’en acquitterai de mon mieux. »

Je lui dis que j’en étais bien convaincu, et je ne lui cachai même pas mon espérance qu’un temps viendrait où il renoncerait à la vie solitaire à laquelle, en ce moment, il pouvait se croire naturellement condamné pour toujours.

« Non, monsieur, dit-il en secouant la tête : tout cela est passé pour moi. Jamais personne ne remplira la place qui est vide. Mais n’oubliez pas qu’il y aura toujours ici de l’argent de côté, monsieur. »

Je lui promis de m’en souvenir, tout en lui rappelant que M. Peggotty avait déjà un revenu modeste, il est vrai, mais assuré, grâce au legs de son beau-frère. Nous prîmes alors congé l’un de l’autre. Je ne peux pas le quitter, même ici, sans me rappeler son courage simple et touchant dans un si grand chagrin.

Quant à mistress Gummidge, s’il me fallait décrire toutes les courses qu’elle fit le long de la rue à côté de la diligence, sans voir autre chose, à travers les larmes qu’elle essayait de contenir, que M. Peggotty assis sur l’impériale, ce qui faisait qu’elle se heurtait contre tous les gens qui marchaient dans une direction opposée, je serais obligé de me lancer dans une entreprise bien difficile. J’aime donc mieux la laisser assise sur les marches de la porte d’un boulanger, essoufflés et hors d’haleine, avec un chapeau qui n’avait plus du tout de forme, et l’un de ses souliers qui l’attendait sur le trottoir à une distance considérable.

En arrivant au terme de notre voyage, notre première occupation fut de chercher pour Peggotty un petit logement où son frère pût avoir un lit ; nous eûmes le bonheur d’en trouver un, très-propre et peu dispendieux, au-dessus d’une boutique de marchand de chandelles, et séparé par deux rues seulement de mon appartement. Quand nous eûmes retenu ce domicile, j’achetai de la viande froide chez un restaurateur et j’emmenai mes compagnons de voyage prendre le thé chez moi, au risque, je regrette de le dire, de ne pas obtenir l’approbation de mistress Crupp, bien au contraire. Cependant, je dois mentionner ici, pour bien faire connaître les qualités contradictoires de cette estimable dame, qu’elle fut très-choquée de voir Peggotty retrousser sa robe de veuve, dix minutes après son arrivée chez moi, pour se mettre à épousseter ma chambre à coucher. Mistress Crupp regardait cette usurpation de sa charge comme une liberté, et elle ne permettait jamais, dit-elle, qu’on prît des libertés avec elle.

M. Peggotty m’avait communiqué en route un projet auquel je m’attendais bien. Il avait l’intention de voir d’abord mistress Steerforth. Comme je me sentais obligé de l’aider dans cette entreprise, et de servir de médiateur entre eux, dans le but de ménager le plus possible la sensibilité de la mère, je lui écrivis le soir même. Je lui expliquai le plus doucement que je pus le mal qu’on avait fait à M. Peggotty, le droit que j’avais pour ma part de me plaindre de ce malheureux événement. Je lui disais que c’était un homme d’une classe inférieure, mais du caractère le plus doux et le plus élevé, et que j’osais espérer qu’elle ne refuserait pas de le voir dans le malheur qui l’accablait. Je lui demandais de nous recevoir à deux heures de l’après-midi, et j’envoyai moi-même la lettre par la première diligence du matin.

À l’heure dite, nous étions devant la porte… la porte de cette maison où j’avais été si heureux quelques jours auparavant, où j’avais donné si librement toute ma confiance et tout mon cœur, cette porte qui m’était désormais fermée maintenant, et que je ne regardais plus que comme une ruine désolée.

Point de Littimer. C’était la jeune fille qui l’avait remplacé à ma grande satisfaction, lors de notre dernière visite, qui vint nous répondre et qui nous conduisit au salon. Mistress Steerforth s’y trouvait. Rosa Dartle, au moment où nous entrâmes, quitta le siège qu’elle occupait dans un autre coin de la chambre, et vint se placer debout derrière le fauteuil de mistress Steerforth.

Je vis à l’instant sur le visage de la mère qu’elle avait appris de lui-même ce qu’il avait fait. Elle était très-pâle, et ses traits portaient la trace d’une émotion trop profonde pour être seulement attribuée à ma lettre, surtout avec les doutes que lui eût laissés sa tendresse. Je lui trouvai en ce moment plus de ressemblance que jamais avec son fils, et je vis, plutôt avec mon cœur qu’avec mes yeux, que mon compagnon n’en était pas frappé moins que moi.

Elle se tenait droite sur son fauteuil, d’un air majestueux, imperturbable, impassible, qu’il semblait que rien au monde ne fût capable de troubler. Elle regarda fièrement M. Peggotty quand il vint se placer devant eIle, et lui ne la regardait pas d’un œil moins assuré. Les yeux pénétrants de Rosa Dartle nous embrassaient tous. Pendant un moment le silence fut complet.

Elle fit signe à M. Peggotty de s’asseoir.

« Il ne me semblerait pas naturel, madame, dit-il à voix basse, de m’asseoir dans cette maison ; j’aime mieux me tenir debout. » Nouveau silence, qu’elle rompit encore en disant :

« Je sais ce qui vous amène ici ; je le regrette profondément. Que voulez-vous de moi ? que me demandez-vous de faire ? »

Il mit son chapeau sous son bras, et cherchant dans son sein la lettre de sa nièce, la tira, la déplia et la lui donna.

«  Lisez ceci, s’il vous plaît, madame. C’est de la main de ma nièce ! »

Elle lut, du même air impassible et grave ; je ne pus saisir sur ses traits aucune trace d’émotion, puis elle rendit la lettre.

« À moins qu’il ne me ramène après avoir fait de moi une dame, » dit M. Peggotty, en suivant les mots du doigt : Je viens savoir, madame, s’il tiendra sa promesse ?

— Non, répliqua-t-elle.

— Pourquoi non ? dit M. Peggotty.

— C’est impossible. Il se déshonorerait. Vous ne pouvez pas ignorer qu’elle est trop au-dessous de lui.

— Élevez-la jusqu’à vous ! dit M. Peggotty.

— Elle est ignorante et sans éducation.

— Peut-être oui, peut-être non, dit M. Peggotty. Je ne le crois pas, madame, mais je ne suis pas juge de ces choses-là. Enseignez-lui ce qu’elle ne sait pas !

— Puisque vous m’obligez à parler plus catégoriquement ; ce que je ne fais qu’avec beaucoup de regret, sa famille est trop humble pour qu’une chose pareille soit possible, quand même il n’y aurait pas d’autres obstacles.

— Écoutez-moi, madame, dit-il lentement et avec calme : Vous savez ce que c’est que d’aimer son enfant ; moi aussi. Elle serait cent fois mon enfant que je ne pourrais pas l’aimer davantage. Mais vous ne savez pas ce que c’est que de perdre son enfant ; moi je le sais. Toutes les richesses du monde, si elles étaient à moi, ne me coûteraient rien pour la racheter. Arrachez-la à ce déshonneur, et je vous donne ma parole que vous n’aurez pas à craindre l’opprobre de notre alliance. Pas un de ceux qui l’ont élevée, pas un de ceux qui ont vécu avec elle, et qui l’ont regardée comme leur trésor depuis tant d’années, ne verra plus jamais son joli visage. Nous renoncerons elle était à elle, nous nous contenterons d’y penser, comme si bien loin, sous un autre ciel ; nous nous contenterons de la confier à son mari, à ses petits enfants, peut-être, et d’attendre, pour la revoir, le temps où nous serons tous égaux devant Dieu ! »

La simple éloquence de son discours ne fut pas absolument sans effet. Mistress Steerforth conserva ses manières hautaines, mais son ton s’adoucit un peu en lui répondant :

« Je ne justifie rien. Je n’accuse personne, mais je suis fâchée d’être obligée de répéter que c’est impraticable. Un mariage pareil détruirait sans retour tout l’avenir de mon fils. Cela ne se peut pas, et cela ne se fera pas : rien n’est plus certain. Si y a quelque autre compensation…

— Je regarde un visage qui me rappelle par sa ressemblance celui que j’ai vu en face de moi, interrompit M. Peggotty. avec un regard ferme mais étincelant, dans ma maison, au coin de mon feu, dans mon bateau, partout, avec un sourire amical, au moment où il méditait une trahison si noire, que j’en deviens à moitié fou quand j’y pense. Si le visage qui ressemble à celui-là ne devient pas rouge comme le feu à l’idée de m’offrir de l’argent pour me payer la perte et la ruine de mon enfant, il ne vaut pas mieux que l’autre ; peut-être vaut-il moins encore, puisque c’est celui d’une dame. »

Elle changea alors en un instant : elle rougit de colère, et dit avec hauteur, en serrant les bras de son fauteuil :

« Et vous, quelle compensation pouvez-vous m’offrir pour l’abîme que vous avez ouvert entre mon fils et moi ? Qu’est-ce que votre affection en comparaison de la mienne ? Qu’est-ce que votre séparation au prix de la nôtre ? »

Miss Dartle la toucha doucement et pencha la tête pour lui parler tout bas, mais elle ne voulut pas l’écouter.

« Non, Rosa, pas un mot ! Que cet homme m’entende jusqu’au bout ! Mon fils, qui a été le but unique de ma vie, à qui toutes mes pensées ont été consacrées, à qui je n’ai pas refusé un désir depuis son enfance, avec lequel j’ai vécu d’une seule existence depuis sa naissance, s’amouracher en un instant d’une misérable fille, et m’abandonner ! Me récompenser de ma confiance par une déception systématique pour l’amour d’elle, et me quitter pour elle ! Sacrifier à cette odieuse fantaisie les droits de sa mère à son respect, son affection, son obéissance, sa gratitude, des droits que chaque jour et chaque heure de sa vie avaient dû lui rendre sacrés ! N’est-ce pas là aussi un tort irréparable ? »

Rosa Dartle essaya de nouveau de la calmer, mais ce fut en vain.

« Je vous le répète, Rosa, pas un mot ! S’il est capable de risquer tout sur un coup de dé pour le caprice le plus frivole, je puis le faire aussi pour un motif plus digne de moi. Qu’il aille où il voudra avec les ressources que mon amour lui a fournies ! Croit-il me réduire par une longue absence ? Il connaît bien peu sa mère s’il compte là-dessus. Qu’il renonce à l’instant à cette fantaisie, et il sera le bienvenu. S’il s’y renonce pas à l’instant, il ne m’approchera jamais, vivante ou mourante, tant que je pourrai lever la main pour m’y opposer, jusqu’à ce que, débarrassé d’elle pour toujours, il vienne humblement implorer mon pardon. Voilà mon droit ! Voilà la séparation qu’il a mise entre nous ! Et n’est-ce pas là un tort irréparable ? » dit-elle en regardant son visiteur du même air hautain qu’elle avait pris tout d’abord.

En entendant, en voyant la mère, pendant qu’elle prononçait ces paroles, il me semblait voir et entendre son fils y répondre par un défi. Je retrouvais en elle tout ce que j’avais vu en lui d’obstination et d’entêtement. Tout ce que je savais par moi-même de l’énergie mal dirigée de Steerforth me faisait mieux comprendre le caractère de sa mère ; je voyais clairement que leur âme, dans sa violence sauvage, était à l’unisson.

Elle me dit alors tout haut, en reprenant la froideur de ses manières, qu’il était inutile d’en entendre ou d’en dire davantage, et qu’elle désirait mettre un terme à cette entrevue. Elle se levait d’un air de dignité pour quitter la chambre, quand M. Peggotty déclara que c’était inutile.

« Ne craignez pas que je sois pour vous un embarras, madame : je n’ai plus rien à vous dire, reprit-il en faisant un pas vers la porte. Je suis veau ici sans espérance et je n’emporte aucun espoir. J’ai fait ce que je croyais devoir faire, mais je n’attendais rien de ma visite. Cette maison maudite a fait trop de mal à moi et aux miens pour que je pusse raisonnablement en espérer quelque chose. »

Là-dessus nous partîmes, en la laissant debout à côté de son fauteuil, comme si elle posait pour un portrait de noble attitude avec un beau visage.

Nous avions à traverser, pour sortir, une galerie vitrée qui servait de vestibule ; une vigne en treille la couvrait tout entière de ses feuilles ; il faisait beau et les portes qui donnaient dans le jardin étaient ouvertes. Rosa Dartle entra par là, sans bruit, au moment où nous passions, et s’adressant à moi :

« Vous avez eu une belle idée, dit-elle, d’amener cet homme ! »

Je n’aurais pas cru qu’on pût concentrer, même sur ce visage, une expression de rage et de mépris comme celle qui obscurcissait ses traits et qui jaillissait de ses yeux noirs. La cicatrice du marteau était, comme toujours dans de pareils accès de colère, fortement accusée. Le tremblement nerveux que j’y avais déjà remarqué l’agitait encore, et elle y porta la main pour le contenir, en voyant que je la regardais.

« Vous avez bien choisi votre homme pour l’amener ici et lui servir de champion, n’est-ce pas ? Quel ami fidèle !

— Miss Dartle, répliquai-je, vous n’êtes certainement pas assez injuste pour que ce soit moi que vous condamniez en ce moment ?

— Pourquoi venez-vous jeter la division entre ces deux créatures insensées, répliqua-t-elle ; ne voyez-vous pas qu’ils sont fous tous les deux d’entêtement et d’orgueil ?

— Est-ce ma faute ? repartis-je.

— C’est votre faute ! répliqua-t-elle. Pourquoi amenez-vous cet homme ici ?

— C’est un homme auquel on a fait bien du mal, miss Dartle, répondis-je ; vous ne le savez peut-être pas.

— Je sais que James Steerforth, dit-elle en pressant la main sur son sein comme pour empêcher d’éclater l’orage qui y régnait, a un cœur perfide et corrompu ; je sais que c’est un traître. Mais qu’ai-je besoin de m’inquiéter de savoir ce qui regarde cet homme et sa misérable nièce ?

— Miss Dartle, répliquai-je, vous envenimez la plaie : elle n’est déjà que trop profonde. Je vous répète seulement, en vous quittant, que vous lui faites grand tort.

— Je ne lui fais aucun tort, répliqua-t-elle : ce sont autant de misérables sans honneur, et, pour elle je voudrais qu’on lui donnât le fouet. »

M. Peggotty passa sans dire un mot et sortit.

« Oh ! c’est honteux miss Dartle, c’est honteux, lui dis-je avec indignation. Comment pouvez-vous avoir le cœur de fouler aux pieds un homme accablé par une affliction si peu méritée ?

— Je voudrais les fouler tous aux pieds, répliqua-t-elle. Je voudrais voir sa maison détruite de fond en comble ; je voudrais qu’on marquât la nièce au visage avec un fer rouge, qu’on la couvrît de haillons, et qu’on la jetât dans la rue pour y mourir de faim. Si j’avais le pouvoir de la juger, voilà ce que je lui ferais faire : non, non voilà ce que je lui ferais moi-même ! Je la déteste ! Si je pouvais lui reprocher en face sa situation infâme, j’irais au bout du monde pour cela. Si je pouvais la poursuivre jusqu’au tombeau, je le ferais. S’il y avait à l’heure de sa mort un mot qui pût la consoler, et qu’il n’y eût que moi qui le sût, je mourrais plutôt que de le lui dire. »

Toute la véhémence de ces paroles ne peut donner qu’une idée très-imparfaite de la passion qui la possédait tout entière et qui éclatait dans toute sa personne, quoiqu’elle eût baissé la voix au lieu de l’élever. Nulle description ne pourrait rendre le souvenir que j’ai conservé d’elle dans cette ivresse de fureur. J’ai vu la colère sous bien des formes, je ne l’ai jamais vue sous celle-là.

Quand je rejoignis M. Peggotty, il descendait la colline lentement et d’un air pensif. Il me dit, dès que je l’eus atteint, qu’ayant maintenant le cœur net de ce qu’il avait voulu faire à Londres, il avait l’intention de partir le soir même pour ses voyages. Je lui demandai où il comptait aller ? Il me répondit seulement

« Je vais chercher ma nièce, monsieur. »

Nous arrivâmes au petit logement au-dessus du magasin de chandelles, et là je trouvai l’occasion de répéter à Peggotty ce qu’il m’avait dit. Elle m’apprit à son tour qu’il lui avait tenu le même langage, le matin. Elle ne savait pas plus que moi où il allait, mais elle pensait qu’il avait quelque projet en tête. Je ne voulus pas le quitter en pareille circonstance, et nous dînâmes tous les trois avec un pâté de filet de bœuf, l’un des plats merveilleux qui faisaient honneur au talent de Peggotty, et dont le parfum incomparable était encore relevé, je me le rappelle à merveille, par une odeur composée de thé, de café, de beurre, de lard, de fromage, de pain frais, de bois à brûler, de chandelles et de sauce aux champignons qui montait sans cesse de la boutique. Après le dîner, nous nous assîmes pendant une heure à peu près, à côté de la fenêtre, sans dire grand’chose ; puis M. Peggotty se leva, prit son sac de toile cirée et son gourdin, et les posa sur la table.

Il accepta, en avance de son legs, une petite somme que sa sœur lui remit sur l’argent comptant qu’elle avait entre les mains, à peine de quoi vivre un mois, à ce qu’il me semblait. Il promit de m’écrire s’il venait à savoir quelque chose, puis il passa la courroie de son sac sur son épaule, prit son chapeau et son bâton, et nous dit à tous les deux : « Au revoir ! »

« Que Dieu vous bénisse, ma chère vieille, dit-il en embrassant Peggotty, et vous aussi, monsieur David, ajouta-t-il en me donnant une poignée de main. Je vais la chercher par le monde. Si elle revenait pendant que je serai parti (mais, hélas ! ce n’est pas probable), ou si je la ramenais, mon intention serait d’aller vivre avec elle là où elle ne trouverait personne qui pût lui adresser un reproche ; s’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elles sont : « Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable et je lui pardonne ! »

II dit cela d’un ton solennel, la tête nue ; puis, remettant son chapeau, il descendit et s’éloigna. Nous le suivîmes jusqu’à la porte. La soirée était chaude, il faisait beaucoup de poussière, le soleil couchant jetait des flots de lumière sur la chaussée, et le bruit constant des pas s’était un moment assoupi dans la grande rue à laquelle aboutissait notre petite ruelle. Il tourna tout seul le coin de cette ruelle sombre, entra dans l’éclat du jour et disparut.

Rarement je voyais revenir cette heure de la soirée, rarement il m’arrivait de me réveiller la nuit et de regarder la lune ou les étoiles ou de voir tomber la pluie et d’entendre siffler le vent, sans penser au pauvre pèlerin qui s’en allait tout seul par les chemins, et sans me rappeler ces mots :

« Je vais la chercher par le monde. S’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elle étaient : « Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable, et je lui pardonne. »