David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 33

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 31-50).

Durant tout ce temps-là, j’avais continué d’aimer Dora plus que jamais. Son souvenir me servait de refuge dans mes contrariétés et mes chagrins, il me consolait même de la perte de mon ami. Plus j’avais compassion de moi-même et plus j’avais pitié des autres, plus je cherchais des consolations dans l’image de Dora. Plus le monde me semblait rempli de déceptions et de peines, plus l’étoile de Dora s’élevait pure et brillante au-dessus du monde. Je ne crois pas que j’eusse une idée bien nette de la patrie où Dora avait vu le jour, ni de la place élevée qu’elle occupait par sa nature dans l’échelle des archanles et des séraphins ; mais je sais bien que j’aurais repoussé avec indignation et mépris la pensée qu’elle pût être simplement une créature humaine comme toutes les autres demoiselles.

Si je puis m’exprimer ainsi, j’étais absorbé dans Dora. Non-seulement j’étais amoureux d’elle à en perdre la tête, mais c’était un amour qui pénétrait tout mon être. On aurait pu tirer de moi, ceci est une figure, assez d’amour pour y noyer un homme, et il en serait encore resté assez en moi et tout autour de moi pour inonder mon existence tout entière.

La première chose que je fis pour mon propre compte en revenant, fut d’aller pendant la nuit me promener à Norwood, où, selon les termes d’une respectable énigme qu’on me donnait à deviner dans mon enfance, « je fis le tour de la maison, sans jamais toucher la maison » : Je crois que cet incompréhensible logogriphe s’appliquait à la lune. Quoi qu’il en soit, moi, l’esclave lunatique de Dora, je tournai autour de la maison et du jardin pendant deux heures, regardant à travers des fentes dans les palissades, arrivant par des effets surhumains à passer le menton au-dessus des clous rouillés qui en garnissaient le sommet, envoyant des baisers aux lumières qui paraissaient aux fenêtres, faisant à la nuit des supplications romantiques pour qu’elle prît en main la défense de ma Dora… je ne sais pas trop contre quoi, contre le feu, je suppose ; peut-être contre les souris dont elle avait grand’peur.

Mon amour me préoccupait tellement, et il me semblait si naturel de tout confier à Peggotty, lorsque je la retrouvai près de moi dans la soirée avec tous ses anciens instruments de couture, occupée à passer en revue ma garde-robe, qu’après de nombreuses circonlocutions, je lui communiquai mon grand secret. Peggotty y prit un vif intérêt mais je ne pouvais réussir à lui faire considérer la question du même point de vue que moi. Elle avait des préventions audacieuses en ma faveur, et ne pouvait comprendre d’où venaient mes doutes et mon abattement. « La jeune personne devait se trouver bien heureuse d’avoir un pareil adorateur, disait-elle, et quant à son papa, qu’est-ce que ce monsieur pouvait demander de plus, je vous prie ? »

Je remarquai pourtant que la robe de procureur et la cravate empesée de M. Spenlow imposaient un peu à Peggotty, et lui inspiraient quelque respect pour l’homme dans lequel je voyais tous les jours davantage une créature éthérée, et qui me semblait rayonner dans un reflet de lumière pendant qu’il siégeait à la Cour, au milieu de ses dossiers, comme un phare destiné à éclairer un océan de papiers. Je me souviens aussi que c’était une chose qui me passait, pendant que je siégeais parmi ces messieurs de la Cour, de penser que tous ces vieux juges et ces docteurs ne se soucieraient seulement pas de Dora s’ils la connaissaient, qu’ils ne deviendraient pas du tout fous de joie si on leur proposait d’épouser Dora : que Dora pourrait, en chantant, en jouant de cette guitare magique, me pousser jusqu’aux limites de la folie sans détourner d’un pas de son chemin un seul de tous ces êtres glacés !

Je les, méprisais tous sans exception. Tous ces vieux jardiniers gelés des plates-bandes du cœur m’inspiraient une répulsion personnelle. Le tribunal n’était pour moi qu’un bredouilleur insensé. La haute Cour me semblait aussi dépourvue de poésie et de sentiment que la basse-cour d’un poulailler. J’avais pris en main, avec un certain orgueil, le maniement des affaires de Peggotty, j’avais prouvé l’identité du testament, j’avais tout réglé avec le bureau des legs, je l’avais même menée à la Banque ; enfin, tout était en bon train. Nous apportions quelque variété dans nos affaires légales, en allant voir des figures de cire dans Fleet-Street (j’espère qu’elles sont fondues, depuis vingt ans que je ne les ai vues), en visitant l’exposition de miss Linwood, qui reste dans mes souvenirs comme un mausolée au crochet, favorable aux examens de conscience et au repentir ; enfin, en parcourant la tour de Londres, et en montant jusqu’au haut du dôme de Saint-Paul. Ces curiosités procurèrent à Peggotty le peu de plaisir dont elle pût jouir dans les circonstances présentes : pourtant il faut dire que Saint-Paul, grâce à son attachement pour sa boîte à ouvrage, lui parut digne de rivaliser avec la peinture du couvercle, quoique la comparaison, sous quelques rapports, fût plutôt à l’avantage de ce petit chef-d’œuvre : c’était du moins l’avis de Peggotty.

Ses affaires, qui étaient ce que nous appelions à la Cour des affaires de formalités ordinaires, genre d’affaires, par parenthèse, três-facile et très-lucratif, étant finies, je la conjurai un matin à l’étude pour régler son compte. M. Speplow était sorti un moment, à ce que m’apprit le vieux Tiffey, il était allé conduire un monsieur qui venait prêter serment pour une dispense de bans ; mais comme je savais qu’il allait revenir tout de suite, attendu que notre bureau était tout près de celui du vicaire général, je dis à Peggotty d’attendre.

Nous jouions un peu, à la Cour, le rôle d’entrepreneurs de pompes funèbres lorsqu’il s’agissait d’examiner un testament, et nous avions habituellement pour règle de nous composer un air plus ou moins sentimental quand nous avions affaire à des clients en deuil. Par le même principe, autrement appliqué, nous étions toujours gais et joyeux quand il s’agissait de clients qui allaient se marier. Je prévins donc Peggotty qu’elle allait trouver M. Spenlow assez bien remis du coup que lui avait porté le décès de M. Barkis, et le fait est que lorsqu’il entra, on aurait cru voir entrer le fiancé.

Mais ni Peggotty ai moi nous ne nous amusâmes à le regarder, quand nous le vîmes accompagné de M. Murdstone. Ce personnage était très-peu changé. Ses cheveux étaient aussi épais et aussi noirs qu’autrefois, et son regard n’inspirait pas plus de confiance que par le passé.

« Ah ! Copperfield, dit M. Spenlow, vous connaissez monsieur, je crois ? »

Je saluai froidement M. Murdstone. Peggotty se borna à faire voir qu’elle le reconnaissait. Il fut d’abord un peu déconcerté de nous trouver tous les deux ensemble, mais il prit promptement son parti et s’approcha de moi.

« J’espère, dit-il, que vous allez bien ?

— Cela ne peut guère vous intéresser, lui dis-je. Mais, si vous tenez à le savoir, oui. »

Nous nous regardâmes un moment, puis il s’adressa à Peggotty.

« Et vous, dit-il, je suis fâché de savoir que vous ayez perdu votre mari.

— Ce n’est pas le premier chagrin que j’aie eu dans ma vie, monsieur Murdstone, répliqua Peggotty en tremblant de la tête aux pieds. Seulement, j’ose espérer qu’il n’y a personne à en accuser cette fois, personne qui ait à se le reprocher.

— Ah ! dit-il, c’est une grande consolation, vous avez accompli votre devoir ?

— Je n’ai troublé la vie de personne, dit Peggotty. Grâce à Dieu ! Non, monsieur Murdstone, je n’ai pas fait mourir de peur et de chagrin une pauvre petite créature pleine de bonté et de douceur. »

Il la regarda d’un air sombre, d’un air de remords, je crois, pendant un moment, puis il dit en se retournant de mon côté, mais en regardant mes pieds au lieu de regarder mon visage.

« Il n’est pas probable que nous nous rencontrions de longtemps, ce qui doit être un sujet de satisfaction pour tous deux, sans doute, car des rencontres comme celle-ci ne peuvent jamais être agréables. Je ne m’attends pas à ce que vous, qui vous êtes toujours révolté contre mon autorité légitime, quand je l’employais pour vous corriger et vous mener à bien, vous puissiez maintenant me témoigner quelque bonne volonté. Il y a entre nous une antipathie…

— Invétérée, lui dis-je en l’interrompant. Il sourit et me décocha le regard le plus méchant que pussent darder ses yeux noirs.

— Oui, vous étiez encore au berceau, qu’elle couvait déjà dans votre sein, dit-il : elle a assez empoisonné la vie de votre pauvre mère, vous avez raison. J’espère pourtant que vous vous conduirez mieux ; j’espère que vous vous corrigerez »

Ainsi finit notre dialogue à voix basse, dans un coin de la première pièce. Il entra après cela dans le cabinet de M. Spenlow, en disant tout haut, de sa voix la plus douce :

« Les hommes de votre profession, monsieur Spenlow, sont accoutumés aux discussions de famille, et ils savent combien elles sont toujours amères et compliquées. » Là-dessus il paya sa dispense, la reçut de M. Spenlow soigneusement pliée, et après une poignée de main et des vœux polis du procureur pour son bonheur et celui de sa future épouse, il quitta le bureau.

J’aurais peut-être eu plus de peine à garder le silence après ses derniers mots, si je n’avais pas été uniquement occupé de tâcher de persuader à Peggotty (qui n’était en colère qu’à cause de moi, la brave femme ! que nous n’étions pas en un lien propre aux récriminations et que je la conjurais de se contenir. Elle était dans un tel état d’exaspération, que je fus enchanté d’en être quitte pour un de ses tendres embrassements. Je le devais sans doute à cette scène qui venait de réveiller en elle le souvenir de nos anciennes injures, et je soutins de mon mieux l’accolade en présence de M. Spenlow et de tous les clercs.

M. Spenlow n’avait pas l’air de savoir quel était le lien qui existait entre M. Murdstone et moi et j’en étais bien aise, car je ne pouvais supporter de le reconnaître moi-même, me souvenant comme je le faisais de l’histoire de ma pauvre mère. M. Spenlow semblait croire, s’il croyait quelque chose, qu’il s’agissait d’une différence d’opinion politique : que ma tante était à la tête du parti de l’État dans notre famille, et qu’il y avait un parti de l’opposition commandé par quelque autre personne : du moins ce fut la conclusion que je tirai de ce qu’il disait, pendant que nous attendions le compte de Pegotty que rédigeait M. Tiffey.

« Miss Trotwood, me dit-il, est très-ferme, et n’est pas disposée à céder à l’opposition, je crois. J’admire beaucoup son caractère, et je vous félicite, Copperfield, d’être du bon côté. Les querelles de famille sont fort à regretter, mais elles sont très-communes, et la grande affaire est d’être du bon côté. »

Voulant dire par là, je suppose, du coté de l’argent.

« Il fait là, à ce que je puis croire, un assez bon mariage, dit M. Spenlow. »

Je lui expliquai que je n’en savais rien du tout.

« Vraiment ? dit-il. D’après les quelques mots que M. Murdstone a laissé échapper, comme cela arrive ordinairement en pareil cas, et d’après ce que miss Murdstone m’a laissé entendre de son côté, il me semble que c’est un assez bon mariage.

— Voulez-vous dire qu’il y a de l’argent, monsieur, demandai-je.

— Oui, dit M. Spenlow, il paraît qu’il y a de l’argent, et de la beauté aussi, dit-on.

— Vraiment? sa nouvelle femme est-elle jeune ?

— Elle vient d’atteindre sa majorité, dit M. Spenlow. Il y a si peu de temps que je pense bien qu’ils n’attendaient que ça.

— Dieu ait pitié d’elle ! dit Peggotty si brusquement et d’un ton si pénétré que nous en fûmes tous un peu troublés, jusqu’au moment où Tiffey arriva avec le compte. »

Il apparut bientôt et tendit le papier à M. Spenlow pour qu’il le vérifiât. M. Spenlow rentra son menton dans sa cravate, puis le frottant doucement, il relut tous les articles d’un bout à l’autre, de l’air d’un homme qui voudrait bien en rabattre quelque chose, mais que voulez-vous, c’était la faute de ce diable de M. Jorkins : puis il le remit à Tiffey avec un petit soupir.

« Oui, dit-il, c’est en règle, parfaitement en règle. J’aurais été très-heureux de réduire les dépenses à nos déboursés purs et simples, mais vous savez que c’est une des nécessités pénibles de ma vie d’affaires que de n’avoir pas la liberté de consulter mes propres désirs. J’ai un associé, M. Jorkins… »

Comme il parlait ainsi avec une douce mélancolie qui équivalait presque à avoir fait nos affaires gratis, je le remerciai au nom de Peggotty et je remis les billets de banque à Tiffey. Peggotty retourna ensuite chez elle, et M. Spenlow et moi, nous nous rendîmes à la Cour, où se présentait une affaire de divorce au nom d’une petite loi très-ingénieuse, qu’on a abolie depuis, je crois, mais grâce à laquelle j’ai vu annuler plusieurs mariages et dont voici quel était le mérite. Le mari, dont le nom était Thomas Benjamin, avait pris une autorisation pour la publication des bans sous le nom de Thomas seulement, supprimant le Benjamin pour le cas où il ne trouverait pas la situation aussi agréable qu’il l’espérait. Or, ne trouvant pas la situation très-agréable, ou peut-être un peu las de sa femme, le pauvre homme, il se présentait alors devant la Cour par l’entremise d’un ami, après un an ou deux de mariage, et déclarait que son nom était Thomas Benjamin, et que par conséquent il n’était pas marié du tout. Ce que la Cour confirma à sa grande satisfaction.

Je dois dire que j’avais quelques doutes sur la justice absolue de cette procédure, et que le boisseau de froment qui raccommode toutes les anomalies, au dire de M. Spenlow, ne pût les dissiper tout à fait. Mais M. Spenlow discuta la question avec moi : « Voyez le monde, disait-il, il y a du bien et du mal ; voyez la législation ecclésiastique, il y a du bien et du mal ; mais tout cela fait partie d’un système. Très-bien. Voilà ! »

Je n’eus pas le courage de suggérer au père de Dora que peut-être il ne nous serait pas impossible de faire quelques changements heureux même dans le monde, si on se levait de bonne heure, et si on se retroussait les manches pour se mettre vaillamment à la besogne, mais j’avouai qu’il me semblait qu’on pourrait apporter quelques changements heureux dans la Cour. M. Spenlow me répondit qu’il m’engageait fortement à bannir de mon esprit cette idée qui n’était pas digne de mon caractère élevé, mais qu’il serait bien aise d’apprendre de quelles améliorations je croyais le système de la Cour susceptible ?

Le mariage de notre homme était rompu : c’était une affaire finie, nous étions hors de Cour et nous passions près du bureau des Prérogatives ; prenant donc la partie de l’institution qui se trouvait le plus près de nous, je lui soumis la question de savoir si le bureau des Prérogatives n’était pas une institution singulièrement administrée. M. Spenlow me demanda sous quel rapport. Je répliquai avec tout le respect que je devais à son expérience (mais j’en ai peur, surtout avec le respect que j’avais pour le père de Dora) qu’il était peut-être un peu absurde que les archives de cette Cour qui contenaient tous les testaments originaux de tous les gens qui avaient disposé depuis trois siècles de quelque propriété sise dans l’immense district de Canterbury se trouvassent placées dans un bâtiment qui n’avait pas été construit dans ce but, qui avait été loué par les archivistes sous leur responsabilité privée, qui n’était pas sûr, qui n’était même pas à l’abri du feu et qui regorgeait tellement des documents importants qu’il contenait, qu’il n’était du bas en haut qu’une preuve des sordides spéculations des archivistes qui recevaient des sommes énormes pour l’enregistrement de tous ces testaments, et qui se bornaient à les fourrer où ils pouvaient, sans autre but que de s’en débarrasser au meilleur marché possible. J’ajoutai qu’il était peut-être un peu déraisonnable que les archivistes qui percevaient des profits montant par an à huit ou neuf mille livres sterling sans parler des revenus des suppléants et des greffiers, ne fussent pas obligés de dépenser une partie de cet argent pour se procurer un endroit un peu sûr où l’on pût déposer ces documents précieux que tout le monde, dans toutes les classes de la société, était obligé bon gré mal gré de leur confier.

Je dis qu’il était peut-être un peu injuste, que tous les grands emplois de cette administration fussent de magnifiques sinécures, pendant que les malheureux employés qui travaillaient sans relâche dans cette pièce sombre et froide là-haut, étaient les plus mal payés et les moins considérés des hommes dans la ville de Londres, pour prix des services importants qu’ils rendaient. N’était-il pas aussi un peu inconvenant que l’archiviste en chef, dont le devoir était de procurer au public, qui encombrait sans cesse les bureaux de l’administration, des locaux convenables, fût, en vertu de cet emploi en possession d’une énorme sinécure, ce qui ne l’empêchait pas d’occuper en même temps un poste dans l’église, d’y posséder plusieurs bénéfices, d’être chanoine d’une cathédrale et ainsi de suite, tandis que le public supportait des ennuis infinis, dont nous avions un échantillon tous les matins quand les affaires abondaient dans les bureaux. Enfin il me semblait que cette administration du bureau des Prérogatives du district de Canterbury était une machine tellement vermoulue, et une absurdité tellement dangereuse que, si on ne l’avait pas fourrée dans un coin du cimetière Saint-Paul, que peu de gens connaissent, toute cette organisation aurait été bouleversée de fond en comble depuis longtemps.

M. Spenlow sourit, en voyant comme je prenais feu malgré ma réserve sur cette question, puis il discuta avec moi ce point comme tous les autres. Qu’était-ce après tout ? me dit-il, une simple question d’opinion. Si le public trouvait que les testaments étaient en sûreté et admettait que l’administration ne pouvait mieux remplir ses devoirs, qui est-ce qui en souffrait ? Personne. À qui cela profitait-il ? À tous ceux qui possédaient les sinécures. Très-bien. Les avantages l’emportaient donc sur les inconvénients : ce n’était peut-être pas une organisation parfaite ; il n’y a rien de parfait dans ce monde ; mais, par exemple, ce dont il ne pouvait pas entendre parler à aucun prix, c’était qu’on mît la hache quelque part. Sous l’administration des prérogatives, le pays s’était couvert de gloire. Portez la hache dans l’administration des prérogatives, et le pays cessera de se couvrir de gloire. Il regardait comme le trait distinctif d’un esprit-sensé et élevé de prendre les choses comme il les trouvait, et il n’avait aucun doute sur la question de savoir si l’organisation actuelle des Prérogatives durerait aussi longtemps que nous. Je me rendis à son opinion, quoique j’eusse pour mon compte beaucoup de doutes encore là-dessus. Il s’est pourtant trouvé qu’il avait raison, car non-seulement le bureau des Prérogatives existe toujours, mais il a résisté à un grand rapport présenté d’assez mauvaise grâce au Parlement, il y a dix-huit ans, où toutes mes objections étaient développées en détail, et à une époque où l’on annonçait qu’il serait impossible d’entasser les testaments du district de Canterbury dans le local actuel pendant plus de deux ans et demi à partir de ce moment-là. Je ne sais ce qu’on en a fait depuis, je ne sais si on en a perdu beaucoup ou si l’on en vend de temps en temps à l’épicier. Je suis bien aise, dans tous les cas, que le mien n’y soit pas, et j’espère qu’il ne s’y trouvera pas de sitôt.

Si j’ai rapporté tout au long notre conversation dans ce bienheureux chapitre, on ne me dira pas que ce n’était point là sa place naturelle. Nous causions en nous promenant en long et en large, M. Spenlow et moi, avant de passer à des sujets plus généraux. Enfin il me dit que le jour de naissance de Dora tombait dans huit jours, et qu’il serait bien aise que je vinsse me joindre à eux pour un pique-nique qui devait avoir lieu à cette occasion. Je perdis la raison a l’instant même, et le lendemain, ma folie s’augmenta encore, lorsque je reçus un petit billet avec une bordure découpée, portant ces mots : « Recommandé aux bons soins de papa. Pour rappeler à M. Copperfield le pique-nique. » Je passai les jours qui me séparaient de ce grand événement dans un état voisin de l’idiotisme.

Je crois que je commis toutes les absurdités possibles comme préparation à ce jour fortuné. Je rougis de penser à la cravate que j’achetai ; quant à mes bottes, elles étaient dignes de figurer dans une collection d’instruments de torture. Je me procurai et j’expédiai, la veille au soir, par l’omnibus de Norwood, un petit panier de provisions qui équivalait presque, selon moi, à une déclaration. Il contenait entre autres choses des dragées à pétards, enveloppées dans les devises les plus tendres qu’on pût trouver chez le confiseur. À six heures du matin, j’étais au marché de Covent-Garden, pour acheter un bouquet à Dora. À dix heures je montai à cheval, ayant loué un joli coursier gris pour cette occasion, et je fis au trot le chemin de Norwood, avec le bouquet dans mon chapeau pour le tenir frais.

Je suppose que, lorsque je vis Dora dans le jardin, et que je fis semblant de ne pas la voir, passant près de la maison en ayant l’air de la chercher avec soin, je fus coupable de deux petites folies que d’autres jeunes messieurs auraient pu commettre dans ma situation, tant elles me parurent naturelles. Mais lorsque j’eus trouvé la maison, lorsque je fus descendu à la porte, lorsque j’eus traversé la pelouse avec ces cruelles bottes pour rejoindre Dora qui était assise sur un banc à l’ombre d’un lilas, quel spectacle elle offrait par cette belle matinée, au milieu des papillons, avec son chapeau blanc et sa robe bleu de ciel !

Elle avait auprès d’elle une jeune personne, comparativement d’un âge avancé ; elle devait avoir vingt ans, je crois. Elle s’appelait miss Mills, et Dora lui donnait le nom de Julia. C’était l’amie intime de Dora ; heureuse miss Mills !

Jip était là, et Jip s’entêtait à aboyer après moi. Quand j’offris mon bouquet, Jip grinça les dents de jalousie. Il avait bien raison, oh oui ! S’il avait la moindre idée de l’ardeur avec laquelle j’adorais sa maîtresse, il avait bien raison !

« Oh ! merci, monsieur Copperfield ! Quelles belles fleurs ! dit Dora. »

J’avais eu l’intention de lui dire que je les avais trouvées charmantes aussi avant de les voir auprès d’elle, et j’étudiais depuis une lieue la meilleure tournure à donner à cette phrase, mais je ne pus en venir à bout : elle était trop séduisante. Je perdis toute présence d’esprit et toute faculté de parole, quand je la vis porter son bouquet aux jolies fossettes de son menton, et je tombai dans un état d’extase. Je suis encore étonné de ne lui avoir pas dit plutôt : « Tuez-moi, miss Mills, par pitié, tuez-moi. Je veux mourir ici ! »

Alors Dora tendit mes fleurs à Jip pour les sentir. Alors Jip se mit à grogner et ne voulut pas sentir les fleurs. Alors Dora les rapprocha de son museau comme pour l’y obliger. Alors Jip prit un brin de géranium entre ses dents et le houspilla comme s’il y flairait une bande de chats imaginaires. Alors Dora le battit en faisant la moue et en disant : « Mes pauvres fleurs ! mes belles fleurs ! » d’un ton aussi sympathique, à ce qu’il me sembla, que si c’était moi que Jip avait mordu. Je l’aurais bien voulu !

« Vous serez certainement enchanté d’apprendre, monsieur Copperfield, dit Dora, que cette ennuyeuse miss Murdstone n’est pas ici. Elle est allée au mariage de son frère, et elle restera absente trois semaines au moins. N’est-ce pas charmant ? »

Je lui dis qu’assurément elle devait en être charmée, et que tout ce qui la charmait me charmait. Mais miss Mills souriait en nous écoutant d’un air de raison supérieure et de bienveillance compatissante.

« C’est la personne la plus désagréable que je connaisse, dit Dora vous ne pouvez pas vous imaginer combien elle est grognon et de mauvaise humeur.

— Oh ! que si, je le peux, ma chère dit Julia.

— C’est vrai, vous, cela peut-être, chérie, répondit Dora en prenant la main de Julia dans la sienne. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir exceptée tout de suite, ma chère. »

Je conclus de là que miss Mills avait souffert des vicissitudes de la vie, et que c’était à cela qu’on pouvait peut-être attribuer ces manières pleines de gravité bénigne qui m’avaient déjà frappé. J’appris, dans le courant de la journée, que je ne m’étais pas trompé : miss Mills avait eu le malheur de mal placer ses affections et l’on disait qu’elle s’était retirée du monde pour son compte après cette terrible expérience des choses humaines, mais qu’elle prenait toujours un intérêt modéré aux espérances et aux affections des jeunes gens qui n’avaient pas encore eu de mécomptes.

Sur ce, M. Spenlow sortit de la maison, et Dora alla au-devant de lui, en disant :

« Voyez, papa, les belles fleurs ! »

Et miss Mills sourit d’un air pensif comme pour dire :

«  Pauvres fleurs d’un jour, jouissez de votre existence passagère sous le brillant soleil du matin de la vie !  »

Et nous quittâmes tous la pelouse pour monter dans la voiture qu’on venait d’atteler.

Je ne ferai jamais une promenade pareille ; je n’en ai jamais fait depuis. Ils étaient tous les trois dans le phaéton. Leur panier de provisions, le mien et la boîte de la guitare y étaient aussi. Le phaéton était découvert, et je suivais la voiture : Dora était sur le devant, en face de moi. Elle avait mon bouquet près d’elle sur le coussin, et elle ne permettait pas à Jip de se coucher de ce côté-là, de peur qu’il n’écrasât les fleurs. Elle les prenait de temps en temps à la main pour en respirer le parfum ; alors nos yeux se rencontraient souvent, et, je me demande comment je n’ai pas sauté par-dessus la tête de mon joli coursier gris pour aller tomber dans la voiture.

Il y avait de la poussière, je crois, beaucoup de poussière même. J’ai un vague souvenir que M. Spenlow me conseilla de ne pas caracoler dans le tourbillon que faisait le phaéton, mais je ne la sentais pas. Je voyais Dora à travers un nuage d’amour et de beauté ; mais je ne voyais pas autre chose. Il se levait parfois et me demandait ce que je pensais du paysage. Je répondais que c’était un pays charmant, et c’est probable, mais je ne voyais que Dora. Le soleil portait Dora dans ses rayons, les oiseaux gazouillaient les louanges de Dora. Le vent du midi soufflait le nom de Dora. Toutes les fleurs sauvages des haies jusqu’au dernier bouton, c’étaient autant de Dora. Ma consolation était que miss Mills me comprenait. Miss Mills seule pouvait entrer complètement dans tous mes sentiments.

Je ne sais combien de temps dura la course, et je ne sais pas encore à l’heure qu’il est, où nous allâmes. Peut-être était-ce près de Guilford. Peut-être quelque magicien des Mille et une Nuits avait-il créé ce lieu pour un seul jour, et a-t-il tout détruit après notre départ. C’était toujours une pelouse de gazon vert et fin, sur une colline. Il y avait de grands arbres, de la bruyère, et aussi loin que pouvait s’étendre le regard, un riche paysage.

Je fus contrarié de trouver là des gens qui nous attendaient et ma jalousie des femmes mêmes ne connut plus de bornes. Mais quant aux êtres de mon sexe, surtout quant à un imposteur plus âgé que moi de trois ou quatre ans, et porteur de favoris roux qui le rendaient d’une outrecuidance intolérable ; c’étaient mes ennemis mortels.

Tout le monde ouvrit les paniers, et on se mit à l’œuvre pour préparer le dîner. Favoris-roux dit qu’il savait faire la salade (ce que je ne crois pas), et s’imposa ainsi à l’attention publique. Quelques-unes des jeunes personnes se mirent à laver les laitues et à les couper sous sa direction. Dora était du nombre. Je sentis que le destin m’avait donné cet homme pour rival, et que l’un de nous devait succomber.

Favoris-roux fit sa salade, je me demande comment on put en manger ; pour moi, rien au monde n’eût pu me décider à y toucher ! Puis il se nomma de son chef, l’intrigant qu’il était, échanson universel, et construisit un cellier pour abriter le vin dans le creux d’un arbre. Voilà-t-il pas quelque chose de bien ingénieux ! Au bout d’un moment, je le vis avec les trois quarts d’un homard sur son assiette, assis et mangeant aux pieds de Dora !

Je n’ai plus qu’une idée indistincte de ce qui arriva, après que ce spectacle nouveau se fut présenté à ma vue. J’étais très-gai, je ne dis pas non, mais c’était une gaieté fausse. Je me consacrai à une jeune personne en rose, avec des petits yeux, et je lui fis une cour désespérée. Elle reçut mes attentions avec faveur, mais je ne puis dire si c’était complètement à cause de moi, ou parce qu’elle avait des vues ultérieures sur Favoris-roux. On but à la santé de Dora. J’affectai d’interrompre ma conversation pour boire aussi, puis je la repris aussitôt. Je rencontrai les yeux de Dora en la saluant, et il me sembla qu’elle me regardait d’un air suppliant. Mais ce regard n’arrivait par-dessus la tête de Favoris roux, et je fus inflexible.

La jeune personne en rose avait une mère en vert qui nous sépara, je crois, dans un but politique. Du reste, il y eut un dérangement général pendant qu’on enlevait les restes du dîner, et j’en profitai pour m’enfoncer seul au milieu des arbres, animé par un mélange de colère et de remords. Je me demandais si je feindrais quelque indisposition pour m’enfuir… n’importe où… sur mon joli coursier gris, quand je rencontrai Dora et miss Mills.

« Monsieur Copperfield, dit miss Mills, vous êtes triste !

— Je vous demande bien pardon, je ne suis pas triste du tout.

— Et vous, Dora, dit miss Mills, vous êtes triste ?

— Oh ! mon Dieu, non, pas le moins du monde.

— Monsieur Copperfield, et vous, Dora, dit miss Mills d’un air presque vénérable, en voilà assez. Ne permettez pas à un malentendu insignifiant de flétrir ces fleurs printanières qui, une fois fanées, ne peuvent plus refleurir. Je parle, continua miss Mills, par mon expérience du passé, d’un passé irrévocable. Les sources jaillissantes qui étincellent au soleil ne doivent pas être fermées par pur caprice ; l’oasis du Sahara ne doit pas être supprimée à la légère. »

Je ne savais pas ce que je faisais, car j’avais la tête tout en feu, mais je pris la petite main de Dora, je la baisai et elle me laissa faire. Je baisai la main de miss Mills, et il me sembla que nous montions ensemble tout droit au septième ciel.

Nous n’en redescendîmes pas. Nous y restâmes toute la soirée, errant çà et là parmi les arbres, le petit bras tremblant de Dora reposant sur le mien, et Dieu sait que, quoique ce fût une folie, notre sort eut été bien heureux si nous avions pu devenir immortels tout d’un coup avec cette folie dans le cœur, pour errer éternellement ainsi au milieu des arbres de cet Éden.

Trop tôt, hélas ! nous entendîmes les autres qui riaient et qui causaient, puis on appela Dora. Alors nous reparûmes, et on pria Dora de chanter. Favoris-roux voulait prendre la boîte de la guitare dans la voiture, mais Dora lui dit que je savais seul où elle était. Favoris-roux fut donc défait en un instant, et c’est moi qui trouvai la boîte, moi qui l’ouvris, moi qui sortis la guitare, moi qui m’assis près d’elle, moi qui gardai son mouchoir et ses gants, et moi qui m’enivrai du son de sa douce voix pendant qu’elle chantait pour celui qui l’aimait. Les autres pouvaient applaudir si cela leur convenait, mais ils n’avaient rien à faire avec sa romance.

J’étais fou de joie. Je craignais d’être trop heureux pour que tout cela fût vrai ; je craignais de me réveiller tout à l’heure à Buckingham-Street d’entendre mistress Crupp heurter les tasses en préparant le déjeuner. Mais non, c’était bien Dora qui chantait, puis d’autres chantèrent ensuite ; miss Mills chanta elle-même une complainte sur les échos assoupis des cavernes de la Mémoire, comme si elle avait cent ans, et le soir vint, et on prit le thé en faisant bouillir l’eau au bivouac de notre petite bohème, et j’étais aussi heureux que jamais.

Je fus encore plus heureux que jamais quand on se sépara, et que tout le monde, le pauvre Favoris-roux y compris, reprit son chemin, dans chaque direction, pendant que je partais avec elle au milieu du calme de la soirée, des lueurs mourantes, et des doux parfums qui s’élevaient autour de nous. M. Spenlow était un peu assoupi, grâce au vin de Champagne ; béni soit le sol qui en a porté le raisin ! béni soit le raisin qui en a fait le vin ! béni soit le soleil qui l’a mûri ! béni soit le marchand qui l’a frelaté ! Et comme il dormait profondément dans un coin de la voiture, je marchais à côté et je parlais à Dora. Elle admirait mon cheval et le caressait (oh ! quelle jolie petite main à voir sur le poitrail d’un cheval !) et son châle qui ne voulait pas se tenir droit ! j’étais obligé de l’arranger de temps en temps, et je crois que Jip lui-même commençait à s’apercevoir de ce qui se passait, et à comprendre qu’il fallait prendre son parti de faire sa paix avec moi.

Cette pénétrante miss Mills, cette charmante recluse qui avait usé l’existence, ce petit patriarche de vingt ans à peine qui en avait fini avec le monde, et qui n’aurait pas voulu, pour tout au monde, réveiller les échos assoupis des cavernes de la Mémoire, comme elle fut bonne pour moi !

« Monsieur Copperfield, me dit elle, venez de ce côté de la voiture pour un moment, si vous avez un moment à me donner. J’ai besoin de vous parler. »

Me voilà, sur mon joli coursier gris, me penchant pour écouter mis Mills, la main sur la portière.

« Dora va venir me voir. Elle revient avec moi chez mon père après-demain. S’il vous convenait de venir chez nous, je suis sûre que papa serait très-heureux de vous recevoir. »

Que pouvais-je faire de mieux que d’appeler tout bas des bénédictions sans nombre sur la tête de miss Mills, et surtout de confier l’adresse de miss Mills, au recoin le plus sûr de ma mémoire ! Que pouvais-je faire de mieux que de dire à miss Mills, avec des paroles brûlantes et des regards reconnaissants, combien je la remerciais de ses bons offices, et quel prix infini j’attachais à son amitié !

Alors miss Mills me congédia avec bénignité : « Retournez vers Dora, » et j’y retournai ; et Dora se pencha hors de la voitare pour causer avec moi, et nous causâmes tout le reste du chemin, et je fis serrer la roue de si près à mon coursier gris qu’il eut la jambe droite tout écorchée, même que son propriétaire me déclara le lendemain que je lui devais soixante-cinq shillings, pour cette avarie, ce que j’acquittai sans marchander, trouvant que je payais bien bon marché une si grande joie. Pendant ce temps, miss Mills regardait la lune en récitant tout bas des vers, et en se rappelant, je suppose, le temps éloigné où la terre et elle n’avaient pas encore fait un divorce complet.

Norwood était beaucoup trop près, et nous y arrivâmes beaucoup trop tôt. M. Spenlow reprit ses sens, un moment avant d’atteindre sa maison et me dit : « Vous allez entrer pour vous reposer, Copperfield. » J’y consentis et on apporta des sandwiches, du vin et de l’eau. Dans cette chambre éclairée, Dora me paraissait si charmante en rougissant, que je ne pouvais m’arracher à sa présence, et que je restais là à la regarder fixement comme dans un rêve, quand les ronflements de M. Spenlow vinrent m’apprendre qu’il était temps de tirer ma révérence. Je partis donc, et tout le long du chemin je sentais encore la petite main de Dora posée sur la mienne ; je me rappelais mille et mille fois chaque incident et chaque mot, puis je me trouvai enfin dans mon lit, aussi enivré de joie que le plus fou des jeunes écervelés à qui l’amour ait jamais tourné la tête.

En me réveillant, le lendemain matin, j’étais décidé à déclarer ma passion à Dora, pour connaître mon sort. Mon bonheur ou mon malheur, voilà maintenant toute la question. Je n’en connaissais plus d’autre au monde, et Dora seule pouvait y répondre. Je passai trois jours à me désespérer, à me mettre à la torture, inventant les explications les moins encourageantes qu’on pouvait donner à tout ce qui s’était passé entre Dora et moi. Enfin, paré à grands frais pour la circonstance, je partis pour me rendre chez miss Mills, avec une déclaration sur les lèvres.

II est inutile de dire maintenant combien de fois je montai la rue pour la redescendre ensuite, combien de fois je fis le tour de la place, en sentant très-vivement que j’étais bien mieux que la lune le mot de la vieille énigme, avant de me décider à gravir les marches de la maison, et à frapper à la porte. Quand j’eus enfin frappé, en attendant qu’on m’ouvrît, j’eus un moment l’idée de demander, si ce n’était pas là que demeurait M. Blackboy (par imitation de ce pauvre Barkis), de faire mes excuses et de m’enfuir. Cependant je ne lâchai pas pied.

M. Mills n’était pas chez lui. Je m’y attendais. Qu’est-ce qu’on avait besoin de lui ? Miss Mills était chez elle, il ne m’en fallait pas davantage.

On me fit entrer dans une pièce au premier, où je trouvai miss Mills et Dora ; Jip y était aussi. Miss Mills copiait de la musique (je me souviens que c’était une romance nouvelle intitulée le De profundis de l’amour), et Dora peignait des fleurs. Jugez de mes sentiments quand je reconnus mes fleurs, le bouquet du marché de Covent-Garden ! le ne puis pas dire que la ressemblance fût frappante, ni que j’eusse jamais vu des fleurs de cette nature. Mais je reconnus l’intention de la composition, au papier qui enveloppait le bouquet et qui était, lui, très-exactement copié.

Miss Mills fut ravie de me voir ; elle regrettait infiniment que son papa fût sorti, quoiqu’il me semblât que nous supportions tous son absence avec magnanimité. Miss Mills soutint la conversation pendant un moment, puis passant sa plume sur le De profundis de l’amour, elle se leva et quitta la chambre.

Je commençais à croire que je remettrais la chose au lendemain.

« J’espère que votre pauvre cheval n’était pas trop fatigué quand vous êtes rentré l’autre soir, me dit Dora en levant ses beaux yeux, c’était une longue course pour lui. »

Je commençais à croire que ce serait pour le soir même.

« C’était une longue course pour lui, sans doute, répondis-je, car le pauvre animal n’avait rien pour le soutenir pendant le voyage.

— Est-ce qu’on ne lui avait pas donné à manger ? pauvre bête ! » demanda Dora.

Je commençais à croire que je remettrais la chose au lendemain. ·

« Pardon, pardon, en avait pris soin de lui. Je veux dire qu’il ne jouissait pas autant que moi de l’ineffable bonheur d’être près de vous. »

Dora baissa la tâte sur son dossier, et dit au bout d’un moment (j’étais resté assis tout ce temps-là dans un état de fièvre brûlante, je sentais que mes jambes étaient roides comme des bâtons) :

« Vous n’aviez pas l’air de sentir ce bonheur bien vivement pendant une partie de la journée. »

Je vis que le sort en était jeté, et qu’il fallait en finir sur l’heure même.

« Vous n’aviez pas l’air de tenir le moins du monde à ce bonheur, dit Dora avec un petit mouvement de sourcils et en secouant la tête, pendant que vous étiez assis auprès de miss Kitt. »

Je dois remarquer que miss Kitt était la jeune personne en rose, aux petits yeux.

« Du reste, je ne sais pas pourquoi vous y auriez tenu, dit Dora, ou pourquoi vous dites que c’était un bonheur. Mais vous ne pensez probablement pas tout ce que vous dites. Et vous êtes certainement bien libre de faire ce qu’il vous convient. Jip, vilain garçon, venez ici ! »

Je ne sais pas ce que je fis. Mais tout fut dit en un moment. Je coupai le passage à Jip ; je pris Dora dans mes bras. J’étais plein d’éloquence. Je ne cherchais pas mes mots. Je lui dis combien je l’aimais. Je lui dis que je mourrais sans elle. Je lui dis que je l’idolâtrais. Jip aboyait comme un furieux tout le temps.

Quand Dora baissa la tête et se mit à pleurer en tremblant, mon éloquence ne connut plus de bornes. Je lui dis qu’elle n’avait qu’à dire un mot, et que j’étais prêt à mourir pour elle. Je ne voulais à aucun prix de la vie sans l’amour de Dora. Je ne pouvais ni ne voulais la supporter. Je l’aimais depuis le premier jour, et j’avais pensé à elle à chaque minute du jour et de la nuit. Dans le moment même où je parlais, je l’aimais à la folie. Je l’aimerais toujours à la folie. Il y avait eu avant moi des amants, il y en aurait encore après moi, mais jamais amant n’avait pu, ne pouvait, ne pourrait, ne voudrait, ne devrait aimer comme j’aimais Dora. Plus je déraisonnais, plus Jip aboyait. Lui et moi, chacun à notre manière, c’était à qui se montrerait le plus fou des deux. Puis, petit à petit, ne voilà-t-il pas que nous étions assis, Dora et moi, sur le canapé, tout tranquillement, et Jip était couché sur les genoux de sa maîtresse, et me regardai paisiblement. Mon esprit était délivré de son fardeau. J’étais parfaitement heureux ; Dora et moi, nous étions engagés l’un l’autre.

Je suppose que nous avions quelque idée que cela devait finir par le mariage. Je le pense, parce que Dora déclara que nous ne nous marierions pas sans le consentement de son papa. Mais dans notre joie enfantine, je crois que nous ne regardions ni en avant ni en arrière ; le présent, dans son ignorance innocente, nous suffisait. Nous devions garder notre engagement secret, mais l’idée ne me vint seulement pas alors qu’il y eût dans ce procédé quelque chose qui ne fût pas parfaitement honnête.

Miss Mills était plus pensive que de coutume, quand Dora, qui était allée la chercher, la ramena ; je suppose que c’était parce que ce qui venait de se passer réveilla les échos assoupis des cavernes de la Mémoire. Toutefois elle nous donna sa bénédiction, nous promit une amitié éternelle, et nous parla en général comme il convenait à une Voix sortant du Cloître prophétique.

Que d’enfantillages quel temps de folies, d’illusions et de bonheur !

Quand je pris la mesure du doigt de Dora pour lui faire faire une bague composée de ne m’oubliez pas, et que le bijoutier auquel je donnai mes ordres, devinant de quoi il s’agissait, se mit à rire en inscrivant ma commande, et me demanda ce qui lui convint pour ce joli petit bijou orné de pierres bleues qui se lie tellement encore dans mon souvenir avec la main de Dora, qu’hier encore en voyant une bague pareille au doigt de ma fille, je sentis mon cœur tressaillir un moment d’une douleur passagère ;

Quand je me promenai, gonflé de mon secret, plein de ma propre importance, et qu’il me sembla que l’honneur d’aimer Dora et d’être aimé d’elle m’élevait autant au-dessus de ceux qui n’étaient pas admis à cette félicité et qui se traînaient sur la terre que si j’avais volé dans les airs ;

Quand nous nous donnâmes des rendez-vous dans le jardin de la place, et que nous causions dans le pavillon poudreux où nous étions si heureux que j’aime, à l’heure qu’il est, les moineaux de Londres pour cette seule raison, et que je vois les couleurs de l’arc-en-ciel sur leur plumage enfumé ;

Quand nous eûmes notre première grande querelle, huit jours après nos fiançailles, et que Dora me renvoya la bague renfermée dans un petit billet plié en triangle, en employant cette terrible expression : « Notre amour a commencé par la folie, il finit par le désespoir ! » et qu’à la lecture de ces cruelles paroles, je m’arrachai les cheveux en disant que tout était fini ;

Quand, à l’ombre de la nuit, je volai chez miss Mills, et que je la vis en cachette dans une arrière-cuisine où il y avait une machine à lessive, et que je la suppliai de s’interposer entre nous et de nous sauver de notre folie ;

Quand miss Mills consentit à se charger de cette commission et revint avec Dora, en nous exhortant, du haut de la chaire de sa jeunesse brisée, à nous faire des concessions mutuelles et à éviter le désert du Sahara ;

Quand nous nous mîmes à pleurer, et que nous nous réconciliâmes pour jouir de nouveau d’un bonheur si vif dans cette arrière-cuisine avec la machine à lessive, qui ne nous en paraissait pas moins le temple même de l’amour, et que nous arrangeâmes un système de correspondance qui devait passer par les mains de miss Mills, et qui supposait une lettre par jour pour le moins de chaque côté :

Que d’enfantillages ! quel temps de bonheur, d’illusion et de folies ! De toutes les époques de ma vie que le temps tient dans sa main, il n’y en a pas une seule dont le souvenir ramène sur mes lèvres autant de sourires et dans mon cœur autant de tendresse.