David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 50

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 289-299).

Cependant, quelques mois s’étaient écoulés depuis qu’avait eu lieu notre entrevue avec Marthe, au bord de la Tamise. Je ne l’avais jamais revue depuis, mais elle avait eu diverses communications avec M. Peggotty. Son zèle avait été en pure perte, et je ne voyais dans ce qu’il me disait rien qui nous mît sur la voie du destin d’Émilie. J’avoue que je commençais à désespérer de la retrouver, et que je croyais chaque jour plus fermement qu’elle était morte.

Pour lui, sa conviction restait la même, autant que je pouvais croire, et son cœur ouvert n’avait rien de caché pour moi. Jamais il ne chancela un moment, jamais il ne fut ébranlé dans sa certitude solennelle de finir par la découvrir. Sa patience était infatigable, et quand parfois je tremblais à l’idée de son désespoir si un jour cette assurance positive recevait un coup funeste, je ne pouvais cependant m’empêcher d’estimer et de respecter tous les jours davantage cette foi si solide, si religieuse, qui prenait sa source dans un cœur pur et élevé.

Il n’était pas de ceux qui s’endorment dans une espérance et dans une confiance oisives. Toute sa vie avait été une vie d’action et d’énergie. Il savait qu’en toutes choses il fallait remplir fidèlement son rôle et ne pas se reposer sur autrui. Je l’ai vu partir la nuit, à pied, pour Yarmouth, dans la crainte qu’on n’oubliât d’allumer le flambeau qui éclairait son bateau. Je l’ai vu, si par hasard il lisait dans un journal quelque chose qui pût se rapporter à Émilie, prendre son bâton de voyage et entreprendre une nouvelle course de trente ou quarante lieues. Lorsque je lui eus raconté ce que j’avais appris par l’entremise de miss Dartle, il se rendit à Naples par mer. Tous ces voyages étaient très-pénibles, car il économisait tant qu’il pouvait pour l’amour d’Émilie. Mais jamais je ne l’entendis se plaindre, jamais je ne l’entendis avouer qu’il fût fatigué ou découragé.

Dora l’avait vu souvent depuis notre mariage et l’aimait beaucoup. Je le vois encore debout près du canapé où elle repose ; il tient son bonnet à la main ; ma femme-enfant lève sur lui ses grands yeux bleus avec une sorte d’étonnement timide. Souvent, le soir, quand il avait à me parler, je l’emmenais fumer sa pipe dans le jardin nous causions en marchant, et alors je me rappelais sa demeure abandonnée et tout ce que j’avais aimé là dans ce vieux bateau qui présentait à mes yeux d’enfant un spectacle si étonnant le soir, quand le feu brûlait gaiement, et que le vent gémissait tout autour de nous.

Un soir, il me dit qu’il avait trouvé Marthe près de sa maison, la veille, et qu’elle lui avait demandé de ne quitter Londres en aucun cas jusqu’à ce qu’elle l’eût revu.

« Elle ne vous a pas dit pourquoi ?

— Je le lui ai demandé, maître Davy, me répondit-il, mais elle parle très-peu, et dès que je le lui ai eu promis, elle est repartie.

— Vous a-t-elle dit quand elle reviendrait ?

— Non, maître Davy, reprit-il en se passant la main sur le front d’un air grave. Je le lui ai demandé, mais elle m’a répondu qu’elle ne pouvait pas me le dire. »

J’avais résolu depuis longtemps de ne pas encourager des espérances qui ne tenaient qu’à un fil ; je ne fis donc aucune réflexion ; j’ajoutai seulement que, sans doute, il la reverrait bientôt. Je gardai pour moi toutes mes suppositions, sans attacher du reste aux paroles de Marthe une bien grande importance.

Quinze jours après, je me promenais seul un soir dans le jardin. Je me rappelle parfaitement cette soirée. C’était le lendemain de la visite de M. Micawber. Il avait plu toute la journée, l’air était humide, les feuilles semblaient pesantes sur les branches chargées de pluie, le ciel était encore sombre, mais les oiseaux recommençaient à chanter gaiement. À mesure que le crépuscule augmentait, ils se turent les uns après les autres ; tout était silencieux autour de moi : pas un souffle de veut n’agitait les arbres : je n’entendais que le bruit des gouttes d’eau qui s’écoulaient lentement des rameaux verts pendant que je me promenais de long en large dans le jardin.

Il y avait là, contre notre cottage, un petit abri construit avec du lierre, le long d’un treillage d’où l’on apercevait la route. Je jetais les yeux de ce côté, tout en pensant à une foule de choses quand je vis quelqu’un qui semblait m’appeler.

« Martha ! dis-je en m’avançant vers elle.

— Pouvez-vous venir avec moi ? me demanda-t-elle d’une voix émue. J’ai été chez lui, je ne l’ai pas trouvé. J’ai écrit sur un morceau de papier l’endroit où il devait venir nous retrouver, j’ai posé l’adresse sur sa table. On m’a dit qu’il ne tarderait pas à rentrer. J’ai des nouvelles à lui donner. Pouvez-vous venir tout de suite ? »

Je ne lui répondis qu’en ouvrant la grille pour la suivre. Elle me fit un signe de la main, comme pour m’enjoindre la patience et le silence, et se dirigea vers Londres ; à la poussière qui couvrait ses habits, on voyait qu’elle était venue à pied en toute hâte.

Je lui demandai si nous allions à Londres. Elle me fit signe que oui. J’arrêtai une voiture qui passait, et nous y montâmes tons deux. Quand je lui demandai où il fallait aller, elle me répondit : « Du côté de Golden-Square ! et vite ! vite ! Puis elle s’enfonça dans un coin, en se cachant la figure d’une main tremblante, et en me conjurant de nouveau de garder le silence, comme si elle ne pouvait pas supporter le son d’une voix.

J’étais troublé, je me sentais partagé entre l’espérance et la crainte ; je la regardais pour obtenir quelque explication ; mais évidemment elle voulait rester tranquille, et je n’étais pas disposé non plus à rompre le silence. Nous avancions sans nous dire un mot. Parfois elle regardait à la portière, comme si elle trouvait que nous allions trop lentement, quoique en vérité la voiture eût pris un bon pas, mais elle continuait à se taire.

Nous descendîmes au coin du square qu’elle avait indiqué ; je dis au cocher d’attendre, pensant que peut-être nous aurions encore besoin de lui. Elle me prit le bras et m’entraîna rapidement vers une de ces rues sombres qui jadis servaient de demeure à de nobles familles, mais où maintenant on loue séparément des chambres à un prix peu élevé. Elle entra dans l’une de ces grandes maisons, et, quittant mon bras, elle me fit signe de la suivre sur l’escalier qui servait de nombreux locataires, et versait toute une population d’habitants dans la rue.

La maison était remplie de monde. Tandis que nous montions l’escalier, les portes s’ouvraient sur notre passage ; d’autres personnes nous croisaient à chaque instant. Avant d’entrer, j’avais aperçu, des femmes et des enfants, qui passaient leur tête à la fenêtre, entre des pots de fleurs ; nous avions probablement excité leur curiosité, car c’étaient eux qui venaient ouvrir leurs portes pour nous voir passer. L’escalier était large et élevé, avec une rampe massive de bois sculpté ; au-dessus des portes on voyait des corniches ornées de fleurs et de fruits ; les fenêtres avaient de grandes embrasures. Mais tous ces restes d’une grandeur déchue étaient en ruines ; le temps, l’humidité et la pourriture avaient attaqué le parquet qui tremblait sous nos pas. On avait essayé de faire couler un peu de jeune sang dans ce corps usé par l’âge : en divers endroits les belles sculptures avaient été réparées avec des matériaux plus grossiers, mais c’était comme le mariage d’un vieux noble ruiné avec une pauvre fille du peuple : les deux parties semblaient ne pouvoir se résoudre à cette union mal assortie. On avait bouché plusieurs des fenêtres de l’escalier. Il n’y avait presque plus de vitres à celles qui restaient ouvertes, et, au travers des boiseries vermoulues qui semblaient aspirer le mauvais air sans le renvoyer jamais, je voyais d’autres maisons dans le même état, et je plongeais sur une cour resserrée et obscure qui semblait le tas d’ordures du vieux manoir.

Nous montâmes presque tout en haut de la maison. Deux ou trois fois je crus apercevoir dans l’ombre les plis d’une robe de femme ; quelqu’un nous précédait. Nous gravissions le dernier étage quand je vis cette personne s’arrêter devant une porte, puis elle tourna la clef et entra.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura Marthe. Elle entre dans ma chambre et je ne la connais pas ! »

Moi, je la connaissais. À ma grande surprise j’avais vu les traits de miss Dartle.

Je fis comprendre en peu de mots à Marthe que c’était une dame que j’avais vue jadis, et à peine avais-je cessé de parler que nous entendîmes sa voix dans la chambre, mais, placés comme nous l’étions, nous ne pouvions comprendre ce qu’elle disait. Marthe me regarda d’un air étonné, puis elle me fit monter jusqu’au palier de l’étage où elle habitait, et là, poussant une petite porte sans serrure, elle me conduisit dans un galetas vide, à peu près de la grandeur d’une armoire. Il y avait entre ce recoin et sa chambre une porte de communication à demi ouverte. Nous nous plaçâmes tout près. Nous avions marché si vite que je respirais à peine ; elle posa doucement sa main sur mes lèvres. Je pouvais voir un coin d’une pièce assez grande où se trouvait un lit : sur les murs quelques mauvaises lithographies de vaisseaux. Je ne voyais pas miss Dartle, ni la personne à laquelle elle s’adressait. Ma compagne devait les voir encore moins que moi.

Pendant un instant il régna un profond silence. Marthe continuait de tenir une main sur mes lèvres et levait l’autre en se penchant pour écouter.

« Peu m’importe qu’elle ne soit pas ici, dit Rosa Dartle avec hauteur. Je ne la connais pas. C’est vous que je viens voir.

— Moi ? répondit une douce voix. »

Au son de cette voix, mon cœur tressaillit. C’était la voix d’Émilie.

« Oui, répondit miss Dartle, je suis venue pour vous regarder. Comment, vous n’avez pas honte de ce visage qui a fait tant de mal ? »

La haine impitoyable et résolue qui animait sa voix, la froide amertume et la rage contenue de son ton me la rendaient aussi présente que si elle avait été vis-à-vis de moi. Je voyais, sans les voir, ces yeux noirs qui lançaient des éclairs, ce visage défiguré par la colère ; je voyais la cicatrice blanchâtre au travers de ses lèvres trembler et frémir, tandis qu’elle parlait.

« Je suis venue voir, dit-elle, celle qui a tourné la tête à James Steerforth ; la fille qui s’est sauvée avec lui et qui fait jaser tout le monde dans sa ville natale ; l’audacieuse, la rusée, la perfide maîtresse d’un individu comme James Steerforth. Je veux savoir à quoi ressemble une pareille créature ! »

On entendit du bruit, comme si la malheureuse femme qu’elle accablait de ses insultes eût tenté de s’échapper. Miss Dartle lui barra le passage. Puis elle reprit, les dents serrées et en frappant du pied :

« Restez là ! ou je vous démasque devant tous les habitants de cette maison et de cette rue ! Si vous cherchez à me fuir, je vous arrête, dusse-je vous prendre par les cheveux et soulever contre vous les pierres mêmes de la muraille. »

Un murmure d’effroi fut la seule réponse qui arriva jusqu’à moi ; puis il y eut un moment de silence. Je ne savais que faire. Je désirais ardemment mettre un terme à cette entrevue, mais je n’avais pas le droit de me présenter ; c’était à M. Peggotty seul qu’il appartenait de la voir et de la réclamer. Quand donc arriverait-il ?

« Ainsi, dit Rosa Dartle avec un rire de mépris, je la vois enfin ! Je n’aurais jamais cm qu’il se laissât prendre à cette fausse modestie et à ces airs penchés !

— Oh, pour l’amour du ciel, épargnez-moi ! s’écriait Émilie. Qui que vous soyez, vous savez ma triste histoire ; pour l’amour de Dieu, épargnez-moi, si vous voulez qu’on ait pitié de vous !

— Si je veux qu’on ait pitié de moi ! répondit miss Dartle d’un ton féroce, et qu’y a-t-il de commun entre nous, je vous prie ?

— Il n’y a que notre sexe, dit Émilie fondant en larmes.

— Et c’est un lien si fort quand il est invoqué par une créature aussi infâme que vous, que, si je pouvais avoir dans le cœur autre chose que du mépris et de la haine pour vous, la colère me ferait oublier que vous êtes une femme. Notre sexe ! Le bel honneur pour notre sexe !

— Je n’ai que trop mérité ce reproche, cria Émilie, mais c’est affreux ! Oh ! madame, chère madame, pensez à tout ce que j’ai souffert et aux circonstances de ma chute ! Oh ! Marthe, revenez Oh ! quand retrouverai-je l’abri du foyer domestique !

Miss Dartle se plaça sur une chaise en vue de la porte ; elle tenait ses yeux fixés sur le plancher, comme si Émilie rampait à ses pieds. Je pouvais voir maintenant ses lèvres pincées et ses yeux cruellement attachés sur un seul point, dans l’ivresse de son triomphe.

« Écoutez ce que je vais vous dire, continua-t-elle, et gardez pour vos dupes toute votre ruse. Vous ne me toucherez pas plus par vos larmes que vous ne sauriez me séduire par vos sourires, beauté vénale.

— Oh ! ayez pitié de moi ! répétait Émilie. Montrez-moi quelque compassion, ou je vais mourir folle !

— Ce ne serait qu’un faible châtiment de vos crimes ! dit Rosa Dartle. Savez-vous ce que vous avez fait ? Osez-vous invoquer encore ce foyer domestique que vous avez désolé ?

— Oh ! s’écria Émilie, il ne s’est pas passé un jour ni une nuit sans que j’y aie pensé : et je la vis tomber à genoux, la tête en arrière, son pâle visage levé vers le ciel, les mains jointes avec angoisse, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, il ne s’est pas écoulé un seul instant où je ne l’aie revue, cette chère maison ; présente devant moi, comme dans les jours qui ne sont plus, quand je l’ai quittée pour toujours ! Oh ! mon oncle, mon cher oncle, si vous aviez pu savoir quelle douleur me causerait le souvenir poignant de votre tendresse, quand je me suis éloignée de la bonne voie, vous ne m’auriez pas témoigné tant d’amour ; vous auriez, une fois au moins, parlé durement à Émilie, cela lui aurait servi de consolation. Mais non, je n’ai pas de consolation en ce monde, ils sont tous trop bons pour moi ! »

Elle tomba le visage contre terre, en s’efforçant de toucher le bas de la robe du tyran femelle qui se tenait immobile devant elle.

Rosa Dartle la regardait froidement ; une statue d’airain n’eût pas été plus inflexible. Elle serrait fortement les lèvres comme si elle était forcée de se retenir pour ne pas fouler aux pieds la charmante créature qui était si humblement étendue devant elle ; je la voyais distinctement, elle semblait avoir besoin de toute son énergie pour se contenir. Quand donc arriverait-il ?

« Voyez un peu la ridicule vanité qu’ont ces vers de terre ! dit-elle quand elle eut un peu calmé sa fureur qui l’empêchait de parler. Votre maison, votre foyer domestique ! Et vous vous imaginez que je fais à ces gens-là l’honneur d’y songer ou de croire que vous ayez pu faire à un pareil gîte quelque tort qu’on ce puisse payer largement avec de l’argent ? Votre famille ! mais vous n’étiez pour elle qu’un objet de négoce, comme tout le reste, quelque chose à vendre et à acheter.

— Oh non ! s’écria Émilie. Dites de moi tout ce que vous voudrez ; mais ne faites pas retomber ma honte (hélas ! elle ne pèse que trop sur eux déjà !) sur des gens qui sont aussi respectables que vous. Si vous êtes vraiment une dame, honorez-les du moins, quand vous n’auriez point pitié de moi.

— Je parle, dit miss Dartle, sans daigner entendre cet appel, et elle retirait sa robe comme si Émilie l’eût souillée en y touchant, je parle de sa demeure à lui, celle où j’habite. Voilà, dit-elle avec un rire de dédain, et en regardant la pauvre victime d’un air sarcastique, voilà une belle cause de division entre une mère et un fils ! voilà celle qui a mis le désespoir dans une maison où on n’aurait pas voulu d’elle pour laveuse de vaisselle ! celle qui y a apporté la colère, les reproches, les récriminations. Vile créature, qu’on a ramassée an bord de l’eau pour s’en amuser pendant une heure et la repousser après du pied dans la fange où elle est née.

— Non ! non ! s’écria Émilie, en joignant les mains : la première fois qu’il s’est trouvé sur mon chemin (ah ! si Dieu avait permis qu’il ne m’eût rencontrée que le jour où on allait me déposer dans mon tombeau !), j’avais été élevée dans des idées aussi sévères et aussi vertueuses que vous, ou que toute autre femme ; j’allais épouser le meilleur des hommes. Si vous vivez près de lui, si vous le connaissez, vous savez peut-être quelle influence il pouvait exercer sur une pauvre fille, faible et vaine comme moi. Je ne me défends pas, mais ce que je sais, et ce qu’il sait bien aussi, du moins ce qu’il saura, à l’heure de sa mort, quand son âme en sera troublée, c’est qu’il a usé de tout son pouvoir pour me tromper, et que moi, je croyais en lui, je me confiais en lui, je l’aimais ! »

Rosa Dartle bondit sur sa chaise, recula d’un pas pour la frapper, avec une telle expression de méchanceté et de rage, que j’étais au le point de me jeter entre elles deux. Le coup, mal dirigé, se perdit dans le vide. Elle resta debout, tremblante de fureur, toute pantelante des pieds à la tête comme une vraie furie ; non, je n’avais jamais vu, je ne pourrai jamais revoir de rage pareille.

« Vous l’aimez ? vous ? » criait-elle, en serrant le poing, comme si elle eût voulu y tenir une arme pour en frapper l’objet de sa haine.

Je ne pouvais plus voir Émilie. Il n’y eut pas de réponse.

« Et vous me dites cela, à moi, ajouta-t-elle, avec cette bouche dépravée ? Ah ! que je voudrais qu’on fouettât ces gueuses-là ! Oui, si cela ne dépendait que de moi, je les ferais fouetter à mort. »

Et elle l’aurait fait, j’en suis sûr. Tant que dura ce regard de Némésis, je n’aurais pas voulu lui confier un instrument de torture. Puis, petit à petit, elle se mit à rire, mais d’un rire saccadé, en montrant du doigt Émilie comme un objet de honte et d’ignominie devant Dieu et devant les hommes.

« Elle l’aime ! dit-elle, l’infâme ! Et elle voudrait me faire croire qu’il s’est jamais soucié d’elle ! Ah ! oui comme c’est menteur ces femmes vénales ! »

Sa moquerie dépassait encore sa rage en cruauté ; c’était plus atroce que tout : elle ne se déchaînait plus que par moment, et au risque de faire éclater sa poitrine, elle y refoulait sa rage pour mieux torturer sa victime.

« Je suis venue ici, comme je vous disais tout à l’heure, ô pure source d’amour, pour voir à quoi vous pouviez ressembler. J’en étais curieuse. Je suis satisfaite. Je voulais aussi vous conseiller de retourner bien vite chez vous, d’aller vous cacher au milieu de ces excellents parents qui vous attendent et que votre argent consolera du reste. Quand vous aurez tout dépensé, eh bien, vous n’aurez qu’à chercher quelque remplaçant pour croire en lui, vous confier en lui et l’aimer ! Je croyais trouver ici un jouet brisé qui avait fait son temps ; un bijou de clinquant terni par l’usage et jeté au coin de la borne. Mais puisque, au lieu de cela, je trouve une perle fine, une dame, ma foi ! une pauvre innocente qu’on a trompée, avec un cœur encore tout frais, plein d’amour et de vertu, car vraiment vous en avez l’air, et vous jouez bien la comédie, j’ai encore quelque chose à vous dire. Écoutez-moi, et sachez que ce que je vais vous dire je le ferai ; vous m’entendez, belle fée ? Ce que je dis, je veux le faire. »

Elle ne put réprimer alors sa fureur ; nais ce fut l’affaire d’un moment, un simple spasme qui fit place tout de suite à un sourire.

« Allez vous cacher : si se n’est pas dans votre ancienne demeure, que ce soit ailleurs cachez-vous bien loin. Allez vivre dans l’obscurité, ou mieux encore, allez mourir dans quelque coin. Je m’étonne que vous n’ayez pas encore trouvé un moyen de calmer ce tendre cœur qui ne veut pas se briser. Il y a pourtant de ces moyens-là : ce n’est pas difficile à trouver, ce me semble. »

Elle s’interrompit un moment, pendant qu’Émilie sanglotait : elle l’écoutait pleurer, comme si c’eût été pour elle une ravissante mélodie.

« Je suis peut-être singulièrement faite, reprit Rosa Dartle ; mais je ne peux pas respirer librement dans le même air que vous, je le trouve corrompu. Il faut donc que je le purifie, que je le purge de votre présence. Si vous êtes encore ici demain, votre histoire et votre conduite seront connues de tous ceux qui habitent cette maison. On me dit qu’il y a ici des femmes honnêtes ; ce serait dommage qu’elles ne fussent pas mises à même d’apprécier un trésor tel que vous. Si, une fois partie d’ici, vous revenez chercher un refuge dans cette ville, en toute autre qualité que celle de femme perdue (soyez tranquille, pour celle-là, je ne vous empêcherai pas de la prendre), je viendrai vous rendre le même service, partout où vous irez. Et je suis sûre de réussir, avec l’aide d’un certain monsieur qui a prétendu à votre belle main, il n’y a pas bien longtemps.

Il n’arriverait donc jamais, jamais ! Combien de temps fallait-il encore supporter cela ? Combien de temps pouvais-je être sûr de me contenir encore ?

« Ô mon Dieu ! » s’écriait la malheureuse Émilie, d’un ton qui aurait dû toucher le cœur le plus endurci.

Rosa Dartle souriait toujours.

« Que voulez-vous donc que je fasse !

— Ce que je veux que vous fassiez ! reprit Rosa, mais vous pouvez vivre heureuse, avec vos souvenirs. Vous pouvez passer votre vie à vous rappeler la tendresse de James Steerforth ; il voulait vous faire épouser son domestique, n’est-ce pas ? Ou bien vous pouvez songer avec reconnaissance à l’honnête homme qui voulait bien accepter l’offre de son maître. Vous pouvez encore, si toutes ces douces pensées, si le souvenir de vos vertus et de la position honorable qu’elles vous ont acquise, ne suffisent pas à remplir votre cœur, vous pouvez épouser cet excellent homme, et mettre à profit sa condescendance. Si cela n’est pas assez pour vous satisfaire, alors mourez ! Il ne manque pas d’allées ou de tas d’ordures qui sont bons pour aller y mourir quand on a de ces chagrins-là. Allez en chercher un ; pour vous envoler de là vers le ciel ! »

J’entendis marcher. J’en étais bien sûr, c’était lui. Que Dieu soit loué !

Elle s’approcha lentement de la porte, et disparut à mes yeux.

« Mais rappelez-vous ! ajouta-t-elle d’une voix lente et dure, que je suis bien décidée, par des raisons à moi connues, et des haines qui me sont personnelles, à vous poursuivre partout, à moins que vous ne vous enfuyiez loin de moi, ou que vous jetiez ce beau petit masque d’innocence que vous voulez prendre. Voilà ce que j’avais à vous dire, et ce que je dis, je veux le faire. »

Les pas se rapprochaient, on venait ; on entra, on se précipita dans la chambre.

« Mon oncle !» »

Un cri terrible suivit ces paroles. J’attendis un moment, avant d’entrer, et je le vis tenant dans ses bras sa nièce évanouie. Un instant il contempla son visage ; puis il se baissa pour l’embrasser, oh avec quelle tendresse ! et posa doucement un mouchoir sur la tête d’Émilie.

« Maître Davy, dit-il d’une voix basse et tremblante, quand il eut couvert le visage de la jeune femme, je bénis notre Père céleste, mon rêve s’est réalisé. Je lui rends grâces de tout mon cœur pour m’avoir, selon son bon plaisir, ramené mon enfant ! »

Puis il l’enleva dans ses bras, pendant qu’elle restait la face voilée, la tête penchée sur sa poitrine, et serrant contre la sienne les joues pâles et froides de sa nièce chérie, il l’emporta lentement au bas de l’escalier.