David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 19

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 1p. 285-303).

Je ne sais pas si j’étais triste ou satisfait quand je vis arriver la fin de mes études et le moment de quitter le docteur Strong. J’avais été très-heureux chez lui, et j’avais un véritable attachement pour le docteur ; en outre, j’étais un personnage éminent dans notre petit monde. Voilà mes raisons de tristesse, mais j’avais d’autres raisons, assez peu solides d’ailleurs, d’être bien aise. La vague idée de devenir un jeune homme libre de mes actions, le sentiment de l’importance que prenait un jeune homme libre de ses actions, le désir de toutes les belles choses que cet animal extraordinaire avait à voir et à faire, l’effet merveilleux qu’il ne pouvait manquer de produire sur la société, c’étaient là de grandes séductions. Ces visions avaient une si grande influence sur mon esprit qu’il me semble maintenant que je n’ai pas senti, en quittant la pension, les regrets que j’aurais dû naturellement éprouver. Cette séparation ne m’a pas laissé l’impression que m’ont laissée d’autres séparations. J’essaye en vain de me souvenir de ce que j’ai ressenti alors, et des circonstances qui ont accompagné mon départ, mais ce que je me rappelle bien, c’est que cet événement n’a pas joué un grand rôle dans ma vie. Je suppose que la perspective qui s’ouvrait devant moi me troublait l’esprit. Je sais que je ne comptais plus pour rien le passé de mon enfance, et que la vie me faisait l’effet d’un grand conte de fées que j’allais commencer à lire, et voilà tout.

Ma tante eut avec moi des délibérations graves et nombreuses pour savoir quelle carrière je choisirais. Depuis un an au moins, je cherchais à trouver une réponse satisfaisante à cette question répétée : « Quelle est votre vocation ? » Mais je ne me trouvais aucun goût particulier pour une profession quelconque. Si j’avais pu recevoir par inspiration la science de la navigation, prendre le commandement de quelque vaisseau bon voilier pour faire autour du monde un voyage de grandes découvertes je crois que je n’aurais rien demandé de plus. Mais, à défaut de cette inspiration miraculeuse, mes désirs se bornaient à entrer dans une carrière qui n’imposât pas de trop grands sacrifices pécuniaires à ma tante, et à y faire mon devoir quel qu’il fût.

M. Dick avait régulièrement assisté à nos conseils, de l’air le plus grave et le plus réfléchi. Il ne s’était jamais aventuré qu’une seule fois à émettre une idée, mais ce jour-là (je ne sais ce qui lui avait passé par la tête), il proposa tout d’un coup de faire de moi un chaudronnier. Cette idée fut si mal reçue par ma tante qu’il n’osa plus en avancer une seconde, il se bornait donc à la regarder attentivement en attendant avec beaucoup d’intérêt les résolutions qu’elle pourrait suggérer, tout en faisant sonner son argent dans son gousset.

« Voulez-vous que je vous dise une chose, Trot ? me dit ma tante un matin, quelque temps après ma sortie de pension, puisque nous n’avons pas encore décidé la grande question, et qu’il faut tâcher de ne pas faire fausse route, si nous pouvons, je crois que nous ferions mieux de nous donner le temps de respirer. En attendant, tâchez d’envisager l’affaire sous un nouveau point de vue, et non pas comme un écolier.

— Je tâcherai, ma tante.

— J’ai eu l’idée, continua ma tante, qu’un peu de changement et un coup d’œil jeté sur la vie du monde pourraient vous aider à fixer vos idées et à asseoir plus sérieusement votre jugement. Si vous faisiez un petit voyage ? si vous vous rendiez par exemple dans votre ancien pays pour y voir… cette femme étrange qui a un nom si sauvage, continua-t-elle en se frottant le bout du nez, car elle n’avait pas encore complètement pardonné à Peggotty de s’appeler Peggotty.

— C’est tout ce que je peux désirer de plus agréable au monde, ma tante !

— Eh bien ! dit-elle, voilà qui est heureux, car je le désire beaucoup aussi. Mais il est naturel et raisonnable que cela vous plaise, et je suis très-convaincue que tout ce que vous ferez, Trot, sera naturel et raisonnable.

— Je l’espère, ma tante.

— Votre sœur, Betsy Trotwood, dit ma tante, aurait été la jeune fille la plus naturelle et la plus raisonnable qu’on puisse voir. Vous serez digne d’elle, n’est-ce pas ?

— J’espère être digne de vous, ma tante ; je n’en demande pas davantage

— C’est une grâce du bon Dieu que votre mère, la pauvre enfant, ne soit pas de ce monde, dit ma tante en me regardant d’un air d’approbation, car elle serait si fière de son garçon maintenant qu’elle en aurait perdu le peu de tête qui pouvait lui rester à perdre. »

Ma tante s’excusait toujours de la faiblesse qu’elle pouvait éprouver pour moi en la rejetant ainsi sur ma pauvre mère :

« Vraiment, vous ne vous figurez pas, Trotwood, combien vous me la rappelez !

— D’une manière agréable, j’espère, ma tante ?

— Il lui ressemble tant, Dick, ajouta ma tante en appuyant sur les mots, que je crois la voir encore, le jour où je l’ai visitée, avant qu’elle commençât à souffrir ; voyez-vous, il lui ressemble comme deux gouttes d’eau !

— En vérité ? dit M. Dick.

— Mais cela n’empêche pas qu’il ressemble aussi à David, dit ma tante d’un ton positif.

— Il ressemble beaucoup à David ! dit M. Dick.

— Mais ce que je désire vous voir devenir. Trot, reprit ma tante, je ne veux pas dire physiquement, vous êtes très-bien de physique, mais moralement, c’est un homme ferme ; un homme ferme, énergique, avec une volonté à vous, avec de la résolution, dit ma tante en branlant la tête et en serrant le poing ; avec de la détermination, Trot, avec du caractère, un caractère énergique qui ne se laisse influencer qu’à bonne enseigne par qui que ce soit, ni par quoi que ce soit ; voilà ce que je veux vous voir devenir ; voilà ce qu’il aurait fallu à votre père et à votre mère, Dieu le sait, et ils s’en seraient mieux trouvés. »

Je manifestai l’espérance de devenir ce qu’elle désirait.

« Afin de vous fournir l’occasion d’agir un peu par vous-même, et de compter sur vous-même, dit ma tante, je vous enverrai seul faire votre petit voyage. J’avais eu un moment l’idée de vous faire accompagner par M. Dick, mais, en y réfléchissant bien, je le garderai pour prendre soin de moi. »

M. Dick parut un moment un peu désappointé, mais l’honneur d’être admis à la dignité de prendre soin de la plus admirable femme qu’il y eût au monde ramena bientôt la satisfaction sur son visage.

« D’ailleurs, dit ma tante, il a son mémoire.

— Certainement, dit M. Dick, précipitamment. J’ai l’intention, Trotwood, d’en finir avec ce mémoire ; il faut réellement que ce soit fini une bonne fois. Après quoi, je le ferai présenter, vous savez, et alors… dit M. Dick, après s’être arrêté et avoir gardé le silence un moment, et alors il faudra voir frétiller le poisson dans la poële ! »

En conséquence des bonnes intentions de ma tante, je fus peu après pourvu d’une bourse bien garnie et d’une malle, et elle me congédia tendrement pour mon expédition d’exploration. Au moment du départ, elle me donna quelques bons conseils et beaucoup de baisers, en me disant que, comme son projet était de me fournir l’occasion de regarder autour de moi et de réfléchir un peu, elle me conseillait de passer quelques jours à Londres si cela me convenait, soit en me rendant dans le Suffolk, soit en revenant. En un mot, j’étais libre de faire ce qu’il me plairait pendant trois semaines on un mois, sans autre considération que celle de réfléchir et de regarder autour de moi, et l’engagement da lui écrire trois fois la semaine, pour la tenir au courant de ce que je ferais.

J’allai d’abord à Canterbury pour dira adieu à Agnès et à M. Wickfield, ainsi qu’au bon docteur ; je n’avais pas encore donné congé de mon ancienne chambre chez M. Wickfield. Agnès fut enchantée de me voir, et me dit que la maison ne lui semblait plus la même depuis que je l’avais quittée.

« Je ne me trouve plus le même non plus depuis que je suis loin de vous, lui dis-je. Il me semble que j’ai perdu mon bras droit, ce n’est pas assez dire, car je ne suis pas plus sûr de ma tête et de mon cœur qui n’ont rien à faire avec mon bras droit. Tous les gens qui vous connaissent vous consultent, et se laissent guider par vous, Agnès.

— Tous les gens qui me connaissent me gâtent, je crois, dit Agnès en souriant.

— Non. C’est parce que vous ne ressemblez à personne. Vous êtes si bonne et d’un caractère si charmant ! Comment faites-vous pour être d’un naturel si doux, et pour avoir toujours raison ?

— Vous me parlez comme si j’étais miss Larkins avant son mariage, me dit-elle avec un rire plein de gaieté, tout en continuant son ouvrage.

— Allons ! ce n’est pas bien d’abuser de ma confiance, lui répondis-je en rougissant au souvenir de mon idole aux rubans bleus, et cependant je ne saurais m’empêcher de me confier en vous, Agnès. Je ne perdrai jamais cette habitude. Si j’ai des chagrins ou que je devienne amoureux, je vous dirai tout, si vous voulez bien, même quand il m’arrivera de devenir amoureux pour tout de bon.

— Mais vous avez toujours été amoureux pour tout de bon, dit Agnès en riant de nouveau.

— Oh ! j’étais un enfant, un simple écolier, dis-je en riant aussi, mais avec un peu de confusion. Les temps sont changés, et je suppose qu’un jour je prendrai cette affaire-là terriblement au sérieux. Ce qui m’étonne, c’est que vous-même vous n’en soyez pas encore arrivée-là, Agnès. »

Agnès riait en secouant la tête.

« Oh ! je sais bien que non ; vous me l’auriez dit, ou du moins, repris-je en la voyant rougir légèrement, vous me l’auriez laissé deviner. Mais je ne connais personne qui soit digne de vous aimer, Agnès. Il faudra que je fasse la connaissance d’un homme d’un caractère plus élevé et doué de plus de mérite que tous ceux que j’ai vus ici pour donner mon consentement. À l’avenir j’aurai l’œil sur tous vos admirateurs ; et je vous préviens que je serai très-exigeant pour celui que vous choisirez. »

Nous avions causé jusqu’alors sur un ton d’enjouement plein de confiance, mêlé pourtant d’un certain sérieux ; c’était le résultat des relations intimes que nous avions commencées ensemble des l’enfance. Mais tout d’un coup Agnès leva les yeux et changeant de manière, me dit :

« Trotwood, il y a quelque chose que je veux vous dire, et que je n’aurai peut-être pas de longtemps une autre occasion de vous demander, quelque chose que je ne me déciderais jamais, je crois, à demander à un autre. Avez-vous remarqué chez papa un changement progressif ? »

Je l’avais remarqué, et je m’étais souvent demandé si elle s’en apercevait aussi. Mon visage trahit sans doute ce que je pensais, car elle baissa les yeux à l’instant même, et je vis qu’ils étaient pleins de larmes.

« Dites-moi ce que c’est, dit-elle à voix basse.

— Je crains… puis-je vous parler en toute franchise, Agnès ? Vous savez quelle affection j’ai pour lui.

— Oui, dit-elle.

— Je crains qu’il ne se fasse mal par cette habitude qui n’a fait qu’augmenter tous les jours depuis mon arrivée dans cette maison. Il est devenu très-nerveux, du moins je me le figure.

— Vous ce vous trompez pas, dit Agnès en secouant la tête.

— Sa main tremble, il ne parle pas nettement, et ses yeux sont hagards. J’ai remarqué que, dans ces moments-là, et quand il n’est pas dans son état naturel, il arrive presque toujours qu’on le demande justement pour quelque affaire.

— Oui, c’est Uriah, dit Agnès.

— Et l’idée qu’il ne se sent pas en état de la traiter, qu’il ne l’a pas bien comprise, ou qu’il n’a pas pu s’empêcher de laisser voir sa situation, semble le tourmenter tellement que le lendemain c’est bien pis, et le surlendemain pis encore ; et de là vient cet épuisement et cet air effaré. Ne vous effrayez pas de ce que je dis, Agnès mais je l’ai vu l’autre soir dans cet état, la tête sur son pupitre et pleurant comme un enfant. »

Elle posa doucement son doigt sur mes lèvres pendant que je parlais encore, puis l’instant d’après elle avait rejoint son père à la porte du salon, et s’appuyait sur son épaule. Ils me regardaient tous deux, et je fus vivement touché de l’expression du visage d’Agnès. Il y avait dans son regard une si profonde tendresse pour son père, tant de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’il lui avait témoignés, elle me demandait si évidemment d’être indulgent pour lui dans mes pensées, et de ne pas admettre des idées amères sur son compte ; elle semblait à la fois si fière de lui, si dévouée, si compatissante et si triste ; elle me disait si clairement qu’elle était sûre de mes sympathies, que toutes les paroles du monde n’auraient pu m’en dire davantage, ni m’émouvoir plus profondément.

Nous devions prendre le thé chez le docteur. En arrivant à l’heure ordinaire, nous le trouvâmes près du feu, dans le cabinet, avec sa jeune femme et sa belle-mère. Le docteur, qui semblait croire que je partais pour la Chine, me reçut comme un hôte auquel il voulait faire honneur, et demanda qu’on mît une bûche au feu afin de voir à la lueur de la flamme le visage de son ancien élève.

«  Je ne verrai plus beaucoup de nouveaux visages à la place de Trotwood, mon cher Wickfield, dit le docteur en se chauffant les mains ; je deviens paresseux et je veux me reposer. Je remettrai tous ces jeunes gens à d’autres mains dans six mois, pour mener une vie plus tranquille.

— Voilà dix ans que vous ne dites pas autre chose, docteur, répondit M. Wickfield.

— Oui, mais cette fois je suis décidé, dit le docteur ; le premier de mes sous-maîtres me succédera… Cette fois-ci c’est pour de bon… Et vous aurez bientôt à dresser un contrat entre nous, avec toutes les clauses obligatoires qui donnent à deux hommes d’honneur qui s’engagent l’air de deux coquins qui se défient l’un de l’autre.

— J’aurai aussi à prendre soin, n’est-ce pas, dit M. Wickfield qu’on ne vous attrape pas, ce qui arriverait infailliblement dans un arrangement que vous feriez vous-même. Eh bien ! je suis tout prêt, je voudrais n’avoir jamais de pire besogne dans mon état.

— Je n’aurai plus à m’occuper alors, dit le docteur, que de mon dictionnaire… et de cette autre personne avec laquelle j’ai contracté aussi un engagement… mon Annie ! »

M. Wickfield la regardait, elle était assise près de la table à thé avec Agnès, et elle me parut éviter les yeux du bon vieillard avec une hésitation et une timidité inaccoutumées qui attirèrent sur elle son attention, comme s’il lui venait à l’esprit quelque pensée secrète.

« Il paraît qu’il est arrivé un bateau-poste venant de l’Inde, dit-il après un moment de silence.

— Vous m’y faites penser, dit le docteur, il y a même des lettres de M. Jack Maldon.

— Ah ! vraiment ?

— Mon pauvre Jack ! dit mitress Markleham, en secouant la tête. Quand je pense qu’il est dans ce climat terrible, où il faut vivre, m’a-t-on dit, sur un tas de sable brûlant et sous une cloche de verre ! Il avait l’air robuste, mais il ne l’était pas. Il a consulté son courage plus que ses forces, mon cher docteur, quand il a si vaillamment tenté l’entreprise. Annie, ma chère, je suis sûre que vous vous en souvenez parfaitement ; votre cousin n’a jamais été fort, ce qu’on appelle robuste, dit mistress Markleham avec emphase et en nous regardant tous les uns après les autres, depuis le temps où ma fille et lui étaient tout petits, et se promenaient bras dessus bras dessous toute la journée. »

Annie ne répondit rien à cette interpellation.

« Dois-je conclure de ce que vous venez de dire, madame, que M. Maldon soit malade ? demanda M. Wickfleld.

— Malade ? répliqua le Vieux-Troupier, mon cher monsieur, il est… toutes sortes de choses…

— Excepté qu’il n’est pas bien portant, dit M. Wickfield.

— Excepté qu’il n’est pas bien portant, cela va sans dire, répondit le Vieux-Troupier ; il est clair qu’il a attrapé des coups de soleil terribles, qu’il a gagné la fièvre des marais, des rhumatismes et tout ce qu’on peut imaginer ! Quant au foie, je suppose qu’il en a fait son deuil en partant, ajouta-t-elle d’un air de résignation.

— Est-ce de lui que vous tenez tout cela ? demanda M. Wickfield.

— Lui ! repartit mistress Markleham en agitant sa tête et son éventail ; que vous ne connaissez guère mon pauvre Jack Maldon pour me faire pareille question ! Lui me dire cela ! Ah bien oui ! il se ferait plutôt tirer à quatre chevaux avant d’en dire un mot.

— Maman ! dit mistress Strong.

— Ma chère Annie, reprit sa mère, je vous prie, une fois pour toutes, de ne pas vous mêler de ce que je dis, à moins que ce ne soit pour confirmer mes paroles. Vous savez aussi bien que moi que votre cousin Maldon se laisserait plutôt tirer par un nombre indéfini de chevaux, car je ne sais pas pourquoi je me bornerais à quatre certainement, non, ce n’est pas à quatre chevaux ; il se laisserait tirer par huit, par seize, par trente-deux chevaux plutôt que de dire un mot qui pût déranger les plans du docteur.

— Dites plutôt les plans de Wickfield, dit la docteur en passant la main sur son menton et en regardant son conseiller d’un air repentant ; c’est-à-dire le plan que nous avions formé à nous deux. Pour moi j’ai dit seulement : « en Angleterre ou à l’étranger. »

— Et moi, j’ai dit : « à l’étranger, ajouta gravement M. Wickfield ; c’est moi qui l’ai fait ; c’est moi qui en suis responsable.

— Oh ! qui est-ce qui vous parle de responsabilité ? dit mistress Markleham ; tout a été fait pour le mieux, mon cher monsieur Wickfield, nous savons bien que tout a été fait dans les meilleures intentions. Mais si ce pauvre garçon ne peut pas vivre, là-bas, que voulez-vous y faire ? S’il ne peut pas vivre là-bas, il mourra là-bas, plutôt que de déranger les projets du docteur. Je le connais bien, continua mistress Markleham en agitant son éventail avec l’air calme et prophétique d’une prêtresse inspirée, et je sais bien qu’il mourra là plutôt que de déranger les plans du docteur.

— Eh bien ! eh bien ! madame, dit gaiement le docteur, je ne suis pas assez fanatique de mes projets pour ne point les changer moi-même et refuser tout autre arrangement. Si M. Jack Maldon revient en Angleterre pour cause de mauvaise santé, nous ne le laisserons pas repartir, et il faudra tâcher de le pourvoir d’une manière plus avantageuse dans ce pays-ci. »

Mistress Markleham fut si surprise de la générosité de ce discours, qu’elle n’avait ni prévu ni provoqué, bien entendu, qu’elle ne put que dire au docteur que cela lui ressemblait bien, et répéter plusieurs fois de suite son geste favori, en baisant le bout de son éventail, avant d’en caresser la main de son sublime ami. Après quoi elle gronda quelque peu sa fille Annie, de ce qu’elle n’était pas plus expansive, lorsque le docteur comblait ainsi de ses bontés un ancien compagnon d’enfance, et cela pour l’amour d’elle seulement. Puis elle en vint à nous entretenir des mérites de plusieurs membres de sa famille qui n’attendaient qu’un peu d’aide pour remonter sur leur bête.

Tout ce temps-là sa fille Annie n’avait pas dit un mot, elle n’avait pas même levé les yeux. M. Wickfield l’avait suivie sans cesse du regard, assise comme elle était à côté de son Agnès. Il avait l’air de ne pas se douter qu’on pût remarquer cette attention continue, bien visible pourtant, car il était si occupé de mistress Strong et des pensées qu’elle lui suggérait, qu’il en était tout absorbé. Il finit par demander ce que M. Jack Maldon avait véritablement écrit sur sa situation et à qui il avait adressé de ses nouvelles.

« Voilà, dit mistress Markleham en prenant par-dessus la tête du docteur une lettre posée sur la cheminée ; voilà ce que ce pauvre garçon dit au docteur lui-même… Où est-on donc ?… ah ! j’y suis… « Je suis fâché d’être obligé de vous dire que ma santé a beaucoup souffert ; et que je crains d’en être réduit à la nécessité de revenir en Angleterre pour quelque temps ; c’est ma seule espérance de guérison. » Il me semble que c’est assez clair, pauvre garçon ! Sa seule espérance de guérison ! Mais la lettre d’Annie est plus explicite encore. Annie, montrez-moi encore une fois cette lettre.

— Pas maintenant, maman, dit-elle à voix basse.

— Ma chère, vous êtes vraiment sur certains sujets la personne la plus absurde qui soit au monde ; et il n’y a personne comme vous pour vous montrer peu sensible aux droits de votre famille, lui dit sa mère. Nous n’aurions pas seulement entendu parler de cette lettre si je ne vous l’avais pas demandée. Appelez-vous cela de la confiance envers le docteur Strong, Annie cela m’étonne de votre part. »

Mistress Strong produisit la lettre à regret, et quand je la pris pour la passer à la mère, je vis que la main de la fille tremblait en me la remettant.

« Voyons donc où est ce passage, dit mistress Markleham, en approchant le papier de ses yeux : « Le souvenir des temps passés, ma chère Annie…, » et ainsi de suite ; ce n’est pas ça. « Le bon vieux procureur… » De qui veut-il donc parler ? Vraiment, Annie, votre cousin Maldon est à peine intelligible. Ah ! que je suis stupide ! c’est apparemment du docteur qu’il parle ! « Oh ! oui, bien bon en vérité ! » Ici elle s’arrêta pour donner un nouveau baiser à son éventail et le secouer ensuite du côté du docteur, qui nous regardait tous avec la satisfaction la plus paisible. « Ah !voilà : « Vous ne serez peut-être pas surprise d’apprendre, Annie… » Bien certainement, non, sachant, comme je viens de le dire, qu’il n’était véritablement pas robuste… « Vous ne serez pas surprise d’apprendre que j’ai tant souffert loin de vous que je suis décidé à partir à tout hasard, avec un congé de maladie, si je puis l’obtenir, sans quoi jet donnerai ma démission. Ce que j’ai enduré et ce que j’endure ici est intolérable. Et sans la prompte générosité de cet excellent homme, » dit mistress Markleham en répétant ses signes télégraphiques à l’adresse du docteur, et en repliant la lettre, «  l’idée seule m’en serait insupportable. »

M. Wickfield ne dit pas un mot, quoique la vieille dame semblât attendre ses commentaires sur ce qu’il venait d’entendre. Il gardait le silence d’un air sévère, et sans lever les yeux. On avait abandonné depuis longtemps cette affaire pour d’autres sujets de conversation, qu’il restait toujours dans la même attitude, se bornant à jeter de temps en temps, d’un air refrogné, un regard pensif sur la docteur ou sur sa femme, puis sur tous les deux ensemble.

Le docteur aimait la musique. Agnès chantait avec beaucoup d’agrément et d’expression, mistress Strong aussi. Elles chantèrent ensemble, puis se mirent à jouer des morceaux à quatre mains : c’était un petit concert. Mais je remarquai deux choses, d’abord quoique Annie se fut tout à fait remise, et qu’elle eût repris ses manières ordinaires, il y avait évidemment un abîme qui la séparait de M. Wickfield ; en second lieu, je vis que l’intimité de mistress Strong avec Agnès déplaisait à M. Wickfield, et qu’il la surveillait avec inquiétude. Je dois avouer aussi que le souvenir de ce que j’avais vu d’elle, le jour du départ de M. Jack Maldon, me revint à l’esprit avec une signification que je n’y avais jamais attachée et qui me troubla l’esprit. L’innocente beauté de son visage ne me paraissait pas aussi pure que par le passé ; je me défiais de la grâce naturelle et du charme de ses manières, et quand je regardais Agnès, assise auprès d’elle, quand je me rappelais l’honnête candeur de la jeune fille, je me disais en moi-même que c’était peut-être une amitié mal assortie.

Elles en jouissaient pourtant si vivement toutes deux que leur gaieté fit passer la soirée comme un instant. Il arriva, au moment du départ, un petit incident que je me rappelle bien. Elles prenaient congé lune de l’autre, et Agnès allait embrasser mistress Strong, quand M. Wickfleld passa entre elles, comme par accident, et emmena brusquement Agnès. Puis je revis sur le visage de mistress Strong cette expression que j’avais remarquée le soir du départ de son cousin, et je me crus encore debout à la porte du docteur Strong. C’était bien comme cela qu’elle l’avait regardé ce soir-là.

Je ne puis dire quelle impression ce regard me produisit, ni pourquoi il me devint impossible de l’oublier plus tard quand je pensai à elle et que j’aurais voulu ma rappeler plutôt son visage paré de son innocente beauté. Le souvenir m’en poursuivait encore en rentrant chez moi ; il me semblait que je laissais un sombre nuage suspendu au-dessus de la maison du docteur. Au respect que j’avais pour ses cheveux gris se mêlait une grande compassion pour ce cœur si confiant avec ceux qui le trahissaient, et un profond ressentiment contre ces perfides amis. L’ombre imminente d’un grand chagrin et d’une grande honte, quoique confuse encore, projetait une tache sur ce lieu paisible, témoin du travail et des jeux de mon enfance, et le flétrissait à mes yeux. Je n’avais plus de plaisir à penser aux grands aloës à longues feuilles qui fleurissaient tous les cent ans seulement, ni à la pelouse verte et unie, ni aux urnes de pierre de l’allée du docteur, ni au son des cloches de la cathédrale qui dominait tout de son harmonie ; il me semblait que le paisible sanctuaire de mon enfance avait été profané en ma présence, et que la paix et l’honneur en avaient été jetés à tous les vents.

Avec le matin arriva mon départ de cette vieille demeure, qu’Agnès avait remplie pour moi de son influence, et cette préoccupation suffit à absorber mon esprit. Je reviendrais certainement bientôt habiter de nouveau mon ancienne chambre, et bien souvent peut-être ; mais enfin j’avais cessé d’y résider, et le bon vieux temps n’était plus. J’avais le cœur un peu gros en emballant ce qui restait de mes livres et de mes effets à envoyer à Douvres, et je ne me souciais pas de le laisser voir à Uriah Heep, qui s’empressait si fort à mon service, que je m’accuse d’avoir manqué à la charité, en supposant qu’il était enchanté de me voir partir.

Je me séparai d’Agnès et de son père, en faisant de vains efforts pour supporter ce chagrin comme un homme, et je montai sur le siège de la diligence de Londres. J’étais si disposé à oublier et à pardonner tout en traversant la ville, que j’avais presque envie de faire un signe de tête à mon ancien ennemi le boucher, et de lui jeter quatre shillings pour boire à ma santé, mais il avait un air de boucher si endurci quand je l’aperçus, grattant son grand billot dans son étal, et il était tellement enlaidi par la perte d’une dent de devant que je lui avais cassée dans notre combat, que je trouvai plus à propos de ne pas lui faire d’avances.

La seule chose qui m’occupât l’esprit, quand nous fûmes enfin tout de bon sur la route, c’était de paraître aussi âgé que possible au conducteur, et de me faire une grosse voix. J’eus bien du mal à réussir dans cette dernière prétention, mais j’y tenais parce que c’était un moyen sûr du me grandir.

« Vous allez à Londres, monsieur ? dit le conducteur.

— Oui, William dis-je d’un ton de condescendance (je le connaissais un peu), je vais à Londres ; après cela j’irai de là en Suffolk.

— Pour chasser, monsieur ? dit le conducteur. Il savait aussi bien que moi qu’a cette époque de l’année, il était à peu près aussi probable que j’allais à la pêche de la baleine, mais c’est égal, je regardai cette question comme un compliment flatteur.

— Je ne sais pas, dis-je en prenant un air d’indécision, si je ne tirerai pas en effet quelques coups de fusil.

— On dit que le gibier est devenu très-difficile à approcher, reprit William.

— C’est ce qu’on m’a dit, répondis-je.

— Êtes-vous du comté de Suffolk, monsieur?

— Oui, dis-je avec un air d’importance, je suis du comté de Suffolk.

— On dit que les chaussons de pommes sont superbes par là. »

Je n’en savais rien du tout, mais il faut bien soutenir les institutions de son pays natal, et ne pas avoir l’air de ne pas les connaître ; aussi je secouai la tête d’un air fin comme pour dire : « Je crois bien ! »

« Et les bidets, dit William, c’est ça, de fameuses bêtes ! un bon bidet de Suffolk vaut son pesant d’or. Avez-vous jamais élevé des bidets de Suffolk, monsieur ?

— Non, dis-je, pas précisément.

— C’est que je vous dirai que voilà un monsieur, derrière moi, qui en a élevé des pacotilles. »

Le monsieur en question louchait d’une manière épouvantable ; il avait un menton de galoche, portait un chapeau gris à haute forme, et une culotte de velours de coton, boutonnée tout du long sur le côté, depuis les hanches jusqu’à la semelle de ses bottes. Il appuyait son menton sur l’épaule du conducteur, si près de moi que je sentais son haleine dans mes cheveux, et quand je me retournai pour le voir, il jeta sur les chevaux un regard de connaisseur, de son bon œil.

« N’est-ce pas ? dit William.

— N’est-ce pas quoi ? demanda son interlocuteur.

— Vous avez élevé des bidets du Suffolk en masse ?

— Je crois bien ! dit l’autre, il n’y a pas d’espèce de chevaux ni de chiens que je n’aie élevés. Il y a des hommes dont c’est la caprice, les chiens et les chevaux ; pour moi j’en perdrais le boire et le manger, je leur sacrifierais volontiers la maison, la femme, les enfants et tout le bataclan ; j’oublierais pour ça de lire, d’écrire, de compter, de fumer, de priser et de dormir.

— Vous m’avouerez que ce n’est pas la place d’un homme comme ça, derrière le siège du conducteur, n’est-ce pas ? me dit William à l’oreille, en arrangeant les guides. »

Je conclus de cette remarque qu’il désirait donner ma place à l’éleveur de chevaux, et j’offris en rougissant de la lui céder.

« Dans le fait si vous n’y tenez pas, monsieur, je crois que ce serait plus convenable, » dit William.

J’ai toujours considéré cette concession comme ma première faute dans la vie. Quand j’avais retenu ma place au bureau, j’avais fait inscrire à côté de mon nom : « Sur le siège du conducteur, » et j’avais donné une demi-couronne au teneur de livres. J’avais mis un paletot et un plaid tout neufs pour faire honneur à ce poste éminent, et j’étais assez fier de l’effet que je produisais sur le siège ; et voilà qu’à la première poste, je me laissais supplanter par un méchant calorgne, avec des habits râpés, qui n’avait d’autre mérite que de sentir l’écurie à plein nez, et d’être assez solide sur l’impériale pour passer par-dessus ma tête aussi légèrement qu’une mouche, pendant que les chevaux allaient au grand trot ! J’ai une certaine méfiance de moi-même qui m’avait déjà souvent joué de mauvais tours dans de petites occasions de ce genre, où j’aurais aussi bien fait de m’en passer ; ce petit incident dont l’impériale de la diligence de Canterbury était le théâtre, n’était pas fait pour la diminuer. Ce fut en vain que je cherchai un refuge dans ma grosse voix. J’eus beau parler du fond de l’estomac tout le reste du voyage, je sentais que j’étais complètement enfoncé, et ma jeunesse me faisait pitié.

C’était pourtant curieux et intéressant, après tout, de me voir trôner là sur l’impériale d’une diligence à quatre chevaux, bien mis, bien élevé, le gousset bien garni, reconnaissant en passant les lieux où j’avais couché pendant mon pénible voyage. Mes pensées trouvaient un ample sujet d’occupation à chaque étape sur la route, en regardant passer les vagabonds, et on rencontrant ces regards que je reconnaissais si bien, il me semblait que je sentais encore la main droite du chaudronnier m’empoigner et me serrer le devant de ma chemise. En descendant l’étroite rue de Chatam, j’aperçus, en passant, la ruelle dans laquelle vivait le vieux monstre qui m’avait acheté ma veste, et j’avançai vivement la tête, pour regarder l’endroit où j’avais attendu si longtemps mon argent au soleil et à l’ombre. En approchant de Londres, quand on passa près de la maison où M. Creakle nous avait si cruellement battus, j’aurais donné tout ce que je possédais pour avoir la permission de descendre, de le rosser d’importance et de donner la clef des champs à tous ses élèves, pauvres oiseaux an cage.

Nous descendîmes à Charing-Cross, hôtel de la Croix-d’Or, espèce d’établissement moisi et étouffé. Un garçon m’introduisit dans la salle commune, et une servante me montra une petite chambre à coucher qui sentait une odeur de fiacre, et qui était aussi hermétiquement fermée qu’un tombeau de famille. J’avais ma grande jeunesse sur la conscience, je sentais bien que c’était pour cela que personne n’avait l’air de me respecter le moins du monde. La servante ne faisait aucun cas de mon opinion sur aucun sujet, et le garçon se permettait, avec une insolente familiarité, de m’offrir des conseils pour venir en aide à mon inexpérience.

« Voyons maintenant, dit le garçon d’un air d’intimité, qu’est-ce que vous voulez pour dîner ? les petits gentlemen aiment la volaille, en général ; prenez-moi un poulet. »

Je lui dis le plus majestueusement que je pus que je ne me souciais pas d’un poulet.

« Non ? dit le garçon. Les petits gentlemen sont las de boeuf et de mouton, en général, qu’est-ce que vous dites d’une côtelette de veau ? »

Je consentis à cette proposition, faute de savoir inventer autre chose.

« Est-ce que vous prendrez des pommes de terre ? dit le garçon avec un sourire insinuant et en penchant la tête de côté ; en général, les petits gentlemen sont rassasiés de pommes de terre. »

Je lui ordonnai, de ma voix la plus caverneuse, de commander une côtelette de veau avec des pommes de terre et les accessoires nécessaires, et de demander au bureau s’il n’y avait pas quelque lettre pour Trotwood Copperfield, esquire. Je savais très-bien qu’il n’y en avait pas, et qu’il ne pouvait pas y en avoir, mais je pensai que cela me donnerait l’air d’un homme, de paraître en attendre.

Il revint me dire qu’il n’y avait rien, ce dont je me montrai très-surpris, et il commença à mettre mon couvert sur une table, près du feu. Pendant qu’il se livrait à cette occupation, il me demanda ce que je voulais boire, et sur ma réponse, « une demi-bouteille de sherry, » il trouva, j’en ai peur, que c’était une bonne occasion de composer la mesure de liqueur demandée avec le fond de plusieurs bouteilles en vidange. Ce qui me le fait croire, c’est qu’en lisant le journal, je l’aperçus, par-dessus une petite cloison basse qui formait, dans la salle, son appartement particulier, très-occupé à verser le contenu de plusieurs bouteilles dans une seule, comme un pharmacien qui prépare une potion selon l’ordonnance. Quand le vin arriva, d’ailleurs, je le trouvai un peu éventé, et il contenait certainement plus de miettes de pain anglais qu’on ne pouvait l’attendre d’un vin étranger, pour peu qu’il fût naturel. Mais j’eus la faiblesse de le boire sans rien dire.

Me trouvant ensuite dans une agréable disposition d’esprit (d’où je conclus qu’il y a des moments où l’empoisonnement n’est pas aussi désagréable qu’on le dit), je résolus d’aller au spectacle. Je choisis le théâtre de Covent-Garden, et là, au fond d’une loge de face, j’assistai à la représentation de Jules César et d’une pantomime nouvelle. Quand je vis tous ces nobles romains entrant et sortant sur la scène pour mon amusement, au lieu d’être comme autrefois, à la pension, des prétextes odieux d’une tâche ingrate en latin, je ne peux pas vous dire le plaisir merveilleux et nouveau que j’en ressentis. Mais la réalité et la fiction qui se combinaient dans le spectacle, l’influence de la poésie, des lumières, de la musique, de la foule, les changements à vue qui s’opéraient sur le théâtre, tout cela fit sur mon esprit une impression si étourdissante et ouvrit devant moi de si vastes régions de jouissances, qu’en sortant dans la rue, à minuit, par une pluie battante, il me sembla que je tombais des nues, après avoir mené pendant un siècle la vie la plus romanesque, pour retrouver un monde misérable, rempli de boue, de lanternes, de fiacres, de parapluies, de paires de socques articulés.

J’étais sorti par une porte différente de celle par laquelle j’étais entré, et je restai un moment sans bouger dans la rue, comme si j’étais véritablement étranger sur cette terre ; mais je fus bientôt rappelé à moi-même par toutes les bousculades dont j’étais assailli, et je repris le chemin de l’hôtel en roulant dans mon esprit ce beau rêve, qui me revint encore et toujours devant les yeux, pendant que je mangeais des huîtres et que je buvais du porter, en face du feu de la salle à manger.

J’étais si plein du souvenir du spectacle et du passé, car ce que j’avais vu au théâtre me faisait un peu l’effet d’un transparent éclatant, derrière lequel je voyais se réfléchir toute ma vie antérieure, que je ne sais à quel moment je m’aperçus de la présence d’un beau jeune homme, bien tourné et mis avec une certaine négligence élégante que j’ai de bonnes raisons de me rappeler. Mais je sais que je le trouvai là, sans l’avoir vu entrer, et que je restai devant le feu à rêver et à méditer au coin du feu de la salle à manger, sans prendre garde à lui.

Enfin je me levai pour rentrer chez moi, à la grande satisfaction du garçon, qui avait envie de dormir, et qui, se sentant d’affreuses impatiences dans les jambes, les changeait de place en les croisant, les courbant, les étirant, les exerçant à toutes les contorsions qu’il pouvait leur donner dans son petit cabinet. En m’avançant vers la porte, je passai près du jeune homme qui venait d’entrer, et je le vis distinctement. Je me retournai, je revins sur mes pas, je regardai de nouveau. Il ne me reconnaissait pas, mais je le reconnus à l’instant même.

Dans un autre moment, je n’aurais peut-être pas eu assez de confiance et de décision pour m’adresser à lui, j’aurais remis au lendemain et par conséquent perdu l’occasion de lui parler. Mais mon esprit était si animé par le spectacle que la protection qu’il m’avait accordée jadis me parut mériter toute ma reconnaissance ; l’affection que j’avais conçue pour lui jaillit si naturellement de mon âme, que je m’avançai à l’instant vers lui, en lui disant avec un battement de cœur :

« Steerforth ! vous ne me reconnaissez pas ? »

Il me regarda (je me rappelais ce regard), mais il ne parut pas me reconnaître.

« Vous m’avez oublié, j’en ai peur ? lui dis-je.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, c’est le petit Copperfield ! »

Je lui pris les deux mains et je ne pouvais me décider à les lâcher. Sans la fausse honte et la crainte de lui déplaire, je lui aurais sauté au cou eu fondant en larmes.

« Je n’ai jamais été aussi heureux, mon cher Steerforth. Que je suis content de vous voir !

— Et moi aussi, j’en suis charmé, dit- il en me serrant cordialement la main. — Allons, Copperfield, mon garçon, pas tant d’émotion ! »

Je crois pourtant qu’il n’était pas fâché de voir la joie que j’éprouvais en le revoyant.

J’essuyai à la hâte les larmes que je n’avais pu retenir, malgré tous mes efforts, et j’essayai de rire ; puis nous nous assîmes à coté l’un de l’autre.

« Et comment vous trouvez-vous ici ? me dit Steerforth en me frappant sur l’épaule.

— Je suis arrivé aujourd’hui par la diligence de Canterbury. J’ai été adopté par une tante qui vit par là, et je viens d’y finir mon éducation. Et vous, comment vous trouvez-vous ici, Steerforth ?

— Eh bien ! mais, je suis ce qu’on appelle un étudiant d’Oxford, c’est-à-dire que je suis allé m’ennuyer là à mourir trois fois par an, et maintenant je retourne chez ma mère. Vous êtes, ma foi, le plus joli garçon du monde, avec votre mine avenante, Copperfield pas changé du tout ; maintenant que je vous regarde, vous êtes toujours le même !

— Oh ! moi, je vous ai reconnu tout de suite, lui dis-je ; mais vous, on ne vous oublie pas si facilement. »

Il se mit à rire en passant la main dans les boucles épaisses de ses cheveux et me dit gaiement :

« Vous me voyez, dit-il, en chemin pour aller rendre mes devoirs à ma mère ; elle demeure près de Londres, mais les routes sont si mauvaises et on s’ennuie tant chez nous, que je suis resté ici ce soir, au lieu de pousser jusqu’à la maison. Il n’y a que quelques heures que je suis en ville, et j’ai passé mon temps à grogner et à dormir au spectacle.

— Justement j’en viens aussi ; j’étais à Covent-Garden. Quel magnifique théâtre, Steerforth ! et quelle délicieuse soirée j’ai passé là ! »

Steerforth riait de tout son cœur.

« Mon cher David, dit-il en me frappant de nouveau sur l’épaule, vous êtes une fleur des champs ! La pâquerette au lever du soleil n’est pas plus pure et plus innocente que vous ! J’étais aussi à Covent-Garden, et je m’ai jamais rien vu de plus misérable. Garçon ! »

Le garçon, qui avait observé de loin notre reconnaissance avec une profonde attention, s’approcha d’un air respectueux.

« Où avez-vous logé mon ami M. Copperfield ?

— Pardon, monsieur.

— Où couche-t-il ? quel est le numéro de sa chambre ? Vous savez bien ce que je veux dire, reprit Steerforth.

— Pour le moment, monsieur, dit le garçon d’un air embarrassé, M. Copperfield a le numéro quarante-quatre, monsieur !

— À quoi pensez-vous donc, répliqua Steerforth, de mettre M. Copperfield dans une petite mansarde au-dessus de l’écurie.

— Nous ne savions pas, monsieur, répondit le garçon en s’excusant toujours, nous ne savions pas que M. Copperfield y attachât aucune importance. On peut donner à M. Copperfield le numéro soixante-douze, s’il le préfère, à côté de vous, monsieur.

— C’est bien clair qu’il le préfère, dit Steerforth. Allons, dépêchez-vous. »

Le garçon disparut à l’instant pour opérer mon déménagement. Steerforth s’amusa beaucoup de ce qu’on m’avait donné le numéro quarante-quatre, me frappa de nouveau sur l’épaule en riant, et finit par m’inviter à déjeuner avec lui le lendemain matin à dix heures, proposition que j’étais heureux et fier d’accepter. Il était tard, nous prîmes nos bougeoirs pour monter l’escalier, et je le quittai à la porte de sa chambre, après nous être dit bonsoir très-amicalement. Je trouvai que ma nouvelle chambre valait infiniment mieux que la première ; qu’elle ne sentait pas du tout le moisi et qu’il y avait au milieu un immense lit à quatre colonnes, qui était planté là comme un castel sur ses terres, si bien qu’au milieu d’un nombre d’oreillers suffisant pour six personnes, je m’endormis bientôt du sommeil du juste, et je rêvai de Rome antique, de Steerforth et d’amitié, jusqu’au moment où les diligences du matin, roulant sous la porte cochère, introduisirent dans mes songes la foudre et Jupiter.