David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 3
Le cheval du voiturier était bien la plus paresseuse bête qu’on puisse imaginer (du moins je l’espère) ; il cheminait lentement, la tête pendante, comme s’il se plaisait à faire attendre les pratiques pour lesquelles il transportait des paquets. Je m’imaginais même parfois qu’il éclatait de rire à cette pensée, mais le voiturier m’assura que c’était un accès de toux, parce qu’il était enrhumé.
Le voiturier avait, lui aussi, l’habitude de se tenir la tête pendante, le corps penché en avant tandis qu’il conduisait, en dormant à moitié, les bras étendus sur ses genoux. Je dis tandis qu’il conduisait, mais je crois que la carriole aurait aussi bien pu aller à Yarmouth sans lui, car le cheval se conduisait tout seul ; et quant à la conversation, l’homme n’en avait pas d’autre que de siffler.
Peggotty avait sur ses genoux un panier de provisions, qui aurait bien pu durer jusqu’à Londres, si nous y avions été par le même moyen de transport. Nous mangions et nous dormions alternativement. Peggotty s’endormait régulièrement le menton appuyé sur l’anse de son panier, et jamais, si je ne l’avais pas entendu de mes deux oreilles, on ne m’aurait fait croire qu’une faible femme pût ronfler avec tant d’énergie.
Nous fîmes tant de détours par une foule de petits chemins, et nous passâmes tant de temps à une auberge où il fallait déposer un bois de lit, et dans bien d’autres endroits encore, que j’étais très fatigué et bien content d’arriver enfin à Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en jetant les yeux sur la grande étendue d’eau qu’on voyait le long de la rivière ; je ne pouvais pas non plus m’empêcher d’être surpris qu’il y eût une partie du monde si plate, quand mon livre de géographie disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis que Yarmouth était probablement situé à un des pôles, ce qui expliquait tout.
À mesure que nous approchions, je voyais l’horizon s’étendre comme une ligne droite sous le ciel : je dis à Peggotty qu’une petite colline par-ci par-là ferait beaucoup mieux, et que, si la terre était un peu plus séparée de la mer, et que la ville ne fût pas ainsi trempée dans la marée montante, comme une rôtie dans de l’eau panée, ce serait bien plus joli. Mais Peggotty me répondit, avec plus d’autorité qu’à l’ordinaire, qu’il fallait prendre les choses comme elles sont, et que, pour sa part, elle était fière d’appartenir à ce qu’on appelle les Harengs de Yarmouth.
Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me parut fort étrange) et que je sentis l’odeur du poisson, de la poix, de l’étoupe et du goudron ; quand je vis les matelots qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient sur les pavés, je compris que j’avais été injuste envers une ville si commerçante ; je l’avouai à Peggotty qui écoutait avec une grande complaisance mes expressions de ravissement et qui me dit qu’il était bien reconnu (je suppose que c’était une chose reconnue par ceux qui ont la bonne fortune d’être des harengs de naissance) qu’à tout prendre, Yarmouth était la plus belle ville de l’univers.
« Voilà mon Am, s’écria Peggotty ; comme il est grandi ! c’est à ne pas le reconnaître. »
En effet, il nous attendait à la porte de l’auberge ; il me demanda comment je me portais, comme à une vieille connaissance. Au premier abord, il me semblait que je ne le connaissais pas aussi bien qu’il paraissait me connaître, attendu qu’il n’était jamais venu à la maison depuis la nuit de ma naissance, ce qui naturellement lui donnait de l’avantage sur moi. Mais notre intimité fit de rapides progrès quand il me prit sur son dos pour m’emporter chez lui. C’était un grand garçon de six pieds de haut, fort et gros en proportion, aux épaules rondes et robustes ; mais son visage avait une expression enfantine, et ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient l’air d’un mouton. Il avait une jaquette de toile à voiles, et un pantalon si roide qu’il se serait tenu tout aussi droit quand même il n’y aurait pas eu de jambes dedans. Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu’il portât un chapeau, c’était plutôt un toit de goudron sur un vieux bâtiment.
Ham me portait sur son dos et tenait sous son bras une petite caisse à nous : Peggotty en portait une autre. Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de petites montagnes de sable ; nous passions à côté de fabriques de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de chantiers de démolition, de chantiers de calfatage, d’ateliers de gréement, de forges en mouvement, et d’une foule d’établissements pareils ; enfin nous arrivâmes en face de la grande étendue grise que j’avais déjà vue de loin ; Ham me dit :
« Voilà notre maison, monsieur Davy. »
Je regardai de tous côtés, aussi loin que mes yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la rivière, mais sans découvrir la moindre maison. Il y avait une barque noire, ou quelque autre espèce de vieux bateau près de là, échoué sur le sable ; un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée, fumait tout tranquillement, mais je n’apercevais rien autre chose qui eût l’air d’une habitation.
« Ce n’est pas ça ? dis-je, cette chose qui ressemble à un bateau ?
— C’est ça, monsieur Davy », répliqua Ham.
Si c’eût été le palais d’Aladin, l’œuf de roc et tout ça, je crois que je n’aurais pas été plus charmé de l’idée romanesque d’y demeurer. Il y avait dans le flanc du bateau une charmante petite porte ; il y avait un plafond et des petites fenêtres ; mais ce qui en faisait le mérite, c’est que c’était un vrai bateau qui avait certainement vogué sur la mer des centaines de fois ; un bateau qui n’avait été destiné à servir de maison sur la terre ferme. C’est là ce qui en faisait le charme à mes yeux. S’il avait jamais été destiné à servir de maison, je l’aurais peut-être trouvé petit pour une maison, ou incommode, ou trop isolé ; mais du moment que cela n’avait pas été construit dans ce but, c’était une ravissante demeure.
À l’intérieur elle était parfaitement propre, et aussi bien arrangée que possible. Il y avait une table, une horloge de Hollande, une commode, et sur la commode il y avait un plateau où l’on voyait une dame armée d’un parasol, se promenant avec un enfant à l’air martial qui jouait au cerceau. Une Bible retenait le plateau et l’empêchait de glisser : s’il était tombé, le plateau aurait écrasé dans sa chute une quantité de tasses, de soucoupes et une théière qui étaient rangées autour du livre. Sur les murs, il y avait quelques gravures coloriées, encadrées et sous verre, qui représentaient des sujets de l’Écriture. Toutes les fois qu’il m’est arrivé depuis d’en voir de semblables entre les mains de marchands ambulants, j’ai revu immédiatement apparaître devant moi tout l’intérieur de la maison du frère de Peggotty. Les plus remarquables de ces tableaux, c’étaient Abraham en rouge qui allait sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en jaune, au milieu d’une fosse remplie de lions verts. Sur le manteau de la cheminée on voyait une peinture du lougre la Sarah-Jane, construit à Sunderland, avec une vraie petite poupe en bois qui y était adaptée ; c’était une œuvre d’art, un chef-d’œuvre de menuiserie que je considérais comme l’un des biens les plus précieux que ce monde pût offrir. Aux poutres du plafond, il y avait de grands crochets dont je ne comprenais pas bien encore l’usage, des coffres et autres ustensiles aussi commodes pour servir de chaises.
Dès que j’eus franchi le sol, je vis tout cela d’un clin-d’œil (on n’a pas oublié que j’étais un enfant observateur). Puis Peggotty ouvrit une petite porte et me montra une chambre à coucher. C’était la chambre la plus complète et la plus charmante qu’on pût inventer, dans la poupe du vaisseau, avec une petite fenêtre par laquelle passait autrefois le gouvernail ; un petit miroir placé juste à ma hauteur, avec un cadre en coquilles d’huîtres ; un petit lit, juste assez grand pour s’y fourrer, et sur la table un bouquet d’herbes marines dans une cruche bleue. Les murs étaient d’une blancheur éclatante, et le couvre-pieds avait des nuances si vives que cela me faisait mal aux yeux. Ce que je remarquai surtout dans cette délicieuse maison, c’est l’odeur du poisson ; elle était si pénétrante, que quand je tirai mon mouchoir de poche, on aurait dit, à l’odeur, qu’il avait servi à envelopper un homard. Lorsque je confiai cette découverte à Peggotty, elle m’apprit que son frère faisait le commerce des homards, des crabes et des écrevisses ; je trouvai ensuite un tas de ces animaux, étrangement entortillés les uns dans les autres et toujours occupés à pincer tout ce qu’ils trouvaient au fond d’un petit réservoir en bois, où on mettait aussi les pots et les bouilloires.
Nous fûmes reçus par une femme très polie qui portait un tablier blanc, et que j’avais vue nous faire la révérence à une demi-lieue de distance, quand j’arrivais sur le dos de Ham. Elle avait près d’elle une ravissante petite fille (du moins c’était mon avis), avec un collier de perles bleues ; elle ne voulut jamais me laisser l’embrasser, et alla se cacher quand je lui en fis la proposition. Nous finissions de dîner de la façon la plus somptueuse, avec des poules d’eau bouillies, du beurre fondu, des pommes de terre, et une côtelette à mon usage, lorsque nous vîmes arriver un homme aux longs cheveux qui avait l’air très bon enfant. Comme il appelait Peggotty « ma mignonne », et qu’il lui donna un gros baiser sur la joue, je n’eus aucun doute (vu la retenue habituelle de Peggotty) que ce ne fût son frère ; en effet, c’était lui, et on me le présenta bientôt comme M. Peggotty, le maître de céans.
« Je suis bien aise de vous voir, monsieur ? dit M. Peggotty. Nous sommes de braves gens, monsieur, un peu rudes, mais tout à votre service. »
Je le remerciai, et je lui répondis que j’étais bien sûr d’être heureux dans un aussi charmant endroit.
« Comment va votre maman, monsieur ? dit M. Peggotty. L’avez-vous laissée en bonne santé ? »
Je répondis à M. Peggotty qu’elle était en aussi bonne santé que je pouvais le souhaiter, et qu’elle lui envoyait ses compliments, ce qui était de ma part une fiction polie.
« Je lui suis bien obligé », dit M. Peggotty. « Eh bien, monsieur, si vous pouvez vous accommoder de nous, pendant quinze jours, dit-il, en se tournant vers sa sœur, et Ham, et la petite Émilie, nous serons fiers de votre compagnie. »
Après m’avoir fait les honneurs de sa maison de la façon la plus hospitalière, M. Peggotty alla se débarbouiller avec de l’eau chaude, tout en observant que « l’eau froide ne suffisait pas pour lui nettoyer la figure ». Il revint bientôt, ayant beaucoup gagné à cette toilette, mais si rouge que je ne pus m’empêcher de penser que sa figure avait cela de commun avec les homards, les crabes et les écrevisses, qu’elle entrait dans l’eau chaude toute noire, et qu’elle en ressortait toute rouge.
Quand nous eûmes pris le thé, on ferma la porte et on s’établit bien confortablement (les nuits étaient déjà froides et brumeuses), cela me parut la plus délicieuse retraite que pût concevoir l’imagination des hommes. Entendre le vent souffler sur la mer, savoir que le brouillard envahissait toute cette plaine désolée qui nous entourait, et se sentir près du feu, dans une maison absolument isolée, qui était un bateau, cela avait quelque chose de féerique. La petite Émilie avait surmonté sa timidité, elle était assise à côté de moi sur le coffre le moins élevé ; il y avait là tout juste de la place pour nous deux au coin de la cheminée ; mistress Peggotty avec son tablier blanc, tricotait au coin opposé ; Peggotty tirait l’aiguille, avec sa boîte au couvercle de saint Paul et le petit bout de cire qui semblaient n’avoir jamais connu d’autre domicile. Ham qui m’avait donné ma première leçon du jeu de bataille, cherchait à se rappeler comment on disait la bonne aventure, et laissait sur chaque carte qu’il retournait la marque de son pouce. M. Peggotty fumait sa pipe. Je sentis que c’était un moment propre à la conversation et à l’intimité.
« M. Peggotty ! lui dis-je.
— Monsieur, dit-il.
— Est-ce que vous avez donné à votre fils le nom de Ham, parce que vous vivez dans une espèce d’arche ? »
M. Peggotty sembla trouver que c’était une idée très profonde, mais il répondit :
« Non, monsieur, je ne lui ai jamais donné de nom.
— Qui lui a donc donné ce nom ? dis-je en posant à M. Peggotty la seconde question du catéchisme.
— Mais, monsieur, c’est son père qui le lui a donné, dit M. Peggotty.
— Je croyais que vous étiez son père.
— C’était mon frère Joe qui était son père, dit M. Peggotty.
— Il est mort, M. Peggotty ? demandai-je après un moment de silence respectueux.
— Noyé », dit M. Peggotty.
J’étais très étonné que M. Peggotty ne fût pas le père de Ham, et je me demandais si je ne me trompais pas aussi sur sa parenté avec les autres personnes présentes. J’avais si grande envie de le savoir, que je me déterminai à le demander à M. Peggotty.
« Et la petite Émilie, dis-je, en la regardant. C’est votre fille, n’est-ce pas, monsieur Peggotty ?
— Non, monsieur. C’était mon beau-frère, Tom, qui était son père. »
Je ne pus m’empêcher de lui dire après un autre silence plein de respect : « Il est mort, M. Peggotty ?
— Noyé », dit M. Peggotty.
Je sentais combien il était difficile de continuer sur ce sujet, mais je ne savais pas encore tout, et je voulais tout savoir. J’ajoutai donc :
« Vous avez des enfants, monsieur Peggotty ?
— Non, monsieur, répondit-il en riant. Je suis célibataire.
— Célibataire ! dis-je avec étonnement. Mais alors, qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Peggotty ? » Et je lui montrai la personne au tablier blanc qui tricotait.
« C’est mistress Gummidge, dit M. Peggotty.
— Gummidge, monsieur Peggotty ? »
Mais ici Peggotty, je veux dire ma Peggotty à moi, me fit des signes tellement expressifs pour me dire de ne plus faire de questions qu’il ne me resta plus qu’à m’asseoir et à regarder toute la compagnie qui garda le silence, jusqu’au moment où on alla se coucher. Alors, dans le secret de ma petite cabine, Peggotty m’informa que Ham et Émilie étaient un neveu et une nièce de mon hôte qu’il avait adoptés dans leur enfance à différentes époques, lorsque la mort de leurs parents les avait laissés sans ressources, et que mistress Gummidge était la veuve d’un marin, son associé dans l’exploitation d’une barque, qui était mort très pauvre. Mon frère n’est lui-même qu’un pauvre homme, disait Peggotty, mais c’est de l’or en barre, franc comme l’acier, (je cite ses comparaisons). Le seul sujet, à ce qu’elle m’apprit, qui fit sortir son frère de son caractère ou qui le portât à jurer, c’était lorsqu’on parlait de sa générosité. Pour peu qu’on y fît allusion, il donnait sur la table un violent coup de poing de sa main droite (si bien qu’un jour il en fendit la table en deux) et il jura qu’il ficherait le camp et s’en irait au diable, si jamais on lui parlait de ça. J’eus beau faire des questions, personne n’avait la moindre explication grammaticale à me donner de l’étymologie de cette terrible locution : « ficher un camp ». Mais tous s’accordaient à la regarder comme une imprécation des plus solennelles.
Je sentais profondément toute la bonté de mon hôte, et j’avais l’âme très satisfaite sans compter que je tombais de sommeil, tout en prêtant l’oreille au bruit que faisaient les femmes en allant se coucher dans un petit lit comme le mien, placé à l’autre extrémité du bateau, tandis que M. Peggotty et Ham suspendaient deux hamacs aux crochets que j’avais remarqués au plafond. Le sommeil s’emparait de moi, mais je me sentais pourtant saisi d’une crainte vague, en songeant à la grande profondeur sombre qui m’entourait, en entendant le vent gémir sur les vagues, et les soulever tout à coup. Mais je me dis qu’après tout j’étais dans un bateau, et que s’il arrivait quelque chose, M. Peggotty était là pour venir à notre aide.
Cependant il ne m’arriva pas d’autre mal, que de m’éveiller tranquillement, le lendemain. Dès que le soleil brilla sur le cadre en coquilles d’huîtres qui entourait mon miroir, je sautai hors de mon lit, et je courus sur la plage avec la petite Émilie pour ramasser des coquillages.
« Vous êtes un vrai petit marin, je pense ? » dis-je à Émilie. Non que j’eusse jamais rien pensé de pareil, mais je trouvai qu’il était du devoir de la galanterie de lui dire quelque chose, et je voyais en ce moment dans les yeux brillants d’Émilie, se réfléchir une petite voile si étincelante, que cela m’inspira cette réflexion.
« Non, dit Émilie, en hochant la tête, j’ai peur de la mer.
— Peur ! répétai-je avec un petit air fanfaron, tout en regardant en face le grand Océan. Moi je n’ai pas peur !
— Ah ! la mer est si cruelle, dit Émilie. Je l’ai vue bien cruelle pour quelques-uns de nos hommes. Je l’ai vue mettre en pièces un bateau aussi grand que notre maison.
— J’espère que ce n’était pas la barque où…
— Où mon père a été noyé ? dit Émilie. Non ce n’était pas celle-là : je ne l’ai jamais vue, celle-là.
— Et lui, l’avez-vous connu ? » demandai-je.
La petite Émilie secoua la tête. « Pas que je me souvienne. »
Quelle coïncidence ! Je lui expliquai immédiatement comment je n’avais jamais vu mon père ; et comment ma mère et moi nous vivions toujours ensemble parfaitement heureux, ce que nous comptions faire éternellement ; et comment le tombeau de mon père était dans le cimetière près de notre maison, à l’ombre d’un arbre sous lequel j’avais souvent été me promener le matin pour entendre chanter les petits oiseaux. Mais il y avait quelques différences entre Émilie et moi, bien que nous fussions tous deux orphelins. Elle avait perdu sa mère avant son père, et personne ne savait où était le tombeau de son père ; on savait seulement qu’il reposait quelque part dans la mer profonde.
« Et puis, dit Émilie, tout en cherchant des coquillages et des cailloux, votre père était un monsieur, et votre mère est une dame ; et moi, mon père était un pêcheur, ma mère était fille de pêcheur, et mon oncle Dan est un pêcheur.
— Dan est monsieur Peggotty, n’est-ce pas ? dis-je.
— Mon oncle Dan là-bas, répondit Émilie, tout en m’indiquant le bateau.
— Oui c’est de lui que je parle. Il doit être très bon, n’est-ce pas ?
— Bon ? dit Émilie. Si j’étais une dame, je lui donnerais un habit bleu de ciel avec des boutons de diamant, un pantalon de nankin, un gilet de velours rouge, un chapeau à trois cornes, une grosse montre d’or, une pipe en argent, et un coffre tout plein d’argent. »
Je dis que je ne doutais pas que M. Peggotty ne méritât tous ces trésors. Je dois avouer que j’avais quelque peine à me le représenter parfaitement à son aise dans l’accoutrement que rêvait pour lui sa petite nièce, exaltée par sa reconnaissance, et que j’avais en particulier des doutes sur l’utilité du chapeau à trois cornes ; mais je gardai ces réflexions pour moi.
La petite Émilie levait les yeux tout en énumérant ces divers articles, comme si elle contemplait une glorieuse vision. Nous nous remîmes à chercher des pierres et des coquillages.
« Vous aimeriez à être une dame ? » lui dis-je.
Émilie me regarda, et se mit à rire en me disant oui.
« Je l’aimerais beaucoup. Alors nous serions tous des messieurs et des dames. Moi, et mon oncle, et Ham, et mistress Gummidge. Alors nous ne nous inquiéterions pas du mauvais temps. Pas pour nous, du moins. Cela nous ferait seulement de la peine pour les pauvres pêcheurs, et nous leur donnerions de l’argent quand il leur arriverait quelque malheur. »
Cela me parut un tableau très satisfaisant et par conséquent extrêmement naturel. J’exprimai le plaisir que j’avais à y songer, et la petite Émilie se sentit le courage de me dire, bien timidement :
« N’avez-vous pas peur de la mer, maintenant ? »
La mer était assez calme pour me rassurer, mais je suis bien sûr que si une vague d’une dimension suffisante s’était avancée vers moi, j’aurais immédiatement pris la fuite, poursuivi par le souvenir de tous ses parents noyés. Cependant je répondis : « Non », et j’ajoutai : « Mais ni vous non plus, bien que vous prétendiez avoir peur », car elle marchait beaucoup trop près du bord d’une vieille jetée en bois sur laquelle nous nous étions aventurés, et j’avais vraiment peur qu’elle ne tombât.
« Oh ! ce n’est pas de cela que j’ai peur, dit la petite Émilie, mais c’est quand la mer gronde, que ça me réveille, et que je tremble en pensant à l’oncle Dan et à Ham ; il me semble que je les entends crier au secours. Voilà pourquoi j’aimerais tant à être une dame. Mais ici je n’ai pas peur. Pas du tout. Regardez-moi ! »
Elle s’élança, et se mit à courir le long d’une grosse poutre qui partait de l’endroit où nous étions et dominait la mer d’assez haut, sans la moindre barrière. Cet incident se grava tellement dans ma mémoire, que, si j’étais peintre, je pourrais encore aujourd’hui le reproduire exactement : je pourrais montrer la petite Émilie s’avançant à la mort (je le croyais alors), les yeux fixés au loin sur la mer, avec une expression que je n’ai jamais oubliée.
Elle revint bientôt près de moi, agile, hardie et voltigeante, et je ris de mes craintes, aussi bien que du cri que j’avais poussé, cri inutile en tout cas, puisqu’il n’y avait personne près de là. Mais depuis, je me suis souvent demandé s’il n’était pas possible (il y a tant de choses que nous ne savons pas), que, dans cette témérité subite de l’enfant, et dans son regard de défi jeté aux vagues lointaines, il y eût comme un instinct de pitié filiale qui lui faisait trouver du plaisir à se sentir aussi en danger, à revendiquer sa part du trépas subi par son père, un souhait vague et rapide d’aller ce jour-là le rejoindre dans la mort. Depuis ce temps-là il m’est arrivé de me demander à moi-même : « Je suppose que ce fût là une révélation soudaine de la vie qu’elle allait avoir à traverser, et que, dans mon âme d’enfant, j’eusse été capable de la comprendre ; je suppose que sa vie eût dépendu de moi, d’un mouvement de ma main, aurais-je bien fait de la lui tendre pour la sauver de sa chute ? Il m’est arrivé, (je ne dis pas que cette réflexion ait duré longtemps), de me demander s’il n’aurait pas alors mieux valu pour la petite Émilie que les eaux se refermassent sur elle, ce matin-là, devant moi, et de me répondre oui, cela aurait mieux valu. » Mais n’anticipons pas : il sera toujours temps d’en parler. N’importe, puisque c’est dit, je le laisse.
Nous errâmes longtemps ensemble, tout en nous remplissant les poches d’un tas de choses que nous trouvions très curieuses ; ensuite nous remîmes soigneusement dans l’eau des étoiles de mer. Je ne connais pas assez les habitudes de cette race d’êtres pour être bien sûr qu’ils nous aient été reconnaissants de cette attention. Puis enfin nous reprîmes le chemin de la demeure de M. Peggotty. Nous nous arrêtâmes près du réservoir aux homards pour échanger un innocent baiser, et nous rentrâmes pour déjeuner, tout rouges de santé et de plaisir.
« Comme deux jeunes grives », dit M. Peggotty. Ce que je pris pour un compliment.
Il va sans dire que j’étais amoureux de la petite Émilie. Certainement j’aimais cette enfant, avec toute la sincérité et toute la tendresse qu’on peut éprouver plus tard dans la vie ; je l’aimais avec plus de pureté et de désintéressement qu’il n’y en a dans l’amour de la jeunesse, quelque grand et quelque élevé qu’il soit. Mon imagination créait autour de cette petite créature aux yeux bleus quelque chose d’idéal qui faisait d’elle un vrai petit ange. Si par une matinée au ciel d’azur, je l’avais vue déployer ses ailes et s’envoler en ma présence, je crois que j’aurais regardé cela comme un événement auquel je devais m’attendre.
Nous nous promenions pendant des heures entières en nous donnant la main près de cette plaine monotone de Yarmouth. Les jours s’écoulaient gaiement pour nous, comme si le temps n’avait pas lui-même grandi, et qu’il fût encore un enfant, toujours prêt à jouer comme nous. Je disais à Émilie que je l’adorais, et que si elle ne m’aimait pas, il ne me restait plus qu’à me passer une épée à travers le corps. Elle me répondait qu’elle m’adorait, elle aussi, et je suis sûr que c’était vrai.
Quant à songer à l’inégalité de nos conditions, à notre jeunesse ou à tout autre obstacle, la petite Émilie et moi nous ne prenions pas cette peine, nous ne songions pas à l’avenir. Nous ne nous inquiétions pas plus de ce que nous ferions plus tard que de ce que nous avions fait autrefois. En attendant nous faisions l’admiration de mistress Gummidge et de Peggotty, qui murmuraient souvent le soir, lorsque nous étions tendrement assis à côté l’un de l’autre, sur notre petit coffre. « Seigneur Dieu, n’est-ce pas charmant ? » M. Peggotty nous souriait tout en fumant sa pipe, et Ham faisait pendant des heures entières des grimaces de satisfaction. Je suppose que nous les amusions à peu près comme aurait pu le faire un joli joujou, ou un modèle en miniature du Colysée.
Je découvris bientôt que mistress Gummidge n’était pas toujours aussi aimable qu’on aurait pu s’y attendre, vu les termes dans lesquels elle se trouvait vis-à-vis de M. Peggotty. Mistress Gummidge était naturellement assez grognon, et elle se plaignait plus qu’il ne fallait pour que cela fût agréable dans une si petite colonie. J’en étais très fâché pour elle, mais souvent je me disais qu’on serait bien mieux à son aise si mistress Gummidge avait une chambre commode, où elle pût se retirer jusqu’à ce qu’elle eût repris un peu sa bonne humeur.
M. Peggotty allait parfois à un cabaret appelé Le bon Vivant. Je découvris cela un soir, deux ou trois jours après notre arrivée, en voyant mistress Gummidge lever sans cesse les yeux sur l’horloge hollandaise, entre huit et neuf heures, tout en répétant qu’il était au cabaret, et que, bien mieux, elle s’était doutée dès le matin qu’il ne manquerait pas d’y aller.
Pendant toute la matinée, mistress Gummidge avait été extrêmement abattue, et dans l’après-midi elle avait fondu en larmes, parce que le feu s’était mis à fumer. « Je suis une pauvre créature perdue sans ressource, s’écria mistress Gummidge, en voyant ce désagrément, tout me contrarie.
— Oh ! ce sera bientôt passé, dit Peggotty (c’est de notre Peggotty que je parle), et puis, voyez-vous, c’est aussi désagréable pour nous que pour vous.
— Oui, mais moi, je le sens davantage », dit mistress Gummidge.
C’était par un jour très froid, le vent était perçant. Mistress Gummidge était, à ce qu’il me semblait, très bien établie dans le coin le plus chaud de la chambre, elle avait la meilleure chaise, mais ce jour-là rien ne lui convenait. Elle se plaignait constamment du froid, qui lui causait une douleur dans le dos : elle appelait cela des fourmillements. Enfin elle se mit à pleurer et à répéter qu’elle n’était qu’une pauvre créature abandonnée, et que tout tournait contre elle.
« Il fait certainement très froid, dit Peggotty. Nous le sentons bien tous, comme vous.
— Oui, mais moi, je le sens plus que d’autres », dit mistress Gummidge.
Et de même à dîner, mistress Gummidge était toujours servie immédiatement après moi, à qui on donnait la préférence comme à un personnage de distinction. Le poisson était mince et maigre, et les pommes de terre étaient légèrement brûlées. Nous avouâmes tous que c’était pour nous un petit désappointement, mais mistress Gummidge fondit en larmes et déclara avec une grande amertume qu’elle le sentait plus qu’aucun de nous.
Quand M. Peggotty rentra, vers neuf heures, l’infortunée mistress Gummidge tricotait dans son coin de l’air le plus misérable. Peggotty travaillait gaiement. Ham raccommodait une paire de grandes bottes. Moi, je lisais tout haut, la petite Émilie à côté de moi. Mistress Gummidge avait poussé un soupir de désolation, et n’avait pas, depuis le thé, levé une seule fois les yeux sur nous.
« Eh bien, les amis, dit M. Peggotty en prenant une chaise, comment ça va-t-il ? »
Nous lui adressâmes tous un mot de bienvenue, excepté mistress Gummidge qui hocha tristement la tête sur son tricot.
« Qu’est-ce qui ne vas pas ? dit M. Peggotty tout en frappant des mains. Courage, vieille mère ! » (M. Peggotty voulait dire, vieille fille).
Mistress Gummidge n’avait pas la force de reprendre courage. Elle tira un vieux mouchoir de soie noire et s’essuya les yeux, mais au lieu de le remettre dans sa poche, elle le garda à la main, s’essuya de nouveau les yeux et le garda encore, tout prêt pour une autre occasion.
« Qu’est-ce qui cloche, ma bonne femme ? dit M. Peggotty.
— Rien, répondit mistress Gummidge. Vous revenez du Bon vivant, Dan ?
— Mais oui, j’ai fait ce soir une petite visite au Bon vivant, dit M. Peggotty.
— Je suis fâchée que ce soit moi qui vous force à aller là, dit mistress Gummidge.
— Me forcer ! mais je n’ai pas besoin qu’on m’y force, repartit M. Peggotty avec le rire le plus franc ; je n’y suis que trop disposé.
— Très disposé, dit mistress Gummidge en secouant la tête et en s’essuyant les yeux. Oui, oui, très disposé ; je suis fâchée que ce soit à cause de moi que vous y soyez si disposé.
— À cause de vous ? Ce n’est pas à cause de vous ! dit M. Peggotty. N’allez pas croire ça.
— Si, si, s’écria mistress Gummidge, je sais que je suis… je sais que je suis une pauvre créature perdue sans ressources, que non seulement tout me contrarie, mais que je contrarie tout le monde. Oui, oui, je sens plus que d’autres et je le montre davantage. C’est mon malheur. »
Je ne pouvais m’empêcher, tout en écoutant ce discours, de me dire que son malheur se faisait bien sentir aussi à quelques autres membres de la famille. Mais M. Peggotty se garda bien de faire cette réflexion, et se borna à prier mistress Gummidge de reprendre courage.
« J’aimerais mieux être je ne sais pas quoi, dit mistress Gummidge. Certainement je me connais bien : ce sont mes peines qui m’ont aigrie. Je les sens toujours, et alors elles me contrarient. Je voudrais ne pas les sentir, mais je les sens. Je voudrais avoir le cœur plus dur, mais je ne l’ai pas. Je rends cette maison misérable, je ne m’en étonne pas. Je n’ai fait que tourmenter votre sœur tout le jour et M. Davy aussi. »
Ici l’attendrissement me gagna et je m’écriai dans mon trouble :
« Non, mistress Gummidge, vous ne m’avez pas tourmenté.
— Je sais bien que c’est mal à moi, dit mistress Gummidge. C’est mal reconnaître tout ce qu’on a fait pour moi. Je ferais mieux d’aller mourir à l’hospice. Je suis une pauvre créature perdue sans ressources, et il vaut mieux que je ne reste pas ici à faire aller tout de travers. Si les choses vont tout de travers avec moi et que j’aille moi-même tout de travers, il vaut mieux que j’aille tout de travers dans l’hospice de la paroisse. Dan, laissez-moi y aller mourir, pour vous débarrasser de moi ! »
À ces mots mistress Gummidge se retira, et alla se coucher. Quand elle fut partie, M. Peggotty, qui jusque-là lui avait manifesté la plus profonde sympathie, se tourna vers nous, le visage encore tout empreint de ce sentiment, et nous dit à voix basse :
« Elle a pensé à l’ancien. »
Je ne comprenais pas bien sur quel ancien on supposait qu’avait pu méditer mistress Gummidge, mais Peggotty m’expliqua, tout en m’aidant à me coucher, que c’était feu M. Gummidge, et que son frère avait toujours cette explication toute prête dans de telles occasions, explication qui lui causait alors une grande émotion. Je l’entendis répéter à Ham, plusieurs fois, du hamac où il était couché :
« Pauvre femme ! c’est qu’elle pensait à l’ancien ! »
Et toutes les fois que, durant mon séjour, mistress Gummidge se laissa aller à sa mélancolie (ce qui arriva assez fréquemment) il répéta la même chose pour excuser son abattement, et toujours avec la plus tendre commisération.
Quinze jours se passèrent ainsi, sans autre variété que le changement des marées qui faisait sortir ou rentrer M. Peggotty à d’autres heures, et qui apportait aussi quelque variété dans les occupations de Ham. Quand ce dernier n’avait rien à faire, il se promenait quelquefois avec nous pour nous montrer les vaisseaux et les barques. Une ou deux fois, il nous fit faire une excursion en bateau. Je ne sais pourquoi il y a des impressions qui s’associent plus particulièrement à un lieu qu’à un autre, mais je crois que c’est comme cela pour beaucoup de personnes, surtout pour les souvenirs de leur enfance ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne puis jamais lire ou entendre prononcer le nom de Yarmouth sans me rappeler un certain dimanche matin où nous étions sur la plage : les cloches appelaient les fidèles à l’église ; la tête de la petite Émilie reposait sur mon épaule ; Ham jetait nonchalamment des cailloux dans la mer, dissipant au loin un épais brouillard, nous faisait entrevoir les vaisseaux à l’horizon.
Enfin le jour de la séparation arriva. Je me sentais le courage de quitter M. Peggotty et mistress Gummidge, mais mon cœur se brisait à la pensée de dire adieu à la petite Émilie. Nous allâmes, en nous donnant le bras, jusqu’à l’auberge où le voiturier descendait, et en chemin je promis de lui écrire (je tins plus tard ma promesse, en lui envoyant une page de caractères plus gros que ceux des affiches ou des annonces des appartements à louer). Au moment de nous quitter, notre émotion fut terrible, et s’il m’est jamais arrivé dans ma vie de sentir se faire dans mon cœur un vide immense, c’est ce jour-là.
Pendant tout le temps de ma visite, j’avais été assez ingrat pour la maison paternelle ; je n’y avais que peu ou point pensé ; mais à peine eus-je repris le chemin de ma demeure, que ma conscience enfantine m’en montra le chemin d’un air de reproche, et plus je me sentis désolé, plus je compris que c’était là mon refuge, et que ma mère était mon amie et ma consolation.
À mesure que nous avancions, ce sentiment s’emparait de moi davantage. Aussi, en reconnaissant sur la route tout ce qui m’était familier et cher, je me sentais transporté du désir d’arriver près de ma mère et de me jeter dans ses bras. Mais Peggotty, au lieu de partager mes transports, cherchait à les calmer (bien que très tendrement) et elle avait l’air tout embarrassé et mal à son aise.
Blunderstone la Rookery devait cependant, en dépit des efforts de Peggotty, apparaître devant moi, lorsque cela plairait au cheval du voiturier. Je le vis enfin, comme je me le rappelle bien encore, par cette froide matinée, sous un ciel gris qui annonçait la pluie !
La porte s’ouvrit ; moitié riant, moitié pleurant, dans une douce agitation, je levai les yeux pour voir ma mère. Ce n’était pas elle, mais une servante inconnue.
« Comment, Peggotty ! dis-je d’un ton lamentable, elle n’est pas encore revenue ?
— Si, si, monsieur Davy, dit Peggotty, elle est revenue. Attendez un moment, monsieur Davy, et… et je vous dirai quelque chose. »
Au milieu de son agitation, Peggotty, naturellement fort maladroite, mettait sa robe en lambeaux dans ses efforts pour descendre de la carriole, mais j’étais trop étonné et trop désappointé pour le lui dire. Quand elle fut descendue, elle me prit par la main, me conduisit dans la cuisine, à ma grande stupéfaction, puis ferma la porte.
« Peggotty, dis-je tout effrayé, qu’est-ce qu’il y a donc ?
— Il n’y a rien, mon cher monsieur Davy ; que le bon Dieu vous bénisse ! répondit-elle, en affectant de prendre un air joyeux.
— Si, je suis sûr qu’il y a quelque chose. Où est maman ?
— Où est maman, monsieur Davy ? répéta Peggotty.
— Oui. Pourquoi n’est-elle pas à la grille, et pourquoi sommes-nous entrés ici ? Oh ! Peggotty ! » Mes yeux se remplissaient de larmes et il me semblait que j’allais tomber.
« Que Dieu le bénisse, ce cher enfant ! cria Peggotty en me saisissant par le bras. Qu’est-ce que vous avez ? Mon chéri, parlez-moi !
— Elle n’est pas morte, elle aussi ? Oh ! Peggotty, elle n’est pas morte ?
— Non ! » s’écria Peggotty avec une énergie incroyable ; puis elle se rassit toute haletante, en disant que je lui avais porté un coup.
Je me mis à l’embrasser de toutes mes forces pour effacer le coup ou pour lui en donner un autre qui rectifiât le premier, puis je restai debout devant elle, silencieux et étonné.
« Voyez-vous, mon chéri, j’aurais dû vous le dire plus tôt, reprit Peggotty, mais je n’en ai pas trouvé l’occasion. J’aurais dû le faire peut-être, mais voilà… c’est que… je n’ai pas pu m’y décider tout à fait.
— Continuez, Peggotty, dis-je plus effrayé que jamais.
— Monsieur Davy, dit Peggotty en dénouant son chapeau d’une main tremblante et d’une voix entrecoupée, c’est que, voyez-vous, vous avez un papa ! »
Je tremblai, puis je pâlis. Quelque chose, je ne saurais dire quoi, quelque chose qui semblait venir du tombeau dans le cimetière, comme si les morts s’étaient réveillés, avait passé auprès de moi, répandant un souffle mortel.
« Un autre, dit Peggotty.
— Un autre ? » répétai-je.
Peggotty toussa légèrement, comme si elle avait avalé quelque chose qui lui raclât le gosier, puis me prenant la main, elle me dit :
« Venez le voir.
— Je ne veux pas le voir.
— Et votre maman », dit Peggotty.
Je ne reculai plus, et nous allâmes droit au grand salon, où elle me laissa. Ma mère était assise à un coin de la cheminée ; je vis M. Murdstone assis à l’autre. Ma mère laissa tomber son ouvrage et se leva précipitamment, mais timidement, à ce que je crus voir.
« Maintenant, Clara, ma chère, dit M. Murdstone, souvenez-vous ! Il faut vous contenir, il faut toujours vous contenir ! Davy, mon garçon, comment vous portez-vous ? »
Je lui tendis la main. Après un moment de suspens, j’allai embrasser ma mère : elle m’embrassa aussi, posa doucement la main sur mon épaule, puis se remit à travailler. Je ne pouvais regarder ni elle ni lui, mais je savais bien qu’il nous regardait tous deux ; je m’approchai de la fenêtre et je contemplai longtemps quelques arbustes que les frimas faisaient ployer sous leur poids.
Dès que je pus m’échapper, je montai l’escalier. Mon ancienne chambre que j’aimais tant était toute changée, et je devais habiter bien loin de là. Je redescendis pour voir si je trouverais quelque chose qui n’eût pas changé : tout me paraissait si différent ! j’errai dans la cour, mais bientôt je fus forcé de m’enfuir, car la niche, jadis vide, était maintenant occupée par un grand chien, à la gueule profonde et à la crinière noire, un vrai diable : à ma vue il s’était élancé vers moi comme pour me happer.