David Copperfield (Traduction Lorain)/Chapitre 57

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette et Cie (Tome 2p. 383-394).

J’avais encore une chose à faire avant de céder au choc de tant d’émotions. C’était de cacher à ceux qui allaient partir ce qui venait d’arriver, et de les laisser entreprendre leur voyage dans une heureuse ignorance. Pour cela, il n’y avait pas de temps à perdre.

Je pris M. Micawber à part ce soir-là, et je lui confiai le soin d’empêcher cette terrible nouvelle d’arriver jusqu’à M. Peggotty. Il s’en chargea volontiers et me promit d’intercepter tous les journaux, qui, sans cette précaution, pourraient la lui révéler.

« Avant d’arriver jusqu’à lui, monsieur, dit M. Micawber en se frappant la poitrine, il faudra plutôt que cette triste histoire me passe à travers le corps ! »

M. Micawber avait pris, depuis qu’il était question pour lui de s’adapter à un nouvel état de société, des airs de boucanier aventureux, pas encore précisément en révolte avec la loi, mais sur le qui-vive, et le chapeau sur le coin de l’oreille. On aurait pu le prendre pour un enfant du désert, habitué depuis longtemps à vivre loin des confins de la civilisation, et sur le point de retourner dans ses solitudes natales.

Il s’était pourvu, entre autres choses, d’un habillement complet de toile cirée et d’un chapeau de paille, très-bas de forme, enduit à l’extérieur de poix ou de goudron. Dans ce costume grossier, un télescope commun de simple matelot sous le bras, tournant à chaque instant vers le ciel un œil de connaisseur, comme s’il s’attendait à du mauvais temps, il avait un air bien plus nautique que M. Peggotty. Il avait, pour ainsi dire, donné le branle-bas dans toute sa famille. Je trouvai mistress Micawber coiffée du chapeau le plus hermétiquement fermé et le plus discret, solidement attaché sous le menton, et revêtue d’un châle qui l’entortillait, comme on m’avait entortillé chez ma tante, le jour où j’allai la voir pour la première fois, c’est-à-dire comme un paquet, avant de se consolider à la taille par un nœud robuste. Miss Micawber, à ce que je pus voir, ne s’était pas non plus oubliée pour parer au mauvais temps, quoiqu’elle n’eût rien de superflu dans sa toilette. Maître Micawber était à peine visible à l’œil nu, dans sa vaste chemise bleue, et sous l’habillement de matelot le plus velu que j’aie jamais vu de ma vie. Quant aux enfants, on les avait emballés, comme des conserves, dans des étuis imperméables. M. Micawber et son fils aîné avaient retroussé leurs manches, pour montrer qu’ils étaient prêts à donner un coup de main n’importe où, à monter sur le pont et à chanter en chœur avec les autres pour lever l’ancre : « yeo — démarre, yeo, » au premier commandement.

C’est dans cet appareil que nous les trouvâmes tous, le soir, réunis sous l’escalier de bois qu’on appelait alors les marches de Hungerford ; ils surveillaient le départ d’une barque qui emmenait une partie de leurs bagages. J’avais annoncé à Traddles le cruel événement qui l’avait douloureusement ému ; mais il sentait comme moi qu’il fallait le tenir secret, et il venait m’aider à leur rendre ce dernier service. Ce fut là que j’emmenai M. Micawber à l’écart, et que j’obtins de lui la promesse en question.

La famille Micawber logeai dans un sale petit cabaret borgne, tout à fait au pied des Marches de Hungerford, et dont les chambres à pans de bois s’avançaient en saillie sur la rivière. La famille des émigrants excitant assez de curiosité dans le quartier, nous fûmes charmés de pouvoir nous réfugier dans leur chambre. C’était justement une de ces chambres en bois sous lesquelles montait la marée. Ma tante et Agnès étaient là, fort occupées à confectionner quelques vêtements supplémentaires pour les enfants. Peggotty les aidait ; sa vieille boîte à ouvrage était devant elle, avec son mètre, et ce petit morceau de cire qui avait traversé, sain et sauf, tant d’événements.

J’eus bien du mal à éluder ses questions ; bien plus encore à insinuer tout bas, sans être remarqué, à M. Peggotty, qui venait d’arriver, que j’avais remis la lettre et que tout allait bien. Mais enfin, j’en vins à bout, et les pauvres gens étaient bien heureux. Je ne devais pas avoir l’air très-gai, mais j’avais assez souffert personnellement pour que personne ne pût s’en étonner.

« Et quand le vaisseau met-il à la voile monsieur Micawber ? » demanda ma tante.

M. Micawber jugea nécessaire de préparer par degrés ma tante, ou sa femme, à ce qu’il avait à leur apprendre, et dit que ce serait plus tôt qu’il ne s’y attendait la veille.

« Le bateau vous a prévenus, je suppose ? dit ma tante.

— Oui, madame, répondit-il.

— Eh bien ! dit ma tante, on met à la voile…

— Madame, répondit-il, je suis informé qu’il faut que nous soyons à bord, demain matin, avant sept heures.

— Eh ! dit ma tante, c’est bien prompt. Est-ce un fait certain, monsieur Paggotty ?

— Oui, madame. Le navire descendra la rivière avec la prochaine marée. Si maître Davy et ma sœur viennent à Gravesend avec nous, demain dans l’après-midi, ils nous feront leurs adieux.

— Vous pouvez en être sûr, lui dis-je.

— Jusque-là, et jusqu’au moment où nous serons en mer, reprit M. Micawber en me lançant un regard d’intelligence, M. Peggotty et moi, nous surveillerons ensemble nos malles et nos effets. Emma, mon amour, dit M. Micawber en toussant avec sa majesté ordinaire, pour s’éclaircir la voix, mon ami M. Thomas Traddles a la bonté de me proposer tout bas de vouloir bien lui permettre de commander tous les ingrédients nécessaires à la composition d’une certaine boisson, qui s’associe naturellement dans nos cœurs, au rosbif de la vieille Angleterre ; je veux dire… du punch. Dans d’autres circonstances, je n’oserais demander à miss Trotwood et à miss Wickfield… mais…

— Tout ce que je peux vous dire, répondit ma tante, c’est que, pour moi, je boirai à votre santé et à votre succès avec le plus grand plaisir, monsieur Micawber.

— Et moi aussi ! dit Agnès, en souriant. »

M. Micawber descendit immédiatement au comptoir, et revint chargé d’une cruche fumante. Je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il pelait les citrons avec son couteau poignard, qui avait, comme il convenait au couteau d’un planteur consommé, au moins un pied de long, et qu’il l’essuyait avec quelque ostentation sanguinaire, sur la manche de son habit. Mistress Micawber et les deux aînés de leurs enfants étaient munis aussi de ces formidables instruments ; quant aux plus jeunes, on leur avait attaché à chacun, le long du corps, une cuiller de bois pendue à une bonne ficelle. De même aussi, pour prendre un avant-goût de la vie à bord, ou de leur existence future au milieu des forêts, M. Micawber se complut à offrir du punch à mistress Micawber et à sa fille, dans d’horribles petits pots d’étain, au lieu d’employer les verres dont il y avait une pleine tablette sur le buffet ; quant à lui, il n’avait jamais été si ravi que de boire dans sa propre pinte d’étain, et de la remettre ensuite bien soigneusement dans sa poche, à la fin de la soirée.

« Nous abandonnons, dit M. Micawber, le luxe de notre ancienne patrie. » Et il semblait y renoncer avec la plu vive satisfaction. Les citoyens des forêts ne peuvent naturellement pas s’attendre à retrouver là les raffinements de cette terre de liberté. »

Ici, un petit garçon vint dire qu’on demandait en bas M. Micawber.

« J’ai un pressentiment, dit mistress Micawber, en posant sur la table son pot d’étain, que c’est un membre de ma famille !

— S’il en est ainsi, ma chère, fit observer M. Micawber avec la vivacité qui lui était habituelle lorsqu’il abordait ce sujet, comme le membre de votre famille, quel qu’il puisse être, mâle ou femelle, nous a fait attendre fort longtemps, peut-être ce membre voudra-t-il bien attendre aussi que je sois prêt à le recevoir.

— Micawber, dit sa femme à voix basse, dans un moment comme celui-ci…

— Il n’y aurait pas de générosité, dit M. Micawber en se levant, à vouloir se venger de tant d’offenses ! Emma, je sens mes torts.

— Et d’ailleurs, ce n’est pas vous qui en avez souffert, Micawber, c’est ma famille. Si ma famille sent enfin de quel bien elle s’est volontairement privée, si elle veut nous tendre maintenant la main de l’amitié, ne la repoussons pas.

— Ma chère, reprit-il, qu’il en soit ainsi !

— Si ce n’est pas pour eux, Micawber, que ce soit pour moi.

— Emma, répondit-il, je ne saurais résister à un pareil appel. Je ne peux pas, même en ce moment, vous promettre de sauter au cou de votre famille ; mais le membre de votre famille, qui m’attend en bas, ne verra point son ardeur refroidie par un accueil glacial. »

M. Micawber disparut et resta quelque temps absent ; mistress Micawber n’était pas sans quelque appréhension qu’il ne se fût élevé quelque discussion entre lui et le membre de sa famille. Enfin, le même petit garçon reparut, et me présenta un billet écrit au crayon avec l’en-tête officielle : « Heep contre Micawber. »

J’appris par ce document que M. Micawber, se voyant encore arrêté, était tombé dans le plus violent paroxysme de désespoir ; il me conjurait de lui envoyer par le garçon son couteau poignard et sa pinte d’étain, qui pourraient lui être utiles dans sa prison, pendant les courts moments qu’il avait encore à vivre. Il me demandait aussi, comme dernière preuve d’amitié, de conduire sa famille à l’hospice de charité de la paroisse, et d’oublier qu’il eût jamais existé une créature de son nom.

Comme de raison, je lui répondis, en m’empressant de descendre pour payer sa dette ; je le trouvai assis dans un coin, regardant d’un air sinistre l’agent de police qui s’était saisi de sa personne. Une fois relâché, il m’embrassa avec la plus vive tendresse, et se dépêcha d’inscrire cet item sur son carnet, avec quelques notes, où il eut bien soin, je me le rappelle, de porter un demi-penny que j’avais omis, par inadvertance, dans le total.

Cet important petit carnet lui remémora justement une autre transaction, comme il l’appelait. Quand nous fûmes remontés, il me dit que son absence avait été causée par des circonstances indépendantes de sa volonté ; puis il tira de sa poche une grande feuille de papier, soigneusement pliée, et couverte d’une longue addition. Au premier coup d’œil que je jetai dessus, je me dis que je n’en avais jamais vu d’aussi monstrueuse sur un cahier d’arithmétique. C’était, à ce qu’il paraît, un calcul d’intérêt composé sur ce qu’il appelait «  le total principal de quarante et une livres dix shillings onze pence et demi », à des échéances diverses. Après avoir soigneusement examiné ses ressources et comparé les chiffres, il en était venu à établir la somme qui représentait le tout, intérêt et principal, pour deux années quinze mois et quatorze jours, à dater du moment présent. Il en avait souscrit, de sa plus belle main, un billet à ordre qu’il remit à Traddles, avec mille remercîments, pour acquit de sa dette intégrale (comme cela se doit d’homme à homme).

« C’est égal, j’ai toujours le pressentiment, dit mistress Micawber en secouant la tête d’un air pensif, que nous retrouvetons ma famille à bord avant notre départ définitif. »

M. Micawber avait évidemment un autre pressentiment sur le même sujet, mais il le renfonça dans son pot d’étain, et avala le tout.

« Si vous avez, durant votre passage, quelque occasion d’écrire en Angleterre, mistress Micawber, dit ma tante ; ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles.

— Ma chère miss Trotwood, répondit-elle ; je serai trop heureuse de penser qu’il y a quelqu’un qui tienne à entendre parler de nous ; je ne manquerai pas de vous écrire. M. Copperfleld, qui est depuis si longtemps notre ami, n’aura pas, j’espère, d’objection à recevoir, de temps à autre, quelque souvenir d’une personne qui l’a connu avant que les jumeaux eussent conscience de leur propre existence. »

Je répondis que je serais heureux d’avoir de ses nouvelles, toutes les fois qu’elle aurait l’occasion d’écrire.

«  Les facilités ne nous manqueront pas, grâce à Dieu, dit M. Micawber ; l’Océan n’est à présent qu’une grande flotte, et nous rencontrerons sûrement plus d’un vaisseau pendant la traversée. C’est une plaisanterie que ce voyage, dit M. Mi- cawber, en prenant son lorgnon ; une vraie plaisanterie. La distance est imaginaire. »

Quand j’y pense, je ne puis m’empêcher de sourire. C’était bien là M. Micawber. Autrefois, lorsqu’il allait de Londres à Canterbury, il en parlait comme d’un voyage au bout du monde ; et maintenant qu’il quittait l’Angleterre pour l’Australie, il semblait qu’il partît pour traverser la Manche.

« Pendant le voyage, j’essayerai, dit M. Micawber, de leur faire prendre patience en leur défilant mon chapelet, et j’ai la confiance que, durant nos longues soirées, on ne sera pas fâché d’entendre les mélodies de mon fils Wilkins, autour du feu. Quand mistress Micawber aura le pied marin, et qu’elle ne se sentira plus mal au cœur (pardon de l’expression), elle leur chantera aussi sa petite chansonnette. Nous verrons, à chaque instant, passer près de nous, des marsouins et des dauphins ; sur le babord comme sur le tribord, nous découvrirons à tout moment des objets pleins d’intérêt. En un mot, dit M. Micawber, avec son antique élégance, il est probable que nous aurons autour de nous tant de sujets de distraction, que, lorsque nous entendrons crier : « Terre, » en haut du grand mât, nous serons on ne peut pas plus étonnés ! »

Là-dessus, il brandit victorieusement son petit pot d’étain, comme s’il avait déjà accompli le voyage, et qu’il vînt de passer un examen de première classe devant les autorités maritimes les plus compétentes.

« Pour moi, ce que j’espère surtout, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber ; c’est qu’un jour nous revivrons dans notre ancienne patrie, en la personne de quelques membres de notre famille. Ne froncez pas le sourcil, Micawber ! ce n’est pas à ma propre famille que je veux faire allusion, c’est aux enfants de nos enfants. Quelque vigoureux que puisse être le rejeton transplanté, dit mistress Micawber en secouant la tête, je ne saurais oublier l’arbre d’où il sera sorti ; et lorsque notre race sera parvenue à la grandeur et à la fortune, j’avoue que je serai bien aise de penser que cette fortune viendra refluer dans les coffres de la Grande-Bretagne.

« Ma chère, dit M. Micawber, que la Grande-Bretagne se tire de là comme elle pourra ; je suis forcé de dire qu’elle n’a jamais fait grand’chose pour moi, et que je ne m’inquiète pas beaucoup de ce qu’elle deviendra.

— Micawber, continua mistress Micawber ; vous avez tort. Quand vous partez, Micawber, pour un pays lointain, ce n’est pas pour affaiblir, c’est pour fortifier le lien qui nous unit à Albion.

— Le lien en question, ma chère amie, reprit M. Micawber, ne m’a pas, je le répète, chargé d’assez d’obligations personnelles, pour que je redoute le moins du monde d’en former d’autres.

— Micawber, repartit mistress Micawber, je vous le répète, vous avez tort ; vous ne savez pas vous-même de quoi vous êtes capable, Micawber ; c’est là-dessus que je compte pour fortifier, même en vous éloignant de votre patrie, le lien qui vous unit à Albion. »

M. Micawber s’assit dans son fauteuil, les sourcils légèrement froncés ; il avait l’air de n’admettre qu’à demi les idées de mistress Micawber, à mesure qu’elle les énonçait, bien qu’il fût profondément pénétré de la perspective qu’elle ouvrait devant lui.

« Mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, je désire que M. Micawber comprenne sa position. Il me paraît extrêmement important, qu’à dater du jour de son embarquement, M. Micawber comprenne sa position. Vous me connaissez assez, mon cher monsieur Copperfield, pour savoir que je n’ai pas la vivacité d’humeur de M. Micawber. Moi, je suis, qu’il me soit permis de le dire, une femme éminemment pratique. le sais que nous allons entreprendre un long voyage ; je sais que nous aurons à supporter bien des difficultés et bien des privations, c’est une vérité trop claire ; mais je sais aussi ce qu’est M. Micawber, je sais mieux que lui ce dont il est capable. Voilà pourquoi je regarde comme extrêmement important que M. Micawber comprenne sa position.

— Mon amour, répondit-il ; permettez-moi de vous faire observer qu’il m’est impossible de comprendre ma position dans le moment présent.

— Je ne suis pas de cet avis, Micawber, reprit-elle ; pas complètement du moins. Mon cher monsieur Copperfield, la situation de M. Micawber n’est pas comme celle de tout le monde ; M. Micawber se rend dans un pays éloigné, précisément pour se faire enfin connaître et apprécier pour la première fois de sa vie. Je désire que M. Micawber se place sur la proue de ce vaisseau, et qu’il dise d’une voix assurée : « Je viens conquérir ce pays ! Avez-vous des honneurs ? avez-vous des richesses ? avez-vous des fonctions largement rétribuées ? qu’on me les apporte : elles sont à moi ! »

M. Micawber nous lança un regard qui voulait dire : il y a ma foi beaucoup de bon dans ce qu’elle dit là.

« En un mot, dit mistress Micawber, du ton le plus décisif, je veux que M. Micawber soit le César de sa fortune. Voilà comment j’envisage la véritable position de M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield. Je désire qu’à partir du premier jour de ce voyage, M. Micawber se place sur la proue du vaisseau, pour dire : « Assez de retard comme cela, assez de dés- appointement, assez de gêne ; c’était bon dans notre ancienne patrie, mais voici la patrie nouvelle ; vous me devez une réparation ! apportez-la-moi. »

M. Micawber se croisa les bras d’un air résolu, comme s’il était déjà debout, dominant la figure qui décorait la proue du navire.

« Et s’il comprend sa position, dit mistress Micawber n’ai-je pas raison de dire que M. Micawber fortifiera le lien qui l’unit à la Grande-Bretagne, bien loin de l’affaiblir ? Prétendra-t-on qu’on ne ressentira pas jusque dans la mère patrie, l’influence de l’homme important, dont l’astre se lèvera sur un autre hémisphère ? Aurais-je la faiblesse de croire qu’une fois en possession du sceptre de la fortune et du génie en Australie, M Micawber ne sera rien en Angleterre ? Je ne suis qu’une femme, mais je serais indigne de moi-même et de papa, si j’avais à me reprocher cette absurde faiblesse ! »

Dans sa profonde conviction qu’il n’y avait rien à répondre à ces arguments, mistress Micawber avait donné à son ton une élévation morale que je ne lui avais jamais connue auparavant.

« C’est pourquoi, dit-elle ; je souhaite d’autant plus que nous puissions revenir habiter un jour le sol natal ; M. Micawber sera peut-être, je ne saurais me dissimuler que cela est très-probable, M. Micawber sera un grand nom dans le livre de l’histoire, et ce sera le moment, pour lui, de reparaître glorieux dans la pays qui lui avait donné naissance, et qui n’avait pas su employer ses grandes facultés.

— Mon amour, repartit M. Micawber, il m’est impossible de ne pas être touché de votre affection ; je suis toujours prêt à m’en rapporter à votre bon jugement. Ce qui sera, sera ! Le ciel me préserve de jamais vouloir dérober à ma terre natale la moindre part des richesses qui pourront, un jour, s’accumuler sur nos descendants !

— C’est bien, dit ma tante, en se tournant vers M. Peggotty ; et je bois à votre santé à tous ; que toute sorte de bénédictions et de succès vous accompagnent ! »

M. Peggotty mit par terre les deux enfants qu’il tenait sur ses genoux, et se joignit à M. et à mistress Micawber pour boire, en retour, à notre santé ; puis les Micawber et lui se serrèrent cordialement la main, et en voyant un sourire venir illuminer son visage bronzé, je sentis qu’il saurait bien se tirer d’affaire, établir sa bonne renommée, et se faire aimer partout où il irait.

Les enfants eurent eux-mêmes la permission de tremper leur cuiller de bois dans le pot de M. Micawber, pour s’associer au vœu général ; après quoi ma tante et Agnès se levèrent et prirent congé des émigrants. Ce fut un douloureux moment. Tout le monde pleurait ; les enfants s’accrochaient à la robe d’Agnès, et nous laissâmes le pauvre M. Micawher dans un violent désespoir, pleurant et sanglotant à la lueur d’une seule bougie, dont la simple clarté, vue de la Tamise, devait donner à sa chambre l’apparence d’un pauvre fanal.

Le lendemain matin, j’allai m’assurer qu’ils étaient partis. Ils étaient montés dans la chaloupe à cinq heures du matin. Je compris quel vide laissent de tels adieux, en trouvant à la misérable petite auberge, où je ne les avais vus qu’une seule fois, un air triste et désert, maintenant qu’ils en étaient partis.

Le surlendemain, dans l’après-midi, nous nous rendîmes à Gravesend, ma vieille bonne et moi ; nous trouvâmes le vaisseau environné d’une foule de barques, au milieu de la rivière. Levant était bon, le signal du départ flottait au haut du mât. Je louai Immédiatement une barque, et nous pénétrâmes à bord, à travers la confusion étourdissante à laquelle le navire était en proie.

M. Peggotty nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber venait d’être arrêté de nouveau (et pour la dernière fois), à la requête de M. Heep, et que, d’après mes instructions, il avait payé le montant de la dette, que je lui rendis aussitôt. Puis il nous fit descendre dans l’entre-pont, et là, se dissipèrent les craintes que j’avais pu concevoir, qu’il ne vînt à savoir ce qui s’était passé à Yarmouth. M. Micawber s’approcha de lui, lui prit le bras d’un air d’amitié et de protection, et me dit à voix basse que, depuis l’avant-veille, il ne l’avait pas quitté.

C’était pour moi un spectacle si étrange, l’obscurité me semblait si grande, et l’espace si resserré, qu’au premier abord, je ne pus me rendre compte de rien ; mais peu à peu mes yeux s’habituèrent à ces ténèbres, et je me crus au centre d’un tableau de Van Ostade. On apercevait au milieu des poutres, des agrès, des ralingues du navire, les hamacs, les malles, les caisses, les barils composant le bagage des émigrants ; quelques lanternes éclairaient la scène ; plus loin, la pâle lueur du jour pénétrait par une écoutille ou une manche à vent. Des groupes divers se pressaient en foule ; on faisait de nouveaux amis, on prenait congé des anciens, on parlait, on riait, on pleurait, on mangeait et on buvait ; les uns, déjà installés dans les quelques pieds de parquet qui leur étaient assignés, s’occupaient à disposer leurs effets, et plaçaient de petits enfants sur des tabourets ou dans leurs petites chaises ; d’autres, ne sachant où se caser, erraient d’un air désolé. Il y avait des enfants qui ne connaissaient encore la vie que depuis huit jours, et des vieillards voûtés qui semblaient ne plus avoir que huit jours à la connaître ; des laboureurs qui emportaient avec leurs bottes quelque motte du sol natal, et des forgerons, dont la peau allait donner au nouveau-monde un échantillon de la suie et de la fumée de l’Angleterre ; dans l’espace étroit de l’entre-pont, on avait trouvé moyen d’entasser des spécimens de tous les âges et de tous les états.

En jetant autour de moi un coup d’œil, je pus voir, assise à côté d’un des petits Micawber, une femme dont la tournure me rappelait Émilie. Une autre femme se pencha vers elle pour l’embrasser, puis s’éloigna rapidement à travers la foule, me laissant un vague souvenir d’Agnès. Mais au milieu de la confusion universelle, et du désordre de mes pensées, je la perdis bientôt de vue ; je ne vis plus qu’une chose, c’est qu’on donnait le signal de quitter le pont à tous ceux qui ne partaient pas ; que ma vieille bonne pleurait à coté de moi, et que mistress Gummidge s’occupait activement d’arranger les effets de M. Peggotty, avec l’assistance d’une jeune femme, vêtue de noir, qui me tournait le dos.

« Avez-vous encore quelque chose à me dire, maître Davy ? me demanda M. Peggotty ; n’auriez-vous pas quelque question à me faire pendant que nous sommes encore là ?

— Une seule, lui dis-je. Marthe… »

Il toucha le bras de la jeune femme que j’avais vue près de lui, elle se retourna, c’était Marthe.

« Que Dieu vous bénisse, excellent homme que vous êtes ! m’écriai-je ; vous l’emmenez avec vous ? »

Elle me répondit pour lui en fondant en larmes. Il me fut impossible de dire un mot, mais je serrai la main de M. Peggotty ; et si jamais j’ai estimé et aimé un homme au monde c’est bien celui-là.

Les étrangers évacuaient le navire. Mon plus pénible devoir restait encore à accomplir. Je lui dis ce que j’avais été chargé de lui répéter, au moment de son départ, par le noble cœur qui avait cessé de battre. Il en fut profondément ému. Mais, lorsqu’à son tour, il me chargea de ses compliments d’affection et de regret pour celui qui ne pouvait plus les entendre, je fus bien plus ému encore que lui.

Le moment était venu. Je l’embrassai. Je pris le bras de ma vieille bonne tante en pleurs, nous remontâmes sur le pont. Je pris congé de la pauvre mistress Micawber. Elle attendait toujours sa famille d’un air inquiet ; et ses dernières paroles furent pour me dire qu’elle n’abandonnerait jamais M. Micawber.

Nous redescendîmes dans notre barque à une petite distance, nous nous arrêtâmes pour voir le vaisseau prendre son élan. Le soleil se couchait. Le navire flottait entre nous et le ciel rougeâtre : on distinguait le plus mince de ses espars et de ses cordages sur ce fond éclatant. C’était si beau, si triste, et en même temps si encourageant, de voir ce glorieux vaisseau immobile encore sur l’onde doucement agitée, avec tout son équipage tous ses passagers, rassemblés en foule sur le pont, silencieux et tête nue, que je n’avais jamais rien vu de pareil.

Le silence ne dura qu’un moment. Le vent souleva les voiles. Le vaisseau s’ébranla ; trois hourrahs retentissants, partis de toutes les barques, et répétés à bord vinrent d’écho en écho mourir sur le rivage. Le cœur me faillit à ce bruit, à la vue des mouchoirs et des chapeaux qu’on agitait en signe d’adieu, et c’est alors que je la vis.

Oui, je la vis à côté de son oncle toute tremblante contre son épaule. Il nous montrait à sa nièce, elle nous vit à son tour, et m’envoya de la main un dernier adieu. Allez, pauvre Émilie ! belle et frêle plante battue par l’orage ! Attachez-vous à lui comme le lierre avec toute la confiance que vous laisse votre cœur brisé, car il s’est attaché à vous avec toute la force de son puissant amour.

Au milieu des teintes roses du ciel, elle, appuyée sur lui, et lui la soutenant dans ses bras, ils passèrent majestueusement et disparurent. Quand nous tournâmes nos rames vers le rivage, la nuit était tombée sur les collines du Kent. Elle était aussi tombée sur moi, bien ténébreuse.