David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 20

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 413-420).

CHAPITRE XX.

Ma tante m’étonne.


J’écrivis à Agnès aussitôt que Dora et moi nous fûmes engagés l’un à l’autre. Je lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j’essayais de lui faire comprendre combien j’étais heureux, combien Dora était charmante. Je la suppliais de ne pas confondre cette passion sérieuse avec les ridicules caprices qui l’avaient autrefois fait rire.

Je m’interrompis au milieu de cette lettre, et l’image d’Agnès m’apparut comme celle du bon génie de ma jeunesse, convertissant ma chambre silencieuse en un sanctuaire d’où sa céleste influence écartait les agitations de la vie. Je ne lui parlais pas de Steerforth ; je lui disais seulement qu’il y avait eu des larmes douloureuses dans la famille de Yarmouth, par suite du départ d’Émilie, et que j’en avais été doublement malheureux à cause de circonstances particulières. Je savais que la perspicacité d’Agnès devinerait toute la vérité, et qu’elle ne serait jamais la première à prononcer le nom de mon perfide ami.

La réponse à cette lettre fut un nouveau baume pour moi. Il me sembla entendre la voix bien-aimée de ma confidente.

Récemment Traddles m’avait fait deux ou trois visites sans me trouver ; mais il avait rencontré Peggoty chez moi, et, apprenant qu’elle était ma vieille bonne (ce qu’elle révélait si volontiers à tout venant), il était resté pour causer avec elle… Dieu sait qu’elle était inépuisable sur ce sujet de conversation.

Cela me rappelle non-seulement que Mrs  Crupp avait abdiqué toutes ses fonctions de ménagère dans mon appartement, après s’être excusée, sous prétexte qu’elle ne voulait avoir de communications d’aucune sorte avec des espionnes et des dénonciatrices (sans nommer personne). Voyant que j’affectais de ne pas la comprendre, elle se bornait depuis quelque temps à tendre des espèces de trappes et de pièges à Peggoty sur les escaliers, espérant qu’elle finirait par s’y casser un bras ou une jambe. Je trouvais un grand inconvénient à vivre ainsi en état de siège ; mais j’avais trop peur de Mrs  Crupp pour ne pas prendre la chose en patience.

Traddles parvint enfin à me rencontrer moi-même, et profita de ma sympathie d’amoureux pour me vanter toutes les vertus de sa Sophie, qui, en vérité, les avait toutes, servant d’institutrice à l’une de ses sœurs, de bonne d’enfant à une autre, de femme de chambre à une troisième, etc. Il m’apprit aussi que M. Micawber était réduit à se cacher sous le pseudonyme de Mortimer, ses créanciers n’étant pas tous satisfaits de la saisie générale de son mobilier et de celui de son locataire Traddles. À ce propos, mon ami venait me prier de l’accompagner avec Peggoty chez un huissier-priseur, qui, ce jour-là même, devait mettre aux enchères la petite table ronde au dessus de marbre et le pot à fleurs de Sophie. Traddles ne doutait pas que s’il était reconnu par l’huissier, il paierait au poids de l’or ces précieux articles, et il voulait que Peggoty ou moi nous lui rendissions le service de surenchérir à sa place. Nous n’eûmes garde de refuser le brave garçon, qui, ayant reconquis ainsi à un prix raisonnable le futur mobilier de son ménage, voulut porter dans ses bras, depuis Tottenham-Court-Road jusqu’à Temple-Bar, le pot à fleurs de sa chère Sophie.

Quand nous rentrâmes chez moi, Peggoty et moi, je lui fis observer que les trappes de Mrs  Crupp avaient disparu de l’escalier, où je crus reconnaître aussi les traces de pas récents. Nous fûmes étonnés tous les deux de trouver la porte de mon petit salon ouverte et d’entendre parler dans l’intérieur. Nouvelle surprise d’y apercevoir ma tante et M. Dick, ma tante assise sur un tas de bagages, avec ses deux canaris devant elle et son chat sur ses genoux, comme un Robinson Crusoé femelle, M. Dick appuyé sur un grand cerf-volant.

« — Ma chère tante ! » m’écriai-je, « quel plaisir inattendu ! »

Nous nous embrassâmes cordialement, et Mrs  Crupp, qui était là occupée à faire du thé, ne crut pas pouvoir se montrer trop attentive en disant qu’elle savait bien que M. Copperfield serait le plus heureux des hommes en recevant sa famille.

« — Et vous, » dit ma tante à Peggoty intimidée par son aspect imposant, « comment êtes-vous ?.

« — Vous n’avez pas oublié ma tante, Peggoty ? » lui dis-je.

« — Pour l’amour du ciel, mon enfant ! » s’écria ma tante, « ne l’appelez point par son nom d’insulaire de la mer du Sud ! Si elle s’est mariée et s’en est ainsi débarrassée (ce qu’elle pouvait faire de mieux), accordez-lui le bénéfice du changement. Quel est votre nom de femme, P. ? » demanda ma tante, se servant de l’initiale par forme de compromis.

« — Barkis, Madame, » répondit Peggoty avec une révérence.

« — À la bonne heure, c’est un nom de chrétien, » dit ma tante ; « comment vous portez-vous, Barkis ? »

Encouragée par ces mots gracieux et par la main qui lui était tendue, Mrs  Barkis s’avança et répéta sa révérence.

« — Nous avons vieilli depuis que nous nous sommes vues, je crois, » dit ma tante. « Belle chose que nous fîmes en ce temps-là !… David, encore une tasse de thé.

» — Ma tante, » lui dis-je en la lui versant, « ne restez pas assise sur une malle, laissez-moi vous donner un fauteuil.

» — Merci, Trot, je préfère m’asseoir sur ma propriété… » et s’adressant à Mrs  Crupp : « Ne vous gênez pas, Madame, » ajouta-t-elle, « nous n’avons pas besoin de vous. »

Mrs  Crupp, toute prodigue de ses sourires, voulut en vain offrir encore ses services ; elle finit par comprendre au ton sec de ma tante qu’elle ferait mieux de s’éclipser.

« — Dick, » dit ma tante quand Mrs  Crupp fut sortie, « vous rappelez-vous ce que je disais un jour des parasites et adorateurs de la richesse… Eh bien ! cette femme est de ce troupeau-là… Barkis, ma chère, voyez au thé. »

Il m’était facile, à moi qui connaissais ma tante, de deviner que cette arrivée inattendue avait un motif. L’aurais-je offensée, pensai-je ? Et ma conscience me reprochait de ne pas lui avoir écrit au sujet de Dora. Mais il était inutile de vouloir la faire s’expliquer avant son heure. Je m’assis donc à côté d’elle sans la questionner, parlant aux canaris, jouant avec le chat, et montrant un calme d’esprit que je n’avais pas, surtout quand il me sembla que M. Dick, appuyé sur son cerf-volant, derrière elle, me faisait des signes mystérieux.

« Trot, » me dit enfin ma tante après sa dernière tasse de thé… « Restez, Barkis… Trot, avez-vous appris à être ferme et à compter sur vous-même ?

» — Je l’espère, ma tante.

» — Le pensez-vous ?

» — Je le pense, ma tante.

» — En ce cas-là, mon cher neveu, savez-vous pourquoi je préfère rester assise sur ma propriété ? »

Je secouai la tête avec l’air de quelqu’un qui ne devine pas.

« — Parce que, » poursuivit ma tante, « je suis là sur tout ce que je possède. Je suis ruinée, mon cher Trot ! »

Si la maison, avec tous ceux qu’elle contenait, s’était précipitée dans la rivière, je n’aurais pas reçu un choc plus alarmant.

« — Dick le sait, » dit ma tante en posant avec calme une main sur mon épaule. « Je suis ruinée, mon cher Trot ! Tout ce que j’ai au monde est dans cette chambre, excepté le cottage, et j’ai laissé Jeannette pour le louer. Barkis, j’ai besoin d’un lit pour ce gentleman cette nuit, afin de moins dépenser ; peut-être pourrez-vous m’en arranger un ici pour moi, n’importe quel lit. Ce n’est que pour cette nuit. Nous parlerons de tout cela demain matin. »

Au milieu de mon éblouissement, j’éprouvai un vrai chagrin pour elle, oui, pour elle, j’en suis sûr… J’en fus distrait par le mouvement spontané de ma tante, qui m’embrassa en me disant, les larmes aux yeux : « Je n’en suis affligée que pour vous. » Le moment d’après elle avait réprimé cette émotion, et elle me dit avec une expression de victoire plutôt que d’abattement :

« — Nous devons supporter les revers avec courage et ne pas nous laisser effrayer, mon cher Trot. Nous devons jouer notre rôle jusqu’au bout, et braver l’infortune quand elle est le dénouement de la pièce. »

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