David Copperfield (Traduction Pichot)/Seconde partie/Chapitre 7

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (2p. 128-160).

CHAPITRE VII.

La petite Émilie.


Il y avait dans la maison de la mère de Steerforth, un domestique dont il se faisait accompagner habituellement, l’ayant pris à son service pendant qu’il suivait les cours de l’Université. Ce domestique était un modèle de ce qu’on appelle, en Angleterre, la respectabilité, mot qui, dans son sens britannique, résume toute espèce de considération n’importe dans quel rang de la hiérarchie sociale. Discret jusqu’à la taciturnité, il ne marchait que sur la pointe des pieds, calme, attentif avec déférence, toujours à portée de la voix quand on avait besoin de lui, jamais là quand on n’en avait pas besoin ; mais son grand mérite était son air respectable. Il ne venait pas avec vous avec une figure humble ; il portait plutôt la tête un peu raide. N’élevant jamais la voix, il se faisait remarquer par une accentuation et une manière de prononcer la lettre s si distinctement, qu’il semblait choisir exprès les mots qui la contiennent ; mais toutes ces particularités ne nuisaient en rien à sa considération ; il eût rendu respectable un nez de caricature. Il s’entourait d’une atmosphère de respectabilité. Impossible de le soupçonner d’aucun vice ou d’aucun défaut : il était si moralement respectable ! Nul n’aurait songé à le mettre en livrée : il avait l’extérieur si respectable ! lui imposer aucun travail qui le fît déroger, c’eût été lui infliger un affront gratuit. Les servantes reconnaissaient si naturellement ce caractère digne d’égards, qu’elles faisaient d’elles-mêmes une partie de l’ouvrage qui eût semblé devoir être dans ses attributions, et cela, en général, pendant qu’il lisait le journal, assis à l’office au coin du feu.

Jamais je n’ai vu un homme qui sût si bien se contenir ; mais cette qualité était encore une de celles qui le relevaient aux yeux de tous. Personne ne connaissait son nom de baptême, autre motif de respectabilité. On l’appelait Littimer. On aurait pu dire à Pierre : « Va te faire pendre ! » à Tom : « Va à tous les diables ! » mais Littimer était parfaitement respectable.

C’était sans doute l’effet de la vénération naturelle qu’inspire l’idée abstraite de respectabilité qui m’en imposait ; mais je me sentais plus jeune en présence de cet homme qu’en présence de n’importe qui. Quel âge avait-il lui-même ? Je ne pouvais le deviner : autre mystère tout à son crédit ; car, sous le calme de ses manières, il pouvait avoir cinquante ans aussi bien que trente.

Littimer était dans ma chambre le matin avant que je fusse levé. Il m’apportait l’eau chaude, — cette eau chaude qui me reprochait d’avoir encore un menton imberbe, — et il déposait mes habits, brossés et pliés par lui, près de mon lit. En ouvrant mes rideaux, je le vis, dans sa tranquille atmosphère de respectabilité, insensible au froid de janvier, plaçant ma botte droite et ma botte gauche debout, à la première position de la danse, et soufflant sur un atome de poussière qu’il avait aperçu contre le collet de mon frac.

Je lui souhaitai le bonjour et lui demandai l’heure. Il tira de sa poche la plus respectable montre de chasse qu’on pût voir, puis l’ouvrit en arrêtant le couvercle avec son pouce, regarda le cadran comme s’il consultait un oracle enfermé dans une huître, la referma et me dit :

« — S’il vous plaît, Monsieur, il est huit heures et demie. M. Steerforth serait charmé d’apprendre, Monsieur, » ajouta-t-il, « si vous avez bien reposé.

» — Merci, très bien, » répondis-je. « M. Steerforth est-il bien ce matin ?

» — Merci, Monsieur ; M. Steerforth est assez bien. » Autre trait de caractère : il n’employait jamais les superlatifs, toujours dans le calme d’un juste-milieu.

« — Est-il quelque chose encore que je puisse faire pour vous, Monsieur ? La cloche du déjeuner sonne trente minutes avant qu’on se mette à table… C’est à neuf heures et demie qu’on déjeune.

» — Je n’ai plus besoin de rien ; merci.

» — Je vous remercie, Monsieur, s’il vous plaît. » On eût dit qu’il voulait me corriger à l’accent avec lequel il prononçait s’il vous plaît. Il me salua en passant devant mon lit, et sortit après avoir fermé ma porte avec la précaution la plus délicate, comme si je venais de me replonger dans les douceurs du sommeil.

Tous les matins nous recommencions exactement la même conversation, pas un mot de plus, pas un mot de moins. Eh bien ! quelques nouveaux encouragements que j’eusse reçus, la veille au soir, de l’amitié de Steerforth, des confidences de Mrs Steerforth ou de la conversation de Miss Dartle, si je m’étais couché en me croyant presque un homme, je me réveillais écolier imberbe en présence de ce respectable serviteur.

Il nous procura des chevaux : Steerforth, qui savait tout, me donna des leçons d’équitation. Il nous procura des fleurets, et Steerforth me donna des leçons d’armes ; — des gants de boxeur, et, grâce au même professeur, je fis des progrès dans le pugilat. Je n’étais nullement humilié que Steerforth me trouvât novice dans ces sciences ; mais je n’aimais pas à montrer mon inexpérience devant le respectable Littimer. Je n’avais aucune raison de croire que Littimer y fût initié lui-même ; il ne me laissa jamais le soupçonner par la moindre vibration de ses respectables paupières ; cependant, toutes les fois qu’il était là, pendant nos exercices, je me sentais le plus novice et le plus maladroit des mortels.

J’entre dans tous ces détails relativement à cet homme, à cause de l’impression particulière qu’il fit alors sur moi, et peut-être à cause de ce qui arriva plus tard.

La semaine s’écoula de la manière la plus délicieuse. Malgré la rapidité de la fuite de chaque heure, j’eus tant d’occasions de mieux connaître Steerforth et de l’admirer de plus en plus, qu’au bout de huit jours il me semblait en avoir passé bien davantage avec lui. Il n’y avait pas jusqu’à sa manière familière de me traiter comme un joujou qui me plaisait, en me rappelant cette protection du pensionnat qu’il avait l’air de continuer ainsi naturellement. J’acceptais cette inégalité comme la suite de la préférence qu’il m’avait donnée chez M. Creakle sur tous ses condisciples. Je me croyais le plus cher de ses amis, et mon cœur s’exaltait par la reconnaissance de cette sorte de privilège.

Il décida de m’accompagner à Yarmouth. D’abord nous devions prendre Littimer, puis il fut arrêté que nous partirions sans lui, et le respectable serviteur, toujours content de son lot, quel qu’il fût, arrangea solidement nos porte-manteaux sur la petite voiture qui nous transportait à Londres, et il reçut, sans rien dire, ma gratification glissée modestement dans sa main.

Nous fîmes nos adieux à Mrs Steerforth et à Miss Dartle. Le dernier regard que j’aperçus fut celui de Littimer, dont j’interprétai l’impassibilité comme exprimant silencieusement sa conviction que j’étais en vérité bien jeune.

À Londres nous prîmes la malle-poste. Je ne chercherai pas à décrire mes émotions à l’aspect des lieux chers à mon enfance. Nous arrivâmes tard dans la soirée à Yarmouth, et descendîmes à l’auberge où nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, Steerforth s’était levé avant moi et avait déjà fait une excursion sur la plage. Il prétendit être sûr d’avoir reconnu tout d’abord, d’après ma description, la maison-navire.

« — J’ai été tenté, » me dit-il, « de m’y présenter et de me faire passer pour vous. Quand vous proposez-vous de m’y introduire, Pâquerette ? Je suis à vos ordres.

» — Il me semble, » lui dis-je, « que nous ferons bien d’attendre l’heure de la soirée où toute la famille sera rassemblée devant le feu.

» — Comme vous voudrez, » dit Steerforth, « ce soir donc.

» — Je ne veux pas qu’ils soient prévenus, » dis-je enchanté ; « il faut les surprendre.

» — Oh ! cela va sans dire, » repartit Steerforth ; « il n’y a rien de drôle comme une surprise. Voyons les naturels dans leur condition aborigène.

» — Quoique ce soit cette sorte de gens dont vous parliez chez votre mère, » lui dis-je.

» — Ah ! ah ! » s’écria-t-il, « vous vous souvenez de mes escarmouches avec Rosa. Au diable la méchante fille ! j’en ai presque peur ; elle est pour moi comme un revenant. Mais laissons-la où elle est. Maintenant, qu’allez-vous faire ? Voir votre vieille bonne, je suppose ?

» — Oui, » répondis-je ; « je veux voir Peggoty la première.

» — Eh bien ! » dit Steerforth regardant sa montre, « déjeunons d’abord, et puis supposons que je vous donne une couple d’heures pour échanger avec elle les larmes du sentiment, est-ce assez ? »

Je répondis en riant qu’en effet deux heures de larmes nous suffiraient. « Mais, » ajoutai-je, « Steerforth, il faut que vous veniez me rejoindre. Vous verrez que vous avez été précédé par votre renommée et que vous serez là un personnage presque aussi grand que moi.

» — J’irai partout où vous voudrez, » dit Steerforth ; « je ferai tout ce qui vous sera agréable. Où faut-il me rendre ? Parlez, et dans deux heures je m’y présenterai pour paraître ce que vous préférerez, sentimental ou comique. »

Je lui indiquai minutieusement la rue et la demeure de M. Barkis, messager et voiturier de Blunderstone et autres lieux ; puis, quand nous eûmes déjeuné, j’allai seul voir Peggoty. C’était un beau jour d’hiver. Le soleil ne répandait pas une vive chaleur, mais des flots de lumière, et tout brillait autour de moi. L’air était vif et réconfortant ; je me sentais si leste et si dispos, si heureux surtout d’être à Yarmouth, que j’aurais, je crois, volontiers arrêté les passants pour leur donner des poignées de main.

Les rues de la ville me parurent étroites, naturellement ; c’est l’effet que produisent sur nous les rues des villes que nous n’avons pas revues depuis notre enfance. Mais je les retrouvais d’ailleurs les mêmes qu’autrefois ; je n’avais rien oublié et rien n’était changé : aussi remarquai-je l’enseigne nouvelle qui décorait la boutique de M. Omer ; à ce nom était associé celui de Joram, et je lus :

OMER ET JORAM, DRAPIERS, TAILLEURS, PASSEMENTIERS, ENTREPRENNENT LES FOURNITURES DE FUNÉRAILLES, ETC., ETC.

Un instinct irrésistible me fit franchir le ruisseau et jeter un coup d’œil du seuil de la porte : je vis au fond du magasin une jeune femme jolie et fraîche, qui faisait sauter un petit poupon dans ses bras, tandis qu’un autre marmot se suspendait à son tablier. Je n’eus aucune peine à reconnaître Minette et les enfants de Minette. La porte vitrée de l’atelier n’était pas ouverte ; mais je n’en entendis pas moins l’ancien air qui se jouait encore, comme s’il n’eût pas discontinué depuis des années. Toc, toc !

« — M. Omer est-il chez lui ? » dis-je en entrant.

« Oh ! oui, Monsieur, » répondit Minette ; « avec son asthme, il ne se hasarde pas à sortir par ce temps vif. Joë, appelez votre grand-père. »

Le petit bonhomme pendu à son tablier, cria : « Bon papa ! » avec une voix si sonore, qu’il en fut honteux lui-même et se cacha la tête sous le tablier, à la grande admiration de sa mère. J’entendis un souffle pénible qui annonçait l’approche de l’asthmatique drapier-passementier, et M. Omer, assez bien conservé d’ailleurs, fit son apparition.

« — Qu’y a-t-il pour votre service, Monsieur ? » me demanda-t-il.

« — Je désire seulement, » répondis-je, vous serrer la main, Monsieur Omer, s’il vous plaît. Vous fûtes bienveillant pour moi jadis, et je me rappelle que je ne vous en ai jamais remercié.

» — Je crains bien, » dit-il, « que ma mémoire ne soit devenue aussi courte que ma respiration, car je ne me souviens pas, Monsieur… »

Je me nommai, et M. Omer, non-seulement se ressouvint de moi, mais encore il rappela lui-même les circonstances de notre première rencontre avec une telle précision de détails, que je l’aurais peut-être interrompu, si, à propos de Peggoty, qu’il mentionna pour me prouver qu’il n’avait oublié aucun des habitants de Blunderstone, il ne s’était interrompu lui-même en disant : « Et, à propos, cette Peggoty est à présent une habitante de notre ville, c’est la femme du messager Barkis, la sœur du marinier Daniel… Nous avons à la maison une apprentie qui est sa nièce… une apprentie qui n’a pas sa pareille pour le goût, pour l’élégance…

» — Serait-ce la petite Émilie ? » m’écriai-je.

« — Émilie est son nom, » dit M. Omer ; « elle est petite : mais, croyez-moi, elle est si jolie, que la moitié des femmes de Yarmouth sont furieuses contre elle.

» — Quelle idée, mon père ! » s’écria Minette.

« — Ma chère, » reprit M. Orner en m’adressant un coup d’œil malin, « je ne parle pas de vous ; mais je dis que la moitié des femmes de Yarmouth et celles de cinq milles à la ronde sont furieuses contre cette jeune fille.

» — En ce cas, » dit Minette, « elle eût fait sagement de ne pas donner prise contre elle en cherchant à s’élever au-dessus de sa condition. »

M. Omer était déjà essoufflé, au point qu’il s’assit pour respirer. Aussi, je lui sus gré de répliquer à Minette :

« — Est-ce sa faute si elle a plus d’admirateurs que mainte belle dame ? Est-ce juste, de la part de celles qu’elle éclipse partout où elles la rencontrent, d’aller répandre de sottes histoires en répétant qu’Émilie voudrait bien être une Lady ? Cette médisance provient d’ailleurs d’un mot qui lui fait honneur, voyez-vous, Minette. Elle a dit, en effet, plus d’une fois, Monsieur : « Si j’étais une Lady… j’achèterais à mon oncle ceci et cela !

» — Je vous assure, Monsieur Omer, » m’écriai-je en intervenant, « que je lui ai entendu dire la même chose lorsque nous étions enfants elle et moi !

» — Eh bien ! vous voyez, » répliqua M. Omer : « ensuite, elle a vraiment l’air d’une dame pour la tournure et la grâce de sa mise. Avec un rien elle a l’air plus parée que les autres avec leurs plus beaux atours. Voilà deux ans qu’elle est ici notre apprentie, et, je le déclare, je regrette que nous soyons si près de la troisième année, terme de son apprentissage. »

Au ton de voix que prit M. Omer pour exprimer ce regret, je compris qu’Émilie n’était pas loin, et, lui ayant demandé la permission de regarder à travers les vitres de l’atelier de couture, je vis, en effet, Émilie à l’ouvrage. Je la vis, cette ravissante petite Émilie, car c’était encore pour moi la petite Émilie, avec ses yeux bleus si purs, ce mélange de candeur et d’innocente malice qui avaient exalté mon cœur d’enfant, et qui, aujourd’hui, rendaient jalouses toutes les beautés de Yarmouth… délicieuse physionomie, en effet, où se retrouvait toute la naïveté de ses premières années.

Pendant que je la contemplais ainsi, retentissait encore le même écho monotone qui semblait n’avoir pas discontinué depuis que j’étais entré une première fois dans cette maison, où, depuis lors, on n’avait pas cessé de confectionner les parures de noces et les décorations de corbillard.

« — Entrez, » me dit M. Omer, « parlez-lui ; ne vous gênez pas, faites comme si vous étiez chez vous.

» — Non, non, » répondis-je arrêté par je ne sais quelle fausse honte, par je ne sais quelle crainte de surprendre Émilie. Je me contentai de demander à quelle heure elle rentrait chez son oncle le soir ; et, après avoir pris congé de M. Omer, de sa fille et de ses petits marmots, je me dirigeai vers la demeure de ma chère Peggoty.

Elle y était, préparant le dîner à la cuisine : elle vint m’ouvrir la porte et demanda ce que je désirais. Je la regardai en souriant, et elle ne sourit pas. Je n’avais jamais cessé de lui écrire ; mais il y avait au moins sept ans que nous nous étions vus.

« — M. Barkis est-il chez lui, Madame ? » dis-je feignant de parler d’une voix rude.

« — Il est chez lui, Monsieur, » répondit-elle ; « mais il est dans son lit souffrant de son rhumatisme.

« — Ne fait-il plus le voyage de Blunderstone ?

» — Il le fait quand il se porte bien.

» — Allez-vous quelquefois à Blunderstone vous-même, Mrs Barkis ? »

Elle me regarda plus attentivement et je remarquai un tressaillement de ses mains comme si elle allait les joindre.

« — C’est, » ajoutai-je, « parce que je voudrais faire une question ou deux sur une maison de ce village, la… comment l’appelle-t-on ? Rookery ; oui, Rookery, c’est cela. »

Peggoty recula d’un pas, et son geste d’effroi semblait vouloir m’éloigner d’elle.

« — Peggoty ! » m’écriai-je.

» — Mon enfant chéri ! » répondit-elle ; et tous les deux, fondant en larmes, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.

Je ne décrirai pas les extravagances de Peggoty, ses éclats de rire, ses larmes, l’orgueil de sa joie et l’expression simultanée de sa douleur, quand, faisant un retour sur le passé, elle dit : « Ah ! si elle vivait encore, c’est elle qui serait fière et qui embrasserait tendrement son fils, » voulant parler de ma pauvre mère.

Je ne fus pas un moment troublé par la pensée de contenir mes émotions de peur de ne pas paraître un homme. Jamais, j’ose le dire, je n’avais pleuré et ri aussi franchement, même avec elle, que je pleurai et ris ce jour-là.

« — Barkis sera si heureux de vous voir, » dit Peggoty s’essuyant les yeux avec son tablier, « que cela lui fera plus de bien que le meilleur liniment. Irai-je lui dire que vous êtes ici ? Voulez-vous monter auprès de lui, mon cher enfant ? »

Si je voulais !… Nous montâmes ; mais Peggoty, qui me précédait, se retourna deux ou trois fois dans l’escalier pour pleurer et rire encore en se penchant sur mon épaule. Enfin, elle entra chez M. Barkis pour le préparer à ma vue, et je me présentai devant l’invalide.

Il me reçut avec enthousiasme. Trop perclus par le rhumatisme pour échanger avec moi des poignées de mains, il me pria d’y suppléer en secouant la mèche de son bonnet de coton, et je le fis cordialement. Quand je fus assis au chevet de son lit, il déclara qu’il se sentait tout ragaillardi de me revoir, et se figurait me conduire encore sur la route de Blunderstone. Étendu sur le dos sous sa couverture, de manière à ne laisser voir que sa tête, comme les peintres d’église représentent une classe de chérubins, il avait la plus drôle de mine qu’on pût voir.

« — Eh bien ! » me dit-il, « vous rappelez-vous ce que vous me dîtes un jour de Peggoty, que c’était elle qui faisait toute la cuisine et toute la pâtisserie chez Madame votre mère ?

» — Oui, » répondis-je.

« — C’était vrai, » reprit-il agitant son bonnet de coton, seule pantomime que lui permît le rhumatisme ; « c’était vrai, très vrai : quelle ménagère pour un pauvre homme ! car je suis un bien pauvre homme !

» — Cela m’afflige, Monsieur Barkis.

» — Je vous le répète, très pauvre… »

Ici sa main droite, par un lent et faible effort, parvint à se dégager de la couverture et saisit une canne placée contre son chevet. Après avoir tâtonné, avec cette canne à droite et à gauche en faisant toutes sortes de grimaces, M. Barkis en toucha une malle dont une extrémité était visible sous le lit. Ses grimaces cessèrent.

« — Ce sont de vieilles hardes, » dit-il.

« — Ah ! » répondis-je.

« — Je voudrais que ce fût de l’argent.

» — Je le voudrais aussi pour vous.

» — Mais ce n’en est pas, » dit M. Barkis faisant de grands yeux.

« — J’en suis bien convaincu, » répondis-je ; et M. Barkis, tournant vers sa femme ses yeux radoucis, poursuivit :

« — C’est la plus économe et la meilleure des femmes ! Clara Peggoty Barkis ; vous vous souvenez du jour où j’ajoutai ce nom à ses deux autres. Ma chère amie, il faut faire aujourd’hui un bon petit dîner, n’est-ce pas ? »

J’aurais protesté contre toute espèce d’extra en mon honneur ; mais, de l’autre côté du lit, Peggoty me fit signe de ne rien dire, et je me tus.

« — J’ai quelque part sur moi, ma chère, » reprit M. Barkis, « quelques pièces de monnaie, une bagatelle. Si vous voulez, M. David et vous, me laisser faire un petit somme, je tâcherai de retrouver cet argent à mon réveil. »

Nous sortîmes de la chambre, et lorsque nous fûmes dehors, Peggoty m’apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré qu’autrefois, avait toujours recours à la même ruse avant d’extraire un seul shelling de son trésor ; il souffrait de mortelles tortures pour se lever seul et puiser dans la malheureuse malle où il amoncelait ses épargnes à la manière des pies. En effet, nous l’entendîmes bientôt qui ne pouvait réprimer les soupirs douloureux que lui arrachaient ses efforts convulsifs ; mais Peggoty, tout en ayant les larmes aux yeux, tant il excitait sa pitié, dit que son mouvement de générosité lui ferait du bien et qu’il valait mieux feindre de ne pas l’entendre. Un quart d’heure après il nous rappela, et, dissimulant son martyre, prétendit avoir goûté les douceurs du repos le plus rafraîchissant : « Voilà une guinée que j’ai retrouvée sous mon oreiller, » dit-il. La satisfaction que lui procurait le succès de son artifice et l’idée qu’il avait sauvé le secret de son coffre impénétrable, semblaient compenser pour lui ses horribles angoisses.

Je prévins Peggoty de la visite de Steerforth, et il ne tarda pas à paraître. Je suis persuadé qu’eût-il été son bienfaiteur, elle n’aurait pas accueilli mon ami avec plus de gratitude et de dévoûment. Il la captiva d’ailleurs par ses manières faciles, par sa grâce, par l’art naturel avec lequel il savait se mettre à la portée de tous et s’associer directement à tout ce qui intéressait les autres ; elle le trouva charmant et conçut pour lui une espèce d’adoration.

Il accepta de dîner avec nous, et je ne saurais dire avec quelle aimable gaîté il figura à cette humble table. Il voulut aussi faire la connaissance personnelle de M. Barkis, et sembla porter avec lui, dans sa chambre d’invalide, une température de lumière, de douce chaleur et de santé. Tout cela sans bruit, sans effort, sans affectation, comme s’il lui eût été impossible d’être moins gracieux, moins naturel, moins agréable.

Il fut convenu que je coucherais dans ma chambre, chez Mrs Barkis, et que Steerforth resterait à l’hôtel, parce que, disait-il, je veux respecter les droits de la nature. Combien elle lui sut gré de trancher ainsi la difficulté que j’avais élevée, craignant d’être mauvais camarade en le laissant seul après l’avoir emmené à Yarmouth ! mais nous nous rendîmes ensemble au navire de M. Daniel Peggoty quand huit heures sonnèrent.

« — Sauvage situation pour une habitation, n’est-ce pas, Steerforth ? » lui dis-je sur la plage.

« — Elle est assez lugubre dans l’obscurité, et la mer mugit comme si elle voulait nous dévorer. Est-ce là ce fameux navire, là-bas, où je vois une lumière ?

» — Oui.

» — Eh bien ! c’est le même que j’ai aperçu ce matin, » reprit-il ; « j’y suis allé tout droit par instinct, je suppose. »

Nous approchions toujours, et, arrivés à la porte, je portai la main au loquet en disant tout bas à Steerforth de me suivre.

Nous avions entendu un murmure de voix avant d’entrer ; en ce moment quelqu’un applaudissait des mains ; ce dernier bruit, à ma vive surprise, provenait de l’inconsolable Mrs Gummidge. Mais Mrs Gummidge n’était pas la seule qui fût livrée à une animation extraordinaire. M. Daniel Peggoty, tout rayonnant de joie et riant de tout cœur, ouvrait ses bras robustes en invitant du regard la petite Émilie à s’y précipiter. Cham, avec un mélange d’admiration exaltée et une sorte de timidité honteuse qui allait bien à sa physionomie, tenait la petite Émilie par la main comme s’il la présentait à M. Daniel. La petite Émilie, enfin, rougissant avec un gracieux embarras, fut la première à nous apercevoir, ce qui l’empêcha de se réfugier dans les bras de son oncle, comme elle était dans l’intention de le faire. Tels étaient, dans leurs attitudes, les personnages du tableau que nous eûmes devant les yeux quand nous passâmes de l’obscurité froide d’une nuit d’hiver à la lumière de cet intérieur.

Mais notre présence inattendue fit succéder l’étonnement aux diverses expressions des figures que j’essaye de retracer.

J’étais allé droit à M. Daniel Peggoty et lui tendais la main ; Cham s’écria : — « M. Davy ! c’est M. Davy ! »

En ce moment, nous échangeâmes de cordiales étreintes, parlant tous à la fois et nous demandant comment nous nous portions. M. Daniel Peggoty paraissait le plus ravi : il était triomphant de cette visite, allant de Steerforth à moi et de moi à Steerforth.

« — C’est un honneur pour moi, » dit-il, quand se fut calmée un peu la confusion de cette reconnaissance, « un honneur dont je suis fier et qui complète cette soirée, la plus belle de toute ma vie. Émilie, ma chère fille, venez ici ; venez ici, ma petite sorcière. Voici l’ami de M. Davy ; voici le Monsieur dont M. Davy nous avait tant parlé, et qui arrive pour ajouter au bonheur de votre oncle… »

Et, en parlant ainsi, il encadrait le visage de sa nièce entre ses deux larges mains ; il la baisa au front dix à douze fois ; puis, l’ayant pressée sur sa poitrine, il la laissa aller. Émilie courut s’enfermer dans la chambrette où j’avais dormi lors de ma première excursion à Yarmouth.

« — Suivez-la, mère Gummidge, » dit M. Daniel après avoir promené autour de lui ses regards triomphants et se tournant vers Steerforth ; « Vous avez vu, » ajouta-t-il, « notre petite Émilie, depuis long-temps l’ange de cette maison. Je ne suis pas son père, je n’eus jamais d’enfants, mais je ne l’aimerais pas davantage si elle était ma fille, vous comprenez.

» — Je comprends parfaitement, » répondit Steerforth avec cet air de tendre intérêt qui lui gagnait les cœurs sans qu’il eût besoin de prodiguer les paroles.

« — Je vous remercie, » continua M. Daniel, « je vois que vous me comprenez ; M. Davy est là pour vous dire ce qu’était enfant notre petite Émilie : vous jugez par vous-même ce qu’elle est aujourd’hui ; mais ni lui ni vous ne pouvez mesurer toute l’étendue de mon affection pour cette céleste créature… Je suis, Monsieur, d’une nature brute et rude, un vrai hérisson de mer, et cependant, je crois qu’une mère seule, voyez-vous, pourrait aimer notre petite Émilie comme je l’aime. Mais il y a quelqu’un autre ici, qui a connu notre Émilie depuis le jour où son père se noya, quelqu’un qui a vécu avec elle, enfant, jeune fille et jeune femme ; quelqu’un qui n’a pas non plus l’écorce bien lisse, un marinier comme moi, un second hérisson d’eau salée, ce qui ne l’empêche pas d’être un honnête garçon et d’avoir le cœur à la bonne place. »

À ce portrait, Cham de rire en nous regardant, pensant que nous le reconnaissions comme il se reconnaissait lui-même.

« — Vous allez voir ce que fait ce jeune hérisson goudronné ! » continua M. Daniel Peggoty : « — Il s’amourache de notre petite Émilie, il la suit partout, il ne s’occupe que d’elle, et quand je commence à voir qu’il y a quelque chose qui ne va plus, il me déclare ce qui en est. Or, je ne serais pas fâché moi-même de voir notre petite Émilie mariée, — mariée surtout à un honnête homme en état de la protéger : je ne sais pas si je dois vivre long-temps ou mourir bientôt, mais je sais que si, surpris quelque nuit par la bourrasque dans la baie de Yarmouth, je croyais apercevoir pour la dernière fois les lumières de la ville, je descendrais plus tranquillement sous l’eau du grand bassin en pensant qu’il y a sur le rivage un homme capable de me remplacer auprès de ma petite Émilie. »

M. Daniel, dans sa pantomime, fit le geste d’un homme qui salue les clartés de la ville pour la dernière fois, et échangeant un signe de tête avec Cham, il reprit en ces termes :

« — Eh bien, je lui conseille de parler à Émilie ; le croirez-vous ? c’est un garçon grand comme père et mère, mais plus honteux qu’un enfant. Je suis donc forcé de parler pour lui.

« — Quoi ! lui, me répond Émilie, lui que je connais depuis si long-temps et que j’aime tant ! Oh ! mon oncle, je ne pourrai jamais l’épouser, c’est un si bon garçon. » Je l’embrasse et lui réponds : « — Ma chère Émilie, comme vous voudrez, choisissez vous-même, vous êtes aussi libre que l’oiseau dans l’air. » Puis je vais à lui et lui dis : « — Cham, je l’aurais bien voulu, mais cela ne se peut ; continuez à être pour elle ce que vous étiez, un bon frère, et montrez-vous un homme. — Je me montrerai un homme, dit-il, et, en effet, il a été tel pendant deux ans. »

M. Daniel Peggoty avait exprimé, par les changements de sa physionomie, les diverses phases de son récit. Il reprit ici l’air joyeux et triomphant : — « Tout-à-coup, un soir… comme qui dirait ce soir, arrive la petite Émilie de son atelier de couture et lui avec elle. Jusque-là rien d’étonnant, il a toujours été un bon frère, allant chercher sa sœur et lui faisant escorte à la brune ; mais voilà mon hérisson qui s’écrie tout transporté : « — Mon oncle, vous voyez celle qui sera ma petite femme ! — Oui, mon oncle, si vous le voulez, » dit Émilie moitié hardie, moitié timide, moitié riant, moitié pleurant. « — Si je le veux ! si je le veux, ma chère ! Eh ! que voudrais-je autre chose ? — Eh bien, répète-t-elle, j’y ai réfléchi, je suis décidée et j’espère être une aussi bonne femme que possible pour lui, car c’est un brave garçon. Là-dessus Mrs Gummidge de battre des mains comme à un spectacle… et vous entrez en ce moment-là, vous autres ; tout est découvert, il n’y a plus à s’en dédire : Émilie épousera Cham dès que son apprentissage sera fini. »

En terminant, M. Daniel Peggoty, dans l’exubérance de sa joie, frappa sur l’épaule de Cham qui, à son tour, nous dit en balbutiant :

« — Elle n’était pas plus haute que vous n’étiez vous-même, M. Davy, lorsque vous vîntes, ici pour la première fois, et je devinais ce qu’elle serait un jour : je l’ai vue croître ici, sous mes yeux… comme une fleur. Je donnerais ma vie pour elle, M. Davy… oh ! suis-je content et heureux ! Je ne saurais dire, Messieurs, non, je ne saurais dire à quel point je l’aime… ah ! il n’est pas de beau seigneur, voyez-vous, qui aime plus sa dame… quoique je voudrais savoir faire, moi aussi, de beaux discours pour dire combien j’aime la mienne. »

Je fus touché de voir ce jeune géant trembler de la violence de ses sentiments pour la charmante fée qui avait captivé son cœur. La confiance simple de M. Daniel Peggoty et la sienne m’émurent vivement. Je ne sais quelle influence les souvenirs de mon enfance pouvaient avoir sur cette émotion : étais-je venu avec l’idée que la vue de la petite Émilie réveillerait en moi ma passion enfantine pour elle ? Il me serait difficile de dire oui, difficile de dire non : tout ce que je sais aujourd’hui encore, c’est que j’aurais eu peine à analyser et peine à exprimer ce que j’éprouvai. Aussi laissai-je parler Steerforth, qui répondit à l’oncle et au neveu avec une telle adresse, qu’en quelques minutes nous fûmes tous à notre aise et tous heureux de nous trouver ensemble.

« — M. Peggoty, » dit-il, « vous êtes un excellent homme et méritez tout le bonheur qui vous arrive ce soir. Et vous, M. Cham, je vous félicite, mon cher garçon ; permettez tous les deux à l’ami de Davy de vous serrer la main cordialement ; et vous, Davy, tisonnez le feu, qu’il flambe comme un feu de joie… Mais, M. Peggoty, il faut que vous rameniez ici votre aimable nièce ; il faut qu’elle prenne ce siége au coin de la cheminée. Un siége vide… à votre foyer, dans une soirée pareille… non, non… je ne voudrais pas que ma présence en fût la cause, pour tout l’or des Indes ! »

M. Peggoty alla donc chercher Émilie dans mon ancienne chambrette. D’abord Émilie refusa de revenir, et Cham alla aussi la chercher. L’oncle et le neveu la ramenèrent enfin au coin du feu, honteuse, embarrassée… mais elle se rassura bientôt quand elle vit avec quels égards et quelle délicate réserve Steerforth s’adressait à elle, évitant toute allusion à la circonstance, parlant à M. Peggoty de navigation, de pêches, de marées, le complimentant sur l’originalité de sa demeure, lui rappelant sa visite à Salem-House, bref, charmant son cercle par sa conversation toujours intéressante et variée.

Émilie parla peu ce soir-là ; mais elle écoutait, elle regardait avec ses yeux si doux ; elle s’animait à un récit, elle souriait à un bon mot, toujours ravissante. Steerforth l’intéressa vivement par un conte de naufrage ; puis, pour faire diversion, il nous dit quelques-unes de ses joyeuses aventures qui firent éclater la gaieté générale : M. Daniel Peggoty, mis en verve, chanta une chanson de matelot, et Steerforth, pour le remercier de sa complaisance, chanta à son tour une ballade mélancolique qui nous fit à tous répandre des larmes d’attendrissement. Il n’y eut pas jusqu’à la plaintive Mrs Gummidge, cette victime inconsolable, sur laquelle il obtint un succès qui fit dire à M. Peggoty que jamais il ne l’avait vue ainsi depuis la mort de l’Ancien, et le lendemain, elle-même, étonnée de son animation de la veille, déclarait qu’elle devait avoir été ensorcelée par mon séduisant ami. Mais il ne faut pas croire qu’il se montrât jaloux du monopole de l’attention. À son tour, lorsque la petite Émilie, devenue plus vaillante, se laissa aller à m’entretenir de nos jeux d’enfants et de nos courses sur le sable pour y ramasser des coquillages, lorsque je lui demandai si elle avait oublié mon dévouement pour elle et mes serments de n’aimer qu’elle, ce qui nous fit rire et rougir tous les deux, oh ! alors, Steerforth écoutait, muet, attentif, rêveur. Pendant tout ce temps-là, Émilie resta assise sur notre ancien coffre, dans le petit coin accoutumé, Cham occupant ma place près d’elle. Heureux Cham ! Toutefois, je fis une remarque, sans pouvoir m’expliquer si, de la part d’Émilie, c’était réserve pudique ou un reste de son espièglerie : Émilie évitait d’être trop rapprochée de Cham et se serrait plutôt contre la muraille.

Il était près de minuit lorsque nous nous retirâmes. Nous avions été du souper de famille. Ce repas ne consistait qu’en poisson sec et en biscuits de barque ; mais Steerforth avait tout-à-coup tiré de sa poche un flacon de liqueur, et nous le vidâmes entre hommes, — j’ose dire que je me montrai enfin un homme comme les autres ! Nous partions et avions déjà franchi la porte :

« — Prenez garde à vos pas dans l’obscurité, » nous cria une voix d’ange.

Nous nous retournâmes et vîmes les yeux bleus de la petite Émilie, qui, cachée à moitié derrière Cham, nous donnait ce charitable avis.

« — Quelle charmante petite femme ! me dit Steerforth en me prenant le bras. « Allons, vous avez raison, c’est une famille originale et une singulière demeure : on éprouve une sensation nouvelle au milieu de ces braves gens !

« — Que nous avons été heureux, » répondis-je, « — d’arriver pour être témoin de la joie que ce projet de mariage a fait éclater dans cette honnête famille, d’en être témoin et de la partager.

» — C’est une drôle de tête que celle de ce garçon pour une si jolie fille, n’est-ce pas ? » dit Steerforth.

Il avait été si cordial avec Cham, si cordial avec tous, que j’éprouvai comme un choc à cette froide réponse ; mais, en le regardant, il me sembla le voir sourire et je ne pus lui en vouloir de ce qui n’était qu’une plaisanterie.

« — Ah ! Steerforth, » lui dis-je, « vous avez beau vouloir plaisanter avec moi comme vous feriez avec Miss Dartle, je sais vos généreuses sympathies pour vos semblables de toutes les classes ; je sais que vous comprenez la simplicité de ce pêcheur et la tendresse de ma bonne Peggoty ; je sais qu’il n’est pas un plaisir ou un chagrin de ces cœurs naïfs qui vous soit indifférent. Je vous aime et vous en admire vingt fois davantage, Steerforth. »

Il ralentit le pas, me regarda en face et me dit :

« — Pâquerette, je crois que vous êtes sincère… vous avez un cœur d’or, mon cher ami. Pourquoi ne sommes-nous pas tous bons comme vous ! »

Le moment d’après, il se mit à chanter gaiement le refrain de M. Daniel Peggoty, et nous doublâmes le pas en entrant dans Yarmouth.

Je suppose que, ce soir-là, quelqu’un fût venu me dire : Votre ami si admiré ne joue qu’un rôle ; toute son amabilité, toute sa cordialité, toute son envie de plaire ne sont qu’à la surface ; il n’a qu’un but : celui d’échapper à son ennui précoce en cherchant de nouvelles émotions… Si quelqu’un, je le répète, était venu me dire cela, je ne sais comment mon indignation eût accueilli une pareille calomnie.

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