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David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 205-215).

CHAPITRE XI.

Un autre tableau rétrospectif.


Il faut que je m’arrête ici encore. Ô ma femme-enfant ! il est parmi ces fantômes qui se pressent en foule devant ma mémoire, une figure douce et paisible qui me dit dans son amour innocent et sa beauté enfantine : « Arrête-toi pour penser à moi… tourne la tête pour contempler la petite fleur au moment où elle tombe et se flétrit sur la terre. »

J’obéis. Toutes les autres images du passé s’effacent et s’évanouissent. Je suis de nouveau avec Dora, dans notre cottage. Je ne sais plus depuis combien de temps elle est malade. J’y suis si accoutumé que je ne puis calculer le temps. Il n’est pas long, réellement, si je récapitule les semaines ou les mois ; mais, en revenant sur ce que j’ai éprouvé et souffert, il a duré, bien duré !

On a cessé de me dire : « Encore quelques jours de patience. » Je commence à craindre, secrètement, que le jour ne viendra plus où je reverrai ma femme-enfant courir au soleil avec son vieil ami Jip.

Jip, presque tout-à-coup, en quelque sorte, est devenu très vieux. C’est peut-être, qu’il ne trouve plus dans sa maîtresse ce quelque chose qui le ranimait et le rajeunissait ; mais il boude, sa vue s’affaiblit, ses membres s’allanguissent, et ma tante observe avec peine qu’il ne la menace plus, qu’il rampe même vers elle quand il est sur le lit de Dora — et ma tante au chevet — pour lui lécher les mains.

Dora alitée nous sourit : elle est belle, elle ne laisse échapper aucune parole d’impatience ou de plainte. Elle nous dit que nous sommes bien bons pour elle, qu’elle sait que son cher et aimable David se fatigue trop, que ma tante ne dort plus, sans en être moins active et prodigue de soins attentifs. Quelquefois, les deux tantes-oiseaux viennent la voir, et alors nous causons du jour de notre mariage, de tout ce qui nous rendait si gais et si heureux.

Quelle étrange pause il semble se faire dans la vie, — comme dans tout ce qui m’entoure de près ou à distance, — lorsque je reste assis dans le calme demi-jour de la chambre, les yeux bleus de ma femme-enfant attachés sur moi, et ses jolis petits doigts s’enlaçant autour de ma main ! je reste ainsi au chevet du lit, des heures et puis encore des heures ; mais trois circonstances se reproduisent plus vivement que les autres à mon souvenir.

C’est le matin ; Dora, habillée coquettement dans son lit par les mains de ma tante, me montre comme ses beaux cheveux se bouclent encore sur l’oreiller, comme ils sont toujours longs et bien lissés, et comme elle aime à les contenir dans le filet de soie qu’elle met sur sa tête.

« — Non que j’en sois vaniteuse à présent, moqueur que vous êtes, » dit-elle en me voyant sourire ; « mais vous répétiez si souvent que vous les trouviez beaux. Puis, je me souviens que lorsque je commençais à penser à vous, je les regardais dans le miroir et me demandais si vous ne seriez pas très content d’en avoir une boucle… Oh ! quelle folle joie fut la vôtre, Davy, le jour où je vous en donnai une ! 

» — Ce fut le jour où vous étiez occupée imiter les fleurs de mon bouquet, Dora, et où je vous dis combien j’étais amoureux de vous ! 

» — Oui, et moi, » reprit Dora, « je ne voulus pas vous dire alors, Davy, que j’avais versé des larmes de bonheur sur ces fleurs, parce que je me croyais réellement aimée. Quand je pourrai courir comme autrefois, Davy, nous irons revoir ces lieux où nous fîmes de si folles promenades ; nous irons, n’est-ce pas ? et nous n’oublierons pas mon pauvre papa. 

» — Oui, nous irons, et nous serons heureux encore. Dépêchez-vous donc de vous rétablir, Dora chérie. 

» — Oh ! je serai bientôt rétablie. Je suis vraiment mieux, vraiment ! »

C’est le soir : je suis assis sur la même chaise, au pied du même lit, avec le même visage qui me regarde. Nous avons été silencieux, et le sourire épanouit le visage de ma femme-enfant ! J’ai cessé de descendre et de remonter mon léger fardeau depuis une semaine. Dora reste dans son lit tout le jour.

« — Davy ! 

» — Ma chère Dora ! 

» — Je vais peut-être vous sembler bien déraisonnable après ce que vous m’avez dit, il y a peu de jours, que M. Wickfield était malade. Mais j’ai besoin de voir Agnès : il faut absolument que je la voie. 

» — Ma chère, je vais lui écrire. 

» — Le voulez-vous ? 

» — Tout de suite.

» — Mon chéri, que vous êtes bon ! Allons, Davy, appuyez-moi sur votre bras… En vérité, mon ami, ce n’est pas un caprice, ce n’est pas une folle idée… J’ai besoin sérieusement, très sérieusement, de la voir. 

» — J’en suis certain. Je n’ai qu’à lui écrire, et elle viendra. 

» — Vous êtes bien seul, à présent, Davy, quand vous êtes en bas ? » me dit Dora à demi-voix en passant un bras autour du cou.

« — Comment pourrait-il en être autrement, ma bien-aimée, quand je vois votre fauteuil vide. 

» — Mon fauteuil vide ! Et je vous fais faute réellement, Davy : votre petite Dora, si légère et si folle, vous ferait faute ! 

» — Ma chère amie, et qui donc me ferait faute sur la terre, si ce n’est vous ? 

» — Oh ! mon mari bien-aimé, je me sens à la fois si contente et si triste ! » — Elle m’embrasse tendrement, sourit, soupire, et puis me répète : « Non, non, je suis tout-à-fait heureuse… Seulement écrivez à Agnès et dites-lui que j’ai besoin, sérieusement besoin de la voir… C’est tout ce que je désire. 

» — Excepté aussi de vous rétablir. 

» — Ah ! Davy, quelquefois je pense… (vous savez que je fus toujours une pauvre petite sotte…) que cela n’arrivera jamais.

» — Ne dites pas cela, Dora !… Ma chérie ne le pensez pas. 

» — Je tâcherai, Davy… Mais je suis si heureuse… quoique mon bon Davy se sente si seul devant le fauteuil vide de sa femme-enfant. »

Il est nuit et je suis toujours auprès d’elle. Agnès est arrivée : elle est avec nous depuis l’avant-veille au soir. Agnès, ma tante et moi nous avons passé la journée dans la chambre de Dora. Nous n’avons pas beaucoup parlé, mais Dora a été contente, gaie. Maintenant nous sommes seuls, elle et moi.

Sais-je maintenant que ma femme-enfant me quittera bientôt ? On me l’a dit : je me l’étais déjà dit à moi-même, et cependant je ne suis pas bien sûr d’avoir accepté cette vérité dans mon cœur. Je ne puis, par moments, le croire. Je me suis maintes fois, aujourd’hui même, retiré pour pleurer à part. J’ai invoqué celui qui pleura sur la séparation des vivants et des morts. J’ai essayé de me résigner, et je n’ai pu bannir moi-même de mon cœur la faible espérance qui se flatte de prolonger une existence si chérie. Je tiens la main de Dora dans la mienne ; je sens, à sa douce étreinte, que son amour pour moi est toute sa vie et toute sa force… Impossible de désespérer complètement.

« — Davy, écoutez-moi bien… Je vais vous dire quelque chose que j’ai déjà souvent voulu vous dire depuis quelque temps. Peut-être l’avez-vous souvent pensé aussi ? Davy, mon chéri, j’étais, trop jeune, j’en ai peur… »

Je penche ma tête sur l’oreiller, à côté d’elle : elle me regarde et parle bien doucement… Peu à peu je reconnais, avec un serrement de cœur, qu’elle parle d’elle comme si elle était morte.

« — … J’étais trop jeune, j’en ai peur ; je ne veux pas seulement dire jeune d’années, mais encore d’expérience, d’idées, de tout. J’étais une si sotte petite créature. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu nous contenter de nous aimer comme deux enfants s’aiment, pour nous oublier ensuite, et rien de plus. Je commence à penser que je n’étais pas propre à être une femme. »

Je m’efforce de retenir mes larmes et de répondre : — « Dora, chère amie, aussi propre, vous, à être une femme, que moi à être un mari ! 

» — Je ne sais pas trop… peut-être, Davy. Mais si j’avais été ce que je veux dire, il ne vous aurait bientôt plus rien manqué. D’ailleurs, vous avez beaucoup de moyens, vous, et moi pas du tout.

» — Nous avons été très heureux, ma gentille Dora !

» — J’étais très heureuse, oui, très heureuse. Mais, à mesure que les années s’écoulaient, mon cher Davy se serait lassé de sa femme-enfant. Elle eût été de moins en moins une compagne pour lui. Il aurait de plus en plus senti ce qui manquait dans sa maison. Elle n’aurait pas su faire des progrès… mieux vaut que les choses soient comme elles sont. 

» — Oh ! Dora ! ma chère, bien chère Dora, ne me parlez pas ainsi ; chaque mot me semble un reproche ! 

» — Non, pas une syllabe de reproche, » répondit-elle en m’embrassant. « Ô mon cher Davy, jamais vous n’en méritâtes, et je vous aimais trop pour vous adresser un seul mot qui ressemblât à un reproche, sérieusement… C’était tout le mérite que j’avais, excepté celui d’être jolie… ou de vous le paraître… Est-ce bien solitaire là-bas, Davy ? 

» — Oui, oui, très solitaire ! 

» — Ne pleurez pas… Mon fauteuil y est-il ? 

» — Toujours à la même place.

» — Oh ! comme mon pauvre Davy pleure ! Chut ! chut ! Maintenant, faites-moi une promesse. J’ai besoin de parler à Agnès. Quand vous descendrez, dites-le à Agnès ; envoyez-la moi, et, pendant que je lui parlerai, ne laissez-venir personne… pas même tante. J’ai besoin de parler à Agnès seule… Il faut que je lui parle à elle toute seule. 

» — Je vous le promets, Dora ; je vais aller avertir Agnès, qui viendra tout de suite, » lui dis-je… Mais je ne puis quitter Dora, tant je souffre ! Et elle me tient encore dans ses bras en me répétant tout bas : « Je disais que mieux valait que ce soit comme c’est. Ah ! Davy, encore quelques années, et vous n’auriez pu aimer votre femme-enfant davantage, et encore quelques années, elle vous eût tant désappointé, que vous n’auriez pu vous empêcher peut-être de l’aimer un peu moins. Je sais que j’étais trop jeune, trop jeune d’âge et d’idées… Mieux vaut que ce soit comme c’est. »

Agnès est au salon quand j’y descends, et je lui transmets le message. Elle monte, me laissant seul avec Jip.

Le pavillon chinois de Jip est près du feu ; il y est couché sur son lit de flanelle, se plaignant et essayant de s’endormir. La lune est dans son plein. En regardant par la croisée, je sens couler mes larmes, et mon cœur insoumis est châtié cruellement… cruellement, car je me suis dit à moi-même ce que Dora me disait tout à l’heure, et j’en éprouve un remords.

Je viens m’asseoir près de la cheminée : je repasse dans mon esprit toutes les petites choses qui ont eu lieu entre Dora et moi, et je sens combien il est vrai que les petites choses fond le total de la vie. Elle m’apparaît, la charmante enfant, telle qu’elle m’apparut pour la première fois, avec les grâces dont la revêtait notre jeune amour. Aurait-il mieux valu, en effet, que nous nous fussions aimés comme deux enfants s’aiment, pour s’oublier ensuite ? Cœur insoumis, réponds.

Quel temps s’est écoulé dans cette rêverie solitaire, je l’ignore, lorsque mon attention est appelée sur le vieil ami de ma femme-enfant. De plus en plus inquiet et agité, il rampe hors de sa maisonnette, me regarde, va jusqu’à la porte, et gémit pour indiquer qu’il veut monter à la chambre de sa maîtresse.

« — Non, pas cette nuit, Jip ; pas cette nuit ! »

Jip revient lentement à moi, me lèche les mains et soulève sa tête appesantie en me regardant avec ses yeux à demi éteints.

« — Ô Jip ! c’est possible… Jamais plus, peut-être. »

Il s’étend à mes pieds, se retourne comme pour s’endormir, et, avec un cri plaintif, il expire. — Agnès se montre sur la porte.

« — Ô Agnès ! regardez, regardez ici ! »

Mais, Agnès, pourquoi sur votre visage tant de pâleur et de douleur ? Pourquoi ces torrents de larmes, cet appel muet, cette main solennellement levée vers le ciel !

« — Agnès ? »

C’est fini. Une sombre nuit se forme devant mes yeux, et, pendant un temps, toutes choses sont effacées de ma mémoire.

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