David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 22

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 439-457).


CHAPITRE XXII.

Un rayon de lumière illumine ma route.


Plus de deux mois s’étaient écoulés depuis mon retour, et nous étions aux fêtes de Noël. J’avais vu Agnès fréquemment. La voix publique m’encourageait et j’y répondais par de nouveaux efforts ; mais, au milieu des embarras que donnent le succès et le travail de la composition, la moindre parole d’éloges qui passait par les lèvres d’Agnès me touchait plus que tout le reste !

Une fois la semaine, au moins, je montais à cheval et j’allais passer l’après-midi à Cantorbéry. Je revenais ordinairement coucher à Douvres ; car la même pensée me poursuivait toujours, et j’avais besoin du mouvement de l’aller et du retour pour me distraire de mes regrets, de mes espérances déçues, de la tristesse surtout avec laquelle je prenais congé d’Agnès. Aussi j’aimais à chevaucher la nuit et à rêver aux combats que j’avais livrés à mon cœur pendant ma longue absence.

J’exprimerais peut-être plus exactement la vérité, si je disais que, dans le silence de la nuit, j’écoutais les échos de mes anciennes pensées. Je les avais repoussées dans un lointain vaporeux, et j’acceptais le rôle que je m’étais imposé comme le seul qui pût me conserver la confiance d’Agnès. Je ne cherchai pas à franchir le cercle que j’avais tracé autour de moi, me contentant de me dire de temps en temps que j’aurais pu cependant avoir dans Agnès une compagne plus tendre encore qu’une sœur, à peu près comme, après avoir épousé Dora, je me figurais autrefois ce que j’aurais désiré que fût ma femme. Je m’en tenais à ce regret lorsque je lisais à Agnès les pages que j’avais écrites, lorsque je contemplais ses regards attentifs, lorsque je la faisais sourire ou pleurer, lorsque je l’écoutais me parler elle-même des créations de mon imagination comme de personnages réels à qui elle s’intéressait sérieusement.

En un mot, j’avais appris à régler mes sentiments par la loi du devoir : je respectais l’amitié de sœur qu’Agnès m’avait vouée. Pour rien au monde je n’aurais risqué de troubler la calme et pure intimité de nos entrevues ; je me serais cru un misérable égoïste d’aspirer à une autre destinée que celle que je m’étais faite à moi-même. Je l’aimais cependant, et je m’accordais parfois la consolation d’entrevoir dans un avenir lointain et vague le jour où je pourrais lui en faire l’aveu innocent, le jour où, parvenu à l’âge des vieillards, je lui dirais : « Oui, Agnès, je vous aimais d’amour lorsque je revins de mes voyages, je vous aimais et je n’en ai plus aimé d’autre. »

Je ne pus d’ailleurs surprendre le moindre changement en elle. Agnès restait ce qu’elle avait toujours été pour moi, toujours la même.

Entre ma tante et moi, depuis mon retour, il y avait eu quelque contrainte ou plutôt une réticence mutuelle sur ce sujet délicat. Sa pensée, je le crois, avait en partie deviné la mienne, et elle comprenait parfaitement le silence que je gardais lorsque, parfois, nous passions la soirée ensemble devant le feu, selon notre vieille habitude, demeurant là des heures entières sans rien nous dire, mais n’ayant aucun besoin de nous traduire par la parole ce qui nous préoccupait tous les deux.

L’époque de la Noël étant arrivée, et Agnès ne m’ayant encore fait aucune confidence nouvelle, je fus tourmenté d’un doute qui m’avait déjà plusieurs fois ému. Aurait-elle deviné, elle aussi, le véritable état de mon âme ! Craindrait-elle de me causer une trop vive peine en me révélant son propre secret ? Si cela était, mon sacrifice était nul, je ne remplissais plus mon devoir envers elle. Je résolus d’éclaircir ce doute cruel, bien résolu à renverser cette barrière si elle existait.

C’était… je ne saurais oublier la moindre circonstance de cette explication… c’était un des jours les plus sévères de l’hiver. La neige, qui était tombée la veille, couvrait la terre d’une couche peu profonde, mais durcie par la gelée. Le vent soufflait du Nord. Le matin, en regardait par ma fenêtre, je m’étais rappelé les cimes neigeuses des Alpes, inaccessibles, dans cette saison, aux pas des mortels, et je m’étais demandé quelle était la plus triste solitude, celle des régions alpines ou celle de l’Océan.

« — Vous montez à cheval aujourd’hui, Trot ? » me dit ma tante en entr’ouvrant la porte de ma chambre.

» — Oui, » répondis-je ; « je vais à Cantorbéry. La journée sera belle pour la promenade.

« — Je souhaite que votre cheval pense comme vous, » dit ma tante ; « mais, pour le moment, il est là-bas devant la maison, baissant la tête et les oreilles comme s’il préférait son écurie au grand air. »

Je ferai observer en passant que ma tante permettait à mon cheval de fouler la pelouse sacrée ; mais elle n’était pas plus tolérante qu’autrefois pour les ânes.

« — Il ne tardera pas à se réveiller, » répondis-je. 

» — Du moins la promenade fera du bien à son maître, » dit ma tante en jetant un coup d’œil sur les papiers qu’il y avait sur ma table. « Ah ! mon enfant, vous passez là bien des heures. Je ne pensais pas, quand je lisais des livres, qu’il fallait tant travailler pour les faire. 

» — C’est quelquefois une tâche assez rude que de les lire, » repris-je ; « quant à les écrire, ce travail a son charme, ma tante ! 

» — Ah ! je comprends, » dit-elle, « l’ambition, l’amour de la louange, les sympathies de ses lecteurs, et je ne sais quoi encore. Fort bien, mon enfant, comme il vous plaira. 

» — Ma tante, n’avez-vous rien appris de cet attachement que vous supposez à Agnès, » lui dis-je en restant debout devant elle tandis qu’elle s’asseyait dans mon fauteuil.

Elle me regarda quelques moments avant de me répondre,

« — Je le crois, Trot.

» — Êtes-vous sûre d’avoir bien deviné ? 

» — Je le crois, Trot. »

Elle fixa sur moi un tel regard d’inquiétude et de compassion, que je fis un appel à tout mon courage pour rassurer sa tendresse par un air parfaitement heureux.

« — Et qui plus est, Trot…

» — Eh bien ?

» — Je crois qu’Agnès va se marier.

» — Que le ciel la bénisse ! » dis-je gaiement.

« — Que le ciel la bénisse, et son mari aussi ! » dit ma tante.

Je fis écho aux paroles de ma tante, descendis l’escalier, m’élançai sur mon cheval et partis. Je ne pouvais plus différer l’explication que j’avais résolu de provoquer.

Je voudrais retracer les moindres incidents de cette journée : les parcelles de glace que le vent détachait des herbes et me jetait au visage, le galop mesuré du cheval sur le chemin retentissant, les sillons gelés des champs, les tourbillons de neige qui s’engouffraient dans les carrières à chaux qu’on avait ouvertes à droite et à gauche, le chariot chargé de foin qui s’arrêtait sur la hauteur et dont l’attelage exhalait un nuage de vapeur en agitant ses grelots sonores, enfin les blanches ondulations de la campagne du comté de Kent se dessinant sur l’horizon grisâtre comme sur une immense ardoise.

Je trouvai Agnès seule. Les petites pensionnaires étaient allées passer la nuit dans leurs familles ; elle lisait solitairement au coin du feu. Ayant quitté son livre en me voyant entrer, elle prit sa corbeille à ouvrage et alla se placer dans l’embrasure d’une des vieilles croisées où je m’assis auprès d’elle. Après quelques paroles gracieuses, elle me demanda des nouvelles de l’ouvrage que j’écrivais : quels progrès avais-je faits depuis ma dernière visite et quand l’aurais-je terminé ? Agnès était gaie, et elle me prédit en riant que je deviendrais trop célèbre pour qu’elle osât toujours me parler familièrement de mes œuvres.

« — Agnès, Agnès ! vous voyez, » lui répondis-je, « que je profite du temps où cela vous est encore permis, et je vous écoute. »

Pendant que je la contemplais occupée à sa broderie, elle leva les yeux et remarqua mon regard pensif.

« — Vous êtes rêveur aujourd’hui, Trotwood, » dit-elle.

« — Agnès, vous dirai-je ce que je suis venu vous dire ? »

Elle mit de côté son ouvrage, ainsi qu’elle faisait quand nous discutions une chose sérieuse, et m’écouta attentivement.

« — Ma chère Agnès, doutez-vous de ma sincérité ? 

» — Non, » répondit-elle d’un air chagrin.

« — Doutez-vous que je sois encore de que j’ai toujours été pour vous ? 

» — Non.

» — Vous souvenez-vous qu’à mon retour je vous exprimai du mieux que je pus ma reconnaissance pour tout ce que je vous dois, et, en même temps, ma chère Agnès, toute l’étendue de mon affection ? 

» — Je m’en souviens très bien, » dit-elle avec douceur.

« — Vous avez un secret… confiez-le moi, Agnès. »

Elle baissa les yeux et trembla.

« — Ne fallait-il pas que j’apprisse tôt ou tard ce que d’autres lèvres que les vôtres m’ont appris, Agnès ? N’est-ce pas étrange que ce ne soit pas de vous la première que je sache qu’il est quelqu’un à qui vous avez donné le trésor de votre amour ? Ne me privez pas de mon droit de connaître ce qui intéresse de si près votre bonheur. Si vous vous fiez à moi, comme vous dites que vous le faites, et je vous crois, Agnès, puisque vous me l’avez dit… que cette confidence, plus que toute autre, me prouve qu’en effet je suis votre ami, votre frère. »

Elle m’adressa un regard suppliant et presque de reproche, se leva de sa chaise, passa rapidement de l’autre côté du salon, comme si elle ne savait où aller, se couvrit le visage de ses deux mains et versa des larmes qu’il me sembla sentir tomber brûlantes sur mon cœur.

Et cependant ces mêmes larmes y réveillaient une espérance ! Oui, sans qu’il me fût encore possible de définir pourquoi ces larmes s’associaient au calme et mélancolique sourire gravé dans ma mémoire… l’espérance était plus forte que la crainte et la douleur.

« — Agnès ! ma sœur ! ma chère Agnès ! qu’ai-je fait ? 

» — Laissez-moi me retirer, Trotwood. Je ne suis pas bien ; je me sens troublée. Je vous parlerai une autre fois… plus tard ; je vous écrirai. Ne me parlez pas à présent… je vous en prie. »

Je cherchai à me rappeler ce qu’elle m’avait dit précédemment dans nos mutuelles confidences. J’aurais voulu me reporter au temps où je lui racontais ma passion pour une autre et où elle me parlait de son affection désintéressée… Mais je ne voyais plus qu’elle…

« — Agnès ! » m’écriai-je, « je ne puis supporter l’idée que je viens de faire couler vos larmes. Ma chère amie, si vous êtes malheureuse, je veux partager votre chagrin. Si vous avez besoin de secours et de conseils, que je puisse vous en offrir ; si vous avez un poids sur le cœur, que je puisse essayer de l’alléger. Pour qui pourrais-je vivre, Agnès, si ce n’était pour vous. 

» — Oh ! grâce ! Je ne suis plus moi-même… Une autre fois !… »

Telles furent les uniques paroles que je pus distinguer dans sa réponse.

Étais-je donc égaré par une erreur de mon égoïsme, ou, une fois que l’espérance m’avait lui, le secret d’Agnès m’intéressait-il plus que je n’avais osé le penser d’abord ? J’insistai.

« — Non, Agnès, il m’est impossible de vous laisser ainsi !… Pour l’amour du ciel, Agnès, ne nous méprenons pas l’un sur l’autre ; après tant d’années écoulées, après tout ce qui s’est passé depuis que nous nous connaissons, je dois vous parler clairement. Si vous supposez que je puisse envier à un autre le bonheur que vous lui apporterez, que je ne saurai pas me résigner à vous voir choisir un protecteur qui vous sera plus cher que moi, que je ne me contenterai pas d’être le témoin respectueux et satisfait de votre vie heureuse, vous avez tort : je ne mérite pas ce soupçon. Je n’ai pas tout-à-fait souffert en vain ; vous ne m’avez pas en vain instruit par votre exemple. Il n’est pas le moindre alliage d’égoïsme dans ce que je sens pour vous. »

Elle était devenue plus calme, et bientôt, encore pâle toutefois, elle se tourna vers moi et me dit :

« — Je dois à votre amitié pure pour moi, à votre amitié dont je ne doute pas, Trotwood… de vous déclarer que vous êtes dans l’erreur. Je ne puis faire davantage. Si, quelquefois dans ma vie, j’ai eu besoin de secours et de conseils, ni conseils ni secours ne m’ont manqué ; si j’ai été quelquefois malheureuse… je ne le suis plus ; si j’ai eu un poids sur le cœur… il est devenu bien léger ; si j’ai un secret, ce n’est pas… un secret nouveau… et ce n’est pas… ce que vous supposez. Je ne puis le révéler ni le partager. Il est à moi seule depuis long-temps, et il doit rester à moi. 

» — Agnès ! arrêtez… un moment ! »

Elle se retirait, mais je la retins. — « Dans le cours de ma vie. Ce secret… ce n’est pas un secret nouveau ! » — De nouvelles idées, de nouvelles espérances, traversaient mon esprit…

L’avenir m’apparaissait tout autre. « — Ma chère Agnès ! vous que je respecte et honore… vous que j’aime d’un amour si dévoué ! Quand je suis venu ici aujourd’hui, je croyais que rien ne m’arracherait cet aveu… je croyais que je l’aurais gardé dans mon cœur jusqu’aux jours de ma vieillesse. Mais, Agnès, si, en effet, je puis me bercer de l’espérance qu’il m’est encore possible de vous donner un nom plus doux, plus tendre que le nom de sœur… »

Ses larmes coulèrent ; mais ce n’était plus comme celles qu’elle avait versées le moment d’auparavant, et je vis à travers ses larmes briller mon espérance.

« — Agnès ! toujours mon guide et mon meilleur appui ! si vous aviez été plus occupée de vous-même que de moi lorsque nous grandissions ici ensemble, je crois que ma vagabonde imagination ne se serait jamais égarée loin de vous. Mais vous étiez si supérieure à moi, vous m’étiez si nécessaire dans toutes les espérances et les déceptions de ma première jeunesse, que l’habitude de vous prendre pour confidente et de compter sur vous en toute circonstance, devint ma seconde nature… L’amitié supplanta ainsi mon premier sentiment, sentiment plus tendre que cette amitié même… l’amour que j’éprouve pour vous ! »

Nouvelles larmes… larmes de joie… et moi je l’embrassai, je la tins pressée sur mon cœur… comme j’avais, le matin encore, désespéré de pouvoir jamais le faire.

« — Quand j’aimai Dora… et je l’aimai tendrement, Agnès, vous le savez… 

« — Oui, » s’écria-t-elle… « je suis ravie de vous l’entendre dire.

» — Quand je l’aimai… alors même mon amour eût été incomplet sans votre sympathie ; vous me l’accordâtes, et je m’y abandonnai tout entier. Quand je la perdis, Agnès, que serais-je devenu sans vous ? »

En parlant je la tenais encore embrassée ; je sentais son cœur battre contre le mien et sa main tremblante sur mon épaule ; je la voyais me sourire à travers ses larmes.

« — Je partis, chère Agnès, en vous aimant, je demeurai loin de mon pays en vous aimant, je revins en vous aimant ! »

Je voulus alors lui raconter les luttes de mon cœur et la résolution que j’avais formée ; j’essayai de tout lui révéler, de me montrer à elle avec toute la sincérité de mes sentiments. Elle sut quelle espérance j’avais étouffée, quelle résignation s’était imposée mon amour, quel sacrifice je venais faire ce jour-là même, fidèle à mon dévouement. Si elle m’aimait de son côté, si elle consentait à me donner sa main, je n’étais digne d’un tel bonheur que par la victoire que j’étais parvenu à remporter sur ma passion même… Ma chère Agnès, pendant que je me révélais ainsi à toi, je crus voir l’âme de ma femme-enfant me sourire par tes yeux, m’encourager et m’approuver, bien sûre que le tendre culte de sa mémoire serait toujours sacré pour Agnès et pour moi.

« — Je suis si heureuse, Trotwood ; mon cœur est si plein de son bonheur… et cependant il est quelque chose que je dois dire. 

» — Ma bien-aimée, parlez ! »

Elle posa ses deux mains sur mes épaules, me regarda avec son calme céleste, et me dit :

« — Devinez-vous ce que c’est ? 

» — Je ne veux pas le deviner ; je veux que vous me le disiez, mon Agnès !

» — Eh bien ! c’est que… je vous ai toujours aimé ! »

Ah ! nous étions heureux… nous étions heureux ! nous pleurions, mais ce n’était pas sur les épreuves par lesquelles nous avions passé (les siennes plus pénibles que les miennes). Non ! nos larmes étaient les larmes de notre bonheur… être ainsi unis pour ne plus nous séparer !

À la nuit tombante nous allâmes nous promener, Agnès et moi, dans la campagne. La sérénité de nos âmes semblait partagée par l’air glacé de cette soirée d’hiver. La nuit s’était étoilée, et, levant les yeux ensemble, nous remerciâmes Dieu de nous avoir conduits à cette douce félicité.

Rentrés à la maison gothique, nous nous assîmes dans l’embrasure de notre fenêtre favorite. La lune brillait ; Agnès la contemplait ; mon regard suivait le regard d’Agnès. Devant ma pensée se déroula la longue route de Londres à Douvres, et j’y aperçus un enfant harassé de fatigue, presque nu, abandonné de tous… Cet enfant devait un jour sentir battre contre son cœur le cœur d’Agnès.

Le lendemain, l’heure du dîner allait sonner quand nous parûmes chez ma tante. Peggoty nous dit qu’elle était dans mon cabinet… C’était son orgueil de tenir ce cabinet toujours en ordre pour moi. Nous la trouvâmes là près du feu.

« — Bonté du ciel ! » s’écria ma tante en nous apercevant, « que m’amenez-vous ici ? 

» — Agnès ! » répondis-je.

Comme nous étions convenus de ne rien dire d’abord, ma tante ne fut pas peu déconcertée. Elle m’adressa un regard plein d’espérance quand je répondis : « Agnès ; » mais mon air étant toujours le même, elle ôta ses lunettes et les essuya avec un geste de désespoir.

Néanmoins elle fit à Agnès un accueil cordial, et nous allâmes bientôt, tous les trois, prendre place à la table du dîner. Deux ou trois fois, ma tante remit ses lunettes pour m’examiner ; mais, chaque fois, elle les ôta et les essuya, au grand déplaisir de M. Dick, qui savait que c’était un mauvais symptôme.

« — À propos, ma tante, » dis-je après le dîner, « j’ai parlé à Agnès de ce que vous m’aviez dit. 

» — Trot, » répondit ma tante en devenant toute rouge, « vous avez eu tort et vous n’avez pas tenu votre promesse. 

» — Vous n’êtes pas fâchée, ma tante, j’espère ? Je suis sûr que vous serez charmée d’apprendre qu’Agnès n’a point d’attachement malheureux. 

» — Tout cela n’a pas le sens commun, » répliqua ma tante.

Comme ma tante semblait très contrariée, je crus devoir couper court à sa contrariété. Je m’approchai de son fauteuil avec Agnès, en passant un bras autour de sa taille, et nous nous penchâmes tous les deux vers elle dans cette attitude. Ma tante mit ses lunettes, frotta vivement ses deux mains l’une contre l’autre, et, pour la première fois de sa vie, que je sache, eut une légère attaque de nerfs.

L’attaque de nerfs fit accourir Peggoty. Ma tante, revenue à elle-même, se leva, embrassa Peggoty, puis embrassa M. Dick, également surpris de cet honneur : puis elle leur dit pourquoi, et nous fûmes tous heureux.

Je ne pus découvrir si, dans notre dernière conversation de la veille au matin, ma tante avait commis une fraude pieuse ou s’était réellement méprise sur l’état de mon cœur. Quand je voulus l’interroger là-dessus :

« — Ne vous ai-je pas dit, » me répliquait-elle, « qu’Agnès allait se marier ? et n’ai-je pas dit vrai ? Que voulez-vous de plus ? »

Nous fûmes mariés au bout d’une quinzaine. Traddles et Sophie, le Dr Strong et Mrs Strong assistèrent seuls à notre noce sans bruit. Ces bons amis nous laissèrent ravis de notre félicité. Resté tête à tête avec Agnès, je serrai sur mon cœur celle à qui je devais toutes les bonnes inspirations de ma vie, celle en qui se concentraient toutes mes affections et toutes mes pensées, celle que j’aimais d’un immortel amour.

« — Mon cher mari, » me dit Agnès, « maintenant que je puis vous appeler de ce nom, j’ai encore un secret à vous révéler. 

» — Parlez, ma bien-aimée. 

» — Vous vous souvenez que le soir où Dora mourut, elle vous envoya me prier de monter auprès d’elle ?

» — Oui.

» — Eh bien ! elle me dit… devinez-vous ce que c’était ? 

» — Je crois le deviner, » répondis-je en serrant plus tendrement sur mon cœur la femme qui m’aimait depuis si long-temps.

« — Elle me dit qu’elle me faisait une dernière prière et me léguait un dernier devoir à remplir.

» — Et c’était… 

» — Que moi seule j’occuperais la place qu’elle laissait vacante. »

Agnès, à ces mots, pencha la tête sur mon sein et pleura : je mêlai mes larmes aux siennes, quoique nous fussions si heureux.

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