David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 24
CHAPITRE XXIV.
Un dernier tableau rétrospectif.
Et maintenant mon histoire écrite est finie. Je veux, pour la dernière fois, avant de clore ces pages, jeter un regard derrière moi.
Je me vois, avec Agnès à mon côté, faisant le voyage de la vie. Je vois nos enfants et nos amis autour de nous ; j’entends le bruit de plusieurs voix qui ne me sont pas indifférentes, le long du chemin.
Quels sont les visages que je distingue les premiers dans ces groupes qui vont et viennent ? Les voici tous, se tournant vers moi au moment où j’adresse la question à ma pensée.
C’est ma tante, portant des lunettes d’un numéro plus fort, vieille femme de quatre-vingts ans au moins, mais toujours droite et ferme marcheuse, qui fait sa promenade de six milles tout d’une traite dans la saison d’hiver.
Avec elle et ne la quittant pas, c’est Peggoty, ma vieille bonne, portant aussi lunettes, accoutumée à coudre tous les soirs le plus près possible de la lampe, et ne s’asseyant jamais pour travailler sans un petit bout de bougie, un ruban à mesurer roulé dans un moulin en miniature, et une boite à ouvrage dont le couvercle est orné d’une image représentant le dôme de Saint-Paul.
Les joues et les bras de Peggoty, si fermes et si rouges dans mon enfance, alors que je m’étonnais que les oiseaux ne vinssent pas la becqueter de préférence aux pommes, ses joues et ses bras n’ont plus cette éblouissante fraîcheur de ses beaux jours. Ses grands yeux noirs, qui assombrissaient tout son visage de leurs reflets, se sont affaiblis, quoiqu’ils brillent encore. Mais l’index de sa main, si rude que je le comparais à une râpe à muscade, est toujours le même, et quand je vois le plus petit de nos garçons aller et venir entre ma tante et elle, je me rappelle l’essai de mes premiers pas d’enfant dans le salon de Blunderstone. Nous avons consolé ma tante de son ancien désappointement : elle est la marraine d’une vraie Betsey Trotwood, et Dora (qui vient après Betsey) dit elle-même que ma tante la gâte.
Quelque chose encombre la poche de Peggoty : c’est le livre des Crocodiles, un peu avarié depuis le temps et auquel manquent quelques feuillets déchirés, mais que ma vieille bonne montre aux enfants comme une précieuse relique. Rien ne m’amuse comme de regarder un petit garçon, portrait vivant de son père, qui lit à son tour l’histoire des crocodiles et me rappelle mon ancienne connaissance Brooks de Sheffield.
Au milieu de mes garçons, pendant les vacances, je vois un vieillard qui fabrique des cerfs-volants gigantesques et les suit des yeux dans les airs avec une joie inexprimable. Il me secoue la main cordialement et me dit à l’oreille avec un clignement d’œil significatif : « — Trotwood, vous serez enchanté d’apprendre que je compte finir mon Mémoire quand je n’aurai plus rien à faire… Votre tante est la femme la plus extraordinaire du monde, croyez-moi. »
Quelle est cette dame à la taille recourbée, s’appuyant sur une canne et tournant vers moi un visage sur lequel quelques traces de son ancienne beauté et de son orgueil hautain luttent vainement contre l’expression d’une raison égarée ? Elle est dans un jardin, et, près d’elle, se tient une dame plus jeune, aux traits anguleux, avec une cicatrice sur la lèvre. Écoutons ce qu’elles disent.
« — Rosa, j’ai oublié le nom de Monsieur. »
Rosa se penche à son oreille et lui dit : « C’est M. Copperfield.
» — Je suis charmée de vous voir Monsieur ; j’observe avec peine que vous êtes en deuil. J’espère que le temps sera clément pour vous. »
Sa compagne impatiente la gronde, lui dit que je ne suis pas en deuil, veut qu’elle me regarde mieux et s’efforce de réveiller sa mémoire ; mais elle :
« — Vous avez vu mon fils, Monsieur, êtes-vous réconciliés ? »
Elle fixe sur moi un regard plus attentif, porte une main à son front, exhale un gémissement, et s’écrie soudain d’une voix terrible : — Rosa, rapprochez-vous de moi… il est mort ! »
Rosa s’agenouille à ses pieds, tantôt la caresse, tantôt lui reproche le passé et lui dit avec un accent farouche : « Je l’aimais plus que vous ! » puis la prend dans ses bras et l’y berce, comme un enfant qu’on veut endormir. Ainsi je les laisse, ainsi je les retrouve, ainsi elles continuent de vivre depuis dix années.
Quel est ce navire de l’Inde qui va entrer à pleines voiles dans le port ? Quelle est cette dame anglaise mariée à un vieux Crésus grondeur d’Écosse ! Est-ce bien Julia Mills ?
Oui, Julia Mills, elle-même, recherchée dans se toilette, d’humeur revêche, avec un domestique noir qui lui présente des cartes de visites ou des lettres sur un plateau d’or, et une femme de chambre, au teint cuivré, coiffée d’un madras roulé autour de sa tête, pour lui servir son thé dans son boudoir. Mais Julia ne tient plus de journal, ne chante plus la romance du chant de mort de l’amour ; elle se querelle sans cesse avec son vieux Crésus écossais, sorte d’ours au teint jaune ; Julia est plongée dans l’or jusqu’au menton, elle ne parle plus que d’or, ne pense plus à autre chose. Je l’aimais mieux dans le désert de Sahara.
Ou peut-être est-ce là le vrai désert de Sahara ! car vainement Julia possède une riche maison, vainement elle reçoit nombreuse compagnie et donne tous les soirs de somptueux dîners, je n’aperçois autour d’elle aucune verdure, rien qui puisse aboutir à un fruit ou à une fleur.
Moi aussi je vois ce que Julia appelle « la société ; » j’y rencontre M. Jack Maldon, qui conserve sa place lucrative, raillant la main qui la lui fit donner, et me parlant du docteur Strong comme d’une charmante antiquaille. Ah ! si la société est ce rendez-vous de messieurs et de dames à la tête vide, si la bonne éducation consista à affecter l’indifférence pour tout ce qui peut avancer ou retarder les progrès de la race humaine, je crois, Julia, que nous sommes vraiment égarés dans votre désert de Sahara et que nous ferions mieux de retrouver une issue pour en sortir.
Et vous voilà aussi, Docteur, toujours notre excellent ami, travaillant à votre Dictionnaire… (qui en est à la lettre D) et heureux dans votre intérieur avec votre femme ! Salut au Vieux-Général, qui n’exerce plus la même influence dans la maison.
Je viens à vous le dernier dans votre étude d’homme de loi, mon cher Traddles. Dans cette étude, on est affairé tout de bon à la fin : la tête de mon ami commence à être chauve, nais les cheveux qui lui restent sont plus indociles que jamais, irrités par le frottement continuel de la perruque des avocats. Sa table est couverte d’épaisses piles de papiers, et je lui dis en promenant mon regard autour de nous :
« — Si Sophie était votre clerc, à présent, Traddles, elle aurait assez de besogne.
» — Vous avez bien raison de le dire, mon cher Copperfield ; mais c’était un heureux temps que le temps où nous demeurions cour d’Holborn. N’est-ce pas, mon ami ?
» — Alors que Sophie vous disait que vous seriez juge un jour ? mais on n’en parlait pas au Barreau comme on en parle aujourd’hui.
» — À tout événement, dit Traddles, si jamais je suis juge…
» — Mais vous savez bien que vous le serez.
» — Eh bien ! mon cher Copperfield, quand je le serai je dirai encore que c’était un bon temps que le temps où nous demeurions cour d’Holborn. »
Nous nous promenons bras dessus bras dessous. Je dois dîner en famille chez Traddles, c’est le jour de naissance de Sophie, et, en nous promenant, Traddles me raconte comment il doit s’estimer heureux :
« — Réellement, mon cher Copperfield ; j’ai réussi en tout au gré de mes vœux. Mon beau-père, le révérend Horace, a obtenu un bénéfice ecclésiastique de quatre cent cinquante livres sterling par an ; nos deux garçons reçoivent la meilleure éducation et se distinguent par leurs progrès comme par leur bon caractère. Trois de mes belles-sœurs sont mariées avantageusement, trois vivent avec nous, et les trois autres dirigent la maison de leur père depuis le décès ; de Mrs Crewler : toutes sont heureuses.
» — Excepté…
» — Excepté la Beauté de la famille, » dit Traddles ; « oui, c’est malheureux pour elle d’avoir épousé un indigne vagabond : la pauvre fille s’est laissée séduire par de faux-semblants d’élégance ; mais, maintenant que nous sommes débarrassés de ce vaurien et qu’elle vit avec nous, il faut que nous la consolions de notre mieux. »
La maison de Traddles est justement une de ces maisons où Sophie et lui se logeaient en imagination dans leurs promenades tête à tête. C’est une maison assez vaste ; mais Traddles tient ses papiers dans son cabinet de toilette et ses bottes avec ses papiers. Sophie et lui ont pris leurs chambres à l’étage supérieur, réservant les meilleures pour la Beauté et les deux autres sœurs. Ils n’ont pas de chambres de reste, parce que tantôt un motif, tantôt un autre y amènent continuellement d’autres sœurs encore. Entrons : elles accourent toutes au-devant de nous et se font embrasser par Traddles, bientôt essoufflé. Là est établie à perpétuité la pauvre Beauté, veuve et mère d’une petite fille. C’est le jour de naissance de Sophie, ai-je dit, aussi aurons-nous à table les trois sœurs mariées avec leurs maris, le frère de l’un de ceux-ci, un cousin et la sœur d’un des maris, qui me paraît être fiancée au cousin. Traddles, toujours simple et sans façon comme jadis, s’asseoit au bas bout de la table comme un patriarche, et Sophie, à l’autre bout, est toute radieuse : un beau surtout, qui n’est pas en métal anglais (non plus que les couverts) décore le milieu de la table.
Et maintenant je termine, quoiqu’à regret, et toutes ces joyeuses physionomies s’évanouissent. Un seul visage reste, un seul qui me sourit d’un céleste sourire.
Je tourne la tête et je le vois dans sa belle sérénité. Ma lampe ne jette plus qu’une pâle lueur… j’ai écrit tard dans la nuit ; et cependant je ne suis pas seul… elle est là qui me tient compagnie, celle sans laquelle je ne serais rien.
Ô Agnès, ô âme de ma vie, puisses-tu me regarder ainsi quand je sentirai que le dernier sommeil va me fermer les yeux. Quand les réalités de ce monde s’évanouiront pour moi comme les images de mes souvenirs, puissé-je te trouver là, du doigt me montrant le ciel !