David Copperfield (Traduction Pichot)/Troisième partie/Chapitre 8

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Traduction par Amédée Pichot.
Bureaux de la Revue britannique (3p. 138-156).


CHAPITRE VIII.

Nouveaux détails domestiques.


Je fis paraître mon livre et il eut du succès. Je ne me laissai pas étourdir par la louange qui retentit à mon oreille, quoique j’y fusse très sensible et qu’au fond je fisse plus de cas que personne, je n’en doute pas, de ma composition. J’ai toujours observé, en étudiant les hommes, que celui qui a de bonnes raisons pour croire en lui-même, ne se pavane jamais devant les autres afin de les obliger à croire en lui. C’est pourquoi je sus rester modeste pour conserver ma dignité, et plus on me louait, plus je cherchais à mériter d’être loué.

Je ne prétends nullement, dans ces Mémoires, raconter l’histoire de mes romans. Ils parlent par eux-mêmes ; je n’y fais allusion que par incident et parce qu’ils ont joué un rôle dans ma vie. Ayant reconnu que la nature et les circonstances m’avaient fait auteur, je poursuivis ma vocation avec assurance. Sans cette assurance, j’y aurais certainement renoncé pour concentrer toute mon énergie sur autre chose ; j’aurais cherché à connaître ce que j’étais destiné à devenir un jour par la nature et les circonstances, pour être cela et pas autre chose.

J’avais écrit si avantageusement dans les journaux et ailleurs, que lorsqu’arriva mon nouveau succès, je me considérai comme pouvant raisonnablement échapper à l’ennui de rédiger les séances des Communes. Un soir donc, je notai pour la dernière fois la musique de la cornemuse parlementaire, et je ne l’ai plus entendue depuis, quoique je reconnaisse encore dans les journaux le même air monotone sans la moindre variation, excepté qu’il remplit de plus en plus leurs colonnes pendant toute la session.

Je me transporte maintenant à l’époque où j’étais marié depuis dix-huit mois, je suppose. Après diverses expériences, nous avions renoncé à tenir notre ménage… À quoi bon ? Notre ménage se tenait tout seul, et nous prîmes an petit laquais, un page, comme on disait au temps jadis. La principale fonction de ce serviteur fut de se quereller avec la cuisinière. Sous ce rapport, c’était un autre Whittington, moins son chat et sans la moindre chance de devenir lord-maire[1].

Notre page vivait sous une grêle de couvercles de casseroles. Toute son existence était un combat ; il criait au secours dans les occasions les plus inopportunes, comme lorsque nous avions une petite société invitée à dîner ou quelques amis pour passer la soirée, et il venait tomber de la cuisine au milieu du salon, poursuivi par les ustensiles de fer. Nous voulûmes nous en débarrasser ; mais il nous était très attaché, et il ne voulait pas nous quitter. C’était un garçon pleureur, et chaque fois qu’il était menacé d’être mis à la porte, il éclatait en lamentations si déplorables, que nous étions forcés de le garder. Il n’avait pas de mère, ni aucune parenté que je sache, excepté une sœur qui partit pour l’Amérique dès qu’il passa de ses mains aux nôtres ; il s’établit donc chez nous comme un de ces horribles lutins que les fées imposaient à une maison, en le substituant à l’héritier des maîtres. Ayant conscience de son malheureux abandon, il se frottait sans cesse les yeux avec la manche de sa veste ou se mouchait avec le coin d’un petit mouchoir qu’il ne tirait jamais complètement de sa poche.

Ce malencontreux page, engagé à notre service à raison de six livres sterling par an, fut pour moi une source continuelle d’ennuis. Je le voyais croître et grandir ; — il croissait et grandissait avec la rapidité d’un pied de haricots rouges ; — prévoyant tristement le temps où il commencerait à se raser… ou même celui où il serait devenu chauve, je ne voyais aucune chance de m’en débarrasser, et j’anticipais en imagination sur les inconvénients que nous causerait sa vieillesse.

Enfin, il vola un jour la montre d’or de Dora, qui, comme tout ce qui nous appartenait, n’était jamais où elle aurait dû être. La montre fut convertie en argent et dépensée à parcourir la route de Londres à Uxbridge sur les impériales des voitures publiques, Notre jeune voleur n’était pas une tête forte ; il fut arrêté à son quinzième voyage et conduit au tribunal de police, où l’on trouva sur lui quatre shellings six pence et un fifre d’occasion qu’il avait acheté sans savoir en jouer.

Ce dénouement m’aurait été beaucoup moins désagréable si notre page n’avait été repentant : il se repentit d’une façon particulière, par détails et non en bloc. Par exemple, le lendemain du jour où je fus obligé d’aller témoigner contre lui, il fit certaines révélations relatives à un panier de la cave que nous supposions plein de vin, et qu’il avoua ne plus contenir que des bouteilles vides avec leurs bouchons. Un jour ou deux après, le repentir le fit encore se dénoncer comme complice de la cuisinière, qui revendait chaque matin la moitié de notre pain à une petite fille et fournissait de charbon le marchand de lait. Au bout de la semaine, il avoua avoir dérobé une paire de draps de lit. Enfin, sa conscience le poussa à révéler un complot du porteur de notre bière quotidienne, qui devait dévaliser le cottage. Je fus si honteux d’être une victime à ce degré, que j’aurais payé le dénonciateur pour qu’il se tût ou suborné son geôlier pour le faire évader. — Je finis par fuir moi-même chaque fois que j’apercevais un émissaire de police chargé d’une révélation nouvelle, et je n’eus de repos qu’après la sentence qui condamna notre page à la transportation, c’est-à-dire après qu’il fut parti et bien loin au-delà des mers ; car, dans l’intervalle, il m’avait écrit lettres sur lettres, et avait voulu voir Dora, qui alla le visiter en prison, où elle s’évanouit.

Cet incident, qui m’inspira des réflexions sérieuses, m’ayant présenté nos erreurs de ménage sous un nouvel aspect, je ne pus m’empêcher de m’en ouvrir à Dora, malgré toute ma tendresse pour elle.

« — Ma chère, » lui dis-je, « il m’est bien pénible de penser que notre négligence est non-seulement funeste à nous (ce à quoi accoutumés nous sommes), mais encore aux autres. 

» — Allons, » répondit Dora, « vous avez gardé le silence pendant long-temps, et voilà que vous allez gronder. 

» — Non, ma chérie, en vérité ! Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire. 

» — Je n’ai pas besoin de le savoir, » dit Dora.

« Mais j’ai besoin que vous le sachiez, mon amie. Mettez Jip par terre ! » 

Dora essaya de faire une diversion en disant à Jip de japper contre moi ; mais, comme je gardais mon sérieux, elle lui ordonna de se coucher dans sa pagode et se mit à me regarder, en joignant les mains avec l’air de la plus charmante résignation.

« — Le fait est, ma chérie, » repris-je, « qu’il y a en nous une contagion qui gagne tout ce qui nous approche… »

Dora ne parut pas comprendre ma métaphore, et je m’exprimai plus simplement.

« — Je veux dire, ma chérie, que non-seulement nous perdons notre argent et notre repos intérieur par notre négligence, mais encore que nous encourons une grave responsabilité à l’égard de ceux qui nous servent ou qui ont affaire à nous. Je commence à avoir peur qu’il y ait beaucoup de notre faute si ces gens-là tournent mal. 

» — Oh ! quelle accusation, » s’écria Dora ouvrant de grands yeux, « de dire que vous m’avez vu voler des montres d’or, oh ! 

» — Ma chérie, » répondis-je, « parlons bon sens. Qui a fait la moindre allusion à des montres d’or ? 

» — Vous ! » répliqua-t-elle, « vous, qui m’avez comparée à lui. 

» — À qui ? 

» — Au petit domestique ! Cruel que vous êtes, de comparer votre tendre femme à un voleur condamné à la transportation ! Quelle opinion vous avez de moi… Oh ! pourquoi ne pas l’avoir fait connaître avant le mariage ? Ô bonté du ciel ! 

» — Dora, ma chérie, » dis-je en essayant d’écarter le mouchoir qu’elle portait à ses yeux, « ceci n’est pas seulement ridicule, c’est très mal à vous… et d’abord ce n’est pas vrai ! 

» — Eh bien ! voilà maintenant que vous dites de moi ce que vous disiez de lui, qu’il mentait toujours ! Que puis-je faire ? que puis-je faire ? 

» — Ma femme bien-aimée, je vous conjure d’être raisonnable et de m’écouter… Oui, Dora, à moins que nous ne remplissions nos devoirs envers ceux qui nous servent, ils n’apprendront jamais à remplir leurs devoirs envers nous. Notre exemple est positivement funeste à leur moralité. Nous devons y songer, ma Dora, c’est une réflexion qui me tourmente. Voilà tout, ma chérie. Allons, à présent, pas d’enfantillage, ma bien-aimée ! »

Dora ne voulut pas ôter le mouchoir de ses yeux ; elle continua de pleurer, de sangloter, de murmurer et de répéter que j’avais eu tort de l’épouser puisque je la trouvais si détestable. Si je ne pouvais plus la souffrir, pourquoi ne pas la renvoyer à ses tantes ou la faire partir pour l’Inde ? Julia Mills serait heureuse de la revoir et elle ne la comparerait pas à un petit domestique condamné à la transportation. Jamais Julia ne l’avait traitée ainsi, Bref, Dora fut si affligée et m’affligea tellement par ses plaintes, que je sentis qu’il était inutile de raisonner avec elle, même sur le ton de la plus grande douceur, et qu’il fallait s’aviser d’un autre moyen.

Quel autre moyen me restait-il ? Celui de « former son esprit ? » C’était là un lieu commun qui me séduisait, et je résolus de former l’esprit de Dora.

Je commençai immédiatement. Lorsque Dora se montrait encore plus enfant que de coutume et que j’aurais infiniment préféré jouer avec elle, je m’efforçais d’être sérieux, au risque de la fatiguer et moi aussi. Je lui parlais des plus graves matières et lui lisais Shakspeare.

Je m’accoutumai à lui donner, comme par hasard, d’utiles leçons ou à lui débiter de sages maximes, ce qui la faisait tressaillir comme si j’avais tiré une fusée à son oreille. Elle ne tarda pas à deviner mes intentions et à me voir venir de loin : il était clair qu’elle n’avait guère de sympathies pour Shakspeare, et cette éducation alla bien lentement.

Sans qu’il s’en doutât, je fis servir Traddles à mes plans, et, chaque fois qu’il venait nous voir, c’était à lui que j’adressais mes petites leçons pour édifier Dora indirectement. La dose de sagesse que j’administrai ainsi à Traddles fut énorme et de la meilleure qualité ; mais elle n’eut, sur Dora, d’autre effet que d’étouffer sa gaîté, en entretenant en elle la peur que l’écolier a du maître ou la mouche de l’araignée.

Après des mois de persévérance, reconnaissant que je n’avais rien produit avec toutes mes leçons directes et indirectes, je m’avisai de penser que, peut-être, l’esprit de Dora était déjà formé ; laissant toute ma doctrine, je résolus d’être, à l’avenir, content de ma femme-enfant telle qu’elle était, et de ne plus chercher à la changer par aucune éducation systématique. Fatigué de ma sagesse stérile et de la contrainte que j’avais imposée à ma chère Dora, j’achetai une jolie paire de pendants d’oreilles pour elle, avec un collier neuf pour Jip, et j’arrivai un beau jour à la maison avec ces petits présents.

Dora, enchantée, m’embrassa avec joie ; mais il restait encore entre nous un nuage, quoique léger, et j’avais résolu de le dissiper complètement.

Je m’assis auprès de ma femme, sur le sopha, et en lui attachant les pendants d’oreilles :

« — Dora, » lui dis-je, « nous n’avons pas été, depuis quelque temps, une aussi aimable compagnie l’un pour l’autre que par le passé, j’en ai peur, et c’est ma faute, oui, c’est ma faute, ma bien-aimée… je me suis efforcé d’être raisonnable… 

» — Et de me rendre raisonnable aussi ! n’est-ce pas Davy ? »

Je répondis par un regard d’assentiment aux yeux charmants qui me faisaient cette question en même temps que les lèvres, et je fermai un moment celles-ci avec un baiser.

« — Non, » dit Dora, « laissez-moi parler : vous avez fait une inutile tentative, David ; vous savez quelle pauvre petite créature je suis et quel nom je vous ai prié de me donner ; si vous l’oubliez, c’est que vous ne m’aimez plus. Êtes-vous bien sûr, Davy, que vous ne pensez pas quelquefois qu’il aurait mieux valu pour vous d’avoir… 

» — D’avoir… quoi, ma chère ? » demandai-je, car elle n’achevait pas sa phrase. 

» — Rien ! dit Dora. 

» — Rien ? » répétai-je. »

Elle me mit ses bras autour du cou, rit, s’appela une petite folle, et se cacha le visage sur mon épaule.

« — Ah ! oui ! » lui dis-je en écartant les boucles de ses jolis cheveux, « rien ! j’aurais mieux fait de ne rien faire que de chercher à former l’esprit de ma petite femme : est-ce là votre question ? eh bien oui, j’ai eu tort. 

» — Ah ! c’était là ce que vous avez essayé de faire ! » s’écria Dora ; « oh ! le méchant garçon ! 

» — Mais je ne l’essayerai plus, » dis-je, « car j’aime tendrement ma petite femme telle qu’elle est… Ma chère, continuez d’être ce que vous êtes, la petite Dora que la nature a faite ; plus de vaines expériences, redevenons ce que nous étions et soyons heureux. 

» — Et soyons heureux, » reprit Dora, « oui, toute la journée, et vous ne vous inquiéterez plus des choses qui vont un peu de travers quelquefois.

» — Non, non, » dis-je, « tout va pour le mieux ! 

» — Et vous ne me direz plus que nous corrompons les autres, n’est-ce pas, mon petit Davy ?… parce que vous savez maintenant que c’est bien ennuyeux de s’entendre dire cela. 

» — Non, non !

» — Ne vaut-il pas mieux, pour moi, que je sois stupide qu’ennuyée ? 

» — Soyez plutôt naturellement Dora que n’importe quoi au monde.

» — Que n’importe quoi au monde ! ah Davy ! le monde, c’est bien grand ! »

À ces mots, ravie de son dernier trait, elle fit un éclat de rire, et, après m’avoir embrassé, se leva pour mettre à Jip son nouveau collier.

Ainsi se termina ma dernière tentative pour faire l’éducation de Dora ; cela m’avait rendu trop malheureux, je n’avais pu supporter ma sagesse solitaire, ni la concilier avec ce nom de femme-enfant que j’avais promis de donner à ma compagne chérie. Je résolus sincèrement d’aimer ma gentille petite femme-enfant comme elle voulait être aimée et d’être heureux. Je le fus ; car, je le répète, j’étais aimé moi-même ; Dora était fière de moi, et quand Agnès lui écrirait combien ma réputation croissante réjouissait, enorgueillissait tous mes amis, Dora venait me relire ces paragraphes avec des larmes de joie dans les yeux.

Je ne cacherai pas que la réflexion chagrine ramenait de temps en temps le nuage ; mais il restait dans mon cœur et tout était pure et brillante lumière autour de Dora. Après avoir tenté en vain d’assimiler Dora à moi, je compris que je devais m’assimiler, autant que possible, à Dora, me faire enfant avec elle ; je le fis, et, tout ensemble, notre seconde année se passa plus heureusement que la première.

Mais, après cette seconde année, Dora perdit sa santé ; j’avais espéré que ma femme-enfant deviendrait mère, et qu’un jeune ange, souriant sur son sein, modifierait réellement son caractère bien mieux que moi : cet espoir fut déçu ; le petit ange ne fit qu’apparaître sur le seuil de sa prison mortelle et remonta libre vers les cieux !

L’épreuve était trop forte pour une frêle créature comme Dora.

Un jour que ma tante travaillait tranquillement au chevet de son lit : « Tante, » lui dit-elle, « lorsque je serai levée et pourrai courir comme auparavant, je ferai courir Jip avec moi ; Jip devient lent et paresseux.

« — Je soupçonne, ma chère, » répondit ma tante, « qu’il a une maladie pire que celle-là… la vieillesse, Dora. 

» — Pensez-vous qu’il soit vieux, » dit Dora étonnée ; « que cela me semble étrange que Jip soit vieux !

» — C’est une infirmité à laquelle nous sommes tous sujets, ma chère petite, » dit ma tante avec gaîté, « et je m’en aperçois depuis quelques années, je vous assure. 

» — Mais Jip, » dit Dora en le regardant avec compassion, « même le petit Jip ?… oh ! le pauvre diable ! 

» — J’ose vous répondre qu’il peut vivre encore long-temps, Petite-Fleur, » dit ma tante en caressant de la main une joue de Dora qui penchait la tête hors du lit pour répondre à Jip debout sur ses pattes de derrière, et ne pouvant, malgré ses efforts asthmatiques, s’élancer, comme autrefois, jusqu’à sa maîtresse ; « il faudra lui mettre, cet hiver, un morceau de flanelle dans sa maisonnette, et je ne serais pas étonnée qu’il se montrât rajeuni au printemps avec les fleurs. Mais Dieu bénisse le chien ! » s’écria ici ma tante… « il vivrait cent ans, je crois, qu’il aboierait après moi jusqu’à son dernier soupir. »

C’est qu’en effet Jip étant, avec l’aide de Dora, parvenu à sauter sur le fauteuil, bravait toutes les avances de ma tante dont la figure excitait d’autant plus sa bruyante fureur qu’elle avait récemment adopté l’usage des lunettes, et, par un inexplicable motif, les lunettes semblaient sans doute à Jip une injure personnelle.

Alors Dora l’apaisa, non sans peine, et quand il fut tranquille, elle le caressa en répétant d’un air pensif : « Même le petit Jip, oh ! le pauvre diable ! »

« — Ses poumons sont assez solides, » dit ma tante en riant, « et ses antipathies ne sont pas faciles à vaincre… Il vivra bien des années encore, sans doute ; mais, si vous voulez un chien qui coure avec vous, Petite-Fleur, Jip a été trop bien nourri pour cela, et je vous en donnerai un autre. 

» — Je vous remercie, tante, » dit Dora ; « mais, je vous en prie, ne m’en donnez pas. 

» — Non ? » reprit ma tante en ôtant ses lunettes.

« — Je ne pourrais pas avoir d’autre chien que Jip, » dit Dora, « ce serait être peu aimable pour Jip ; d’ailleurs, l’amitié que j’ai pour Jip, je ne saurais l’avoir pour un chien qui ne m’aurait pas connue avant mon mariage et n’aurait pas aboyé contre David le premier jour qu’il vint chez mon père. Non, un autre chien que Jip ne m’intéresserait pas, j’en ai peur, tante. 

» — C’est vrai ! » dit ma tante, « vous avez raison. 

» — Vous ne m’en voulez pas, tante ? 

» — Êtes-vous donc susceptible, ma chère petite ! » s’écria ma tante en se penchant vers elle affectueusement, « de vous imaginer que je pourrais vous en vouloir ? 

» — Non, non, je n’avais pas sérieusement cette idée, » reprit Dora ; « mais je suis un peu fatiguée, et puis, vraiment, cela m’a contrariée de penser que Jip pourrait se voir préférer un autre favori, lui qui ne m’a jamais quittée dans aucune circonstance de ma vie… et cela parce qu’il est un peu changé ? C’est impossible, n’est-ce pas, Jip ? »

Jip se blottit plus près de sa maîtresse, et lui lécha indolemment la main.

« — Vous n’êtes pas si vieilli, Jip, n’est-ce pas, que vous deviez déjà quitter votre maîtresse, » dit Dora ; nous pourrons nous tenir compagnie l’un à l’autre encore un peu de temps ! »

Ma gentille Dora ! lorsque, le dimanche suivant, elle descendit de sa chambre pour dîner et fut si joyeuse de voir mon vieil ami Traddles (qui dînait toujours avec nous le dimanche), nous pensions qu’au bout de quelques jours elle courrait dans le jardin comme autrefois ; mais on nous dit : Attendez quelques jours encore, et puis attendez quelques jours encore… Nous attendîmes… hélas ! elle ne put ni courir ni marcher ; elle avait recouvré sa beauté et sa gaieté ; mais les jolis petits pieds qui sautaient naguère si légèrement autour de Jip, ne recouvraient pas leur agilité ; il fallut même, chaque matin, la porter dans mes bras pour la descendre au salon, et, chaque soir, la porter encore pour la remonter jusqu’à sa chambre ; elle jetait ses bras autour de mon cou en riant, comme si je la portais par suite d’une gageure. Jip nous précédait ou nous suivait en cabriolant, tout essoufflé ; ma tante, la plus attentive et la plus gaie des garde-malades, apportait elle-même une montagne de châles et d’oreillers ; M. Dick n’aurait cédé à personne au monde ses fonctions de porte-flambeau. Traddles se trouvait souvent au bas de l’escalier, nous regardant faire et se chargeant des messages folâtres de Dora pour « la meilleure des filles. » Bref, nous recommencions, matin et soir, la même procession joyeuse, et ma femme-enfant s’amusait plus qu’aucun de nous à ce jeu.

Mais quelquefois, quand je m’apercevais que mon léger fardeau devenait plus léger encore, une vague sensation me causait un frisson mortel comme aux approches d’une région glaciale et inconnue. J’éludais de définir cette sensation, je l’écartais de mon esprit, je ne lui donnais aucun nom, jusqu’à ce qu’un soir, l’ayant éprouvée plus forte encore et ma tante ayant quitté Dora avec son adieu de : « Bonne nuit, Petite-Fleur, » je m’assis seul à mon pupitre et me mis à pleurer en pensant quel nom fatal c’était, car la petite fleur se flétrissait sur sa tige.

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  1. La ballade et les traditions racontent que ce lord-maire avait été aide de cuisine, et qu’après une querelle avec la cuisinière de la maison, il s’embarqua, emportant son chat pour toute richesse, etc.