David Hume, sa vie et ses écrits

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DAVID HUME


SA VIE ET SES ÉCRITS




I. The Life and Correspondence of David Hume from the papers bequeatehed to the Royal Society of Edimburgh, by John Hill Burton ; Edinburgh, 2 vol. in-8o. — II. Brougham’s Men of Letters of the times of George III. — III. Macaulay’s Essays.





Personne plus que David Hume n’a éprouvé l’inconstance des jugemens humains. Après avoir été mis au rang des esprits qui ont fait le plus d’honneur à l’humanité, on le compte volontiers aujourd’hui parmi les corrupteurs de la raison et les apôtres du mal. Ouvrez les livres publiés en France pendant la seconde moitié du dernier siècle, le nom de Hume est partout synonyme de savoir, de sagesse et de bon sens ; de nos jours, il appelle presque invariablement après lui les accusations d’impiété et d’irréligion. Qui a tort, de notre siècle ou du siècle précédent ? Si l’on a pu exalter Hume au-delà de ses mérites, ne le rabaisse-t-on pas outre mesure ? Quel a été son rôle et quelles étaient ses intentions ? En un mot, quel a été au vrai cet homme, qui a exercé sur son temps une incontestable influence ? Parce que les encyclopédistes se sont faits ses prôneurs, faut-il nécessairement le confondre avec eux ? Philosophe, en faisant toucher au doigt, par une logique inflexible, les conséquences funestes et inévitables de la doctrine de Locke, n’a-t-il pas porté dans les esprits un trouble salutaire et provoqué un grand mouvement spiritualiste, point de départ de la réaction philosophique et religieuse à laquelle a assisté notre époque ? Historien, n’a-t-il été, comme on l’écrivait tout récemment, que l’avocat partial d’une cause perdue, et faut-il le compter parmi les adversaires de la liberté politique ? Esprit sagace et investigateur, n’a-t-il pas contribué, par ses écrits, par ses études, par son action personnelle et directe sur quelques écrivains, à l’enfantement d’une science nouvelle qui chaque jour prend une place plus grande dans les études et dans les affaires ? Ce sont là les questions que nous ont suggérées les jugemens contradictoires portés sur Hume ; mais il nous a semblé que la façon la plus intéressante et peut-être la plus sûre de les résoudre était moins d’étudier des écrits qui sont depuis longtemps entre les mains de tout le monde, et sur lesquels tout a été dit, que d’interroger la vie intime de Hume et l’histoire de son esprit, en assistant pour ainsi dire à la formation de ses idées et au travail de sa pensée. Des publications encore récentes, qui ont mis au jour une partie des papiers de famille de Hume et tout ce qu’on a retrouvé de sa correspondance, nous ont paru fournir les élémens nécessaires pour entreprendre une semblable tâche.


I.

David Hume naquit à Édimbourg en 1711. Il était le plus jeune enfant d’un laird écossais, médiocrement partagé des biens de la fortune, mais qui tenait à une des grandes familles du pays. Il devint orphelin avant d’avoir terminé son éducation. Fils cadet, la part qu’il pouvait revendiquer dans l’héritage paternel était loin de lui assurer une existence indépendante. Ses tuteurs voulurent le diriger vers le barreau, où il eût trouvé des protecteurs naturels en son grand-père maternel et en son grand-oncle, qui siégeaient tous les deux dans la première cour de judicature de l’Écosse. Le jeune Hume ne témoigna aucun goût pour l’étude des lois. On le plaça alors dans une des grandes maisons de Bristol, mais le commerce ne parut pas lui convenir davantage. Arrivé à vingt ans, il voulut disposer lui-même de son sort, et réclama sa légitime. Comme elle ne pouvait lui suffire pour subsister en Écosse, il passa en France, où la vie était moins chère, et se rendit à Reims, alors célèbre par son université et les ressources qu’elle offrait aux savans. Les jésuites y avaient un grand collège, et ce fut par les révérends pères que Hume entendit parler de leur établissement de La Flèche, de la riche bibliothèque qu’ils y avaient formée, de la beauté et des agrémens du pays. Il échangea aussitôt le séjour encore trop bruyant et trop coûteux de Reims contre La Flèche, où il passa plusieurs années dans la solitude et le travail.

Si Hume avait successivement abandonné l’étude des lois et celle du commerce, il ne faut chercher le secret de sa conduite ni dans cet orgueil ridicule des lettrés, qui, méconnaissant l’utilité des occupations sérieuses et leur action féconde sur l’esprit, affectent de mépriser toutes les carrières pratiques, ni même dans cette inaptitude aux affaires qui est quelquefois le partage des beaux esprits, et souvent l’unique source de leurs dédains. Hume, plus tard, fit preuve de capacité dans les fonctions de secrétaire d’ambassade et de sous-secrétaire d’état, et donna lui-même un démenti « à ce préjugé, soigneusement accrédité par les sots, que les gens d’esprit ne sont bons à rien. » En quittant l’Écosse, Hume accomplissait un dessein mûrement médité, et obéissait à une passion sincère et sérieuse pour les études philosophiques. « Je suis venu ici, écrivait-il de France, avec la volonté de poursuivre mes études au milieu d’une retraite absolue, et jusqu’à présent je n’ai qu’à me féliciter de la constance avec laquelle je suis le plan de vie que j’ai adopté. Une frugalité rigide supplée à ce qui me manque du côté de la fortune, et me permet de rester indépendant. Grâce à elle, je n’ai à m’inquiéter de rien qui n’ait un rapport direct avec mes progrès littéraires. »

Cette liberté et ce loisir acquis au prix de son bien-être, le jeune philosophe les voulait consacrer à l’exécution d’un grand projet qui s’était emparé de son esprit. Dans une sorte de confession adressée à son médecin, lorsqu’il craignait d’avoir gravement altéré sa santé par l’excès du travail, Hume a raconté lui-même ce qu’on pourrait appeler son histoire intellectuelle :

« Il faut que vous sachiez que dès ma plus tendre enfance j’ai toujours eu un vif amour pour la lecture et l’étude. Comme en Écosse l’éducation classique, qui ne comprend guère que les langues, finit vers quatorze ou quinze ans, je me trouvai à cet âge abandonné à moi-même pour le choix de mes lectures, et mon goût me porta presque également vers les ouvrages de raisonnement et de philosophie ; et vers les poètes et les auteurs élégans. Quiconque connaît ou les philosophes ou les critiques sait qu’il n’y a rien d’établi dans ces deux sciences, et que, même sur les points fondamentaux, elles ne contiennent guère que des sujets de discussions sans fin. En approfondissant ces matières, je sentis naître en moi une certaine audace d’esprit, qui, loin de me disposer à reconnaître aucune autorité, m’excitait à chercher quelque nouveau moyen d’établir la vérité. Après bien des efforts et des réflexions, vers l’âge de dix-huit ans, il me sembla enfin voir s’ouvrir devant moi tout un nouveau champ d’études qui me transporta outre mesure, et, avec l’ardeur naturelle aux jeunes gens, je laissai là tout plaisir et toute affaire pour m’y consacrer entièrement…..

« Je m’avisai qu’on pouvait reprocher à la philosophie morale que nous ont transmise les anciens le même défaut qu’on a reconnu à leur philosophie naturelle, à savoir d’être entièrement hypothétique, et de reposer plus sur l’imagination que sur l’expérience. Chacun a consulté sa fantaisie en bâtissant des systèmes de vertu et de bonheur, sans tenir compte de la nature humaine, de qui doit dépendre toute conclusion philosophique. Ce fut d’elle au contraire que je résolus de faire mon étude principale, et la source d’où découlerait pour moi toute vérité en critique aussi bien qu’en philosophie. Je tiens pour sûr que la plupart des philosophes qui nous ont procédés ont été emportés au-delà du but par la grandeur de leur génie, et que pour réussir dans cette étude il ne faut guère autre chose que dépouiller tout préjugé soit pour ses opinions, soit pour celles d’autrui. »

Voilà donc le secret de cet exil volontaire. Reprendre en sous-œuvre toutes les recherches des philosophes, assimiler quant à la méthode les études morales aux investigations scientifiques, et arriver par une voie nouvelle à donner à la philosophie un fondement certain, telle est la tâche que Hume s’impose avant d’avoir vingt ans, à l’âge où la plupart des hommes n’ont d’ardeur et souvent de pensées que pour le plaisir. Certes ce n’est point une âme médiocre que celle qui conçut une semblable ambition, et le sacrifice de Hume abandonnant à la fois patrie, amis et carrière, sa persévérance, sa pauvreté studieuse s’ennoblissent encore de l’élévation des motifs qui l’animaient. Ses aveux nous montrent cet esprit si logique possédé dès le début du besoin de se satisfaire complètement. Il faut à Hume la vérité entière ; on peut déplorer que cette poursuite de la certitude ne l’ait conduit qu’au scepticisme absolu, mais on doit rendre justice à la sincérité et à la parfaite bonne foi qui éclatent dans toute sa conduite. Hume ne s’ouvrit à personne de son grand dessein, et pendant sept années il l’eut toujours présent à l’esprit, il y ramena toutes ses pensées, ne se délassant de ses recherches opiniâtres que dans le commerce de Cicéron, de Virgile et de Pline. Occupé sans relâche à recueillir les preuves du système qu’il élaborait, essayant, sans se trahir, ses argumens chaque fois qu’une discussion lui en donnait l’occasion, — à La Flèche comme à Reims, dans ses méditations solitaires, dans ses lectures, comme dans ses conversations avec les pères jésuites et les savans, — il n’eut jamais en vue que l’accomplissement de sa tâche : faire pour les sciences morales ce que Bacon avait fait pour les sciences naturelles, appliquer aux faits intellectuels la méthode expérimentale, et arriver par l’expérience et l’induction à des résultats incontestables.

La pensée de Hume se révèle clairement dans le titre qu’il donna à son livre, lorsqu’à l’âge de vingt-six ans il se rendit à Londres pour publier le résultat de ses travaux. Ce premier ouvrage fut intitulé : Traité de la nature humaine, et il eut pour sous-titre : « Tentative pour introduire dans les études morales la méthode expérimentale de raisonner. » Il portait d’un bout à l’autre l’empreinte de l’esprit dans lequel il avait été conçu. Le meilleur résumé qu’on en puisse faire est contenu dans la page suivante, où Hume développe les principes qui doivent dominer l’étude de la philosophie, de l’histoire et de la critique, et où il semble répondre à toutes les questions qu’il s’était posées à dix-huit ans. Avertissons toutefois que cette page n’est pas empruntée au Traité de la nature humaine, mais aux Recherches sur l’entendement humain, qui sont le même ouvrage sous une autre forme.


« On s’accorde universellement à reconnaître qu’il existe une grande uniformité dans les actions des hommes chez tous les peuples et à tous les âges, et que la nature humaine demeure toujours la même dans ses principes et ses opérations. Les mêmes motifs produisent toujours les mêmes actions, les mêmes événemens découlent des mêmes causes. L’ambition, l’avarice, l’amour de soi, la vanité, l’amitié, la générosité, le patriotisme, toutes ces passions, entremêlées à des degrés divers et répandues dans la société, ont été depuis le commencement du monde et sont encore la source de toutes les actions et de toutes les entreprises qu’on a pu observer au sein dg genre humain. Voulez-vous connaître les sentimens, les inclinations, la conduite des Grecs et des Romains ? Étudiez bien le caractère et les actions des Français et des Anglais; vous ne sauriez vous tromper beaucoup en appliquant aux premiers la plupart des observations que vous aurez faites sur les seconds. Le genre humain est si fort le même en tout temps et en tous lieux, que l’histoire ne nous apprend rien de nouveau ni d’étrange sous ce rapport. La principale utilité de l’histoire consiste seulement à mettre au jour les principes constans et universels de la nature humaine, en nous montrant les hommes dans toutes sortes de situations et de circonstances, et en nous fournissant les matériaux qui nous servent à faire nos observations et à connaître les sources régulières des actions et de la conduite de chacun. Ces annales des guerres, des intrigues, des factions, des révolutions, sont autant de collections d’expériences d’après lesquelles le politique ou le philosophe moraliste fixe les principes de la science, de la même façon que le médecin ou le philosophe naturel arrive à connaître la nature des plantes, des minéraux, ou des autres objets extérieurs par les expériences qu’il institue à leur sujet. La terre, l’eau et les autres élémens, étudiés par Aristote et par Hippocrate, ne sont pas plus semblables à ceux qui sont en ce moment soumis à notre observation que les hommes peints par Polybe ou Tacite ne le sont à ceux qui gouvernent aujourd’hui le monde. »


Poursuivant sa pensée, Hume arrive à soutenir qu’un historien est convaincu de fausseté par cela seul qu’il rapporte d’un homme des actions qu’aucun motif humain ne peut expliquer, et il fait le procès à Quinte-Curce pour avoir prêté à Alexandre un courage surnaturel aussi bien que pour lui avoir attribué une force surhumaine. Ainsi pour Hume la vraisemblance devient le criterium et la mesure de la vérité. Il y a là un paralogisme évident; Hume ne s’aperçoit pas qu’il renverse lui-même son système par l’application trop rigoureuse qu’il en fait. S’il est incontestable que la nature produit des monstres, pourquoi n’y aurait-il pas aussi des anomalies morales, des exemples de perversité précoce et inexplicable, et par compensation des modèles de dévouement sublime, de désintéressement et de vertu? Tous les martyrs, tous les héros, tous les hommes de génie sont donc, dans des ordres d’idées différens, autant de démentis au système de Hume. Par une contradiction singulière, le sceptique qui nie l’identité individuelle veut que la collection des individus, l’humanité, soit à toute époque non-seulement semblable à elle-même, mais identique. Il la suppose au moins stationnaire, puisqu’il ne tient pas compte des différences que le degré de civilisation met entre deux peuples ou entre le même peuple à deux époques de son histoire, puisqu’il refuse d’admettre que ce qui en un temps a été impossible puisse devenir possible, et relativement aisé, par le changement des idées et le progrès des lumières.

Cette théorie, qui accuse avant tout chez le philosophe une certaine paresse de l’imagination et l’absence de toute disposition à l’enthousiasme, est curieuse parce qu’elle fait connaître la tournure d’esprit de Hume, et parce qu’elle a été la règle de tous ses travaux en critique, en politique et en histoire : elle n’est pas cependant le côté le plus nouveau et le plus important de sa doctrine. Un tout autre intérêt s’attache aux conséquences que Hume, dans le Traité de la Nature humaine, a tirées de la philosophie de Locke. Hume adopte complètement le point de départ du philosophe anglais, à savoir que la sensation est la source de toutes nos connaissances, et même il développe la pensée de Locke avec cette rigueur et cette précision qui font de lui le premier des dialecticiens. « Pour ma part, dit-il, quand j’entre intimement et jusqu’au fond dans ce que j’appelle moi, je me heurte toujours à une perception quelconque de froid ou de chaud, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de peine ou de plaisir. Je ne puis jamais à aucun moment saisir mon moi sans une perception, et je ne puis jamais rien observer que cette perception. » Partant de ce principe, dont l’apparente évidence et la simplicité devaient naturellement séduire un esprit positif et pratique comme le sien. Hume tourne contre la substance spirituelle, contre l’âme humaine, tous les argumens dont Berkeley s’était déjà servi contre la nature extérieure. De même que Berkeley avait établi que l’existence de la matière est indémontrable, Hume établit à son tour que rien ne peut nous prouver notre propre existence. En effet, si nous ne pouvons rien connaître que par la conscience, et si celle-ci ne nous transmet jamais que des impressions, sur quoi nous fondons-nous pour étendre notre croyance au-delà de ce qui nous est attesté par la conscience, à savoir l’impression pure? Comment de ces phénomènes si fugitifs et si variés pouvons-nous conclure à l’existence d’un esprit qui dure et qui, dans toute sa durée, est identique à lui-même? « Si la substance spirituelle existe, quelle est l’impression qui nous la découvre, et comment cette impression opère-t-elle? Est-ce une impression de sensation ou de réflexion? Est-elle agréable, ou pénible, ou indifférente? Agit-elle continûment ou périodiquement, ou à divers intervalles? Si elle agit à divers intervalles, quels sont ses temps d’apparition et de retour, et quelle cause la produit? On ne peut répondre à aucune de ces questions. » Non-seulement on ne peut répondre à aucune de ces questions, mais il est même inutile de les poser, attendu que, dans la théorie de Locke, il n’est point de termes qui s’excluent plus complètement que ceux de substance et d’impression, et il est impossible de concevoir une impression de substance. « En effet, comment une impression représenterait-elle une substance, si ce n’est en lui ressemblant? et comment une impression peut-elle ressembler à une substance, puisque, suivant notre philosophie, une impression, loin d’être une substance, n’a aucun de ses caractères? » Mais, s’il n’existe que des impressions, qu’est-ce donc que notre esprit? L’esprit n’est que la succession des phénomènes intérieurs attestés par la conscience. « L’esprit est une espèce de théâtre où chaque perception fait son apparition, passe et repasse, dans un continuel changement... Et que cette métaphore de théâtre ne nous abuse pas; c’est la succession de nos perceptions qui constitue notre esprit, et nous n’avons aucune idée, même éloignée et confuse, du théâtre où ces scènes sont représentées. » Pour nous reconnaître au milieu de la multitude des phénomènes, nous les groupons selon les rapports que nous supposons exister entre eux, et de là sont nées dans le langage ces expressions : la cause, le temps, l’espace, la substance, l’âme. Dieu, créations purement arbitraires des métaphysiciens, métaphores traditionnelles inventées et perpétuées pour la commodité du discours. Le prestige de l’habitude nous fait seul attribuer une existence réelle à ces chimères.

Ainsi Hume, qui ne s’était proposé au début que de contrôler la philosophie de Locke et de lui donner un fondement inébranlable dans l’étude des faits moraux et des lois de l’entendement, en est venu, au terme de ses recherches, à nier à la fois l’existence de l’esprit et celle de la matière, et à peupler le monde d’ombres vaines et d’images sans réalité. Il est arrivé à cette conclusion inattendue par une série de déductions rigoureuses dont il est impossible de rompre l’enchaînement ou de contester la justesse. C’est le témoignage que rend à Hume une bouche peu suspecte. Reid, à qui devait appartenir l’honneur de réfuter le nouveau scepticisme, a proclamé en mainte occasion que, si l’on n’arrête Hume au premier pas, il n’est plus possible de renverser un seul point de son argumentation. L’inexorable logique du jeune philosophe, la précision de son langage, la rigueur de ses démonstrations, attestent la puissance et la merveilleuse lucidité de son esprit, et témoignent en même temps des études profondes et du soin consciencieux qui avaient présidé à son premier ouvrage. Une doctrine qui met au rang des chimères la nature extérieure et jusqu’à l’intelligence de l’homme heurte si violemment l’inébranlable conviction du genre humain, qu’on est toujours tenté de ne voir dans le scepticisme qu’un jeu d’esprit, une gageure soutenue par des prodiges de sophistique. Pourtant ce serait être injuste envers Hume que de lui refuser le mérite d’une opinion sincère et réfléchie, et de confondre sa doctrine avec l’incrédulité railleuse et intempérante des beaux-esprits français ses contemporains. Il n’y avait point chez Hume de parti pris d’être sceptique; il avait accepté, comme tous les hommes de son temps, la philosophie de Locke; seulement son intelligence ferme et nette a fait sortir de cette philosophie les conséquences inévitables que les autres n’y avaient pas aperçues, et alors le scepticisme lui est arrivé comme une conclusion irrésistible. «Où suis-je, et que suis-je? s’écriait-il au début de ses études. A quelles causes dois-je mon existence et à quel état retournerai-je? De qui dois-je rechercher la faveur, et de qui redouter la colère? Quels êtres m’entourent? Sur qui ai-je une influence quelconque, et qui a influence sur moi? Toutes ces questions me confondent, et je commence à me croire dans la plus déplorable condition qu’il soit possible d’imaginer, entouré des plus épaisses ténèbres et entièrement privé de l’usage de tout membre et de toute faculté. »

Ce n’est point là ce ricanement qui n’abandonne jamais les incrédules français, même lorsqu’ils abordent les plus hautes questions; c’est le langage grave et ému d’un esprit sérieux qui comprend toute l’importance des problèmes qu’il agite. Il semble entendre comme un écho de Pline l’Ancien dépeignant à grands traits la misérable condition de l’homme jeté nu sur la terre. Est-ce d’ailleurs la seule trace d’émotion qu’on trouve chez Hume? Mais qui n’a présente à la pensée l’énergique peinture qu’il a faite des conséquences de sa propre doctrine et de la condition de tout sceptique en face de l’opinion du genre humain? C’est le cri d’une âme qu’une conviction courageuse et une ferme volonté soutiennent seules dans la poursuite de la vérité.


« Je suis terrifié et anéanti par cette solitude et ce délaissement où je me trouve placé dans ma philosophie; il me semble que je sois quelque monstre étrange et informe qui, incapable de frayer et de s’unir avec personne, s’est vu expulsé de tout commerce humain, et qu’on laisse entièrement abandonné à lui-même et sans consolation. Volontiers irais-je chercher au milieu de la foule l’abri et la chaleur, mais je ne puis prendre sur moi de me mêler à elle avec une pareille difformité. J’en invite d’autres à venir se joindre à moi, afin que nous fassions bande à part, mais personne ne veut m’entendre. Tout le monde se tient à distance et redoute cette tempête par laquelle je suis battu de tous côtés. Je me suis exposé à l’inimitié de tout ce qui est métaphysicien, logicien, mathématicien et même théologien : comment m’étonnerais-je des insultes qu’il me faudra subir? J’ai proclamé mon incrédulité à l’égard de leurs systèmes; puis-je être surpris qu’ils montrent de la haine pour moi et pour ma personne? Si je regarde au dehors, je ne prévois de tous côtés que discussion, contradiction, colère, calomnie, diffamation. Si je rentre en moi-même, je ne trouve que doute et qu’ignorance. Le monde entier conspire pour me combattre et me contredire; cependant telle est ma faiblesse, que je sens toutes mes opinions perdre de leur force et déchoir quand elles n’ont pas l’appui et l’approbation d’autrui. Je ne puis faire un pas sans hésitation, et chaque réflexion nouvelle me fait redouter quelque erreur ou quelque absurdité dans ma façon de raisonner. »


Veut-on une preuve de plus de ce travail intérieur qui s’accomplit chez Hume dans les studieuses années de sa jeunesse? Les Dialogues sur la religion naturelle, destinés à exposer les doutes du philosophe sur l’existence de Dieu et sur le culte dû à la Divinité, ne furent écrits qu’assez tard (vers 1751), et ne furent publiés qu’après la mort de Hume. La pensée première de cet ouvrage est pourtant contemporaine de la conception du Traité de la nature humaine. C’est ce que nous apprend une lettre de Hume à son ami Gilbert Elliot, à qui il avait communiqué le manuscrit ou au moins le plan des Dialogues: « Vous avez dû voir, écrit-il, par l’échantillon que je vous ai donné, que je fais de Cléanthe[1] le héros du dialogue; tout ce que votre esprit pourra trouver pour fortifier ce côté de la discussion sera le bienvenu pour moi ; ce que vous me supposez d’inclination pour le côté opposé s’est glissé en moi contre ma volonté. Il n’y a pas longtemps que j’ai brûlé un vieux cahier écrit avant que j’eusse vingt ans, et qui contenait page par page le progrès graduel de mes idées sur ce sujet. Il débutait par la recherche empressée d’argumens à l’appui de l’opinion générale; des doutes survinrent furtivement et se dissipèrent; ils reparurent, se dissipèrent de nouveau et revinrent encore; ce fut une lutte perpétuelle d’une imagination sans cesse en travail contre l’inclination, peut-être contre la raison. »

Il est bien peu d’hommes dont les opinions se soient formées avec cette maturité et après une recherche aussi consciencieuse de la vérité. De là l’accent de conviction qui respire dans tous les ouvrages de Hume, la netteté et la décision avec lesquelles il exprime sa pensée tout entière, quelque contraire qu’elle soit aux opinions reçues, la rigueur inexorable qui lui fait suivre ses prémisses jusqu’à leurs dernières conséquences, ce ton affirmatif qui l’a fait accuser de dogmatisme, et qui contraste en effet singulièrement avec une philosophie dont l’essence est le doute. Il fallait à Hume et cette sincérité et toute la confiance que donne la jeunesse pour affronter la fièvre de fanatisme et d’intolérance qui possédait alors l’Angleterre, pour lancer dans le public un livre tel que le Traite de la nature humaine. Cette publication lui demanda deux années ; commencée en 1737, elle ne fut terminée qu’à la fin de 1739, ou même au commencement de 1740. Hume a dit, dans les courts mémoires qu’il a laissés sur sa vie, que son livre mourut en naissant. Il y a là de sa part excès de modestie ou peut-être excès d’orgueil. Le Traité de la nature humaine n’obtint pas sans doute le succès qui accueillit à leur naissance d’autres ouvrages moins importans de Hume ; mais il était la première œuvre d’un auteur complètement étranger au monde des lettres, et qui n’appartenait même à aucun des corps savans. Venu d’Oxford ou de Cambridge, le livre de Hume eût fait beaucoup plus de bruit, ne fût-ce qu’en attirant sur l’auteur les censures ecclésiastiques. Tombé d’une plume inconnue, il n’attira l’attention que du petit nombre des esprits curieux que préoccupent les questions philosophiques. Les luttes politiques passionnaient à ce moment tous les esprits, et la guerre avec l’étranger allait se compliquer d’une guerre civile. Néanmoins le livre de Hume fut lu et devint même l’objet de réfutations. Il pénétra jusque dans un paisible presbytère d’Écosse, et Reid a raconté comment la lecture qu’il en fit lui ôta tout repos d’esprit et ébranla profondément la foi implicite qu’il avait ajoutée jusque-là au système de Locke. Le Traité de la nature humaine n’eût-il à ce moment trouvé d’autre lecteur que l’humble ministre de New-Machar, c’en était assez pour la gloire de Hume. Ce sera en effet l’honneur de son nom d’avoir mis dans tout leur jour les conséquences funestes de la philosophie de Locke et d’avoir ainsi provoqué les immortels travaux de Reid et de Kant.

Après la publication de son livre, Hume se rendit en Écosse auprès de son frère aîné, qui habitait les terres patrimoniales de la famille, et menait à Ninewells la vie de gentilhomme campagnard ; la mère et les sœurs de Hume y résidaient également. Le jeune philosophe passa au milieu des siens plusieurs années, qu’il consacra entièrement à l’étude ; il s’occupait à revoir son premier ouvrage et à en préparer un second. Les premiers Essais moraux et politiques parurent à Édimbourg en 1741 en un petit volume in-12 qui comprenait les essais sur la Liberté de la Presse, sur les Partis en Angleterre, sur l’Indépendance du Parlement, et, — sous les titres suivans, l’Épicurien, le Stoïcien, le Sceptique, le Platonicien, — l’exposé plutôt que l’appréciation de quatre des grands systèmes philosophiques de l’antiquité. Cet ouvrage, qui est un des meilleurs de Hume, fut favorablement accueilli, et dès l’année suivante l’auteur dut en donner une seconde édition, à laquelle il ajouta quelques morceaux. Il ne faut chercher ni dans ce livre ni dans aucun des écrits postérieurs un seul développement nouveau de la philosophie de Hume. Non-seulement la doctrine de celui-ci est tout entière dans le Traité de la nature humaine, mais elle s’y trouve dans tout l’enchaînement de ses preuves et de ses conclusions et sous)a forme la plus complète et la plus précise qu’il ait pu lui donner. Arrivé du premier coup à la destruction de toute certitude, au scepticisme absolu, Hume ne pouvait plus faire un seul pas qui ne fût un pas en arrière. Il ne lui restait plus qu’à douter de son propre système. Et de fait Hume était un logicien trop rigoureux pour ne pas apercevoir les conséquences extrêmes de sa doctrine, à savoir qu’il ne pourrait pas se prouver à lui-même son propre scepticisme.

L’impossibilité pour la raison humaine de trouver un point de départ incontestable et par conséquent d’arriver à la certitude, voilà la conclusion dernière à laquelle Hume dut s’arrêter. Une telle conviction amène naturellement à sa suite une grande indifférence pour toute espèce de discussion, sinon pour tout effort de l’esprit, et elle explique merveilleusement un trait du caractère de Hume qui était en contradiction avec sa passion excessive pour la renommée littéraire : nous voulons parler de son insurmontable aversion pour toute polémique. Il accueillait avec une extrême obligeance les réfutations sérieuses que l’on tentait de ses opinions, et sa correspondance avec ses deux plus vaillans contradicteurs, Reid et Campbell, est un modèle de dignité et de courtoisie; mais il refusa toujours de s’engager en des discussions qui ne pouvaient être à ses yeux que des luttes stériles. Ses ennemis eurent beau le harceler, lui porter des défis solennels, l’attaquer par ses endroits les plus sensibles : il se renferma dans un silence obstiné. Une seule fois il fut presque tenté de répondre à Warburton; mais, en y réfléchissant, il trouva que l’irascible prélat avait ébranlé un si petit coin de son édifice, que la solidité du reste n’en était point compromise. La seule vengeance que Hume tira jamais des torrens d’injures que Warburton, Hard et toute une nuée de ministres anglicans et méthodistes imprimèrent contre lui, ce fut un souhait sarcastique : « Que les ecclésiastiques voulussent bien s’en tenir à leur vieille occupation de se houspiller les uns les autres, et laisser les philosophes discuter avec calme, modération et politesse. » Si Hume abandonnait ses ouvrages à leur sort et s’abstenait de les défendre contre la critique, le même principe lui faisait refuser toute discussion orale. Il avait pour amis tous les membres éminens du clergé écossais, et la tentation était grande pour ceux-ci de ramener à la foi un homme qu’ils estimaient singulièrement. Plusieurs y succombèrent, et Blair plus souvent que les autres. Hume, qui vingt fois avait pesé les raisons pour et contre et ne croyait ignorer aucun des argumens de Blair, fut obligé d’interdire à son ami ce sujet de conversation. En lui écrivant au sujet d’un sermon du docteur Campbell sur les miracles, il lui glissa cette prière : «En voilà assez sur votre ami, qui est certainement un homme plein d’esprit, quoique animé d’un peu trop de zèle pour un philosophe; permettez-moi d’ajouter maintenant un mot pour vous-même. Chaque fois que j’ai eu le plaisir de me trouver en votre compagnie, si la conversation roulait sur quelque question de littérature ou de raisonnement, je vous ai toujours quitté à la fois instruit et charmé; mais quand vous en détourniez le cours vers ce qui fait l’objet de votre profession, malgré vos intentions, sans doute fort amicales, j’avoue que je n’ai jamais éprouvé le moindre plaisir; je me sentais gagné par la fatigue, et vous par l’irritation. Je désirerais donc qu’à l’avenir, lorsque ma bonne fortune me fera vous rencontrer, ces questions fussent entièrement écartées. J’en ai fini depuis longtemps avec toute étude sur ces matières, et je suis devenu incapable d’instruction, tout en reconnaissant que personne n’est plus que vous en état d’instruire. »

Hume défendait avec fermeté la liberté de sa conscience, mais personne aussi ne savait mieux respecter celle d’autrui. Il n’essaya jamais d’imposer à qui que ce soit une seule de ses opinions. A mesure que l’âge calma chez Hume la ferveur philosophique, seule passion de sa jeunesse, il s’habitua de plus en plus à n’envisager ses propres doctrines que comme autant de sujets d’étude proposés aux méditations des gens d’esprit. En appréciant avec cette modestie le résultat et la destinée de ses travaux, Hume se montrait fidèle à l’esprit de son système; en même temps il entrait peut-être dans son fait un peu d’effroi des conséquences de sa philosophie. Cela nous paraît surtout vrai de la maturité de sa vie. Le scepticisme absolu auquel il était forcé d’aboutir satisfaisait sa logique beaucoup plus que son cœur et même que sa raison; il n’en voulut jamais admettre les conséquences pratiques, soit dans sa conduite, qui fut jusqu’au bout honorable et pure, soit dans ses écrits historiques, soit même dans ses principes de morale. Il exprima en mainte occasion le regret d’avoir publié trop tôt son système et de l’avoir développé avec une logique à outrance. Il est certain que dans les Recherches sur l’entendement humain, il a affaibli plutôt que fortifié l’enchaînement de ses idées, et en a autant que possible atténué la portée. Son Traité sur les sentimens moraux est une infidélité plus complète encore à sa doctrine, car il est impossible de donner un fondement positif à la loi morale lorsqu’on n’admet pas que l’intelligence puisse s’élever au-dessus du doute. De même en religion Hume ne pouvait admettre que l’existence de Dieu fût démontrable : rien ne prouve pourtant qu’il ait refusé d’y croire. Dans plusieurs passages de ses écrits, quand il insiste avec le plus de force sur l’impossibilité où est la raison humaine d’atteindre à la certitude, il semble tout près d’accepter la révélation divine comme source de certaines grandes vérités que nous ne saurions repousser, quoiqu’il ne nous soit pas possible de les démontrer. Un soir qu’à Paris il soupait chez le baron d’Holbach, on vint à parler de la religion naturelle ; Hume déclara que pour sa part il n’avait jamais rencontré d’athée. On sait la réponse de son hôte. « Parbleu, vous avez de la chance ; pour la première fois vous en rencontrez dix-sept du même coup. » Hume ne demanda point à être compté comme le dix-huitième. Dix ans auparavant, il se trouvait à Londres lorsque lui arriva la nouvelle de la mort de sa mère ; son ami Boyle, frère du comte de Glasgow, témoin de la douleur profonde où le jeta cette perte, exprima le regret qu’il ne pût trouver de consolation dans les croyances chrétiennes sur la destinée des justes et sur la vie future. « Ah ! mon ami, dit Hume en sanglotant, je peux bien publier mes spéculations pour occuper les savans et les métaphysiciens ; mais ne croyez pas que je sois si loin que vous le supposez de penser comme le reste des hommes. »

On se fera quelque idée des sentimens de Hume sur ce sujet par un passage d’une de ses lettres à son ami Mure, juge-baron de l’échiquier d’Ecosse, dans laquelle il expose ses objections contre le culte et contre la prière :


« On doit reconnaître que la nature nous a donné une forte inclination à l’admiration pour tout ce qui est excellent, et à l’amour et à la reconnaissance pour tout ce qui est bienveillant et bienfaisant, et que la Divinité possède ces attributs dans leur plus haute perfection. Cependant je soutiens qu’elle n’est l’objet naturel d’aucune passion, d’aucune affection. Dieu ne tombe ni sous le sens ni sous l’imagination, à peine est-il atteint par l’intelligence : faute de quoi, il est impossible qu’aucune affection s’éveille. Un ancêtre éloigné, qui nous a laissé de grands biens et des titres conquis par son mérite, est un grand bienfaiteur pour nous ; cependant il nous est impossible de lui porter aucune affection, parce qu’il nous est inconnu, et cela, quoique nous sachions qu’il était un homme, une créature humaine, ce qui le rapproche beaucoup plus de la portée de notre intelligence qu’un esprit invisible et infini. Un homme peut donc avoir le cœur parfaitement disposé pour tout ce qui est l’objet propre, naturel, de l’affection, amis, bienfaiteurs, patrie, enfans, etc., et cependant il peut, par suite de l’invisibilité et de l’incompréhensibilité de Dieu, ne ressentir pour lui aucune affection. À vrai dire, j’ai bien peur que tous les enthousiastes ne se trompent grossièrement eux-mêmes. L’espérance ou la crainte agite peut-être leur cœur quand ils pensent à Dieu : ou ils le ravalent jusqu’à le faire semblable à eux, et se le rendent ainsi plus facilement compréhensible, ou bien encore ils se gonflent de vanité en s’imaginant être les favoris particuliers de la Divinité, ou au mieux ils sont animés d’une affection artificielle et forcée qui agit par bonds et par sauts, et suit une marche irrégulière et désordonnée. On ne peut demander à personne comme un devoir une semblable affection. Remarquez bien que je n’exclus pas seulement les passions turbulentes, mais aussi les sentimens calmes. Ni les uns ni les autres ne peuvent agir sans l’assistance des sens et de l’imagination, ou au moins sans une connaissance de leur objet plus complète que celle que nous avons de la Divinité. C’est là le cas de la plupart des hommes, et une infirmité naturelle ne peut jamais être un crime. »


Cette façon d’envisager les rapports de l’homme avec Dieu se rapproche beaucoup des sentimens d’un autre utilitaire, de Franklin. On y reconnaît le caractère essentiellement positif de Hume et la nature toute géométrique de son esprit. L’homme qui était insensible à toutes les émotions et à tous les plaisirs que procurent les arts, qui n’avait jamais regardé même le plus beau tableau avec un intérêt réel, pour qui la musique n’était que du bruit, qui avait parcouru l’Italie, la France et l’Allemagne sans admirer un seul de leurs chefs-d’œuvre ni une seule de leurs beautés naturelles, qui ne trouvait que des épigrammes contre l’architecture du moyen âge et contre la chevalerie, devait être inaccessible à toute sensibilité religieuse. Hume le dit lui-même comme on vient de le voir : Dieu ne parlait pas plus à son imagination qu’à ses sens. C’est que personne n’eut jamais une intelligence plus nette, plus déliée, plus pénétrante et en même temps frappée d’une plus incurable stérilité. La faculté divine, le pouvoir créateur, l’imagination lui manquait. Ce fut là la source de toutes les erreurs de Hume : il demeura perpétuellement à mi-chemin de la vérité faute d’être guidé dans ses travaux par cette lumière intérieure qui fait voir au-delà et au-dessus des syllogismes de la logique, et qui n’est pas moins nécessaire au philosophe pour féconder ses recherches qu’au poète pour donner la vie à ses vers.


II.

Les cinq années que Hume passa à Ninewells doivent compter au nombre des plus heureuses de sa vie. Ses relations de famille, ses travaux, sa réputation naissante, l’avaient mis en rapport avec les hommes les plus distingués de l’Écosse, et il entretenait avec eux un commerce assidu de lettres et de visites. L’usage subsistait encore parmi les familles aisées du pays d’envoyer leurs fils faire ou compléter leurs études dans les universités du continent, surtout à Leyde. En parcourant la correspondance de Hume avec ses amis, on est frappé de voir combien était générale alors une connaissance approfondie, non-seulement de l’antiquité, mais des langues italienne et française. C’était donc une société fort lettrée que celle de ces gentilshommes campagnards et de ces ministres de village avec lesquels Hume passait une partie de la belle saison ; les distractions de l’esprit étaient les seules qui fussent faciles et assurées dans la solitude du château ou du presbytère, et on s’explique aisément par ce concours de circonstances la prodigieuse activité littéraire dont un petit pays comme l’Ecosse fit preuve à cette époque.

Au nombre des correspondans de Hume était le philosophe Francis Hutcheson, à qui le jeune écrivain soumit en manuscrit la troisième partie de son Traité de la nature, humaine, celle qui traite de la morale et qui ne parut qu’après les deux autres. Hutcheson à son tour voulut avoir l’avis de Hume sur le traité de philosophie morale qu’il préparait et qu’il publia en latin en 1742. On ne saurait plus gravement différer que Hume et Hutcheson, et pourtant il est impossible d’imaginer rien de plus amical et en même temps de plus noble que la correspondance qu’ils entretinrent à propos d’ouvrages qui les mettaient à la fois en rivalité et en opposition. A côté d’Hutcheson, nommons encore Mure de Cadwell et James Oswald, qui devaient parvenir, le premier à une des grandes charges de judicature de l’Ecosse, le second à un rang politique élevé; Reid, le fondateur de l’école philosophique écossaise; le docteur Blair et le docteur Leechman, qui passait pour le rival de Blair dans la chaire; l’historien Robertson et enfin Adam Smith, beaucoup plus jeune que Hume, et que l’on peut regarder à bien des égards comme son élève.

La bibliothèque de l’ordre des avocats à Edimbourg possède une partie des notes prises par Hume sur ses lectures pendant son séjour à Ninewells. Ces notes, d’une extrême brièveté et presque sans aucun ordre, sont néanmoins curieuses à parcourir; elles attestent des lectures immenses et d’une singulière variété; elles montrent aussi que Hume, qui se proposait déjà d’écrire quelque grand ouvrage historique sans avoir encore fait choix de son sujet, s’attachait spécialement à recueillir dans les livres qu’il parcourait, soit anciens, soit modernes, tous les faits qui se rapportent à la législation, à la statistique, à l’économie politique, et qu’il était d’usage alors de regarder comme au-dessous de la dignité de l’histoire. Une grande partie des faits ainsi notés par Hume ont pris place dans quelqu’un de ses écrits; les autres se retrouvent dans le livre d’Adam Smith sur la Richesse des nations. Cette particularité légitimerait seule l’espèce de filiation que nous établissons entre Hume et Adam Smith; mais il en est d’autres que l’on pourrait invoquer. Smith avait dix-sept ans lorsque Hume, sur l’invitation d’un ami, lui adressa un exemplaire de son Traité de la nature humaine, et commença avec lui une correspondance qui dura toute leur vie. Beaucoup des opinions soutenues dans le grand ouvrage de Smith se trouvent déjà, soit explicitement, soit en germe, dans les Essais, et il ne semble pas douteux que Smith ait puisé dans les entretiens de Hume l’idée même de son livre. Toute la correspondance de celui-ci nous le montre empressé à communiquer à ses amis les renseignemens, les faits, les observations qu’il recueille dans ses lectures ou dans ses voyages, et qu’il croit de nature à les intéresser ou à être utiles à leurs études; ses lettres à Smith attestent l’intérêt tout spécial qu’il prenait aux travaux du jeune penseur qui, sous l’influence de ses écrits et de ses conseils, devait jeter les bases de la science économique.

Si agréable et si laborieuse que fût l’existence de Hume à Ninewells, elle ne l’empêchait point de songer à se créer une position. Il touchait en effet à sa trente-cinquième année, et il avait déjà une certaine réputation, sans avoir pu accroître un revenu que la plus stricte économie ne rendait pas suffisant. Deux fois il se mit sur les rangs pour obtenir une chaire dans une université, d’abord à Glasgow, puis à Edimbourg; deux fois ses efforts et ceux de ses amis furent rendus inutiles par les appréhensions et les scrupules du clergé presbytérien. Hume courait les chances d’une troisième candidature, lorsqu’il reçut une lettre d’un des plus riches pairs du royaume, le marquis d’Annandale, qui l’invitait à venir vivre avec lui en Angleterre. Ce jeune seigneur, dont la tête et la santé commençaient à se déranger, se piquait de littérature, et s’était pris de goût pour Hume à la lecture des Essais. Sa famille, désireuse de voir auprès de lui un homme de bon conseil, qui pût prendre quelque empire sur son esprit, fit de vives instances auprès de Hume pour qu’il acceptât l’offre du marquis, et lui assura une rémunération considérable; mais les désagrémens auxquels Hume se vit en butte lui firent bientôt regretter d’avoir échangé son humble indépendance contre les splendeurs d’une habitation seigneuriale, et il ne demeura guère plus d’une année auprès de lord Annandale. Il se préparait à retourner en Écosse, lorsqu’il rencontra à Londres un de ses compatriotes, le général Saint-Clair, qui allait prendre à Portsmouth le commandement d’une expédition destinée au Canada, et qui l’emmena comme secrétaire. Après une croisière infructueuse devant les côtes de Bretagne, l’escadre fut rappelée en Angleterre, et Hume était revenu à Ninewells quand le général Saint-Clair reçut une mission militaire près les cours de Vienne et de Tarin, et lui offrit de nouveau de l’accompagner avec un titre officiel. Malgré la nécessité d’endosser l’uniforme militaire, puisqu’il devait avoir le rang d’aide de camp, Hume accepta une offre qui lui fournissait une précieuse occasion de visiter une grande partie du continent, à savoir la Hollande, toute l’Allemagne et le nord de l’Italie. On a conservé, et M. Burton a publié dans son excellent ouvrage, le journal que Hume tint de son voyage, et qui était destiné à son frère. Il s’y montre assez peu sensible aux beautés de la nature et aux chefs-d’œuvre de l’art. En revanche il note soigneusement la nature du sol et ses produits, le degré d’avancement de la culture, la densité de la population, la condition sociale et les mœurs des habitans, la quotité des impôts. La tournure toute pratique de son esprit éclate donc dans ces notes rapides prises au jour le jour ; mais le philosophe se retrouve dans les déductions que Hume tire des faits qu’il remarque. C’était chose peu usitée à cette époque que d’observer de si près le côté matériel de la vie des peuples, et surtout d’en faire découler des conséquences morales : c’est aussi là ce qui fit le grand succès des livres de Hume en France, en leur donnant un air de nouveauté et une sorte d’originalité.

Le rétablissement de la paix en 1748 par le traité d’Aix-la-Chapelle mit fin à la mission du général Saint-Clair, et ramena Hume en Écosse. Dans l’intervalle de ses deux expéditions avec le général, Hume avait préparé une troisième édition des Essais moraux et politiques, et il avait refondu son Traité de la nature humaine, auquel il avait donné la forme définitive que cet ouvrage a conservée sous le titre de Recherches sur l’entendement humain. Ces deux livres parurent pendant que Hume était encore à Turin, et malgré ce qu’il en dit dans le court écrit qu’il a laissé sur sa vie, le succès en fut grand, si l’on tient compte de la gravité des matières qui y étaient traitées et des préoccupations de l’opinion publique au milieu d’une guerre acharnée et au sortir d’une insurrection qui avait failli renverser la maison de Hanovre. On a vu déjà que Hume avait mitigé dans les recherches plusieurs des assertions trop hardies contenues dans le Traité de la nature humaine. Il n’avoua plus désormais que cette seconde forme de sa pensée, protestant avec véhémence contre les argumens que l’on pourrait tirer de son premier ouvrage, qu’il condamnait lui-même à l’oubli ; mais malgré les adoucissemens qu’il avait apportés dans renonciation de ses idées, les Recherches lui firent plus de tort dans l’opinion du public religieux que le Traité de la nature humaine, parce qu’elles trouvèrent plus de lecteurs, et le chapitre sur la crédibilité des miracles demeura toujours le grand et inexorable grief du clergé protestant contre l’auteur. Les réfutations abondèrent et accrurent le débit du livre.

De retour au sein de sa famille, Hume reprit sa vie studieuse : c’est l’époque la plus féconde de sa carrière littéraire. Il mettait la dernière main aux Recherches sur les principes de la morale, qui parurent en 1751 ; il composait les Discours politiques, qui virent le jour en 1752, et il entreprenait les Dialogues sur la religion naturelle, qui ne furent publiés qu’après sa mort. Cette liste des ouvrages publiés ou écrits coup sur coup par le même homme ne donne encore qu’une faible idée du travail que Hume s’imposait. On voit par sa correspondance ce qu’un des discours politiques, celui qui traite de la densité de la population dans l’antiquité, lui coûta d’efforts. Il se fit un devoir de relire, la plume à la main, tous les auteurs grecs et latins, et il différa la publication de plusieurs mois faute de pouvoir se procurer un Strabon. En dehors de ses travaux personnels, il surveilla l’impression à Edimbourg d’une édition française de l’Esprit des lois, qu’il serait curieux de comparer avec les éditions publiées en France, parce qu’elle contient des corrections et des notes fournies à Hume par l’auteur. Cette publication fut en effet pour Hume l’occasion d’entrer en relation avec Montesquieu, à qui il adressa ses ouvrages et avec qui il échangea des lettres pleines de courtoisie.

Les Recherches sur les principes de la morale sont le dernier écrit philosophique qui soit sorti de la plume de Hume : elles sont le complément des Recherches sur l’entendement humain, mais elles n’en ont pas l’originalité. Quant aux Discours politiques, qui contiennent la majeure partie et les plus substantiels des écrits de Hume sur l’économie politique, ils passent aux yeux des Anglais pour son meilleur ouvrage. C’est assurément celui de tous qui eut le succès le plus immédiat et le plus général.

Un grand changement s’accomplit à cette époque dans l’existence de Hume. Ses amis avaient de nouveau essayé en 1751 de le faire entrer à l’université de Glasgow et avaient brigué pour lui la chaire de logique. Ils échouèrent, et Hume ne voulut plus tenter l’aventure; mais comme son frère venait de se marier, il se résolut néanmoins à quitter Ninewells, afin d’avoir une entière liberté. Ses livres lui avaient rapporté quelque argent; il avait fait quelques économies pendant ses deux missions avec le général Saint-Clair; enfin il se trouvait à la tête d’un capital de 1,000 livres sterling; c’était à ses yeux la richesse. Il écrivait à ce sujet à son ami Michel Ramsay : « Je pourrais bien avoir comme tant d’autres la prétention de me plaindre de la fortune, je m’en garderai bien, je serais le premier à me taxer de déraison. Tant que l’intérêt demeurera au taux actuel, j’aurai 50 livres de rentes; ma bibliothèque vaut 100 livres, j’ai du linge en abondance, une garde-robe bien montée et près de 100 livres en réserve, avec tout cela de l’ordre, de la frugalité, un grand amour de l’indépendance, une bonne santé, un caractère égal et une passion infatigable pour l’étude. Je dois donc me regarder comme au nombre des heureux et des favorisés, et loin de vouloir tirer de nouveau à la loterie de la vie, il est peu de destinées contre lesquelles je voudrais changer mon sort... Je vais m’établir à Edimbourg, ma sœur compte venir me rejoindre, et comme elle peut ajouter 30 livres à mon revenu, et qu’elle a au même degré que moi l’amour de l’ordre et de la frugalité, nous ne doutons pas de joindre les deux bouts. »

Tout cela est parfaitement sincère : cette existence plus que modeste répondait si bien aux goûts de Hume, qu’elle lui donna réellement toute la félicité qu’il s’en promettait. Au commencement de 1753, il écrivait au docteur Cléphane : « J’éprouve le besoin de triompher un peu à vos yeux, car enfin, ayant atteint la quarantaine, me voici à mon honneur, à l’honneur de la science et de l’époque actuelle, arrivé à la dignité de maître de maison. Il y a environ sept mois, j’ai pris une maison à moi, et j’y ai installé une famille au grand complet, composée d’un chef qui est moi, et de deux membres subalternes, une bonne et un chat. Ma sœur est venue depuis me rejoindre et demeure avec moi. Avec de l’économie, je trouve que je puis me donner la propreté, la chaleur, la lumière, l’abondance et le contentement. Que voudriez-vous avoir de plus? L’indépendance? Je l’ai au suprême degré. L’honneur? Ce n’est pas là ce qui manque. La grâce? Elle viendra en son temps. Une femme? Ce n’est pas là une des nécessités indispensables de la vie. Des livres? Voilà une de ces nécessités; mais j’en ai plus que je n’en puis employer. Bref, je ne puis trouver aucune des jouissances importantes de la vie que je ne possède plus ou moins, et sans grand effort de philosophie je puis être heureux et satisfait. »

A peine Hume était-il fixé à Edimbourg, qu’un petit succès vint lui procurer une des plus vives satisfactions de sa vie et décida du reste de sa carrière littéraire. Le bibliothécaire de l’ordre des avocats résigna ses fonctions, qui étaient électives; les amis de Hume mirent aussitôt sa candidature en avant. Ln pareil choix fit jeter les hauts cris à une partie du clergé qui suscita un concurrent au philosophe; mais malgré tous les efforts des intolérans et après une lutte qui passionna et divisa la ville. Hume fut élu. Dans ses mémoires, il se félicite de cette élection, parce qu’elle mit à sa disposition une riche bibliothèque. « Quant aux appointemens, ajoute-t-il, je n’en recevais que peu ou point. » Les appointemens étaient de 50 livres sterling, c’est-à-dire qu’ils égalaient le revenu personnel de Hume; mais sa modestie lui a fait taire le motif très honorable pour lequel il ne les toucha pas. Au nombre des administrateurs de la bibliothèque se trouvaient des membres de la faculté qui avaient combattu la candidature de Hume, et dont le dépit se traduisit bientôt par de mauvais procédés. Le philosophe fut sur le point de donner sa démission, mais il lui coûtait de renoncer aux facilités de travail que lui procuraient ses fonctions; d’un autre côté, il ne voulait pas que sa persistance pût être attribuée à l’intérêt : il résolut de garder la place en renonçant aux émolumens. Il y avait alors à Edimbourg un aveugle nommé Blacklock qui, à force de persévérance, de courage et de privations, était arrivé à acquérir la connaissance approfondie des langues anciennes et une instruction aussi solide que variée. Blacklock montrait un talent assez remarquable pour la poésie : Hume s’était intéressé à lui, l’avait aidé de ses conseils et de sa bourse, lui avait trouvé un éditeur pour ses vers, avait provoqué des souscriptions en sa faveur, sans réussir à lui assurer des moyens réguliers d’existence. Il abandonna au poète aveugle son traitement de bibliothécaire, et c’est en faisant une bonne action qu’il réussit à concilier l’amour des livres et les exigences d’une légitime fierté.


III.

Hume avait terminé tous les travaux qu’il avait entrepris, et cependant la tranquillité et le loisir dont il jouissait, les encouragemens de ses amis, le progrès de sa réputation, enfin ses habitudes laborieuses, tout l’invitait à écrire encore. Plus d’une fois dans sa jeunesse, il avait nourri l’idée de composer quelque grand ouvrage historique : cette pensée lui revint à la vue des ressources considérables que lui offrait pour un travail de ce genre la bibliothèque dont il était le gardien, et la tentation fut d’autant plus irrésistible qu’il n’y avait pas sur le Parnasse anglais, pour employer les expressions de Hume lui-même, de place plus évidemment vacante que celle d’historien. Prendre cette place vacante, doter la littérature de son pays d’un genre d’ouvrage qui lui manquait entièrement et s’assurer dans l’histoire le premier rang, qu’il n’avait pu atteindre dans la philosophie, tel fut le rêve caressé par Hume. Quant à un sujet, aucun pour la nouveauté et pour l’intérêt ne pouvait rivaliser avec l’histoire nationale. Ce fut donc à écrire l’histoire d’Angleterre que Hume s’arrêta : seulement quelle période de cette histoire fallait-il prendre pour point de départ ? Contre l’avis d’Adam Smith, Hume se décida pour l’époque des Stuarts. « J’ai commencé par être de votre avis, écrivait-il à Smith, et par croire que la période la plus avantageuse à prendre pour point de départ était l’avénement des Tudors avec Henri VII ; mais vous remarquerez que le changement qui s’accomplit alors dans les affaires publiques fut très peu sensible, et que l’influence ne s’en fit voir que bien des années plus tard. C’est sous Jacques Ier’que les communes commencèrent à lever la tête, et que s’engagea la lutte entre les privilèges des sujets et la prérogative royale. Le gouvernement, sur lequel ne pesait plus l’énorme autorité de la couronne, montra son vrai caractère, et les factions qui naquirent alors, et dont l’influence se fait encore sentir actuellement, rendent cette période la portion la plus curieuse, la plus intéressante et la plus instructive de notre histoire. Ce sujet me paraît très beau, et je l’embrasse avec beaucoup d’ardeur et de plaisir. »

Hume distribua d’avance sa matière en trois volumes : un pour les deux premiers Stuarts, un pour la république et la restauration, le troisième pour les règnes de Guillaume et d’Anne. Il ne lui semblait pas prudent de descendre plus bas que l’avènement de la maison de Hanovre, et de retracer des luttes dont le souvenir était brûlant et dont tous les acteurs principaux vivaient encore. Son plan arrêté, Hume se mit à l’œuvre avec l’activité et l’application opiniâtres qu’il apportait dans ses travaux littéraires, et au bout de deux années, en septembre 1754, il publia à Edimbourg le premier volume, qui s’arrête à la mort de Charles Ier. Laissons Hume raconter lui-même l’accueil fait à son livre.


« J’avais, je dois l’avouer, grande confiance dans le succès de cet ouvrage. Je me croyais le seul historien de mon pays qui n’eût tenu aucun compte du pouvoir dominant, de l’intérêt ou de la faveur, de l’influence des préjugés populaires, et comme le sujet était à la portée de tous les esprits, je comptais d’autant plus sur l’approbation universelle. Je fus cruellement désappointé. Ce ne fut qu’un concert de reproches, de blâme et même d’animadversion; Anglais, Écossais et Irlandais, whigs et tories, anglicans et dissidens, incrédules et dévots, patriotes et courtisans se réunirent dans la même fureur contre l’homme qui avait osé verser une larme généreuse sur le sort de Charles Ier et du comte de Strafford. Ce qu’il y eut de plus mortifiant, c’est qu’après la première explosion de colère le livre sembla tomber dans l’oubli. M. Millard m’a dit qu’en douze mois il n’en vendit pas plus de quarante-cinq exemplaires. C’est à peine si j’appris que dans les trois royaumes il y eût un homme un peu considérable par le rang ou par le savoir qui pût supporter mon livre. Je dois en excepter le primat d’Angleterre, le docteur Herring, et le primat d’Irlande, le docteur Stowe. et ces deux exceptions paraîtront singulières. Ces prélats éminens m’écrivirent tous les deux de ne me pas décourager. J’avais cependant perdu courage, je dois l’avouer, et si la guerre à ce moment n’eût éclaté entre la France et l’Angleterre, je me serais certainement retiré dans quelque ville de province en France, j’aurais changé de nom et je n’aurais jamais remis les pieds dans mon pays natal; mais comme cela n’était pas possible, et comme mon second volume était fort avancé, je me résolus à prendre courage et à continuer. »


Un homme d’esprit a soupçonné, non sans raison, qu’il y avait dans ce récit de Hume un peu de malice et beaucoup d’orgueil. Hume, écrivant ses mémoires à la fin de sa vie et lorsque sa réputation était à l’apogée, a un peu chargé le tableau, afin d’établir un contraste plus piquant entre l’accueil fait à son premier volume et l’immense succès que finit par obtenir son histoire. Hume n’avait qu’une passion, mais qui absorbait toute la puissance de son âme : c’était celle de la gloire littéraire. Il avait donc au plus haut degré cette sensibilité maladive qui est le partage de tous les auteurs, et ne réussir qu’à demi ou aux trois quarts lui paraissait un insupportable échec. Si l’on en croyait ses mémoires, tous ses livres seraient tombés à plat : il n’en est aucun pourtant qui n’ait eu plusieurs éditions. Cette fois il fut d’autant plus sensible aux critiques, que son livre lui avait coûté plus de soins et de peines, et que ses espérances avaient été plus grandes; néanmoins il y a beaucoup à rabattre de ce qu’il dit des mésaventures de son premier volume et de son propre désespoir. Il n’y a point trace dans sa correspondance de son projet de quitter l’Angleterre. On remarquera en outre une contradiction manifeste dans son récit : en admettant que l’Histoire des Stuarts se fût moins vendue à Londres qu’en Écosse, où elle était publiée, on ne comprendrait pas qu’il se fût fait autant de bruit autour d’un livre qui ne se vendait et ne se lisait point.

Quant au concert de plaintes que tous les partis firent entendre contre son livre, Hume devait être le dernier à s’en étonner, et on doit croire qu’il jouait la surprise. Il avait compté, pour éveiller la curiosité publique, sur les applications possibles de l’histoire des Stuarts à l’époque où il écrivait et sur l’importance que les questions qu’il touchait conservaient encore pour les divers partis. Malheureusement cet avantage cachait un danger. Un livre qui mettait en jeu la passion politique ne pouvait être lu avec calme. Whigs et tories dataient également du temps des Stuarts; le jugement à porter sur les grands faits de cette époque était le champ de bataille obligé des deux partis; tous deux devaient chercher uniquement dans le livre de Hume des argumens à l’appui de leur cause et répudier l’écrivain qui n’épousait pas complètement leur querelle. N’oublions pas que le premier volume de Hume parut en 1754, c’est-à-dire six ans à peine après la célèbre tentative de Charles-Edouard, alors que la dynastie de Hanovre tremblait encore sur son trône mal affermi, quand une moitié de l’Écosse était en deuil, quand les prisons étaient pleines et que les arrêts de proscription se succédaient tous les jours, quand au sein même des familles la passion politique créait des inimitiés implacables. Pour le tory, Charles Ier était encore un martyr; pour le whig, c’était un grand coupable justement puni de ses crimes. C’était trop demander de la nature humaine que d’espérer à un pareil moment réunir tous les suffrages en ne flattant personne, et rallier à un jugement équitable des opinions si irréconciliables. L’impartialité pouvait sourire à un esprit calme et froid comme celui de Hume, qui, dégagé de tout intérêt et libre de toute passion politique, envisageait le passé avec le coup d’œil du moraliste et du philosophe; mais ce qui souriait à sa raison devait irriter et blesser les autres. Pour avoir essayé de tenir la balance égale entre Charles Ier et le parlement, Hume devait donner prise à l’accusation de jacobitisme : elle ne lui manqua pas.

L’histoire de Hume est demeurée classique en Angleterre, et elle méritait cet honneur. Les faits sont choisis avec discernement et groupés avec art; le récit est clair, rapide et plein d’intérêt; la diction est vive et nette, et d’une merveilleuse souplesse; elle allie tous les tons, depuis la simplicité élégante jusqu’à l’éloquence. Hume a su enchâsser dans son style avec un grand bonheur un certain nombre des expressions pittoresques et des tours originaux qu’il rencontrait dans les vieux auteurs. Des puristes lui ont reproché quelques gallicismes et quelques tournures écossaises ; ce fut cependant l’occupation de sa vieillesse de faire la chasse aux scotticismes qui se trouvaient dans ses livres, et sa correspondance nous le montre suppliant continuellement tous ses amis de Londres de lui signaler ces taches originelles, afin qu’il en soit fait justice à la prochaine édition. En somme, s’il n’y a qu’une voix pour louer l’exécution de ce grand ouvrage, sur le fond même des choses des critiques graves ont été élevées contre Hume. Lord Brougham l’a accusé d’avoir composé son histoire avec précipitation ; mais le principal argument sur lequel repose ce reproche, c’est qu’il résulte de la correspondance de Hume que le premier volume a été écrit en un peu moins de deux ans, tandis qu’un volume et demi de l’Histoire d’Ecosse a coûté six ans de travail à Robertson. Sans vouloir appliquer ici la maxime que le temps ne fait rien à l’affaire, on peut répondre que la vraie question à considérer est celle de l’emploi du temps. Robertson était un esprit plus lent que Hume, et il n’était pas, comme celui-ci, libre de toute occupation et de tout soin de famille. Célibataire, sobre, frugal, sans autre passion et sans autre récréation que l’étude, toujours levé avec l’aube, Hume s’enfermait du matin au soir dans sa bibliothèque, ayant sous la main tous les livres dont il avait besoin, et il consacrait uniquement à son histoire une application et une puissance de travail qu’il a été donné à bien peu d’hommes d’égaler. Toute autre pensée que celle de son livre disparaissait de son esprit, sa correspondance même était suspendue ; chaque fois qu’il a terminé un volume, on le voit s’accorder quelques jours de repos, et s’excuser auprès de ses plus chers amis d’être demeuré six mois et quelquefois davantage sans répondre à leurs lettres les plus pressantes. « Je regarde comme une bagatelle, écrit-il au docteur Cléphane, d’expédier un volume in-4o en quinze ou dix-huit mois, et je ne suis pas capable d’écrire une lettre tous les deux ans ; je m’acharne à entretenir correspondance avec la postérité, dont je ne connais rien, et qui probablement ne s’inquiétera guère de moi, tandis que je me laisse oublier par mes amis, que j’aime et que j’estime. Cependant ce n’est pas sans quelque satisfaction que je puis vous expliquer un silence que je suis le premier à me reprocher, je l’avoue ; j’ai conduit mon histoire jusqu’à la mort de Charles Ier. Je compte m’en tenir là quelque temps ; je veux relire, réfléchir et corriger ; je veux examiner ce qui précède et ce qui suit, et adopter sur toutes les questions l’opinion la plus modérée et la plus raisonnable. » On ne reconnaît là ni le langage ni les habitudes d’un écrivain qui compose avec précipitation. On a aussi taxé Hume de versatilité : il aurait écrit un premier volume dans un sens tory, afin de lui donner plus de piquant ; averti par un échec qu’il faisait fausse route, il aurait donné au second volume une couleur whig, et ce changement de front aurait sauvé l’Histoire d’Angleterre du naufrage. Toute la correspondance de Hume est un démenti à cette historiette. Cependant, si Hume n’a point fait au succès de son livre le sacrifice de ses convictions personnelles, a-t-il tenu la balance égale entre les deux opinions rivales, entre les whigs et les tories ? Deux écrivains whigs, Jeffrey et M. Macaulay, ont tous deux accusé Hume de partialité. Le plus indulgent des deux, Jeffrey, essaie d’expliquer cette faiblesse par le souvenir des tracasseries que les presbytériens, qui étaient des whigs ardens, ne cessèrent de susciter à Hume. Le biographe de Hume, M. Burton, y veut voir le résultat de cette impulsion naturelle qui porte les caractères indépendans à rompre en visière à la foule et à épouser volontiers les causes vaincues. Il appuie cette opinion sur ce passage des mémoires de Hume : « Bien que je susse que les whigs disposaient souverainement de toutes les places dans la politique et dans les lettres, je m’inquiétais si peu de leurs criailleries insensées, que sur cent endroits où des réflexions ultérieures, des études plus complètes ou des lectures nouvelles m’ont suggéré des corrections pour les règnes des deux premiers Stuarts, tous sans exception sont modifiés au point de vue tory. » Et M. Burton fait remarquer que Hume se vante ici d’une sorte de parti pris qu’il n’a point eu, car plusieurs des corrections de la seconde édition ont été faites dans un sens favorable aux whigs. M. Macaulay, plus sévère, n’hésite point à traiter Hume d’avocat du pouvoir absolu et d’ennemi de la liberté. Cette rigueur ne surprendra aucun de ceux qui ont lu l’histoire plus éloquente qu’impartiale que le savant critique a publiée dans ces dernières années. Ardent et passionné, M. Macaulay juge Hume avec les convictions d’un whig du XVIIIe siècle attardé au XIXe ; aussi son appréciation nous paraît-elle manquer d’équité.

Loin d’être un partisan du pouvoir absolu, Hume était lui-même un whig, mais un whig modéré, et qui ne se croyait point tenu à l’intolérance ni à l’injustice. Il avait très nettement exposé ses opinions politiques dès 1742 dans ses premiers essais, spécialement dans ceux qui ont pour titre : la Liberté de la Presse, les Partis en Angleterre, l’Indépendance du Parlement. Il les fit connaître plus explicitement encore dans l’essai sur la Succession protestante, qui fait partie de la seconde édition des Essais, publiée en 1748. Il écrivit à ce sujet à Henry Hume : « Vous n’avez pas encore vu mon essai sur la Succession protestante ; j’y traite mon sujet avec autant de froideur et d’indifférence que s’il s’agissait de la querelle entre César et PompéeLa conclusion montre que je suis un whig, mais un whig sceptique. » Hume n’épousait point en effet toutes les opinions des whigs du temps, dont la plupart, s’ils avaient été conséquens avec leurs propres théories, ne se seraient arrêtés qu’au républicanisme. Hume était au contraire partisan très décidé de la monarchie, et il ne perd aucune occasion de le montrer. Traversant la Hollande en 1748, aussitôt après la révolution qui y rétablit le pouvoir du prince d’Orange, voici le jugement qu’il consigne dans son journal : « Ce qu’on peut affirmer, c’est que la Hollande était incontestablement ruinée par sa liberté et qu’elle a aujourd’hui une chance d’être sauvée par son prince. Que les républicains, s’ils peuvent, fassent leur profit de cette leçon ! »

Ainsi Hume n’était pas jacobite. Entre le maintien des libertés de son pays et la conservation de la dynastie des Stuarts, son choix n’était pas douteux : il adhérait à la révolution de 1688; mais ce n’était pas une raison pour qu’il approuvât complètement l’espèce de servitude dans laquelle la haute aristocratie qui avait appelé Guillaume III tenait systématiquement la royauté, ni pour qu’il méconnût comme historien le rôle que la royauté anglaise avait joué dans le passé. Quand il publia son histoire, la constitution anglaise était fixée : outre l’enseignement éloquent qui résultait de deux révolutions, les dix articles imposés par l’aristocratie whig à l’acceptation de Guillaume d’Orange avaient tranché, contre la royauté, toutes les questions douteuses, et soixante ans de pratique non interrompue avaient consacré définitivement la suprématie du parlement. Transporter un siècle et surtout cent cinquante ans plus tôt cet état de choses, qui n’avait été fondé qu’au prix de luttes si acharnées, vouloir retrouver dans la grande charte la constitution anglaise dans tout son développement, et transformer les rois d’Angleterre en violateurs de la foi jurée, en oppresseurs des libertés publiques, c’eût été méconnaître la vérité historique et voilà ce qu’exigeait l’esprit de parti. Avec son bon sens calme et froid et sa complète absence de passion. Hume ne pouvait juger les actes des Tudors ou des Stuarts d’après les règles politiques applicables à la maison de Hanovre. «Quant à la politique, écrit-il au docteur Cléphane, et au caractère des rois et des grands personnages, je crois que je suis très modéré. Ma façon d’apprécier les choses se rapproche plus des principes des whigs, ma façon de peindre les personnes est plus conforme aux préjugés des tories; mais la plupart des hommes regardent plus aux personnes qu’au fond des choses, et rien ne le montre mieux que de me voir mis généralement au nombre des tories. » Nous croyons que Hume a résumé en ces quelques mots et la règle de ses jugemens et le meilleur argument qu’on puisse opposer à ses critiques. Après avoir terminé l’histoire des Stuarts en 1756, Hume entreprit celle des Tudors, qu’il publia en 1759, et le succès de cette seconde partie comme les sollicitations des libraires le déterminèrent à écrire l’histoire de l’Angleterre depuis l’invasion de Jules-César jusqu’à l’avènement de Henri VII. Ce fut l’objet de deux nouveaux volumes in-quarto qui parurent en 1762. C’est la portion de beaucoup la plus faible de l’œuvre de Hume : on peut dire que les matériaux de cette histoire n’existaient pas de son temps, ils gisaient enfouis dans les archives, d’où ils n’ont été tirés qu’il y a un très petit nombre d’années, grâce à la persévérance de quelques érudits et à la libéralité du parlement. Comme œuvre historique, cette partie de l’histoire de Hume n’a pas plus de valeur que n’en ont en France les écrits de Villaret ou de Vély; le mérite du style l’a seul préservée de l’oubli.

Pendant les dix années qui s’écoulèrent de 1752 à 1763, Hume exerça en Écosse une sorte de royauté littéraire. De tous les hommes remarquables que renfermait alors ce petit pays, il était le seul qui eût publié de nombreux ouvrages, et dont la réputation se fût étendue non-seulement à Londres, mais dans toute l’Europe. Le succès de ses livres lui avait valu une certaine aisance, et au bout de quelques années il avait pu échanger son petit appartement de Jack-Land contre une maison comfortable dans James’s Court. Bon, serviable, du commerce le plus facile et le plus sûr, respectueux des opinions d’autrui, indulgent à la contradiction, gai et aimant la société autant que le travail, Hume devint bientôt le centre d’un petit cercle d’hommes de lettres qui presque tous ont laissé un nom. C’est merveille de voir sur le pied de quelle intimité ce sceptique, ce hardi spéculateur, si souvent taxé d’irréligion et d’athéisme, vivait avec les membres les plus distingués du clergé écossais, avec des hommes d’une piété exemplaire et même fervente, comme Blair, Leechman, Ferguson et Robertson. Tous respectaient en Hume un adversaire loyal et convaincu qui laissait à la porte de son cabinet les ardeurs de la controverse et les démêlés philosophiques, et ils appréciaient en lui l’ami sincère, l’homme de bon conseil, à qui on ne demandait jamais en vain ni un avis ni un service.


IV.

Hume avait atteint l’âge de cinquante-deux ans. Il avait renoncé à rien écrire sur la philosophie, satisfait de revoir les Essais chaque fois qu’une nouvelle édition lui en fournissait l’occasion. S’il promettait parfois de continuer son Histoire d’Angleterre jusqu’à l’époque contemporaine, c’était pour ne point désoler son libraire; mais au fond il n’avait aucune envie de ranimer les querelles soulevées par ses jugemens sur l’époque des Stuarts, et que le temps avait assoupies. Propriétaire d’une maison comfortable, ayant équipage, recherché par tout ce qu’il y avait de considérable en Écosse, ayant assez de crédit à Londres dans le monde littéraire et même dans le monde politique pour être utile à ses amis, il ne pensait plus qu’à jouir de cet otium cum dignitate qui convenait si bien à ses habitudes placides et à ses goûts tranquilles. Sa principale préoccupation semblait devoir être l’éducation de ses neveux, qu’il aimait beaucoup, et qui partageaient son temps avec la réunion du club de la Pincette, ainsi qu’il appelait plaisamment le petit cercle d’amis au milieu desquels s’écoulait sa vie.

C’est à ce moment qu’il reçut du marquis de Hertford la lettre la moins attendue. Le traité de Paris venait de rétablir la paix entre la France et l’Angleterre, et le marquis avait été envoyé, avec le titre d’ambassadeur, pour renouer les relations diplomatiques avec la cour de Versailles. Il proposa à Hume de l’accompagner en France pour remplir auprès de lui les fonctions de secrétaire d’ambassade, promettant de lui en faire obtenir prochainement le titre. Le marquis n’avait jamais vu Hume, il ne le connaissait que de réputation, et, ce qui rendait son offre plus singulière, lui-même passait pour un homme de principes rigides, pour un anglican zélé, très attaché aux principes et aux pratiques de sa religion. Une lettre d’Horace Walpole constate l’étonnement général causé par la résolution du marquis. Gilbert Elliot dit plaisamment à Hume que le choix fait de lui par un homme d’une piété aussi notoire le rendait désormais blanc comme neige, et qu’on pourrait le faire archevêque de Cantorbéry sans soulever la moindre objection. Hume répondit d’abord au marquis par un refus : le commerce des grands avait peu d’attrait pour lui, et il redoutait pour une personne de son âge et de son caractère la vie mondaine et les agrémens de Paris; mais tous ses amis lui répétèrent qu’il avait tort de laisser échapper une si belle et si honorable occasion d’arriver à la fortune, et on lui fit tant d’éloges du marquis et de sa famille, que Hume céda quand lord Hertford renouvela sa proposition. «J’ai beaucoup hésité, écrivit-il à Adam Smith : quoique l’offre fût des plus séduisantes, il me semblait ridicule, à mon âge, de commencer une nouvelle carrière et de me poser comme un aspirant à la fortune; mais j’ai réfléchi que j’avais en quelque sorte abjuré toute occupation littéraire, que j’avais résolu de consacrer uniquement le reste de ma vie à me divertir, que je ne pouvais imaginer de passe-temps plus agréable que le voyage qui m’était proposé, surtout avec un homme du caractère de lord Hertford, et qu’il serait aisé d’ôter à mon acceptation tout air de dépendance. Pour ces raisons, et sur le conseil de tous les amis que j’ai consultés, j’ai fini par accepter les offres. du marquis. »

Aux raisons que Hume énumère et qui pesèrent sur sa résolution, nous croyons qu’on peut ajouter, sans lui faire tort, la certitude d’un bon accueil dans la capitale des lettres et le désir de juger par lui-même de sa réputation sur le continent. Peu de Français de distinction visitaient l’Angleterre sans chercher à entrer en relation avec l’auteur des Essais ; de grandes dames, comme la comtesse de Boufflers, s’étaient mises de vive force au nombre des correspondantes de Hume, et il recevait continuellement de France des lettres remplies des témoignages de la plus vive admiration. Son ami d’enfance, André Stuart, qui vivait à Paris, écrivait en décembre 1762 à un ami commun, sir William Johnstone : « Quand vous aurez occasion de voir David Hume, dites-lui qu’il est en si grande vénération ici, qu’il faut qu’il soit à l’abri de toutes les passions pour ne pas prendre immédiatement la poste et ne pas venir à Paris. Dans presque toutes les maisons que je fréquente, une des premières questions qu’on me fasse est celle-ci : Connaissez-vous M. Hume que nous admirons tant ? Je dînais hier chez Helvétius, où ce même M. Hume fit les frais de la conversation. » On peut croire sans calomnier Hume ni sa philosophie que l’idée de savourer en personne cet encens qui ne lui arrivait qu’indirectement et de se trouver en contact avec ce que la France comptait d’éminent dans la politique et dans les lettres exerça une grande séduction sur son esprit. Cependant, malgré la perspective d’un brillant accueil, malgré l’amabilité et l’exquise bonté de lord et de lady Hertford, malgré les avantages pécuniaires attachés à ses fonctions, ce n’était pas sans quelque tristesse que le philosophe pensait à sa maison d’Edimbourg, à ses livres et à ses amis. « Vous dirai-je la vérité ? écrivait-il à Adam Smith. Au moment de partir, je regrette la perte de ma tranquillité, de mes loisirs, de ma retraite et de mon indépendance, et ce n’est pas sans un soupir que je regarde derrière moi, ni que je jette les yeux en avant. »

Mais tous les regrets de Hume s’évanouirent devant l’ovation qu’il reçut en France. Depuis dix ans, les écrits de Hume étaient un arsenal où les philosophes puisaient des argumens pour battre en brèche le catholicisme et le pouvoir absolu, et ce qu’on n’eût osé dire sous son nom, on le faisait passer sous le nom du philosophe écossais. De plus, l’économie politique était devenue la science à la mode depuis que tout le monde s’occupait du bonheur du peuple, et rien n’avait été publié en aucune langue de plus neuf, de plus clair, de plus facile à saisir pour toutes les intelligences, que les Essais de Hume. Ce petit livre si court et d’une lecture si agréable suffisait à mettre les gens du monde au courant des questions pour lesquelles il était du bel air de se passionner ; aussi était-il dans toutes les mains. Ajoutez à cela que la société parisienne, qui a toujours besoin de brûler son encens sur quelque autel, était à ce moment privée de toute idole : Voltaire, vieux, malade et acariâtre, se refusait à quitter Ferney; Jean-Jacques Rousseau ni Franklin n’étaient pas encore venus à Paris : il y avait donc une place à prendre dans l’admiration des beaux esprits et les adulations des badauds ; elle appartint de droit à Hume dès qu’il eut mis le pied sur la terre de France. Il semblait que son arrivée à Paris dût être le point de départ d’une ère nouvelle, et que sa seule présence dût suffire pour consommer le triomphe de la philosophie. Les beaux esprits se pressèrent en foule autour de lui, la ville se l’arracha, la cour renchérit sur la ville. Le roi se montra plein de bienveillance, le dauphin et la dauphine pleins d’amitié; les petits princes, jusqu’au comte d’Artois, qui avait six ans, lui récitèrent des complimens qu’on leur avait appris en son honneur. Mme de Pompadour voulut le voir et lui témoigna une considération toute particulière. La femme du premier ministre, la duchesse de Choiseul, l’accabla de prévenances et sollicita une place dans son amitié. Enfin l’engouement fut si général et si grand, qu’il excita la mauvaise humeur de Grimm, qu’il rendit Horace Walpole jaloux, et qu’il fit prendre Hume en horreur par Mme Du Deffand, parce que le philosophe se montra plus souvent chez Mlle de Lespinasse que chez elle. C’était en effet à qui l’aurait et le pourrait faire connaître à ses amis : sa présence dans un salon y faisait accourir tout ce que la cour comptait de plus brillant. Hume faillit mourir à la peine. Depuis vingt-cinq ans qu’il avait quitté La Flèche, il avait complètement perdu l’habitude de parler français, et il lui fallut trois ou quatre mois pour s’y remettre. Il était donc sans défense contre les flatteries dont on l’accablait, et qu’il subissait, comme il le dit, d’un air quelque peu interdit. « Toute cette nation, écrivait-il à Ferguson, depuis la famille royale jusqu’au dernier échelon, semble avoir pris à cœur de me persuader, par toute espèce de marques d’estime, qu’elle me considère comme un des plus grands génies du monde. Je ne crois pas que Louis XIV lui-même ait jamais eu à endurer pendant trois semaines autant de flatteries. » Quelques jours après, il écrivait encore à Robertson : « Vous me demandez quel est mon genre de vie? Je ne mange que de l’ambroisie, je ne bois que du nectar, je ne respire que l’encens, je ne foule que les fleurs. Tous les hommes et plus encore toutes les femmes que je rencontre croiraient manquer au devoir le plus indispensable en ne m’adressant pas une longue et compendieuse harangue à ma louange. » En effet, et c’est là un trait qui peint bien cette société élégante et étourdie du XVIIIe siècle, Hume devint en peu de temps si fort à la mode, que l’engouement gagna les dames elles-mêmes, et c’était merveille de voir ce grand et gros homme de cinquante-trois ans, à la carrure massive, à l’air épais et lourd, au maintien gauche et à la parole embarrassée, sans cesse entouré d’un essaim de jolies femmes et en butte à toutes leurs cajoleries. Il n’était point de souper fin ni de fête sans lui. « Toutes les jolies femmes, écrit Grimm, se le sont arraché, et le gros philosophe écossais s’est plu dans leur société. C’est un excellent homme que David Hume! Il est naturellement serein, il entend finement, il dit quelquefois avec sel, quoiqu’il parle généralement assez peu; mais il est lourd, et n’a ni chaleur, ni grâce, ni agrément dans l’esprit, ni rien qui soit propre à s’allier au ramage de ces charmantes petites machines qu’on appelle jolies femmes. Oh ! que nous sommes un drôle de peuple! »

Au milieu du tourbillon qui l’emportait, Hume se sentit d’abord dépaysé. « Je suis venu ici trop tard, écrivait-il à ses amis, et je ne suis point à ma place. » Et il se prit à regretter deux ou trois fois par jour son fauteuil et sa maison de James’s Court; mais comme la louange est douce, même aux philosophes, il se fit assez vite à ce perpétuel tribut d’hommages-. Il se laissa aller à toutes les séductions qui naissaient sous ses pas, et quand il se fut un peu reconnu, surtout quand il eut retrouvé son français, il se mit à aimer la vie parisienne, qui pour lui n’avait aucune épine; il rêva même par momens de demeurer en France après l’expiration de ses fonctions et de s’y établir. Qu’on ne croie pas cependant que son calme bon sens ait cédé un instant à l’enivrement de la vogue, ni qu’il ait pris plus au sérieux qu’il ne convenait l’engouement dont il était l’objet : il était le premier à plaisanter de ses succès mondains; le commerce des gens de lettres demeura toujours pour lui le principal attrait de Paris. Ceux dont il aimait le mieux la personne et la conversation étaient d’Alembert, Buffon, Marmontel, Diderot, Duclos, Helvétius et le vieux président Hénault; mais il ne se lia d’amitié qu’avec d’Alembert et Turgot. En outre, au milieu des dissipations de la cour ou des exigences de la vie officielle, à Fontainebleau, à Versailles ou à Compiègne, sa correspondance nous le montre toujours fidèle à ses vieilles amitiés, toujours dévoué et toujours serviable, dirigeant de Paris l’éducation de ses neveux, cherchant un traducteur à Robertson ou une pension pour les fils de Gilbert Elliot, accablé de commissions de toute l’Ecosse, ne s’en plaignant jamais, et trouvant du temps pour suffire à tout sans négliger ses fonctions. Il importe en effet de constater, à l’honneur de Hume, que par son application, son tact et sa capacité il justifia complètement le choix de lord Hertford; c’était lui qui conduisait toutes les affaires de l’ambassade, qui écrivait toutes les dépêches et tous les rapports. Il se rendit si utile, que le marquis n’eut point de cesse qu’il n’eût obtenu pour Hume le titre et le rang de secrétaire d’ambassade, avec l’assurance d’une pension viagère de 400 livres. Quand lord Hertford fut appelé en 1765 à la vice-royauté d’Irlande, le gouvernement anglais laissa Hume à Paris avec le titre de chargé d’affaires jusqu’à l’arrivée du duc de Richmond, et le philosophe eut à conduire à fin plusieurs négociations importantes. La correspondance diplomatique de Hume existe encore aux archives du Foreign-Office; lord Brougham, qui en a eu communication, en rend le témoignage suivant : « Elle fait beaucoup d’honneur aux talens pratiques de Hume et à sa capacité pour les affaires; ses dépêches, dont quelques-unes sont fort longues et qui sont presque toutes de sa main, sont écrites avec clarté et habileté. La ligne de conduite qu’il suit vis-à-vis d’un gouvernement plein de ruses et de faux-fuyans atteste autant de fermeté et de mesure que de pénétration et de sagacité. Ses rapports montrent une connaissance parfaite des usages et des traditions diplomatiques, et sont à la fois bien écrits et habilement raisonnes. »

Ces marques de capacité données par Hume dans des fonctions délicates expliquent comment ce philosophe, ce lettré, introduit trois ans auparavant dans la vie politique par ce qu’on appelait le caprice d’un grand seigneur, décrié pour ses opinions et ses écrits par le parti dominant, en butte à la malveillance de tout ce qui se piquait de dévotion, se trouva, après un court passage par les affaires, honoré de la bienveillance du roi George et de l’estime de tous les ministres. A la veille d’échanger son ambassade contre la vice-royauté d’Irlande, lord Hertford vint un jour trouver Hume dans sa chambre pour lui dire qu’il savait que bien des gens par leurs caresses voulaient le retenir en France, mais qu’il espérait que Hume ne se séparerait point de lui, qui l’aimait et l’estimait et avait besoin de son amitié. Cette démarche, si flatteuse et si cordiale, mit fin aux tentations que Hume avait pu éprouver de demeurer en France, et dès qu’il fut déchargé de ses fonctions, il se rendit à Londres. Lord Hertford avait demandé que Hume lui fût donné comme secrétaire d’état en Irlande. Des nécessités ministérielles rendirent cette combinaison impossible; mais le frère du marquis, le général Conway, ayant été appelé au ministère des affaires étrangères, prit Hume auprès de lui comme sous-secrétaire d’état. Hume remplit ces fonctions jusqu’au milieu de 1768, et pendant près de dix-huit mois ce fut lui qui dirigea toute la correspondance diplomatique de l’Angleterre.

Ce fut dans les premiers jours du retour de Hume en Angleterre qu’éclata sa querelle avec Rousseau, qui fit en France beaucoup plus de bruit qu’elle ne méritait, et dont il est indispensable de dire quelques mots. Obligé de quitter l’Allemagne et désireux de se rendre en Angleterre, Rousseau avait obtenu de traverser la France. Il arriva à Paris au moment où Hume allait repartir pour l’Angleterre. Il fut présenté au philosophe anglais, dont on avait déjà à plusieurs reprises réclamé pour lui les bons offices. Hume s’engoua de Rousseau, le présenta partout, et se chargea volontiers de l’emmener en Angleterre et de l’y établir. Il lui trouva en effet chez un de ses amis une résidence à son goût, l’y fit entourer de tout le comfortable possible et obtint en outre pour lui du roi d’Angleterre une pension qui assurait son existence. C’est à ce moment que Rousseau, cédant à l’ennui de la solitude et pris d’un accès de cette folie intermittente qui le conduisit à mettre fin à ses jours, s’enfuit tout à coup de Wooton, se déroba pendant une semaine ou deux à toute recherche, et lança dans le monde la lettre célèbre où il accuse Hume d’être entré dans un grand complot qui avait sa perte et sa mort pour objet. Hume fut d’abord d’avis de laisser sans réponse les attaques de Rousseau; mais on fit valoir auprès de lui les exigences de sa position officielle, on l’alarma sur l’effet que ces attaques pouvaient produire en France, où il avait laissé une si bonne renommée. Hume, inquiet et indécis, consulta ses amis de Paris : tous, même le sage et judicieux Turgot, furent d’avis qu’il était nécessaire de publier une réponse, et Hume fit imprimer sa correspondance avec Rousseau. Ce fut une bonne fortune pour les nombreux ennemis de Rousseau; mais ce fut aussi pour ses partisans un prétexte d’attaquer Hume, et celui-ci regretta plus d’une fois de voir son nom sans cesse mêlé à une polémique acharnée qui finit par fatiguer le public.

Après le renversement du ministère dont il faisait partie. Hume renonça à la politique et retourna en Écosse. Il avait alors cinquante-huit ans, il avait plus de fortune qu’il n’en avait jamais souhaité. Lui, qui s’était cru dans l’aisance le jour où il avait eu 1,000 livres sterling de capital, il avait alors 1,000 livres de revenu. Il avait acquis par son passage aux affaires assez d’influence et de crédit pour être utile aux siens; sa réputation était à l’apogée. Il lui fallait presque chaque année donner une édition de ses ouvrages. Il était accablé de marques de considération et d’estime par tout ce qu’il y avait d’éminent en Angleterre et sur le continent : il se résolut sans peine à passer dans un repos plein d’honneur et au milieu de ses amis le reste de ses jours. Il revint à Edimbourg, dont il était désormais un des plus riches habitans, s’y fit bâtir une maison, y prit équipage et ne songea plus qu’à réunir autour de lui les compagnons de sa laborieuse virilité, pour leur faire apprécier, comme il l’écrivait plaisamment à Gilbert Elliot, la supériorité de sa cuisine et sa parfaite compétence en fait de soupe à la reine, de ragoût de mouton et de vieux bordeaux. C’est au sein de ce cercle de vieux amis, entre de gais repas et de savantes conversations, que s’écoulèrent les sept dernières années de la vie de Hume. Il n’écrivit plus rien, sauf les quelques pages intitulées Notes sur ma Vie, qu’il dicta quelque temps avant sa mort, pour être mises en tête d’une édition de ses œuvres; mais il conserva jusqu’au bout ses habitudes studieuses, lisant et surtout relisant une grande partie de la journée. Il eut toutes les douceurs d’une heureuse vieillesse, car ses neveux, qu’il aimait comme ses enfans, répondirent dignement aux soins qu’il prenait de leur éducation, et il ne connut aucune de ces infirmités qui affligent et rendent souvent si pénible le déclin de la vie. Un an seulement avant de mourir, il éprouva les premiers symptômes du mal auquel il devait succomber : son extrême embonpoint disparut peu à peu et fit place à une maigreur excessive; ses forces s’affaiblirent graduellement, mais sans qu’il éprouvât aucune souffrance. Il put en quelque sorte calculer le jour où la vie lui manquerait, et il s’éteignit au printemps de 1776, au retour d’un voyage à Bath, sans avoir fait entendre une plainte, sans que sa gaieté, sa bonne humeur, son égalité d’âme se fussent un seul instant démenties, consolant tous ses proches et tous ses amis, et comme familiarisé de longue main avec la mort.

Par son testament, Hume donnait toute sa fortune à ses neveux; il léguait 200 livres à d’Alembert, autant à Ferguson et autant à Adam Smith, qu’il instituait son exécuteur testamentaire. Il laissait en même temps les instructions les plus précises et les plus péremptoires pour la publication aussi prompte que possible de ses Dialogues sur la religion naturelle. Cet ouvrage était composé depuis près de trente ans : les amis de Hume avaient mis à profit les tracasseries que lui avaient suscitées les fanatiques du clergé presbytérien et les tentatives faites à deux ou trois reprises pour le traduire devant les cours ecclésiastiques d’Ecosse; ils avaient obtenu de lui qu’il ne publiât pas ces Dialogues. Dans les dernières années de la vie de Hume, Blair et Smith insistèrent très vivement pour qu’il les supprimât tout à fait : Hume non-seulement s’y refusa, mais prit toutes les précautions nécessaires pour prévenir la suppression d’un ouvrage dont la pensée remontait aux jours de sa jeunesse, et pour en rendre la publication inévitable On retrouve là cette ténacité d’idées et cette fidélité à ses opinions qui étaient un des traits de son caractère. Il ne voulait point que le monde ignorât quels avaient été ses doutes ou ses convictions sur la plus grave question qui puisse occuper l’esprit humain : il voulait qu’on pût le juger lui-même en connaissance de cause et suivant ses mérites.

Dans un portrait anonyme qu’on suppose avoir été écrit ou revu par lui, se trouvent deux traits qui s’appliquent incontestablement à lui, et qui nous paraissent donner la clé de toute sa conduite. « Sa plume est hardie, dit le portrait, sa parole prudente, ses actions presque timides,» et un peu plus loin : « Philosophe et nul espoir d’arriver à la vérité. » Hume passe à bon droit pour un des écrivains les plus hardis qui aient traité les matières philosophiques, et pour apprécier la franchise de ses opinions, il faut se rappeler en quel temps, dans quel pays, en face de quelles passions il écrivait. Il est certain qu’il ne recule devant aucune des conclusions auxquelles l’amène la logique, quelque contraire qu’elle puisse être aux opinions reçues, et à quelque conséquence qu’elle doive conduire. Il n’hésite point à faire table rase de toutes les croyances du genre humain. Mais à quelle conclusion le ramènent invariablement toutes ses recherches? À cette conclusion uniforme : non pas que la vérité n’existe point, mais qu’elle n’est point démontrable, qu’il n’y a rien de démontrable pour notre esprit. C’est cette impossibilité d’arriver à une certitude quelconque qui a conduit Pascal et tant d’autres esprits ardens et enthousiastes à chercher dans une lumière extérieure et divine le point d’appui qu’ils ne pouvaient trouver dans la raison humaine, et leur a fait embrasser la révélation comme un refuge. Plus froid et plus conséquent, Hume n’est point sorti du scepticisme; mais il s’est demandé si l’impossibilité où il était de se rien démontrer à lui-même lui donnait le droit de détruire la certitude qui existait à tort ou à raison dans l’esprit d’autrui, et la réponse ne pouvait être que négative. Le scepticisme exclut toute propagande, et de là chez Hume ce respect des croyances d’autrui, cette tolérance pour toutes les opinions; de là la prudence de ses paroles et de sa conduite. Ce n’est pas en effet qu’il appréhendât rien pour lui-même : toute sa vie le montre au-dessus d’une pareille timidité et incapable de retrancher une seule ligne par crainte des tracas ou des périls que ses écrits pouvaient lui attirer; ce qu’il redoutait, c’étaient les conséquences que ses doctrines pouvaient avoir pour les autres. Sa véritable crainte était d’ébranler ou de détruire la conviction d’autrui; il ne voulait pas avoir charge d’âmes. Il devenait bien plus timide encore quand il s’agissait de proposer à lui-même ou aux autres une règle de conduite. On ne bâtit pas sur le sable, et il lui était impossible de trouver le moindre fondement à la morale. De quel droit s’écarter alors de la tradition perpétuelle du genre humain? comment ne pas respecter ce que toutes les générations ont respecté? comment ne pas se conformer à ce qu’un témoignage universel proclame être la loi de ce monde, à savoir la pratique du devoir et de la vertu? Et cet homme qui n’avait aucune des croyances du chrétien en eut toujours la vie et en montra toutes les vertus.

C’est cette pureté de la vie de Hume qui, aux yeux de tout juge équitable, doit l’absoudre des reproches souvent adressés à sa mémoire. Il est à regretter sans doute que cette belle et ferme intelligence n’ait pas mis au service de la vérité cette sagacité merveilleuse, cette netteté incomparable, cette dialectique serrée, cette logique puissante, qui n’ont servi que la cause du doute; mais il n’est pas donné à tout homme d’arriver à la vérité : tout ce qu’on peut demander, c’est qu’il la cherche avec bonne foi. Hume a fait plus que de chercher la vérité avec bonne foi, il l’a cherchée avec passion et de toutes les forces de son esprit. Il a été toute sa vie un homme sincèrement et profondément convaincu, et s’il s’est arrêté au seuil de la foi, c’est qu’une voix irrésistible lui criait qu’il ne pouvait aller plus loin sans tromper et lui-même et les autres. C’est la sincérité des opinions de Hume qui a fait que tant de membres du clergé protestant, tant de pieux et fervens chrétiens, en regrettant de le voir demeurer dans l’erreur, n’ont accusé la perversité ni de son esprit ni de son cœur et ont aimé et respecté l’homme en déplorant l’aveuglement du philosophe. Les travaux de Hume d’ailleurs n’ont point été inutiles au triomphe de la vérité : les erreurs qu’il a terrassées ne se sont point relevées des coups qu’il leur a portés, et en faisant voir à quelles attaques étaient exposés les principes en apparence les plus incontestables, il a fait connaître le péril et attiré dans la lice de nouveaux défenseurs qui ont fermé les brèches par où ce redoutable athlète avait passé.

Nous croyons avoir suffisamment indiqué ce qui manquait à Hume pour être un esprit du premier ordre. On ne peut le mettre au nombre de ces hommes privilégiés qui ont marqué leur passage par quelque grande découverte ou par l’établissement d’une vérité nouvelle, et dont les noms sont autant de dates dans l’histoire de l’humanité. En philosophie. Hume a été et il demeure un critique incomparable : il a déblayé le terrain où Reid et Kant ont semé. Comme historien, il ne vit plus que par le mérite du style, le mérite, il est vrai, le plus durable de tous. C’est peut-être comme économiste que sa gloire est la plus entière et a chance de grandir. En effet presqu’un siècle s’est écoulé depuis que Hume déposait la plume et renonçait à écrire; de longues et savantes discussions ont divisé les esprits les plus laborieux et les plus sagaces, des livres sans nombre ont été publiés sur toutes les branches de l’économie politique : il n’est cependant aucune vérité admise de nos jours dans la science qui ne se rencontre dans les écrits ou la correspondance de Hume, en sorte que ce grand esprit se trouve encore aujourd’hui avoir dit, avant tous ses disciples, le dernier mot de chaque question. Notre civilisation, si éprise du bien-être matériel, si tristement dédaigneuse des jouissances de l’esprit, pourra donc oublier le métaphysicien et l’historien : elle gardera forcément un souvenir reconnaissant au père de l’économie politique.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. C’est Cléanthe qui, dans les Dialogues, défend l’existence de Dieu contre Philon.