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De la nature des choses (édition Nisard)/Livre V

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De la nature des choses (édition Nisard)
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
De la nature des chosesFirmin Didot (p. 89-118).
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LIVRE V.


(5, 1) Quel être peut avoir au cœur des inspirations si hautes que ses accents répondent à la magnificence du sujet, à ses grandes découvertes ? ou des paroles assez fortes pour exalter dignement le sage qui nous laissa mille biens inestimables, fruits de ses recherches, conquêtes de son intelligence ? Aucun mortel, je crois. Car si on veut un langage qui atteigne la majesté bien connue de ses œuvres, ce fut un dieu, oui, un dieu, illustre Memmius, celui qui le premier trouva ce plan de conduite, (5, 10) maintenant appelé sagesse ; celui dont l’industrieuse pensée tira la vie de tant d’orages et de si épaisses ténèbres, pour l’établir dans un port si tranquille, au sein d’une lumière si éclatante !

Compare ce bienfait à quelques vieilles inventions divines. Cérès apporta, dit-on, aux mortels les fruits de la terre ; Bacchus fit jaillir le nectar des vignes : mais leurs dons étaient-ils nécessaires au maintien de la vie ? La renommée cite des nations qui vivent sans les posséder encore ; tandis que, sans un cœur pur, il leur est impossible de bien vivre. Nouvelle raison de croire que ce fut un dieu, (5, 20) celui dont émanent ces douces consolations de la vie, répandues chez les grands peuples, et qui maintenant encore charment les âmes.

Si on met au-dessus les exploits d’Hercule, certes on s’égare loin de la vérité. Quel mal nous feraient aujourd’hui le lion de Némée et le gouffre de sa gueule immense, l’horrible sanglier d’Érymanthe, ou enfin le taureau de Crète, et le fléau de Lerne, cette hydre hérissée d’un rempart de couleuvres au dard empoisonné ? Qu’aurions-nous à craindre de la triple poitrine du triple Géryon ? Et les chevaux de Diomède, soufflant le feu par les narines, (5, 30) près de la Thrace, sur les côtes Bistoniennes, au pied de l’Ismare, nous gêneraient-ils si fort, ainsi que les formidables griffes des oiseaux d’Arcadie, hôtes du Stymphale ? Et le farouche gardien qui veille sur les pommes d’or étincelantes des Hespérides, ce serpent au regard terrible, au corps énorme, dont les replis embrassent le tronc de l’arbre, serait-il capable de nuire, relégué sur les plages de l’Océan, au bord de ces tristes mers où nul Romain ne se hasarde, et que le barbare même n’ose affronter ?

Tous les monstres semblables jadis étouffés, à défaut de vainqueur, existeraient encore ; que pourraient-ils nous faire ? (5, 40) Rien, que je sache. Car aujourd’hui même les bêtes sauvages pullulent à foison ici-bas ; elles agitent et peuplent de mille terreurs les bois, les hautes montagnes, les forêts profondes ; mais ces lieux, qui nous empêche de les éviter ?

Au contraire, si l’on n’a point un cœur pur, que de combats, que de périls il faut essuyer malgré soi ! Quels soucis rongeurs, quelles inquiétudes, quels déchirements cause la passion ! Que de craintes ! Et l’orgueil, la débauche, l’emportement, que de ravages ne font-ils pas, ainsi que le luxe, la paresse ?

(5, 50) Et un homme qui a dompté tous ces fléaux, qui les extirpe du cœur avec les seules armes de la parole, ne sera pas jugé digne d’être mis au rang des dieux ! Surtout quand cet homme nous parle toujours des immortels eux-mêmes en termes divins, et que sa voix nous découvre la nature des choses.

Attaché à ses traces, je vais poursuivre mes raisonnements, et enseigner combien il est nécessaire que tous les êtres se bornent à une durée que fixent les conditions de leur existence, sans pouvoir enfreindre les lois immuables du temps. (5, 60) Ainsi, en première ligne, nous avons trouvé la nature des âmes : elles se composent de matières qui naissent avec nous, elles ne peuvent fournir sans atteinte de longues années ; et dans le sommeil, mille fantômes les abusent, puisque nous croyons apercevoir un homme qui a cessé de vivre.

Pour achever, le développement du système me conduit à faire voir que le monde, amas de substance périssable, naît et succombe. Je dirai comment la rencontre des atomes a formé la terre, le ciel, la mer, les astres, le soleil, (5, 70) et le globe de la lune ; quels sont les êtres qui ont existé réellement, et ceux que la terre ne porta jamais. Je dirai comment le besoin de nommer les choses accoutuma les hommes à un échange de paroles articulées, et comment fut insinuée dans les âmes cette peur des immortels, sainte barrière qui défend, par tout le globe, les temples, les fontaines et les bois sacrés, les autels et les statues des dieux.

J’expliquerai aussi par quelle force la Nature plie et gouverne la marche du soleil et les révolutions de la lune, (5, 79) pour t’empêcher de croire qu’ils accomplissent librement et à leur gré leurs courses éternelles entre le ciel et la terre, qu’ils se prêtent eux-mêmes à la croissance des fruits, des animaux, ou qu’ils roulent sous une main divine. Car les hommes les mieux éclairés sur la vie paisible des immortels viennent-ils à s’étonner comment tout a lieu ici-bas, et surtout les phénomènes qui éclatent au-dessus de nos têtes dans les campagnes des airs, ils retombent aussitôt dans leurs vieilles superstitions, ils évoquent des maîtres impérieux, et leur attribuent la toute-puissance : pauvres fous (5, 90) qui ignorent quelle chose peut ou ne peut pas être, quelle loi borne la puissance des corps et leur trace de profondes limites.

Au reste, pour que nous cessions de t’arrêter aux prémisses, examine d’abord les ondes, la terre, le ciel : leur triple nature, leurs trois corps, ô Memmius, ces trois aspects si divers, ces trois vastes tissus, un jour livrera tout à la destruction ; et cette lourde machine du monde, demeurée tant de siècles inébranlable, s’écroulera.

Il ne m’échappe pas combien c’est une idée merveilleuse et neuve que la ruine future du ciel et de la terre, (5, 100) et combien j’aurai de peine à y réduire les intelligences. C’est ce qui arrive, quand on offre à l’oreille une vérité jusqu’alors inconnue, sans pouvoir la mettre sous les yeux, ni la faire toucher du doigt, ces deux voies de la persuasion les plus sûres, et qui aboutissent de plus près au cœur humain, au sanctuaire de la pensée. Je parlerai cependant : peut-être les faits eux-mêmes viendront-ils appuyer mes discours ; peut-être verras-tu avant peu la Nature bouleversée sous les affreuses tempêtes du sol. Puisse la Fortune, qui gouverne tout, éloigner ce désastre ! Puisse la raison, plutôt que l’événement, t’apprendre (5, 110) que le monde vaincu peut s’abîmer avec un horrible fracas !

Mais, avant que je ne révèle sa destinée par un oracle plus saint et plus infaillible que ceux que la Sibylle tire du trépied d’or et des lauriers d’Apollon, écoute de sages et consolantes paroles. Je ne veux pas que, sous le frein de la superstition, tu ailles croire que la terre, le soleil, le ciel, la mer, la lune, essences divines, sont impérissables, et que pour cela tu invoques mille supplices contre le forfait épouvantable de ces nouveaux Géants, (5, 120) qui ébranlent avec leurs systèmes les remparts du monde, qui veulent éteindre le soleil, flambeau des airs, et qui impriment le sceau de la mort à des choses immortelles. Ah ! ne sont-elles pas bien éloignées de la nature céleste, bien indignes de figurer parmi les dieux, ces masses qui offrent plutôt l’image d’une vie morte et insensible ?

Car il est impossible d’admettre que l’âme et l’intelligence s’accommodent d’habiter un corps quelconque. (5, 129) De même qu’il ne peut y avoir un arbre dans l’air, un nuage dans les flots salés, un poisson vivant au sein des campagnes, du sang dans les veines du bois, ou des sucs dans la pierre, mais que tout a un lieu distinct et fixe pour séjourner et croître : de même la Nature ne peut enfanter un esprit sans corps, un esprit pur, qui existe loin du sang et des veines. Car, autrement, ces essences libres habiteraient indistinctement la tête, les épaules, le talon, et auraient coutume de naître dans un endroit quelconque, plutôt que de rester au fond du même corps, du même vase. (5, 139) Mais si, dans ton propre corps, il est évident et sûr que des lois invariables fixent un lieu où existent et croissent séparément ton esprit et ton âme, à plus forte raison nieras-tu que leur assemblage puisse subsister loin du corps et de toute forme vivante, dans la poussière des glèbes, dans les feux du soleil, dans l’onde, dans les hautes campagnes des airs. Possèdent-elles donc une sensibilité divine, ces matières incapables même de recevoir les tressaillements de la vie ?

Il n’est rien, non plus, qui autorise à croire que les saintes demeures des immortels se trouvent dans une partie du monde. Ces dieux, natures fines, et loin de la portée (5, 150) de nos sens, à peine nos intelligences les entrevoient-elles. Or, échappant au contact et à la rencontre des mains, ils ne peuvent rien toucher qui nous soit perceptible ; car les êtres impalpables ne touchent point eux-mêmes. Ainsi leur demeure sera tout autre que les demeures humaines, et subtile comme leur essence. Je te le prouverai, dans la suite, par de larges développements [156].

Dire que les immortels ont voulu disposer pour les hommes cette belle nature du monde, qu’il faut par conséquent y admirer l’admirable ouvrage d’une main divine, (5, 160) et la croire éternelle, impérissable ; crier à l’attentat contre tout effort qui ébranle dans ses fondements ce que l’antique sagesse des dieux a établi jusqu’à la fin des âges pour les races humaines, et contre toute parole qui le tourmente, qui le bouleverse de fond en comble ; imaginer enfin et répandre toutes les fables de ce genre, Memmius, est une folie. Quoi ! notre reconnaissance procure-t-elle donc à ces âmes bienheureuses et immortelles de grands avantages, qui les excitent à travailler pour le compte des hommes ? Quel attrait nouveau a pu inspirer si tard à ces existences si paisibles (5, 170) le désir de quelque changement ? Ceux-là doivent aimer une position nouvelle, que leur ancien sort incommode ; mais des êtres à qui le temps passé n’a fait aucune blessure dans le cours d’une vie florissante, quel besoin eût allumé en eux cette passion de la nouveauté ? Est-ce que, par hasard, leur existence languissait dans les ténèbres et l’abattement, jusqu’au jour où brilla la fleur naissante du monde ? Pour nous, enfin, quel mal y aurait-il eu à ne pas naître ? Car, une fois né, un être quelconque doit vouloir rester au monde, tant que les douces jouissances y retiennent son âme ; (5, 180) mais s’il n’a jamais goûté à cet amour de la vie, s’il ne fut jamais au nombre des vivants, que lui importe de n’être pas créé ?

Et le type de la création, et l’idée même de l’homme, où ces dieux l’ont-ils puisée [182] ? Comment ont-ils su et envisagé dans leur intelligence ce qu’ils voulaient faire ? Eussent-ils connu l’énergie des atomes, et ce que peuvent leurs différentes combinaisons, sans la Nature qui a fourni son propre modèle ? Car, depuis le temps immémorial que les atomes, battus par mille chocs de mille sortes, (5, 190) et accoutumés à un vif essor que leur poids aiguillonne, forment toutes les alliances, essayent tous les arrangements capables de féconder leur assemblage, il n’est pas étonnant qu’ils aient enfin rencontré un ordre, établi un cours tel que celui où s’opère et se renouvelle aujourd’hui encore la grande masse des êtres.

Pour moi, lors même que je ne connaîtrais pas les éléments des choses, rien qu’à voir le mécanisme céleste, j’affirmerais sans crainte, je prouverais sans réplique (5, 199) que la Nature ne peut être l’ouvrage d’une main divine, tant elle a d’imperfections.

D’abord, tout l’espace que le vaste tourbillon des cieux enveloppe est avidement rongé par les montagnes et les forêts des bêtes sauvages, ou envahi par des rocs et des marais immenses, et la mer enfin, large ceinture qui entrecoupe les terres. Les ardeurs brûlantes ou l’éternelle chute des frimas dévorent presque deux zones qu’elles ôtent aux mortels. Ce qui reste de terrain, la Nature, par sa propre énergie, le couvrirait de ronces, sans la vigoureuse résistance de l’homme, que les besoins de sa vie accoutument à gémir sur un infatigable râteau, (5, 210) et à presser, à fendre la terre de sa charrue. Si on ne retourne point avec le soc les glèbes fécondes, et qu’un bouleversement du sol n’excite pas la végétation, elle ne peut jaillir toute seule dans les airs limpides. Encore souvent le fruit de nos pénibles travaux, alors que toute la plaine se couvre de feuilles et de fleurs, est-il brûlé aux feux trop ardents que le soleil verse des hauteurs du ciel, ou étouffe sous des pluies, des gelées inattendues, ou ravagé par le souffle furieux et la tourmente des vents.

Et la race terrible des bêtes sauvages, (5, 220) fléau de l’espèce humaine, d’où vient que la Nature se plaît à la nourrir et à l’accroître sur la terre et dans l’onde ? Pourquoi les saisons nous apportent-elles des maladies ? Pourquoi la mort erre-t-elle sur nos têtes, avant l’âge mûr pour la tombe ?

Semblable au marin qu’ont rejeté les ondes cruelles, l’enfant demeure couché sur la terre, nu, sans parole, dénué de tous les secours qui aident à vivre, sitôt que la Nature le vomit avec effort des entrailles maternelles au berceau de la lumière. Il remplit les lieux de ses lugubres vagissements ; et il a bien raison, lui qui a tant de maux encore à traverser dans la vie ! Mais les troupeaux divers, petits ou grands, et les bêtes féroces, croissent sans peine : (5, 230) ils n’ont pas besoin de hochets, et aucun n’exige qu’une tendre nourrice lui bégaye des paroles caressantes ; la température ne les oblige point à changer de vêtements, et il ne leur faut ni armes, ni hautes murailles, pour défendre ce qui est à eux, puisque la terre elle-même et l’industrieuse Nature fournissent si abondamment à tous les besoins de tous ces êtres.

D’abord, comme la substance de la terre, des ondes, et l’haleine légère du vent, et la brûlante vapeur du feu, qui composent évidemment la grande masse des êtres, sont elles-mêmes formées de matières qui naissent et périssent, (5, 240) on doit croire que le monde tout entier participe de leur essence. Car, lorsque nous voyons un ensemble dont les parties et les membres sont des corps nés et revêtus de formes mortelles, nous apercevons presque du même regard et la mort et la naissance de cet ensemble. Moi donc qui vois les membres énormes et les parties du monde se consumer et renaître, je puis être sûr que la terre, le ciel ont eu un commencement et auront une fin.

Ici ne songe point à me reprendre, Memmius, quand je donne le feu et la terre pour des essences mortelles, (5, 250) que je ne crains pas de faire périr les airs, les ondes, et que je les ressuscite tous sous une croissance nouvelle. D’abord, une partie de la terre, éternellement brûlée de mille soleils et battue de mille pieds, exhale des nuages de poussière et de légers brouillards, que le vent impétueux éparpille dans les airs. Une partie même des glèbes fond et retombe en eau sous les pluies ; et les fleuves, en rasant leurs rives, les rongent. Mais tout corps qui alimente les autres répare bientôt ses pertes. Or, il est évident et incontestable (5, 260) que la terre est à la fois le berceau et la tombe commune des êtres : il faut donc qu’elle s’use tour à tour, et s’enrichisse d’un nouvel accroissement.

Pour croire les mers, les fleuves, les sources toujours pleins d’une onde renouvelée et jaillissant d’un cours intarissable, a-t-on besoin de paroles ? Les torrents qui roulent par toute la terre n’en sont-ils pas une preuve assez forte ? Néanmoins des pertes empêchent que la matière fluide ne devienne trop abondante : soit que des vents orageux, balayant les flots, les appauvrissent, ou que le soleil, au faîte des airs, entame leur tissu avec ses rayons ; (5, 269) soit que la masse des eaux circule dans la terre, ce filtre qui ôte le sel empoisonné, tandis que les atomes purs remontent vers le berceau des fleuves, s’y amassent tous, et de là épanchent leur douceur nouvelle dans les campagnes, où la route, une fois tracée, guide le pas limpide des ondes.

Parlons maintenant de l’air, et des innombrables vicissitudes que sa masse entière essuie d’heure en heure. Car toute essence, écoulée des corps, va s’engloutir au vaste océan des airs. Si, en échange, les airs ne rendaient aux corps une substance qui répare ces écoulements ruineux, tout serait déjà rompu et changé en air. (5, 280) Ainsi les corps ne cessent d’engendrer l’air, et l’air retourne perpétuellement à l’essence des corps, puisque nous voyons chez tous un flux perpétuel.

De même cette source féconde des torrents de lumière, le soleil, de ses hauteurs, arrose sans cesse le ciel de clartés toujours fraîches, et remplace vivement sa lumière par une lumière nouvelle ; car ses premiers éclairs meurent aux lieux où ils tombent. En veux-tu la preuve ? Sitôt que des nuages viennent se mettre devant le soleil, et que leur interposition coupe pour ainsi dire les rayons du jour, toute la partie inférieure se dissipe à l’instant, (5, 290) et l’ombre gagne la terre du côté où se portent les nues. Cet exemple te montre que les corps ont toujours besoin d’un éclat nouveau, que tout jet lumineux expire, et que rien ne peut être vu au soleil, à moins que le berceau du jour ne fournisse continuellement à ses pertes.

Bien plus, nos flambeaux terrestres, soleils des nuits, ces lampes suspendues, ces torches étincelantes d’un vif éclat et grasses d’une épaisse fumée, s’empressent aussi, à l’aide de la chaleur, de jeter lumière sur lumière [299]. Leurs feux tremblants se hâtent, (5, 300) se hâtent toujours, et on ne voit pas de lieux entrecoupés sous une lueur interrompue : tant chaque rayon de feu succombe rapidement à une mort que précipite la naissance rapide des flammes nouvelles ! Aussi faut-il croire que le soleil, la lune, les étoiles dardent la lumière par des émissions successives, et que leurs premiers rayonnements ne cessent de se perdre, loin de les regarder comme des forces inaltérables.

Enfin, ne remarques-tu pas que les pierres elles-mêmes sont vaincues par l’âge ? que les hautes tours s’écroulent, que les rochers tombent en poudre ? que la fatigue des ans mine les temples et les statues des immortels, (5, 310) sans que toute leur divinité puisse reculer le terme du destin, ou aller contre les lois de la Nature ?

Ne voit-on pas tomber aussi les monuments des hommes ? Ils semblent aspirer eux-mêmes à la vieillesse. Ne voit-on pas les rocs arrachés rouler du haut des montagnes, incapables de soutenir et de braver le puissant effort du temps, même du temps limité ? Car un déchirement subit ne jetterait point à bas des corps qui eussent demeuré jusque-là éternellement impassibles, sans que la tourmente des âges parvînt à les rompre.

Vois de toutes parts, vois au-dessus de nos têtes cet espace qui (5, 320) presse la terre de ses vastes embrassements. Suivant quelques hommes, il engendre toutes choses et reçoit les débris des morts ; il est donc un amas énorme de substance, née de substance périssable. Car tout être qui accroît et alimente les autres diminue nécessairement ; et il augmente de nouveau, lorsque des corps y pénètrent.

De plus, si la terre et le ciel n’ont pas eu d’origine, d’enfantement, et qu’ils aient vécu de toute éternité, pourquoi, avant la guerre de Thèbes et les funérailles de Troie, d’autres poëtes n’ont-ils pas chanté d’autres exploits ? Pourquoi tant de hauts faits ont-ils tant de fois péri ? Et pourquoi (5, 330) les monuments éternels de la renommée n’en ont-ils pas gardé la fleur ?

Quant à moi, je pense que l’univers est dans sa jeunesse, la Nature dans sa fraîcheur, et que leurs commencements ne datent pas de bien loin. Aussi voit-on quelques arts se polir encore de nos jours, et de nos jours encore suivre leur développement : c’est d’aujourd’hui que mille progrès enrichissent la navigation [334] ; c’est d’hier que les musiciens ont inventé leurs douces harmonies. Enfin, le système de la nature, ce plan du monde, est une découverte récente ; et on ne m’a trouvé qu’en cet âge, moi qui, le premier entre tous, ai su l’introduire dans la langue de nos pères.

Si par hasard tu crois que les mêmes choses existaient jadis, (5, 340) mais que les générations humaines ont succombé aux vapeurs brûlantes, que les villes se sont abîmées dans une grande tempête du monde, que sous des pluies continuelles les fleuves dévorants ont inondé le sol, englouti les hautes murailles, tu n’en seras que mieux vaincu, et obligé d’admettre que la terre et le ciel marchent aussi à leur perte. Car au moment où ces fléaux, ces périls épouvantables tourmentaient les êtres, si une cause de mort plus terrible se fût abattue sur eux, ils eussent précipité au loin, dans un immense désastre, leurs ruines immenses. Les hommes même, pourquoi se jugent-ils mortels, (5, 350) sinon parce que des maladies les gagnent, eux qui ressemblent aux êtres déjà chassés de la vie par la Nature ?

D’ailleurs, pour que les êtres soient éternellement durables, il leur faut une matière solide qui brave les coups, et ne laisse pénétrer aucun germe de dissolution entre le tissu étroit des parties, comme les atomes dont nous avons indiqué plus haut la nature. Ils peuvent avoir aussi la même durée que les âges quand ils échappent aux atteintes, comme le vide qui demeure toujours impalpable, qui ne reçoit pas la moindre blessure du choc ; (5, 360) et quand ils ne sont environnés par aucun espace libre dans lequel un corps puisse se dilater et se répandre, comme le tout universel, le tout impérissable, qui hors de soi ne trouve ni étendue pour la fuite, ni atomes dont la rencontre, dont les assauts terribles viennent le pulvériser. Or, nous avons vu que le monde n’est pas une substance de nature solide, puisque le vide se mêle à tout assemblage. Il est encore moins un vide pur. Il ne manque pas de corps ennemis : du tout immense jaillissent mille tourbillons orageux qui peuvent entraîner la chute de notre univers, (5, 370) ou lui apporter mille désastres. Enfin, il a toujours des espaces, des gouffres inépuisables, pour y semer les débris de ses remparts, pour y essuyer des attaques mortelles. Donc, les portes de la mort ne sont pas fermées au ciel, ni au soleil, ni à la terre, ni aux eaux profondes ; non : ces gouffres béants les attendent, ouverts dans toute leur immensité.

Tu es donc obligé aussi de reconnaître que ces mêmes corps ont pris naissance. Car des substances mortelles (5, 379) eussent été incapables de braver éternellement, jusqu’à nos jours, l’irrésistible force d’un temps immense.

Et puisque les vastes membres du monde engagent entre eux une lutte si acharnée, dans l’emportement d’une guerre impie ; ne vois-tu pas que ces longues batailles peuvent avoir une fin ? lorsque, par exemple, le soleil et toute sa vapeur chaude, buvant toutes les essences humides, demeureront les maîtres. Et ils essayent de le faire ; mais jusqu’ici leur effort n’a pu en venir à bout : tant les fleuves ont d’abondance ! Eux-mêmes, du profond abîme des mers, ils menacent tout d’un engloutissement. C’est en vain ; car les vents balaient (5, 390) et appauvrissent les flots, car le soleil, rayonnant à la cime des airs, entame leur tissu ; et ils espèrent dessécher toute l’eau, avant qu’elle touche au but de son entreprise. Respirant la guerre, et d’une ardeur, d’une force égale, tous s’acharnent à l’envi pour ces grands intérêts. Une fois, cependant, le feu a été vainqueur ; une fois, dit-on, l’eau régna dans les campagnes.

Oui, le feu a vaincu et tout consumé au loin de ses embrasements, lorsque le vif et dévorant essor des chevaux du Soleil, égaré de ses routes, emporta Phaéton à travers les cieux et les terres. (5, 400) Mais le père des êtres, le tout-puissant, ému d’une colère violente, et frappant tout à coup de la foudre cet illustre téméraire, le précipita de son char ici-bas. Le Soleil accourut au bruit de sa chute, releva l’éternel flambeau du monde, réunit ses chevaux épars, les attela encore tremblants, et ranima l’univers en reprenant sa course et son empire accoutumé. Telle est, du moins, la fable chantée par les vieux poëtes de la Grèce ; fable qui s’écarte trop de la vérité. Le feu triomphe, quand les atomes de sa matière jaillissent, des gouffres immenses, plus nombreux que les autres ; (5, 410) ensuite leur énergie tombe, vaincue par une force quelconque : sinon toutes choses périssent, dévorées au vent de la flamme.

Ce fut de même que les ondes amoncelées eurent, dit-on, leur jour de victoire, lorsque tant d’hommes s’engloutirent dans les flots. Mais sitôt qu’une autre puissance écarta et mit en déroute cette masse d’eau soulevée de l’abîme, les pluies cessèrent, et les fleuves adoucirent leur emportement.

Enfin, comment la rencontre des atomes a-t-elle jeté les fondements de la terre, du ciel, des mers profondes [417], du soleil, et des courses de la lune ? Je vais l’exposer avec ordre.

(5, 420) Assurément ce n’est pas à dessein, ni avec intelligence, que les atomes se sont établis chacun à leur place ; et ils n’ont pas concerté leurs mouvements réciproques. Mais, depuis le temps immémorial que ces corps élémentaires, battus par milliers de mille chocs, et accoutumés à un élan que leur poids aiguillonne, forment toutes les alliances, essayent tous les résultats de tous les arrangements possibles, il arrive que leur cours éternel et leur éternel essai de mille mouvements, de mille combinaisons, (5, 430) unissent enfin les atomes, dont les assemblages rapides deviennent enfin la base des grands êtres, comme la terre, les ondes, le ciel, et les espèces vivantes

On ne voyait pas encore le disque du soleil, au vol sublime et ruisselant de lumière. On ne voyait pas les flambeaux de l’univers immense, ni l’Océan, ni le ciel, ni la terre, ni l’air, ni enfin aucune chose semblable aux choses d’aujourd’hui ; mais un orageux désordre, et un amas confus. Bientôt les parties commencèrent à s’écarter, et les essences de même nature à se joindre : le monde se débrouilla ; (5, 440) il eut ses membres distincts, il rangea séparément de vastes êtres et y mêla tous les atomes chez qui la discorde, soulevant des batailles, troublait encore les intervalles, les directions, les rapports, la pesanteur, les chocs, les alliances, les mouvements, parce que leurs formes inconciliables et leurs traits divers empêchaient tout assemblage durable, tout mouvement harmonieux. Ainsi les hauteurs du ciel jaillirent loin du sol ; ainsi le fluide des mers isola son immensité, et l’isolement purifia aussi les feux de l’éther.

(5, 450) Car, dans l’origine, les atomes de terre, essence lourde et embarrassée, s’amoncelèrent au centre, ou envahirent les parties basses. Plus leur enlacement fut vif et compacte, plus il exprima de ces germes dont se forment la mer, les astres, le ciel, la lune, le soleil, et la vaste ceinture du monde : toutes choses qui ont une semence beaucoup plus lisse, plus ronde, plus fine que la terre. Aussi la terre poreuse et maigre laissa-t-elle jaillir d’abord atome par atome, et monter aux cimes, l’air, (5, 460) essence de feu, qui emporta mille feux encore d’une aile rapide. Souvent, lorsque les herbes joignent aux perles de la rosée la pourpre du soleil et l’or de sa lumière matinale ; que les lacs et les fleuves intarissables exhalent un léger brouillard ; que la terre paraît elle-même fumante, nous voyons toutes ces vapeurs, amassées dans les hauteurs du ciel, y étendre leur épais rideau. De même ce léger fluide de l’air, une fois épaissi, devint une barrière qui emprisonna les êtres, (5, 470) et, répandu au loin sur toute la face du monde, l’enveloppa toute de ses vastes embrassements.

Ensuite vint la naissance du soleil, de la lune, des astres dont les globes roulent au milieu de l’air, entre les deux extrêmes, et que ni la terre ni le ciel immense n’ont attirés à eux, parce qu’ils n’étaient ni assez pesants pour tomber au fond, ni assez légers pour jaillir dans les hautes campagnes du monde. Cependant ils occupent le milieu, essences vives qui s’agitent, et forment des parties animées de la masse. (5, 479) Ainsi, chez les hommes, quelques membres demeurent immobiles, tandis que les autres se meuvent.

Ces matières une fois dégagées, la partie du sol où s’étend aujourd’hui la plage azurée du vaste océan s’affaissa tout à coup, et creusa les gouffres de l’onde salée. De jour en jour, plus les bouillonnements de l’air et les rayons du soleil, blessant de mille coups la surface nue de la terre, la chassent, la refoulent et l’amoncellent vers son centre, plus il arrache de son corps une sueur amère, dont les flots enrichissent l’Océan et les campagnes ondoyantes ; (5, 490) et plus aussi elle rejette par milliers ces atomes de vent et de feu, qui forment de leur vol épais et dressent, loin de la terre, les dômes éblouissants du ciel. Les plaines s’abaissent, et la pente des hautes montagnes grimpe dans les airs ; car il est impossible que les rocs éprouvent un affaissement, ou que toutes les parties descendent au même niveau. Ainsi la lourde masse du sol, épaississant ses atomes, s’affermit sur sa base ; ainsi, en quelque sorte, toute la vase du monde tomba, pesante, vers le bas, et s’arrêta au fond, comme la lie.

Alors la mer, alors le vent, alors le ciel même, le ciel resplendissant, (5, 500) demeurèrent purs, avec des atomes limpides, et une légèreté plus grande chez les uns que chez les autres. Le ciel, de tous le plus agile, le plus limpide, se répand au-dessus de la couche des airs ; et il ne mêle pas sa limpidité aux corps qui altèrent le souffle du vent. Il abandonne ces régions aux bouleversements de la tourmente, au désordre, à l’inconstance de l’orage ; tandis que lui-même roule ses vagues de feu d’un essor prompt et invariable. Que le ciel puisse flotter avec enchaînement et harmonie, les eaux de la mer le proclament, elles qui bouillonnent sous un flux réglé, éternellement soumises à un cours éternellement uniforme.

(5, 510) Chantons maintenant la cause du mouvement des astres. D’abord, si c’est l’énorme globe du ciel qui tourne, il faut admettre que deux courants d’air extérieur le pressent à chaque pôle, le maintiennent et l’emprisonnent. L’un jaillit d’en haut, et attaque les cimes où roulent et brillent les flambeaux éternels du monde, l’autre souffle du bas, afin de soutenir le globe. Nous voyons les fleuves faire tourner ainsi les roues et les seaux des machines.

Il se peut encore que ces fanaux étincelants se meuvent au sein du firmament immobile : (5, 520) soit que les astres, flots bouillonnants de l’impétueux éther, enfermés et cherchant à fuir, tourbillonnent, et agitent leurs feux errants par toute l’immensité de la voûte céleste ; soit que l’air extérieur, débordant je ne sais où, pousse ses flammes à un mouvement circulaire ; soit, enfin, que, libres de se traîner eux-mêmes vers les aliments qui appellent, qui invitent leurs pas, ils dévorent çà et là tous les atomes de feu répandus dans le ciel. Établir au juste la manière dont ils se gouvernent ici-bas est chose difficile. Je me borne à enseigner tout ce qui peut avoir et tout ce qui a vraiment lieu, au sein du vide immense, dans ces mille mondes engendrés sous mille lois diverses ; (5, 530) et je ne m’attache qu’à une exposition nette des causes nombreuses que l’univers peut fournir au mouvement des astres. Parmi ces causes, néanmoins, une seule, comme toujours, doit assurer leurs révolutions : mais laquelle de toutes ? voilà ce que ne peut décider sitôt un homme qui avance pas à pas.

Pour que la terre repose, immobile, au centre du monde [535], il faut que sa pesanteur diminue et s’évanouisse insensiblement ; il faut que l’extrémité inférieure ait pris une essence nouvelle, étant unie et incorporée, depuis la naissance des âges, aux parties de l’air où elle trouve sa base. (5, 540) De là vient qu’elle ne leur est point à charge, que les airs ne fléchissent pas sous elle. De même les membres d’un homme ne le chargent pas ; la tête ne pèse point au cou, et les pieds ne sentent pas le faix de la masse. Au contraire, tout poids extérieur qui nous est imposé nous incommode, fût-il beaucoup moindre que nous : tant il faut considérer ce que peuvent toutes choses ! Ainsi donc la terre n’est point une étrangère, venue du dehors, et lancée tout à coup dans un air étranger pour elle. Également conçue dès l’origine du monde, (5, 550) elle en est une partie déterminée, comme tu vois que les membres sont une partie de nous-mêmes.

D’ailleurs, ébranlée soudain par un vaste coup de tonnerre, elle ébranle de son agitation tout ce qui est au-dessus d’elle. Or, pourrait-elle le faire, si elle n’était enchaînée aux parties aériennes du monde et au ciel ? Oui, ces essences se tiennent et ont, depuis la naissance des âges, les mêmes racines, les mêmes nœuds, les mêmes accroissements.

Regarde le corps humain : ce poids énorme n’est-il pas soutenu par la fine et vive essence de l’âme ? C’est que tous deux sont unis et attachés ensemble. (5, 560) Et qui pourrait, d’un saut agile, soulever le corps, sinon l’âme vive qui gouverne les membres ?

Vois-tu maintenant toute l’énergie d’une frêle nature, quand elle est jointe à un être pesant, comme l’air au sol, et l’âme au corps.

Le disque et l’ardent foyer du soleil ne peuvent être beaucoup plus grands ou beaucoup moindres que nos organes nous les montrent [565]. Car de si loin que les feux attirent encore nos regards, et envoient à nos membres le souffle de la vapeur chaude, tout l’espace que dévore le jet de flamme ne les entame point, (5, 570) et à l’œil la masse n’en est pas plus resserrée. Donc, puisque la chaleur du soleil et ses torrents de lumière parviennent à nos sens, et illuminent la terre, il en résulte que nous devons apercevoir aussi sa forme, ses contours, de telle sorte que la vérité ne permette ni de l’accroître, ni de l’appauvrir.

Et la lune, soit qu’elle roule inondant l’espace d’un éclat emprunté, soit qu’elle darde la lumière de sa propre essence, ne marche point avec une plus vaste figure que son disque visible ne le fait juger à nos yeux. Car tous les objets qu’une vue lointaine saisit (5, 580) à travers une épaisse couche d’air, brouillent plutôt leur image qu’ils n’amoindrissent leur contour. Il faut donc que la lune, qui nous offre une apparence claire et nette de sa forme, et qui dessine jusqu’aux traits de son visage, nous apparaisse dans toute sa grandeur à la cime des airs.

Enfin, pour connaître tous ces feux qui éclatent dans le ciel, examine tous les feux de terre. Tant que leur éclat est net et leur flamme distincte, les contours ne varient guère que sous des accroissements ou des pertes insensibles, quelle que soit la distance : (5, 590) tu peux en conclure que les astres diminuent ou augmentent à peine du plus faible, du plus insaisissable volume.

Et ne va pas crier merveille, de voir un soleil si étroit envoyer une lumière si vaste que ses écoulements remplissent les eaux, les terres, le ciel, et que tout soit baigné de son ardente vapeur. Car il est possible qu’au sein du monde entier ce soit l’unique et intarissable fontaine ouverte, d’où jaillissent les torrents de lumière, parce que de tous les endroits du monde tous les atomes de feu y réunissent, y amoncellent leurs flots épais, (5, 600) de telle sorte que cette mer brûlante déborde par un seul canal. Ne vois-tu pas souvent un mince ruisseau arroser de larges prairies, engloutir les campagnes ?

Il se peut encore que, sans avoir beaucoup de feu, le soleil envahisse l’air et le dévore de ses embrasements, si l’air est d’une nature complaisante, avide, et prompte à s’allumer au contact d’une faible ardeur. C’est ainsi qu’on voit, au sein des moissons et du chaume, une étincelle répandre l’incendie.

Peut-être même le soleil, autour des cimes que dore sa lampe resplendissante, (5, 610) possède-t-il un amas de feux dont les ardeurs cachées, sans se trahir par aucun éclat, dardent la chaleur, et augmentent à ce point la force de ses rayons.

Il n’y a pas, non plus, de voie directe et simple pour expliquer comment il va des régions de l’été au Capricorne, dont il tourne la froide barrière, et comment de là il ramène son char à la borne où le Cancer l’arrête ; et comment aussi on voit la lune parcourir en un mois ces espaces qui usent un an de la marche du soleil. Non, je le répète, une cause unique et simple n’est point assignée à ces merveilles.

(5, 620) On peut surtout admettre, comme vraisemblables, les saintes opinions du grand Démocrite. Plus les astres sont voisins de la terre, moins ils sont emportés dans le tourbillon du ciel. En effet, ce rapide et ardent essor languit et s’épuise vers l’extrémité inférieure : aussi le soleil reste-t-il peu à peu en arrière avec les astres les moins hauts, étant lui-même bien au-dessous des étoiles resplendissantes ; et la lune encore davantage. Plus son humble révolution s’écarte du ciel, et incline vers la terre, (5, 630) moins elle peut lutter de vitesse avec les flambeaux du monde ; et plus elle tourbillonne d’une course lente et molle, elle qui est inférieure au soleil, plus les astres qui roulent autour d’elle l’atteignent et la dépassent. Il arrive de là qu’elle semble rejoindre d’un pas agile chacun des astres, parce que les astres reviennent à elle.

Voici un autre fait possible. Des régions opposées du monde, s’élancent alternativement et à des époques réglées deux courants d’air, qui poussent le soleil des signes de l’été aux froides carrières du Capricorne, (5, 640) puis le rejettent des ténèbres glacées de l’empire du froid aux demeures du feu et aux signes brûlants. Il faut croire de même que la lune, que ces roulantes étoiles dont les vastes cercles embrassent de longues années, flottent d’une extrémité à l’autre sous la double et alternative impulsion de l’air. Ne remarques-tu pas que des vents opposés contrarient les nuages, et emportent diversement leurs couches amoncelées ? Pourquoi, dans l’immense tourbillon de l’éther, les astres seraient-ils moins capables de jaillir sous deux tempêtes opposées ?

La nuit enveloppe la terre de ses grandes ombres, (5, 650) parce que le soleil, après une longue marche, touche la borne du ciel, et, languissant, exhale ses feux épuisés par la route, amortis par la vague épaisse de l’air ; ou bien parce que la même force qui a soutenu le disque au-dessus de la terre le contraint à rouler sous elle.

De même, à un instant fixé, Matuta conduit la rose et jeune Aurore dans l’empyrée, et ouvre les portes de la lumière : soit parce que ce même soleil qui était sous terre remonte, et de loin s’empare du ciel, tandis qu’il essaye à l’embraser de ses rayons ; (5, 659) soit parce qu’à une heure déterminée il s’amasse habituellement des feux et mille germes ardents, qui fournissent au soleil une lumière toujours renaissante et fraîche. Ainsi l’on raconte que des hautes cimes de l’Ida brillent, à l’aube du jour, des flammes éparses qui s’amoncellent bientôt en un seul globe, et forment un disque.

Il n’est rien pourtant qui doive te surprendre dans le concours si exact de ces atomes de feu, qui réparent l’éclat usé du soleil. Que de choses ne voit-on pas s’accomplir à époque fixe dans tous les êtres ! Le jour est marqué (5, 670) où les arbres fleurissent ; il est marqué le jour où ils dépouillent la fleur. À jour marqué aussi l’âge veut que les dents nous tombent, que l’enfant d’hier se couvre d’un tendre duvet, fleur de l’adolescence, et qu’une barbe molle s’épanche de sa joue. Enfin la foudre, la neige, les pluies, les nuages, les vents, n’ont pas lieu à des époques trop incertaines de l’année. Car, une fois que les causes premières sont établies, que les effets suivent la même pente depuis la naissance du monde, tout arrive dans un ordre de succession invariable.

Divers motifs permettent que les nuits entamées fondent sous la croissance du jour, (5, 680) et que la durée lumineuse soit amoindrie par les envahissements de la nuit. Il se peut que le même soleil, traçant au-dessus et au-dessous de la terre des courbes inégales, découpe les campagnes de l’éther, et tranche le monde en deux parties inégalement éclairées ; mais le feu qu’il dérobe à l’une, il le reporte et l’ajoute à l’autre hémisphère, où il retourne : puis, enfin, il arrive au signe du ciel qui est comme le nœud de l’année, puisqu’il enchaîne d’une égale durée l’éclat des jours et l’ombre des nuits. Car, entre le vent du nord et le vent du midi, il est un point où le ciel tient à une même distance ces deux limites, (5, 690) grâce à l’inclinaison du cercle planétaire, où le soleil dévore une année dans sa marche traînante, et d’où il verse ses feux obliques sur les cieux et les terres. Ainsi le démontre ce plan des hommes qui ont dépeint toutes les régions du ciel, embellies de tous les astres rangés dans leur ordre. — Il se peut encore que l’air, plus épais dans certaines parties, arrête l’éclat tremblant du soleil, qui peut à peine le fendre et gagner son berceau : voilà pourquoi les nuits d’hiver sont longues et paresseuses à fuir, jusqu’à ce que le diadème étincelant du jour apparaisse ! — (5, 700) Il est possible même que les saisons influent tour à tour sur la vitesse de ces brûlants atomes qui amassent leurs vagues, et font jaillir le soleil à un point déterminé.

La lune doit peut-être son éclat aux rayons du soleil qui la frappent. Aussi, de jour en jour, tourne-t-elle vers nous une surface lumineuse d’autant plus grande qu’elle s’écarte plus du globe de l’astre, jusqu’au moment où, placée en face de lui, elle brille dans toute la plénitude de sa belle lumière, et, se levant radieuse et haute, elle le regarde se coucher. Il faut ensuite que, de la même façon, elle retire peu à peu et cache sa lumière, à mesure que son orbite la ramène de l’autre bout du zodiaque vers les feux du soleil. (5, 711) Voilà ce qu’ils font de la lune, ces hommes qui ne voient en elle qu’un ballon roulant sous le disque solaire ; et, à ce point de vue, ils ont assurément la vérité dans la bouche.

Mais qui empêche la lune de tourner avec sa lumière propre, et de fournir elle-même les diverses phases d’un éclat mobile ? Car il peut y avoir un autre corps qui l’accompagne flottant auprès d’elle, et qui lui fasse obstacle, qui lui fasse ombre sous mille aspects : corps invisible, parce qu’il marche dépourvu de lumière.

Elle peut rouler encore sous la forme d’une boule ronde (5, 720) dont la blanche lumière ne teint qu’une moitié à la fois, et qui engendre ses phases diverses en faisant tourner son globe. D’abord elle dirige vers nous le côté enrichi d’une teinte de feu, et son œil immense, tout grand ouvert. Ensuite, elle retourne peu à peu et nous dérobe la face lumineuse de son orbe. Tel est le système que les Chaldéens de Babylone essayent d’opposer victorieusement à la science des astronomes : comme si les deux opinions qui luttent n’avaient point une vraisemblance égale, et qu’on osât embrasser l’une plutôt que l’autre.

(5, 730) Enfin, est-il donc impossible qu’une lune nouvelle soit enfantée chaque jour, avec une suite réglée de formes et d’aspects divers, et que chaque jour la lune d’hier expire devant une autre qui naît de sa cendre et s’empare de son trône ? On est fort en peine d’argumenter à l’encontre, et de faire triompher sa parole, lorsqu’on voit tant de choses s’accomplir avec tant d’ordre.

Le Printemps accourt, et Vénus avec lui : messager du Printemps, à leur tête marche le Zéphyre ailé ; sous leurs pas Flore, riante déesse, parsème au loin la route qu’elle inonde des plus belles couleurs, des plus doux parfums ; (5, 740) vient ensuite l’aride Chaleur, escortée de la poudreuse Cérès, et du souffle des vents étésiens. Puis arrive l’Automne : Évoé ! Évoé ! Bacchus l’accompagne. Puis les tempêtes jaillissent, et les vents orageux, le Vulturne à la voix retentissante, et l’Auster chargé de foudre. Puis, enfin, le solstice nous apporte les neiges, nous ramène les gelées engourdissantes, suivi bientôt de l’Hiver, et du Froid qui claque des dents. Faut-il donc t’émerveiller de voir la lune si exacte à naître, si exacte à mourir, puisque tant de choses ont lieu si exactement aux mêmes époques ?

(5, 750) Crois bien aussi que la défaillance du soleil et les obscurcissements de la lune prêtent à mille explications. Quoi ! tu demandes comment la lune peut nous exclure des feux du soleil, et comment elle lui voile la terre de son front sublime, qui oppose un disque aveugle aux rayons étincelants ; et tu ne crois pas que le même effet puisse venir d’un autre corps, qui roule éternellement privé de lumière !

Pourquoi enfin ne pas admettre que le soleil, à des époques fixes, laisse tomber à peine ses feux languissants, et ranime bientôt sa lumière, quand il a franchi au sein des airs ces régions, ennemies de la flamme, (5, 760) qui étouffent un moment ses lueurs expirantes ?

Et si la terre peut à son tour ravir les clartés de la lune, en tenant le soleil plongé sous elle, tandis que l’astre des mois flotte dans son ombre épaisse et conique : pourquoi ne veux-tu pas qu’un autre corps se glisse sous la lune, roule par-dessus le globe du soleil, et intercepte ses rayons, ses torrents de lumière ?

Et même, si la lune brille d’un éclat qui lui est propre, l’empêcheras tu d’avoir ses propres langueurs dans certaines parties du monde, quand elle traverse les régions ennemies de sa propre clarté ?

(5, 770) J’ai maintenant expliqué par quelles lois tout s’accomplit dans le vaste azur du vaste monde : nous avons pu reconnaître quelle force, quelle loi produit les évolutions variées du soleil et les phases de la lune ; comment leurs feux, voilés tout à coup, expirent, et plongent la terre dans une nuit inattendue ; comment ils semblent fermer et ouvrir de nouveau leur œil resplendissant, qui enveloppe le monde de sa blanche lumière. Je reviens donc à l’enfance du monde, à la tendre jeunesse de nos campagnes et j’examine ce que leur fécondité naissante osa mettre d’abord au berceau du jour, (5, 780) et confier au souffle incertain des vents.

La première espèce créée fut l’herbe et son verdoyant éclat dont la terre revêtit les collines ; et dans toute la campagne, les prairies étincelèrent de ces vertes couleurs ; et les différents arbres, une fois la bride lâchée, luttèrent de vigueur à pousser, et à se répandre dans les airs ! Comme la plume, le duvet et le poil naissent d’abord sur les membres des quadrupèdes ou sur les corps à l’aile rapide, de même le sol encore vierge fit jaillir des herbes et des broussailles. Puis, il enfanta les êtres (5, 790) par milliers de mille genres, et sous mille combinaisons ; car il est impossible que les animaux de la terre soient tombés du ciel, ou sortis des gouffres salés. Aussi la terre mérite-t-elle bien le nom de mère commune, puisque tous les êtres sont nés de la terre.

Aujourd’hui encore, de la terre jaillissent une foule d’animaux, engendrés par les pluies et la chaude vapeur du soleil. Est-il donc étonnant que ses créations fussent plus abondantes, plus vastes, alors que l’air et le sol, encore jeunes, excitaient leur développement ?

Dans l’origine, la race ailée et les oiseaux de mille couleurs (5, 800) quittaient l’œuf, éclos sous l’haleine du printemps ; comme de nos jours, aux feux de l’été, les cigales dépouillent elles-mêmes leurs frêles tuniques de peau, afin de chercher la nourriture et la vie.

Ce fut alors que la terre vomit ses premières générations humaines [803]. La chaleur et l’humidité abondaient au sein des campagnes. Aussi, quand elles rencontraient un endroit propice, formaient-elles des embryons d’abord enracinés aux flancs de la terre. Et sitôt que les germes, à ce point de maturité, âge de la naissance pour les enfants, rompaient leur enveloppe, fuyant ces demeures humides, et altérés d’air, la Nature dirigeait vers eux les pores du sol, (5, 810) et le forçait à répandre de ses veines ouvertes un suc pareil au lait : ainsi, maintenant les femmes qui enfantent se gonflent de cette douce liqueur, parce que le torrent des sucs alimentaires roule vers les mamelles. Les enfants trouvaient leur nourriture dans la terre, leur vêtement dans la chaleur, leur couche dans l’épais et tendre duvet du gazon.

Le monde, dans sa jeunesse, ne déchaînait encore ni les froids rigoureux, ni les ardeurs excessives, ni le souffle puissant des airs : tous ces fléaux eurent aussi leur naissance, leurs accroissements.

Je le répète donc, elle porte justement ce nom de mère (5, 820) si bien gagné, la terre qui a enfanté la race des hommes, et qui, dans un espace presque fixé, a répandu de son sein tous les animaux qui bondissent çà et là sur les hautes montagnes, et les mille oiseaux de l’air aux mille formes diverses. Mais comme les enfantements doivent avoir un terme, elle s’arrête, semblable à une femme épuisée par l’âge. Oui ; car l’âge bouleverse toute l’essence du monde, et il faut que toutes choses passent d’un état à un autre. Rien ne demeure constant à soi-même : tout flotte, tout change sous les révolutions que la Nature lui impose. (5, 830) L’un s’en va en poussière, et succombe aux langueurs des ans ; l’autre s’accroît, et sort du rang des choses viles. Ainsi, je le répète, l’âge bouleverse la face entière du monde ; il faut que tout passe d’un état à un autre, et perde l’énergie qu’il a, pour acquérir une force qui lui manque.

Dans ses laborieux efforts, la terre produisait aussi une foule de monstres, formes étranges, assemblages de membres bizarres : comme l’androgyne, qui tient de l’un et l’autre sexe, écarté de l’un et l’autre. Des êtres manquant de pieds, dépourvus de mains ; des êtres sans parole ni bouche, des aveugles sans visage, se rencontrèrent ; (5, 840) et des corps unis tout entiers par un enchaînement des membres, et qui ne pouvaient rien faire, ni aller nulle part, ni éviter le mal, ni prendre ce que leurs besoins voulaient.

Tous les monstres et les phénomènes de ce genre, la terre les créa ; mais en vain : la Nature coupa court à leurs accroissements, et les empêcha d’atteindre à la fleur si désirée de l’âge, de trouver leur nourriture, ou de se joindre par les douces choses de Vénus. Car, nous le voyons, il faut que mille détails concourent à permettre la reproduction et la durée des races : il faut d’abord qu’elles aient une pâture ; ensuite il faut qu’une semence fertile, répandue dans les nerfs, (5, 850) puisse jaillir des membres qui se fondent ; et que la femelle endure les approches du mâle, et que l’harmonie des organes forme le nœud des jouissances communes.

Aussi des espèces nombreuses ont-elles dû succomber alors, incapables de se propager et de faire souche. Celles que tu vois jouir encore du souffle vivifiant des airs, la ruse, la force, la vitesse, les protègent et les conservent depuis la naissance des âges ; il y en a même beaucoup qui, par leur utilité, se recommandent à la vie éternelle, et se confient à notre garde.

(5, 860) Dès l’origine, la race fougueuse des lions, espèce cruelle, fut défendue par le courage ; le renard par la ruse, le cerf par la fuite. Mais les chiens au sommeil léger, au cœur fidèle, et toute la génération des bêtes de somme, et les troupeaux chargés de laine, et la famille des bœufs, tous ces êtres, Memmius, s’abandonnèrent à la protection de l’homme. Car, avides de fuir les bêtes sauvages, ils vinrent y chercher la paix et une nourriture abondante, acquise sans trouble : bienfaits dont nous payons leurs services. Ceux que la Nature privait de toute ressource, (5, 870) sans aucune force pour la vie indépendante, ni aucun don utile qui engageât les hommes à veiller sur le repos et la subsistance de leur espèce ; ceux-là étaient la proie, le gain des autres, languissant abattus et enchaînés par un destin misérable, qui aboutissait à la mort où la Nature plongeait toute la race.

Quant aux Centaures, ils ne vécurent jamais, et ne peuvent jamais vivre. Il est impossible que cette double nature, ce double corps, et cet assemblage de membres hétérogènes qui combinent leur double puissance, demeurent en équilibre. (5, 870) Voici de quoi convaincre les plus épaisses intelligences.

Trois ans à peine révolus, le cheval impétueux est dans toute sa fleur ; mais non pas l’enfant : à cet âge, que de fois il cherche encore dans ses rêves les mamelles gonflées de lait ! Puis, sitôt que le cheval, au bout de ses forces, au déclin de ses années, voit défaillir ses membres languissants que la vie abandonne, alors seulement l’enfance fleurit aux approches de sa jeunesse, et un tendre duvet ombrage ses joues. Ne va donc pas croire qu’un homme mêlé à la semence du cheval robuste puisse engendrer un Centaure capable de vivre, (5, 890) ou des Scylles au corps à demi marin, entourés de chiens furieux, et tous les monstres pareils, dont les membres offrent une discorde si éclatante. Car ils ne gagnent ensemble ni la fleur des ans, ni la cime des forces, ni le terme de la vieillesse ; la même Vénus ne les embrase pas : leurs habitudes diffèrent, et des mets semblables ne flattent point leurs organes, puisque les troupeaux à longue barbe s’engraissent de la ciguë, où l’homme ne trouve qu’un poison énergique.

(5, 899) Et puisque, de tout temps, les flammes brûlent et consument le corps fauve des lions, aussi bien que toutes les espèces formées ici-bas de sang et de viscères, comment aurait-il pu y avoir un être, triple corps à lui seul, lion par en haut, dragon par en bas, et au milieu ce que nous appelons chimère, dont la gueule vomit du fond des entrailles une flamme dévorante ?

Ainsi quiconque, ne s’appuyant que sur ce vain mot de nouveauté, avance que la jeunesse de la terre et la fraîche origine du ciel ouvraient les portes de la vie à de semblables animaux, est libre, par le même système, de nous conter mille fables. Qu’il affirme qu’en ce temps-là des fleuves d’or baignaient partout les campagnes, (5, 910) que tous les arbres pour fleurs avaient des perles ; ou bien que l’homme naissait avec un tel essor dans les membres qu’il pouvait franchir la vaste mer de ses vastes enjambements, et de ses mains faire tourbillonner autour de sa tête le globe entier des cieux ! Non, l’abondance des germes contenus dans le sol, au moment où la terre fit jaillir les premiers animaux, n’est pas un signe qu’il ait pu se produire des êtres, mélangés, assemblages de membres divers. Car aujourd’hui même que les herbes de toute sorte, les fruits, les arbres poussent si abondamment de la terre féconde, (5, 920) encore sont-ils incapables de naître enchaînés : loin de là, tous se développent à leur manière ; tous conservent les traits distincts, empreints du sceau ineffaçable de la Nature.

La race humaine, alors éparse dans les campagnes, était beaucoup plus dure, comme elle devait l’être, enfantée par les dures entrailles de la terre. La charpente des os était plus vaste, plus solide ; des nerfs plus robustes attachaient les muscles : l’homme n’était sensible ni aux surprises du froid ou de la chaleur, ni à la nouveauté des aliments, ni à aucun fléau du corps.

Durant mille révolutions du soleil autour des cieux, (5, 930) il traînait partout sa vie à la manière des bêtes errantes. Il n’y avait point encore de bras vigoureux qui maniât le soc recourbé, point d’homme qui sût travailler le sol avec le fer, enfouir dans la terre de jeunes arbrisseaux, ou élaguer sous la faucille le feuillage vieilli des grands arbres. Ce que leur donnait le soleil ou la pluie, ce que la terre répandait elle-même, suffisait, humble don, pour apaiser le cri de leur estomac. Le plus souvent, ils entretenaient leur corps sous les chênes aux glands fertiles, (5, 940) ces arbousiers que tu vois, durant nos hivers, mûrir avec une teinte de pourpre, la terre les engendrait alors innombrables, et plus grands que les nôtres : enfin, dans sa fleur de jeunesse, le monde produisit encore mille choses, nourriture grossière, mais abondante pour les tristes humains.

Les fleuves et les sources les invitaient à étancher leur soif ; comme, aujourd’hui, les torrents qui roulent des hautes montagnes appellent au loin, de leur voix éclatante, les bêtes altérées. Et puis, ils trouvaient dans leurs courses et envahissaient les asiles champêtres des nymphes : là, elles déchaînaient leurs eaux jaillissantes, longs épanchements qui lavaient les rocs, les rocs humides, ruisselants de la mousse verdoyante, (5, 950) ou qui d’un vif et bouillonnant essor allaient gagner la plaine.

Ils ne savaient pas encore dompter les choses avec le feu, ni employer des peaux, et vêtir leur corps de la dépouille des bêtes : ils habitaient les bois, le creux des montagnes, les grandes forêts ; et ils cachaient dans les broussailles leurs membres incultes, obligés de fuir les coups du vent ou la pluie.

Incapables de songer au bien commun, ils ignoraient entre eux l’usage des lois et des mœurs réglées. La proie que le hasard offrait à chacun, chacun s’en emparait, instruit par la Nature à se conserver et à vivre pour lui-même.

(5, 960) Vénus unissait dans les bois les corps des amants ; car toute femme cédait soit à un penchant mutuel, soit au brutal emportement et à la passion furieuse de l’homme, soit à l’appas de ses dons : quelques glands, des arbouses, des poires choisies.

Se fiant à la vigueur extraordinaire de leurs mains et de leurs pieds, ils poursuivaient les animaux féroces des bois ; ils venaient à bout de la plupart, et ne se cachaient que pour en éviter un petit nombre. Pareils aux sangliers couverts de soies, quand la nuit les surprenait, ils étendaient leurs membres tout nus sur la terre, (5, 970) en s’enveloppant de rameaux et de feuilles.

Et ils n’erraient point avec de grandes lamentations dans les campagnes, épouvantés et cherchant le jour et le soleil au milieu des ombres ; mais silencieux, et ensevelis dans le sommeil, ils attendaient que le flambeau de l’aurore vînt dorer le ciel de sa rose lumière. Car, accoutumés dès l’enfance à voir naître alternativement le jour et les ténèbres, ils n’avaient pas lieu de s’étonner qu’ils pussent le faire, ou de craindre qu’une nuit éternelle s’emparât du monde, lui ôtant à jamais la lumière du soleil. (5, 980) Ils étaient bien autrement inquiétés par les bêtes sauvages, qui rendaient souvent le repos fatal à ces tristes humains : chassés de leur demeure, ils se réfugiaient sous un abri de pierre, à l’approche d’un sanglier écumant ou d’un lion fougueux ; et, pleins d’alarmes, au milieu de la nuit, ils cédaient à ces terribles hôtes leur couche de feuillage.

Pourtant, alors, le troupeau des hommes ne quittait guère en plus grand nombre que de nos jours, au milieu des pleurs, la douce lumière de la vie. Sans doute chacun, plus exposé aux surprises des bêtes féroces, leur offrait une vivante pâture, consumé par leur dent, (5, 990) et remplissait les bois, les montagnes, les forêts de lamentations, en voyant ses entrailles ensevelies toutes vives dans une tombe vivante. Sans doute ceux que dérobait la fuite, le corps à demi rongé, et couvrant leurs plaies affreuses de leurs mains tremblantes, appelaient la mort avec des cris épouvantables, et perdaient enfin la vie dans d’horribles convulsions, faute de secours, faute de connaître ce que demandaient leurs blessures.

Mais un seul jour ne livrait point à la destruction des milliers d’hommes rassemblés sous les étendards ; mais les tempêtes des mers ne brisaient pas contre les écueils les navires et leur équipage. (5, 1000) Déchaînées par mille fureurs aveugles, stériles, impuissantes, elles apaisaient innocemment leurs vaines menaces. Vainement aussi les ondes souriaient-elles sous le masque trompeur du calme : leurs pièges ne séduisaient aucun mortel, et la navigation, art fatal, dormait encore dans les ténèbres. Alors les membres succombaient aux langueurs de la disette ; aujourd’hui c’est l’abondance qui les plonge dans l’abîme. Jadis les hommes s’empoisonnaient eux-mêmes par ignorance ; maintenant c’est un art d’empoisonner les autres.

Puis, quand ils eurent trouvé l’usage des cabanes, des peaux et du feu ; (5, 1010) quand la femme, unie à l’homme, devint sa compagne ; que les chastes joies de la Vénus domestique leur furent connues, et qu’ils virent une famille née de leur sang, le genre humain commença dès lors à s’amollir. Le feu empêcha que les corps, déjà sensibles au froid, pussent l’endurer aussi bien sous le toit immense des cieux ; l’amour diminua les forces ; et les enfants, par leurs caresses, domptèrent aisément le cœur farouche des pères. Alors, dans les habitations voisines, on se mit à lier amitié ensemble, et ne se faire ni injure ni violence : (5, 1020) on se recommanda les enfants et le sexe des femmes par les cris et le geste ; des bégayements confus exprimèrent qu’il était juste d’avoir pitié des faibles. Sans doute la concorde ne pouvait encore régner partout ; mais la plupart, cœurs honnêtes, demeuraient fidèles à ses lois : autrement, l’espèce humaine eût déjà péri tout entière, incapable d’amener jusqu’à nous la série des générations.

Bientôt la Nature poussa les hommes à émettre des sons divers, et le besoin leur arracha des noms pour les choses : (5, 1029) à peu près comme l’impuissance de sa langue réduit l’enfant au geste, quand elle lui fait montrer du doigt ce qui frappe ses yeux : car tout être sent bien qu’il peut user des forces de sa nature. Le jeune taureau, avant que des cornes ne viennent à lui poindre sur le front, attaque dans sa fureur et presse son ennemi avec elles. Les petits des panthères, les lionceaux combattent déjà des ongles, des pattes et de la gueule, que les dents et les ongles sont à peine formés. Enfin, nous voyons toute la jeune race des oiseaux se confier à ses ailes, et leur demander un appui encore tremblant. (5, 1040) Aussi, croire que jadis un seul homme distribua les noms aux choses, et que ce fut pour les autres la source des mots, est une folie : par quel hasard cet homme saurait-il désigner tous les corps de sa voix, émettre tous les sons de sa langue, tandis que les autres nous en ont paru incapables ? D’ailleurs, si les autres n’eussent point échangé des paroles, où donc en aurait-il puisé la connaissance ? Le besoin même, le premier guide qui a dû lui faire voir et comprendre le but de ses efforts, qui le lui a donné ? (5, 1049) Et puis, seul contre tous, avait-il la force de les soumettre, de les réduire, de leur apprendre malgré eux les noms des choses ? Comment les instruire, comment engager ces intelligences sourdes au travail nécessaire ? Rudes et impatients, les hommes n’eussent jamais souffert qu’on leur fatiguât vainement l’oreille de sons inconnus.

Est-il si merveilleux, après tout, que le genre humain, doué d’une voix et d’une langue si énergiques, marquât les objets de sons divers sous diverses impressions ? Les troupeaux eux-mêmes, les troupeaux sans parole et les espèces sauvages ont bien coutume de pousser un cri différent et varié, (5, 1060) quand la crainte, la douleur ou la joie les envahissent : le fait est clair, on peut aisément le reconnaître.

Lorsque les molosses irrités grondent, et que le souple frémissement de leur vaste gueule met à nu leurs dents redoutables, leur rage ne découvre point ses armes menaçantes avec un son pareil à leurs aboiements, qui éclatent enfin et remplissent les airs. De même, quand ils se mettent à caresser leurs petits avec la langue, quand ils les agacent de leurs pattes, et que leur dent contenue les effleure comme pour les engloutir sous des morsures innocentes, le cri joyeux de leur tendresse ne ressemble (5, 1070) ni à leurs plaintes quand ils hurlent dans la solitude, ni à leurs sanglots quand ils fuient, en rampant, les coups.

On voit aussi que les hennissements du cheval diffèrent, alors que, dans la fleur de ses jeunes années, il bondit au milieu des cavales, frappé des aiguillons de l’Amour aux ailes rapides ; ou que ses larges naseaux frémissent au retentissement des armes ; ou que sans motif il hennit en agitant ses membres.

Enfin, toute la race ailée et les oiseaux de mille couleurs, les vautours, les orfraies, les plongeons des mers qui cherchent leurs aliments et leur vie dans les flots salés, (5, 1080) jettent à d’autres instants d’autres cris que ceux avec lesquels ils combattent pour leur nourriture, et se disputent une proie. La température même communique ses vicissitudes au chant rauque des antiques corneilles, et de ces bandes de corbeaux qui appellent, dit-on, les averses des nues, ou qui parfois implorent le souffle des vents.

Or, si la différence des impressions force les animaux, quoique muets, à émettre différents cris, combien n’est-il point encore plus simple que les premiers hommes aient pu désigner par mille sons mille choses diverses ?

(5, 1090) Ici, pour ne pas te faire tout bas une demande sans réponse, sache que, dans l’origine, la foudre vint apporter le feu aux mortels, et ouvrir la source des embrasements sur la terre. Car on voit bien des matières, ensemencées du feu céleste, vomir une flamme resplendissante, dès que le trait du ciel les allume. Néanmoins, quand la cime touffue des arbres, agitée par le vent, échauffe ses rameaux que heurtent les rameaux voisins, la force du choc lui arrache des étincelles ; souvent même, la flamme jaillit et bouillonne sous le frottement mutuel des branches. (5, 1100) Voilà deux choses qui peuvent avoir donné le feu aux hommes.

Ensuite, le soleil leur apprit à cuire la nourriture, à l’amollir aux chaudes vapeurs de sa flamme ; parce que, sous leurs yeux, mille fruits des campagnes s’adoucissaient, vaincus par les coups de son ardeur brûlante. Puis, de jour en jour, guidés par les intelligences supérieures et les têtes les plus fortes, ils modifiaient leur subsistance et leur vie, à l’aide du feu et d’inventions nouvelles.

Les rois commencèrent à bâtir des villes, à fonder des citadelles, boulevard et asile pour eux-mêmes. Ils divisèrent les troupeaux, les champs ; et ils tinrent compte, dans ce partage, (5, 1110) de la beauté, de la force et de l’intelligence. Car la beauté florissait alors, et la force pouvait beaucoup ; plus tard, la richesse fut imaginée, l’or découvert, et ils ôtèrent sans peine leur éclat à ceux qui étaient beaux et forts, puisque la vigueur et la beauté même s’attachent le plus souvent au parti du plus riche.

Quand la saine raison gouverne les existences, vivre content de peu est un trésor inestimable : car à qui se borne, rien ne manque. Mais les hommes ont voulu être puissants et illustres, (5, 1120) afin d’asseoir leur fortune sur une base impérissable, et de se ménager une vie tranquille au sein de l’opulence. Vain espoir ! En luttant pour atteindre le faîte des honneurs, ils ont rendu la voie périlleuse ; et une fois à la cime, l’envie les frappe encore comme la foudre, et précipite leur grandeur humiliée dans le sombre Tartare. Aussi vaut-il mieux obéir en paix, que d’aspirer au gouvernement d’un empire et à la possession d’un trône. Laisse-les donc se fatiguer d’un effort inutile, et suer le sang à se débattre sur le chemin étroit de l’ambition, (5, 1130) puisque l’envie, à l’exemple de la foudre, embrase les hauteurs et tout ce qui dépasse le reste ; puisque ces hommes ne jugent que par la bouche des autres, et que leurs désirs naissent de faux récits plutôt que de leurs impressions mêmes ; éternelle folie de notre temps comme du temps à venir, comme du temps écoulé.

Ainsi, quand on eut massacré les rois, on renversa dans la poussière l’ancienne majesté du trône et l’orgueil du sceptre ; le brillant insigne des têtes les plus hautes roula ensanglanté sous les pieds de la foule, pleurant ses beaux honneurs détruits : tant on écrase avec joie l’objet d’une peur trop vive !

(5, 1140) Les affaires retournaient donc aux mains de la populace, de la dernière lie ; chacun tirait à soi le pouvoir et le rang suprême. Bientôt quelques hommes instruisirent les autres à créer des magistratures, à établir le droit commun, à reconnaître des lois : car le genre humain, las d’une vie pratiquée sous l’empire de la force, et tout languissant de haines meurtrières, n’aspirait plus qu’à tomber dans l’étroite chaîne des lois et de la justice. Oui, ces ardeurs de vengeance que la colère poussait au delà des bornes fixées maintenant par des lois équitables, dégoûtèrent les hommes des mœurs violentes. (5, 1150) Aussitôt la peur des châtiments empoisonne les jouissances de la vie : tout coupable se voit enlacer par ses violences, ses injustices, qui retombent habituellement sur celui dont elles partent. Désormais le repos et le calme ne sont pas faciles à quiconque trouble, par ses attentats, l’accord de la paix universelle. Il a beau tromper l’œil des dieux et des hommes, il ne doit pas compter sur un éternel mystère ; car on dit que souvent des paroles, échappées dans les rêves ou dans la fièvre du mal, ont trahi bien des hommes, et mis en lumière des crimes longtemps cachés.

(5, 1160) Maintenant quelle cause a pu répandre les dieux chez les grandes nations, remplir les villes d’autels, et travailler à l’institution de ces solennités religieuses, qui de nos jours sont en honneur dans les affaires et les circonstances importantes ? D’où naît aujourd’hui encore parmi les hommes ce pieux effroi qui élève sans cesse de nouveaux temples sur toute la face du globe, et qui oblige les peuples d’y courir aux jours de fête ? Il est facile d’en expliquer la cause.

La voici. Déjà les générations humaines, dans les rêves de leur esprit éveillé, (5, 1170) et plus encore dans le sommeil, apercevaient des figures divines, éclatantes de beauté sous un étrange développement de la taille. Ces images, ils leur attribuaient le sentiment, à les voir agiter leurs membres, et jeter de superbes paroles en harmonie avec leur majestueuse beauté et leur vigueur immense. Et ils leur accordaient une vie éternelle, à cause de leur éternelle apparition sous une forme et une grâce inaltérable ; ou simplement parce que ces natures, douées de forces énormes, ne leur semblaient point aisées à vaincre par une force quelconque. Aussi croyait-on leur sort bien plus heureux que le nôtre, puisque la crainte de la mort ne tourmentait aucune d’elles : (5, 1180) et aussi parce que, dans le sommeil, on leur voyait accomplir bien des choses merveilleuses, qui ne leur coûtaient pas la moindre fatigue.

D’ailleurs, un ordre immuable présidait à l’arrangement du ciel et aux révolutions de l’année : témoin du fait, et incapable d’en pénétrer la cause, l’homme n’avait d’autre refuge que de remettre tout aux mains des immortels, et de faire tout plier sous leur empire.

Il leur donna le ciel pour séjour et pour temple, parce que c’est au ciel que nous voyons flotter la nuit et la lune, la lune et le jour, la nuit et ses astres mélancoliques, (5, 1190) ces flambeaux errants, ces flammes volantes, et les nues, le soleil, les pluies, la neige, les vents, la foudre, la grêle, et ces frémissements rapides, et cette grande voix du tonnerre à la menace retentissante.

O misérable race des humains ! quand ils ont imputé aux dieux de telles actions, quand ils leur ont prêté de si âpres colères, quelle source de gémissements ouverte pour eux mêmes ! Que de plaies pour nous, que de larmes pour nos descendants !

La piété ne consiste point à être vue sans cesse tournant un front voilé devant une pierre, à s’approcher de tous les autels, à prosterner son corps abattu sur la terre, à étendre ses mains ouvertes (5, 1200) vers le sanctuaire des dieux, à inonder l’autel du sang des animaux, à enchaîner les vœux aux vœux ; non : celui-là est pieux, qui sait tout envisager d’une âme tranquille. Car lorsque nous examinons les hauteurs du ciel, les dômes immenses du monde, les étoiles qui brillent clouées au firmament, et que la marche du soleil ou de la lune frappe notre pensée, alors s’éveille dans notre cœur une inquiétude jadis étouffée par d’autres tourments, mais qui commence à relever la tête : y aurait-il par hasard une toute-puissance divine qui roulât sous des impulsions variées la blanche lumière des astres ? (5, 1210) Nos intelligences, si pauvres de bonnes raisons, hésitent, et se demandent avec trouble : Le monde a-t-il eu un commencement ? Aura-t-il une fin, jusqu’à laquelle ses barrières et sa marche silencieuse peuvent résister à la fatigue ? Ou bien, enrichi par une main divine d’une éternelle durée, est il capable de franchir éternellement les âges, et de braver le puissant effort de leur cours interminable ?

En outre, quel homme n’a point l’âme resserrée par la crainte des dieux, et les membres rampants sous la peur, alors que le sol, embrasé par les coups horribles de la foudre, bondit, et que de vastes retentissements parcourent le ciel ? (5, 1220) Les nations ne tremblent-elles pas ? Et les rois superbes, ne les voit-on pas se coller avec effroi aux statues des dieux, craignant que l’heure formidable ne soit enfin venue d’expier quelque action infâme, ou quelque orgueilleuse parole ?

Et quand l’irrésistible force du vent, déchaînée au sein de l’onde, balaye sur la plaine des mers un général avec sa flotte, et ses puissantes légions, et ses éléphants, ne cherche-t-il point à désarmer par ses vœux les immortels ? Sa tremblante prière n’appelle-t-elle pas le calme des vents et un souffle favorable ? (5, 1230) C’est en vain : saisi par le rapide tourbillon, il n’en est pas moins emporté vers l’écueil mortel. Tant il est vrai qu’une puissance inconnue écrase les fortunes humaines, et semble fouler aux pieds les brillants faisceaux et les haches cruelles, qui servent de jouet à ses caprices !

Enfin, lorsque toute la terre remue sous nos pas, que les villes ébranlées tombent, ou chancellent et menacent ruine, est-il étonnant que les générations humaines se rabaissent elles-mêmes, et souffrent ici-bas de grandes puissances, des forces merveilleuses, de ces dieux enfin à qui on laisse gouverner toutes choses ?

(5, 1240) Mais achevons. Le cuivre, l’or, le fer, les masses d’argent, la pesanteur du plomb, furent trouvés dans les hautes montagnes, là où de vastes forêts avaient péri sous les embrasements du feu : soit que le ciel y eût dardé la foudre ; soit que les hommes, se livrant la guerre au fond des bois, eussent porté la flamme chez l’ennemi, afin de l’épouvanter ; ou que, séduits par la bonté du terrain, ils voulussent s’ouvrir de grasses campagnes, et les rendre propres à leur nourriture ; ou enfin que ce fût pour tuer les bêtes, et s’enrichir de leur dépouille. Car on fit la chasse à l’aide des fosses et du feu, (5, 1250) avant qu’on n’eût des filets pour entourer les bois, et des chiens pour les battre.

Au reste, quelle que fût la cause de ces embrasements qui, avec un bruit horrible, dévoraient les forêts jusque dans leurs racines, et dont les feux cuisaient en quelque sorte la terre, de ses veines brûlantes jaillissait un ruisseau d’argent et d’or, de plomb et de cuivre, qui s’amassait dans les cavités du sol. Plus tard les hommes, voyant la masse coagulée reluire sur la terre, l’enlevaient, saisis par le charme d’un aspect brillant et lisse. Et comme ils la voyaient aussi empreinte de la même forme (5, 1260) que les cavités dont elle portait la trace, il leur vint dans l’idée que, fondue à la chaleur, elle saurait prendre toutes les apparences et courir d’un état à un autre ; qu’à force de la battre, il était possible d’en allonger le bout en pointes aiguës, d’une extrême finesse ; qu’elle servirait ainsi d’armes ou d’instruments pour abattre les forêts, polir les matériaux, équarrir et raboter le bois, ou le creuser, le percer et le fendre.

On destinait d’abord au même usage l’or et l’argent, aussi bien que la robuste matière et la dévorante énergie du cuivre ; (5, 1270) mais en vain : leur puissance fléchissait vaincue par l’effort, et ils étaient moins propres à essuyer la dure fatigue. Aussi le cuivre fut-il estimé davantage ; et l’or gisait à l’écart, à cause de son inutilité, lui dont le tranchant s’émoussait au moindre choc. Aujourd’hui le cuivre est déchu à son tour, et l’or lui a ravi ses premiers honneurs ; tant la révolution des âges change la destinée des choses ! Celle qui avait du prix voit le terme de sa gloire : une autre lui succède, et jaillit de la fange ; plus enviée chaque jour, et brillante d’éloges que sa possession attire, elle jouit d’un merveilleux éclat parmi les hommes.

(5, 1280) Maintenant, comment la substance du fer fut-elle découverte ? Tu peux sans peine, cher Memmius, le démêler toi-même.

Les premières armes furent les mains, les ongles, les dents, et aussi des pierres ; des fragments d’arbres, des branches ; puis, quand on eut connu la flamme, le feu, on trouva bientôt le fer et le cuivre. Le cuivre précéda le fer : on l’employa d’abord, parce que la nature en est plus souple, et la masse plus abondante. On travaillait le sol avec le cuivre ; avec le cuivre on soulevait les tempêtes de la guerre, on semait au loin de larges blessures, (5, 1290) on ravissait les troupeaux et les champs ; car tout être nu et sans armes cédait facilement à des mains armées. Ensuite l’épée de fer s’introduisit peu à peu ; la faux d’airain ne fut plus que la forme honteuse d’un instrument impur : on se mit à déchirer les campagnes avec le fer, et le sort des batailles flotta sous des chances égales.

On sut monter en armes sur les flancs du cheval, plier son essor au frein, et combattre de la main droite, avant de se hasarder aux périls de la guerre sur un char à deux coursiers ; et on les attela par couples, avant de joindre deux couples ensemble, (5, 1300) avant de bondir tout armé sur un char muni de faux. Puis les éléphants chargés de tours, monstres énormes qui ont pour main un serpent flexible, apprirent des Carthaginois à endurer les blessures, et à répandre le trouble dans les vastes bataillons de Mars. Ainsi la triste discorde engendra l’un après l’autre chaque fléau des nations en armes, et ajouta de jour en jour aux terreurs de la guerre.

On essaya même des taureaux pour ce fatal emploi ; on essaya de lancer contre l’ennemi la rage des sangliers. Les Parthes envoyèrent devant eux de formidables lions, (5, 1310) avec des gardiens armés, maîtres terribles, qui devaient les gouverner et les retenir à la chaîne. Vain espoir ! Échauffées par le carnage de la mêlée, ces bêtes farouches troublaient indistinctement les escadrons, secouant partout leurs crinières effroyables ; et les cavaliers ne pouvaient apaiser l’âme des chevaux épouvantés de leurs rugissements, ni les tourner avec le frein contre l’ennemi. Les lionnes furieuses bondissaient de toutes parts : elles attaquaient en face ceux qui venaient à elles, saisissaient par derrière ceux qui y pensaient le moins, (5, 1320) et les enlaçaient pour les abattre, pour les vaincre de leurs coups, en s’attachant à eux par d’irrésistibles morsures et des griffes recourbées. Les taureaux jetaient en l’air ceux de leur parti, et les écrasaient ensuite ; leur corne labourait le flanc et le ventre des chevaux, et ils soulevaient la terre dans leur fougue menaçante. Les sangliers tuaient aussi leurs alliés sous leurs dents vigoureuses, baignaient de leur propre sang les traits, les traits rompus sur eux-mêmes, et, pleins de rage, semaient au loin les débris confus des cavaliers et des fantassins. Vainement les chevaux se détournaient-ils pour fuir la dent meurtrière, (5, 1330) ou se dressaient-ils en frappant l’air de leurs pieds : tu les aurais vus, le jarret coupé, s’abattre, et couvrir la terre de leur chute pesante. Les animaux même qui semblaient le mieux domptés avant la guerre s’échauffaient dans l’action par les blessures, les cris, la fuite, les alarmes, le tumulte, et il était impossible d’en ramener aucun ; toutes ces espèces de monstres se dispersaient : aujourd’hui encore, que de fois les éléphants, maltraités par le fer des batailles, s’enfuient, après avoir donné à leurs maîtres mille preuves de leur colère !

(5, 1340) Voilà ce que faisaient les hommes ; mais je ne puis me résoudre à croire que leur intelligence fût incapable de pressentir et de voir quel mal affreux devait en rejaillir sur eux tous : ou bien affirme que c’est là un aveuglement commun à ces mille mondes engendrés sous mille lois diverses, plutôt que de le restreindre à un seul globe déterminé. Ils agissaient de la sorte, moins dans l’espoir de vaincre, que de fournir à l’ennemi un sujet de larmes, en périssant eux-mêmes, quand ils se défiaient de leur nombre, ou qu’ils manquaient d’armes.

On forma le vêtement avec des nœuds, avant de le tisser : (5, 1350) le tissu vint après le fer, puisque c’est à l’aide du fer qu’on prépare la toile, et qu’on ne peut obtenir autrement ces rouleaux si polis, ces navettes, ces fuseaux et ces verges retentissantes.

La Nature força les hommes, avant la race des femmes, à travailler la laine ; car le sexe mâle l’emporte de beaucoup par l’art et l’industrie. Puis enfin, sous les reproches des austères laboureurs, ils abandonnèrent cette tâche aux mains de la femme, pour essuyer eux-mêmes de robustes travaux, pour endurcir leurs bras et leurs membres à la dure fatigue.

(5, 1360) Le modèle de l’ensemencement et l’origine de la greffe leur vinrent encore de la Nature, cette mère de toutes choses. Les baies et les glands tombés sous les arbres fournissaient, aux époques voulues, un essaim de jeunes rejetons : de là, ils se plurent à confier aux branches des souches étrangères, et à enfouir de nouveaux arbustes dans le sol des campagnes.

Puis ils essayaient tour à tour mille formes de culture pour leurs doux sillons, et ils voyaient les fruits sauvages de la terre s’adoucir à force de soins et de tendres ménagements. Chaque jour, ils repoussaient les forêts vers la cime des montagnes, (5, 1370) et les obligeaient de céder la basse région à la culture, afin d’avoir aux flancs des collines et dans la plaine des prairies, des lacs, des ruisseaux, des moissons, de joyeux vignobles, et afin qu’une ligne d’oliviers au feuillage d’azur pût interrompre la vue çà et là, répandue sur les hauteurs, les vallées ou les plaines. Ainsi, de nos jours, tu aperçois mille grâces variées dans les campagnes, où notre main parsème le doux ornement des fruits, et que des arbres fertiles bordent de leur riante ceinture.

Imiter avec sa bouche la voix limpide des oiseaux, (5, 1379) fut en usage parmi les hommes bien avant ces accords qui soutiennent un vers harmonieux, et charment les oreilles. Le sifflement du Zéphyre dans le creux des roseaux, leur enseigna d’abord à enfler des chalumeaux agrestes et vides. Ensuite, peu à peu, ils apprirent ces douces plaintes que répand la flûte sous le doigt du chanteur ; la flûte, inventée au fond des bois inaccessibles, des grandes forêts, sous les ombrages des montagnes, dans les solitudes des pasteurs, et au sein des célestes loisirs.

Voilà comme la marche des années dévoile successivement tous les arts, et comme l’intelligence les fait jaillir au berceau de la lumière.

Ces inventions flattaient leur âme, et les ravissaient, (5, 1390) quand ils étaient assouvis de nourriture ; car tout plaît alors. Souvent, couchés ensemble sur l’herbe molle, près d’un ruisseau, à l’ombre d’un grand arbre, ils goûtaient à peu de frais toutes les jouissances du corps ; surtout lorsque la saison était riante, lorsque le printemps émaillait de fleurs les vertes prairies. Alors venaient habituellement les jeux, les conversations, les doux éclats de rire ; la muse des champs régnait alors. (5, 1400) Alors enfin une gaieté folâtre les invitait à ceindre leur front et leurs épaules de couronnes tressées, de fleurs et de feuillage, à s’avancer sans mesure, en remuant lourdement leurs membres, et à frapper d’un pied retentissant cette terre, leur mère commune : de là naissaient les rires, les joies bruyantes, parce que ces jeux étaient choses nouvelles, et partant merveilleuses. Ils veillaient même, et se consolaient du sommeil perdu en tirant mille sons de leur voix, en la pliant à mille accords, et en promenant sur les chalumeaux une lèvre recourbée. Transmises jusqu’à nous, ces habitudes charment encore les veilles ; et peut-être sait-on mieux distinguer la mesure : mais on ne recueille point de son art une jouissance plus vive (5, 1410) que celle goûtée jadis par la race sauvage des enfants de la terre.

Car tant que nous ne connaissons rien de plus agréable, ce qui est sous notre main nous plaît entre toutes choses, et nous semble la plus belle de toutes. Puis une découverte nouvelle, toujours la meilleure, fait tort aux anciennes, et change nos impressions sur elles. Ainsi nous vint la haine du gland ; ainsi furent abandonnées les premières couches, amas de gazon et de feuilles. La peau déchut à son tour, on méprisa ce vêtement des bêtes ; et pourtant je doute qu’on en eût trouvé l’usage, sans allumer l’envie : le premier qui le porta dut rencontrer la mort au sein des embûches ; (5, 1420) sa dépouille sanglante périt arrachée par des mains avides, et on ne put en recueillir les fruits.

Alors ce furent des peaux de bêtes, aujourd’hui c’est l’or et la pourpre qui tourmentent de mille soucis la vie des hommes, et la fatiguent de guerres : aussi, à mes yeux, la faute qui pèse sur nous est-elle plus grave ; car, sans les peaux, le froid était un épouvantable supplice pour le corps nu des enfants de la terre : mais pour nous, quel mal y a-t-il donc à ne point avoir un vêtement de pourpre tissu d’or, hérissé de broderies, pourvu que nos étoffes grossières soient capables de nous garantir ? Ainsi la race des hommes, sans cesse travaillée par de vaines agitations, (5, 1430) consume la vie en soins inutiles ; et cela, parce qu’elle ne connaît aucun terme à la possession, et que la vraie limite du plaisir lui échappe. Voilà ce qui insensiblement a poussé nos existences jusque sur les gouffres humides ; voilà ce qui a soulevé les vastes tempêtes de la guerre.

Toujours éveillés sous le dôme mobile des cieux immenses, le soleil et la lune, par la révolution de leurs feux, montrèrent aux hommes le cercle que parcourent les années, et l’ordre invariable dont l’invariable loi gouverne toutes choses.

Déjà on vivait sous le puissant abri des tours, (5, 1440) et la culture se partageait le sol en morceaux distincts.

Un essaim de voiles couvrait la mer, florissante du commerce des parfums. On fit des traités, on eut de secourables alliances. Les poëtes se mirent à chanter et à transmettre les belles actions ; la découverte des lettres ne remontait guère plus haut. Aussi, de tout ce qui fut avant elles, notre siècle ne peut rien apercevoir, à moins que la raison ne lui en découvre quelques traces.

Les navires, les instruments de la culture, les murailles, les lois, les armes, les routes, les vêtements, en un mot toutes les commodités de la vie, comme aussi toutes ses délices, (5, 1450) les vers, la peinture, l’art industrieux des statues : tout nous fut enseigné de jour en jour par une lente civilisation et par l’expérience d’un génie infatigable, mais qui avance pas à pas.

Ainsi la marche des années découvre successivement les choses, et la raison les fait jaillir au berceau de la lumière. Ainsi l’homme voyait augmenter peu à peu l’éclat des arts, qui atteignaient enfin à leur cime resplendissante !




NOTES


LIVRE V.


v. 156. Quæ tibi posterius largo sermone probabo. On ne voit pas que, dans le reste du poëme, Lucrèce ait rempli cette promesse ; il parle en effet des dieux, de leurs attributs, de leur puissance, mais il ne donne pas sur ce noble sujet une dissertation complète. Ce passage a fait penser à plusieurs commentateurs que son ouvrage était resté incomplet. Mais je crois qu’il faut s’en rapporter à l’opinion de Gassendi : l’ensemble du poëme de Lucrèce est complet ; sa mort prématurée est la seule cause des répétitions et des négligences qui en altèrent les beautés.

v. 182. Exemplum porro gignundis rebus, et ipsa Notities hominum, Diis unde est insita primum ? C’était pour combattre cette objection d’Épicure, que Platon avait imaginé ces idées éternelles, ces archétypes incréés, enfin ce monde insensible qui avait servi de modèle à la Divinité pour la formation d’un monde sensible.

v. 299. Suppeditare novum lumen, tremere ignibus instant. Lucrèce donne ici une image de l’émission de la lumière, telle que les modernes l’ont conçue : si elle n’est pas entièrement vraie, elle est du moins très-ingénieuse, puisque l’expérience des siècles et la science n’ont rien appris de plus sur cette opération de la nature.

v. 334. Nunc addita navigieis sunt Multa. À l’époque où Lucrèce écrivait, les anciens n’avaient que très-rarement étendu leur navigation au-delà du grand lac que nous nommons la Méditerranée. Ils ne parlaient de l’océan Atlantique que comme d’une mer inconnue, dont presque aucun navigateur n’avait osé affronter les flots, au delà desquels on ne supposait aucune région habitable. Cependant, quelques années plus tard, Sénèque prédit les progrès de la navigation ; il va même jusqu’à prophétiser la découverte d’un nouveau monde : « Un temps viendra, dit-il, où les obstacles qui ferment l’Océan s’aplaniront ; la route d’un vaste continent doit s’ouvrir à l’audace du navigateur. Téthys lui découvrira de nouveaux mondes, et Thulé ne formera plus les bornes de la terre. »

Venient annis sæcula seris,
Quibus Oceanus vincula rerum
Laxet, et ingens pateat tellus,
Tethysque novos detegat orbes,
Nec sit terris ultima Thule.

(Sen., Medea, act. ii, Chor.)

v. 417. Sed quibus ille modis conjectus materiai Fundarit terram et cælum, pontique profunda. Les hommes ont toujours tenté avidement de connaître l’origine du globe qu’ils habitent : chez les anciens, ceux qui ont vu dans son ensemble un ouvrage combiné lui ont cherché un ouvrier intelligent, et ont cru ainsi aplanir toutes les difficultés ; d’autres ont cherché une cause naturelle au mouvement et à la forme de cette faible partie de l’univers ; ils ont pensé que, soumise aux lois de la nature, elle avait été produite par elle : chaque créateur de système présuma alors sa formation d’après son génie et ses principes. Parmi les nombreuses cosmogonies, celle des Égyptiens est surtout remarquable.

Leurs premiers philosophes n’admettaient d’autre dieu que l’univers, d’autres principes des êtres que la matière et le mouvement. Au commencement, tout était confondu, le ciel et la terre n’étaient qu’un ; mais dans le temps, les éléments se séparèrent, l’air s’agita ; sa partie ignée, portée au centre, forma les astres et alluma le soleil ; son sédiment grossier ne resta pas sans mouvement ; il se roula sur lui-même, et la terre parut ; le soleil échauffa cette matière inerte ; les germes qu’elle contenait fermentèrent, et la vie se manifesta sous une infinité de formes diverses ; chaque être vivant s’élança dans l’élément qui lui convenait. Le monde eut ses révolutions périodiques, à chacune desquelles il est consumé par le feu ; il renaît de sa cendre, pour subir le même sort à la fin d’une autre révolution ; ces révolutions n’ont point eu de commencement, et n’auront point de fin. La terre est un corps sphérique ; les astres sont des amas de feu ; l’influence de tous les corps célestes conspire à la production et à la diversité des corps terrestres : dans les éclipses de lune, ce corps est plongé dans l’ombre de la terre ; la lune est une espèce de terre planétaire.

v. 535. Terraque ut in media mundi regione quiescat. Voici à peu près tout ce que les anciens ont rêvé sur la forme de la terre, et sur la manière dont elle se soutient dans l’espace. Diodore de Sicile dit que les Chaldéens prétendaient qu’elle est concave, et semblable à un vaisseau flottant. Anaximandre la regardait comme un globe parfait, se soutenant sans appui dans le centre de l’univers, à cause de la distance égale où toutes ses parties se trouvent de son centre, et de la distance égale aussi où elle est elle-même de toutes les parties de l’univers : ainsi elle n’a pas plus de tendance vers un côté que vers l’autre. Plutarque (de Plac. Philosoph., lib iii, c. 10), faisant honneur de cette idée à Thalès, et Eusèbe (de Præp. Ev., lib. i, c. 8) en attribuent une plus bizarre à Anaximandre. Ils assurent que ce philosophe se figurait la terre comme une colonne, une espèce de cylindre aplani par les deux bouts et restant suspendu à sa place, à cause de l’éloignement égal de tout ce qui l’environne en tous sens. Anaxagore la représentait comme une surface plane, une table sans pieds, se soutenant en partie par sa masse, en partie sur l’air, et lui donnait une forme allongée. Archélaüs la voyait sous celle d’un œuf, et appuyait son opinion sur ce que les peuples qui l’habitent ne voient pas tous en même temps le lever et le coucher du soleil. Quelques philosophes, ne lui trouvant pas de base, la faisaient descendre sans cesse dans un espace infini, non résistant, sans que ses habitants pussent s’en apercevoir, disaient-ils, ayant un mouvement commun avec elle. Xénophon, au contraire, lui donnait une épaisseur prolongée à l’infini sous nos pieds.

C’est au mouvement très-rapide du ciel qu’elle doit sa stabilité sur elle-même au milieu des airs, s’il faut en croire Empédocle. Le fond de l’espace étant en même temps le centre du monde, selon Aristote, elle doit s’y reposer, n’ayant point d’espace au-dessous d’elle où elle puisse descendre. On voit ici qu’Épicure la croyait soutenue par l’air, comme étant née avec lui et participant à sa nature.

Pour résoudre ce problème, le génie de Newton a trouvé la gravitation, que quelques anciens avaient soupçonnée. La science, qui n’est jamais stationnaire, soumet aujourd’hui à des investigations nouvelles le grand problème de Newton.

v. 565. Nec nimio solis major rota, nec minor ardor. Il faut remarquer que cette étrange supposition n’appartient pas à Lucrèce ; le reproche qu’on lui en a fait est la suite d’une des nombreuses erreurs qui ont égaré ses détracteurs ; Épicure, qui n’affirmait non plus aucune hypothèse, avait dit que le soleil était fort grand en soi même, καθ’αὐτὸν, et fort petit à notre égard, à cause de son éloignement, κατὰ τὸ πρὸς ἡμᾶς. Anaximandre faisait le soleil vingt-huit fois plus grand que la terre ; d’autres disent, que la lune. Anaxagore le regardait comme le plus grand des astres. Héraclite ne le croyait pas plus grand qu’il paraît, et l’on voit ici que Lucrèce avait adopté cette idée. Il se le figurait comme un bateau enflammé qui nous présente son côté concave, et s’éteint et se rallume chaque jour. Il ne le plaçait qu’à une moyenne distance de nos yeux. Anaximène attribuait sa disparition, non à sa course prolongée vers nos antipodes, mais aux hauteurs de la terre qui nous le cachent, et à l’éloignement immense où il est de nous. Anaxagore ne voyait en lui qu’un rocher embrasé ; d’autres ont dit une masse de fer ardent : d’autres, un globe de feu plus gros que le Péloponnèse. Xénocrate le composait, ainsi que les étoiles, de feu, et d’une partie terrestre très-raréfiée. Les stoïciens en faisaient un dieu dont le corps, infiniment plus gros que la terre, puisqu’il l’éclaire tout entière, est tout de feu. Philolaüs, disciple de Pythagore, se l’était peint comme un vaste miroir qui nous envoie par réflexion l’éclat des feux répandus dans l’atmosphère ; Xénophane, comme une collection d’étincelles rassemblées par l’humidité, un nuage de feu renaissant tous les matins sous chaque climat, un simple météore ; Démocrite, comme un résultat d’atomes très-polis, mus en tourbillon ; Épicure enfin, comme une espèce de pierre ponce, une éponge traversée par une infinité de pores, d’où s’échappe à grands flots le feu qu’il renferme.

v. 803. Tum tibi terra dedit primum mortalia sæcla. L’origine de l’homme et des animaux a fort occupé les anciens. Plutarque rapporte que quelques philosophes enseignaient qu’ils étaient nés d’abord dans le sein de la terre humide, dont la surface, desséchée par la chaleur de l’atmosphère, avait formé une croûte, laquelle, s’étant enfin crevassée, leur avait ouvert les passages libres. Selon Diodore de Sicile et Célius Rhodiginus, c’était l’opinion des Égyptiens. Cette orgueilleuse nation prétendait être la première du monde, et croyait le prouver par ces rats et ces grenouilles qu’on voit, dit-on, sortir de la terre dans la Thébaïde, lorsque le Nil s’est retiré, et qui ne paraissent d’abord qu’à demi organisés. C’est ainsi, disait-elle, que les premiers hommes sont sortis du même terrain. L’opinion, renouvelée de nos jours, que le genre humain vient des poissons, est une des plus anciennes hypothèses. Plutarque et Eusèbe nous ont transmis à ce sujet l’opinion d’Anaximandre.