De Boulogne à Austerlitz/02

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De Boulogne à Austerlitz
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 5-37).


DE BOULOGNE Á AUSTERLITZ

II[1]
LA LEVÉE DU CAMP

Napoléon ne se vantait pas quand il faisait dire par un de ses agens : « L’Empereur pénètre toutes les vues de ses ennemis et il embrasse d’un coup d’œil rapide les conséquences les plus éloignées. » Le voilà dans ces derniers jours de juillet, qu’il a assignés à la jonction de Villeneuve revenant des Antilles et de Ganteaume sortant de Brest. Avant quatre semaines, il passera en Angleterre ou il se portera sur le Danube. S’il passe en Angleterre, il faut retenir l’Autriche ; s’il fait la guerre à l’Autriche, il faut la prévenir. Dans l’un et l’autre cas, terrifier, gagner, neutraliser au moins la Prusse, le temps d’aller à Londres ou d’aller à Vienne, sauf à l’anéantir ensuite d’un coup de revers. Ces trois affaires s’ordonnent dans son esprit, sans se confondre. D’abord, la descente prime les deux autres ; puis, peu à peu, à mesure qu’il approche du terme fixé et que nul guetteur ne signale les voiles de Villeneuve, sa préoccupation se tourne vers l’Allemagne ; le reflux de la grande armée se prépare sourdement, et, degré par degré, précautions d’abord, puis ordre de marche se succèdent, se précipitent, et cette combinaison, accessoire encore dans les dernières semaines de juillet, devient principale dans les trois premières semaines d’août. Les mouvemens ne s’accomplissent avec cette sûreté de méthode, ne su découvrent avec cette rapidité de coup de foudre, que parce qu’ils ont été médités, concertés de longue main. Il n’y eut en cette évolution ni jeu de scène, ni coup de théâtre, ni prestidigitation de génie : il y eut clairvoyance, prévoyance, conseil et enchaînement. « Je ne me butais pas à plier les circonstances à mes idées, disait-il, je me laissais en général conduire par elles. Qui peut, à l’avance, répondre des circonstances fortuites, des accidens inopinés ? Que de fois j’ai donc dû changer essentiellement ! Ainsi ai-je vécu de vues générales, bien plus que de plans arrêtés[2]. »


I

Le 20 juillet 1805, Napoléon appelle devant Boulogne Ganteaume resté à Brest. Tout est préparé, « tout sera embarqué, embossé hors de rade, de sorte que, maîtres trois jours de la mer, nous n’avons aucun doute sur la réussite... Vous nous mettrez à même de terminer le destin de l’Angleterre... » A Villeneuve, le 26 juillet : Ralliez les Espagnols à Cadix, au Ferrol, et arrivez devant Boulogne : « Si vous me rendez maître, pendant le seul espace de trois jours, du Pas de Calais, avec l’aide de Dieu, je mettrai un terme aux destinées et à l’existence de l’Angleterre. » Il estime que cette lettre trouvera Villeneuve à Cadix et que cet amiral rejoindra Ganteaume dans la Manche.

Tandis que ses courriers se hâtent vers Brest et vers Paris, il se reporte vers l’Allemagne. Pour lui, comme pour Alexandre, la Prusse est la pièce principale à pousser, et c’est le même jeu de la part des deux empereurs : la gagner, sauf à la payer très cher, si elle les sert bien, ou à la détruire, si elle les contrarie ou les combat. Talleyrand presse Lucchesini ; il offre le Hanovre : que la Prusse l’occupe pendant la guerre, elle le gardera lors de la paix ; Napoléon la défendra, avec 80 000 hommes, si la Russie et l’Autriche l’attaquent ; mais, par compensation, il exige qu’elle reconnaisse l’état dernier des choses en Italie, la réunion de Gênes, la libre disposition de Parme et de Plaisance. Laforest, le ministre de France à Berlin, compose, sur la même donnée, un long mémoire qu’il remet à Hardenberg, le 8 août : — « La Prusse ne doit point espérer de pouvoir rester spectatrice paisible des événemens. Entraînée dans le tourbillon, obligée de combattre sur le terrain que le hasard lui aura assigné, parce qu’elle ne sera plus à temps de choisir, elle regrettera vainement de n’avoir point prévenu des maux qu’il ne sera plus en son pouvoir d’empêcher. »

Le Portugal tombera de soi-même, si l’Angleterre succombe ; il le faut faire tomber, si l’Angleterre subsiste. Napoléon voudrait que l’Espagne se chargeât de la besogne. Le grand chancelier de la Légion d’honneur, Lacépède, continuateur de Buffon dans l’histoire naturelle, émule de Cuvier dans les emplois et la politique, mène cette a ffaire à Paris, avec Izquierdo, adjoint, pour l’intrigue de Godoy, à l’ambassade officielle de Charles IV à Paris. « Il me semble, disait Napoléon, que 60 000 Français sont trop considérables ; 16 000 Français et 60 000 Espagnols devraient être suffisans pour venir à bout du Portugal[3]. »

Nouvelles des flottes, réponses de Berlin et de Madrid, il décide de les attendre à Boulogne, au milieu de son armée. Les temps sont proches et l’événement décidera de ses résolutions. Il part de Paris le 2 août ; le 3, de Boulogne, il expédie à Talleyrand le canevas d’un discours à tenir à Louis Cobenzl, le ministre des Affaires étrangères, à Vienne. L’Autriche arme ; elle menace les frontières du royaume d’Italie : « Il est impossible que j’obtienne la paix avec l’Angleterre, si l’Autriche n’est pas véritablement pacifiée ; » si elle ne l’est pas, si elle ne rassure ni ne désarme, « dans l’impossibilité de soutenir la guerre maritime, il marchera en Allemagne pour pacifier entièrement l’Autriche ; » que la cour de Vienne y réfléchisse : « On ne peut plus se battre raisonnablement que pour les affaires de Constantinople, qui sont une pomme de discorde pour laquelle il est très probable que la France et l’Autriche marcheront réunies[4]. » Par Berlin, il adresse des insinuations plus claires : « Serbie, Bosnie, Herzégovine, Croatie turque, sont sous sa prise, s’ouvrent à elle. » Enfin, au prince Eugène : « Vous dites que tous les bruits sont à la guerre. Il ne faut pas combattre ces bruits-là. Ce que fait l’Autriche, elle le fait vraisemblablement par peur[5]. » Donc, l’épouvanter.

C’est qu’il espère passer. « L’heure de l’Angleterre a sonné, dit-il, le 4 août. Nous avons à venger les défaites de Poitiers, de Crécy et d’Azincourt. Il y a cinq cents ans que les Anglais commandaient à Paris. Les Anglais sont maîtres de l’univers. On peut, en une nuit, se mettre à leur place. Ils ont conquis la France sous un roi fou ; nous conquerrons l’Angleterre sous un roi en démence. » « Si nous sommes maîtres douze heures de la traversée, l’Angleterre a vécu ! » Le 7, enfin, il apprend que Villeneuve a battu les Anglais devant le Ferrol, le 22 juillet : la jonction entre la flotte française et la flotte espagnole est opérée ! Trente-cinq vaisseaux sont réunis au Ferrol ; les capitaines, les matelots sont parfaits, écrit Lauriston, mais Villeneuve est mou, indécis, perplexe, sans audace. « Cette bête de Gravina, au contraire, n’est que génie et décision au combat ! » Vont-ils venir ? Ganteaume sortira-t-il de Brest ? Ces journées, du 9 au 12 août, marquent le point culminant de la crise, le tournant décisif des choses.

Jusqu’au 42 août, Napoléon se débat avec ses illusions ; il interroge la mer, scrute l’horizon, harcèle les vigies. À partir du 12, les illusions s’évanouissent ; il se reporte à la carte d’Allemagne, il s’y absorbe de plus en plus. Villeneuve n’a pas paru : le destin se déclare ; les probabilités tournent à la guerre continentale, et, dès lors, le grand revirement, conçu par lui, en ses heures de perplexité, va se disposer avec méthode, s’opérer par progrès, se dérouler par flots et vagues qui se poussent, ainsi que monte la marée, sous l’impulsion lointaine de l’Océan qui oscille dans sa masse.

Le 12 août, il écrit à Cambacérès : « L’Autriche arme ; je veux qu’elle désarme ; si elle ne le fait pas, j’irai avec 200 000 hommes lui faire une bonne visite dont elle se souviendra longtemps. » Il envoie, le même jour, à Talleyrand la matière d’une note à passer à Philippe Cobenzl, l’ambassadeur d’Autriche à Paris : — « On ne peut pas aller plus loin ; j’attends une réponse catégorique, parce que, sans cela, je ferai entrer des troupes en Suisse et je lèverai mes camps des côtes de l’Océan. » Il mande à Eugène, le 13 : « Je marcherai sur Vienne avec 200 000 hommes ; rien n’est beau comme mon armée ici. » Puis, une nouvelle instruction à Talleyrand, celle-là embrassant l’ensemble de la politique : « Mon parti est pris ; je veux attaquer l’Autriche et être à Vienne, avant le mois de novembre prochain, pour faire face aux Russes. » Toutefois, il préférerait que l’Autriche désarmât ; Talleyrand doit graduer les réclamations : « Vous savez qu’il est assez dans mes principes de suivre, la marche que tiennent les poètes pour arriver au développement d’une action dramatique, car ce qui est brusque ne porte pas à vrai. » Que l’Autriche désarme, retire ses troupes en Bohême et en Hongrie, nous laisse « faire tranquillement la guerre avec l’Angleterre, » sinon : « elle aura la guerre dans un mois. L’Empereur n’est pas assez insensé pour donner le temps aux Russes d’arriver... Si votre maître veut la guerre, dira Talleyrand à Philippe Cobenzl, il ne fera pas les fêtes de Noël dans Vienne. » Il exige une réponse en quinze jours ; sinon, il lève les camps ! Talleyrand, du même coup, mettra la Bavière en demeure : « Je ne souffrirai pas qu’elle reste neutre. » De même le Wurtemberg, de même Bade. Il déclare, d’ailleurs, qu’il ne gardera rien au delà du Rhin. Que toute l’Allemagne soit avertie, « afin que l’inquiétude générale du danger saisisse ce squelette de François II, que le mérite de ses ancêtres a placé sur le trône. »

Traiter avec la Bavière sera facile. L’Électeur convoite la couronne royale ; il a tout à gagner avec Napoléon, tout à perdre en se prononçant contre lui. Le Wurtemberg suivra, et par les mêmes passages. Veut-on « l’obliger à détrôner le roi de Naples ? » Il y songe, mais il n’y viendra que par contre-coup. Il ordonne qu’Alquier se retire, si les arméniens continuent : le procès est ouvert[6].

Cependant, il se reprend à espérer. « Villeneuve est un pauvre homme qui voit double, et qui a plus de perception que de caractère. » Nelson n’a que douze vaisseaux. Si Villeneuve possédait un peu de l’intrépidité de Nelson ! Il essaie de le galvaniser : « Pour ce grand objet, nous pourrions tous mourir sans regretter la vie[7]. » Le 22 août, arrive une dépêche de l’amiral, datée du 10 : il a renoncé à forcer l’entrée du Ferrol. Napoléon le croit à Brest. Il l’appelle, il appelle Ganteaume : avec leurs cinquante vaisseaux de ligne, il aura la supériorité : « Partez, ne perdez pas un moment, entrez dans la Manche. L’Angleterre est à nous ! Nous sommes tout prêts, tout est embarqué. Paraissez vingt-quatre heures, et tout est terminé[8]. » Mais une dépêche, envoyée par le télégraphe, annonce que Villeneuve s’est réfugié, le 21, à Cadix. Napoléon écrit, en hâte, à Decrès : « Je vous prie de m’envoyer, dans la journée de demain, un mémoire sur cette question : dans la situation des choses, si Villeneuve reste à Cadix, que faut-il faire ? Elevez-vous à la hauteur des circonstances... Pour moi, je n’ai qu’un besoin, c’est celui de réussir[9]. »

Le même jour, 22 août, un courrier de Talleyrand lui apporte des nouvelles de Berlin. On a tout offert à la Prusse : « le Hanovre, tel autre avantage, arrondissement, prérogative ou influence en Empire que le roi pourrait trouver à sa convenance. » Le roi écoute, prend conseil et revient à sa manie, la neutralité, qui lui procurerait des bénéfices de toutes mains, sans le compromettre avec personne. Pressé entre ces deux géans, la France et la Russie, il cherche un défilé par où échapper à l’étreinte. S’il passe à la Russie, c’est la possession des Pays-Bas, d’une partie de la rive gauche du Rhin ; mais Napoléon peut l’anéantir ! S’il passe à la France, c’est le Hanovre, mais c’est la guerre avec l’Angleterre et avec la Russie qui s’apprête à l’envahir et à lui prendre Varsovie ! il est prêt, répond-il, à négocier pour le Hanovre ; mais il demande des explications au sujet de l’Italie, de la Hollande, de la Suisse ; et il se flatte de transformer ainsi l’alliance, qu’il redoute, en une médiation pacifique et lucrative, qu’il souhaite.

Napoléon était un homme qu’il fallait prendre au mot : porté à donner, et largement même, quand il attendait beaucoup en retour, mais se repentant aussitôt, désirant reprendre ses promesses ou, pour les accomplir, exigeant davantage. « En donnant le Hanovre à la Prusse, écrit-il à Talleyrand, le 22 août, je lui donne un bien qui, sans exagération, augmente ses forces de 40 000 hommes et améliore la situation de ses États, de la même manière que Gênes améliore le Piémont... Je lui garantirai l’intégrité de ses États ; mais j’entends aussi que la Prusse me garantira l’intégrité de mes États actuels, sans que je veuille m’engager avec elle pour la Suisse, la Hollande ou les États de Naples. Le roi de Prusse me garantira, à moi et à mes descendans, mon royaume d’Italie... Je ne veux pas entendre parler du roi de Sardaigne, je tranche le mot, pas plus que des Bourbons :... Quant à la Hollande, je ne veux donner aucune garantie... C’est une offre que je ne referai point dans quinze jours... Une fois que j’aurai levé mon camp de l’Océan, je ne puis plus m’arrêter, mon projet de guerre maritime est tout à fait manqué ; alors je ne gagnerai plus rien à donner le Hanovre à la Prusse. Il faut donc qu’elle se décide sur-le-champ. « Je suis obligé de marcher du 7 au 12 septembre ; que la Prusse menace et fasse connaître que, si l’Autriche passe l’Inn, elle entrera en Bohême, sinon, rien ! »

Le 23 août, la réponse de Decrès arrive. Elle laisse peu d’espoir que Villeneuve sorte de Cadix. Toutefois, il reste encore une chance. Napoléon la suppute : mais déjà tout son esprit, toute sa volonté se portent vers la terre. « Si mon escadre suit ses instructions, se joint à l’escadre de Brest et entre dans la Manche, il est encore temps : je suis le maître de l’Angleterre[10]. » Mais les vents sont contraires ; s’ils le demeurent et si les amiraux hésitent : « Je cours au plus pressé : je lève mes camps... et, au 1er vendémiaire, 23 septembre, je me trouve avec 200 000 hommes en Allemagne, et 25 000 hommes dans le royaume de Naples. Je marche sur Vienne, et ne pose les armes que je n’aie Naples et Venise, et augmenté tellement les États de l’Électeur de Bavière, que je n’aie plus rien à craindre de l’Autriche. »

Son plan est double : politique et militaire. En politique, il lui faut gagner du temps ; c’est à Talleyrand de filer la rupture en conséquence. Il envoie Duroc à Berlin : « Vous conclurez le plus promptement possible le projet d’alliance... Ma conduite sera celle du Grand Frédéric au commencement de sa première guerre. » A Naples, où l’on annonce le débarquement de 6 000 Anglais, il exige qu’Acton et Damas soient chassés de la Sicile, que les troupes napolitaines soient placées sous le commandement d’un officier français, que les milices soient licenciées : « Alors, je conclurai un traité de neutralité avec la reine de Naples, qui assurera la tranquillité. » Mais il n’y croit pas, et il se précautionne. Ses exigences ont pour objet de mettre les Napolitains à genoux, désarmés, déshonorés, ou de les pousser à des imprudences qui donneront prétexte à la guerre ; et il y compte tellement qu’il la commande. Gouvion Saint-Cyr est prévenu qu’avant le 15 septembre, il peut recevoir l’ordre de marcher sur Naples, et, en huit jours, de s’en rendre maître, de désarmer les milices et de lever des troupes régulières qu’il fera entrer dans son armée. Marmont et l’armée de Hollande doivent s’apprêter à débarquer dans les vingt-quatre heures, au premier ordre qu’ils recevront, et à gagner Mayence. Cependant Bernadotte s’acheminera sur Gœttingue, « le tout dans un secret impénétrable. » « Si le cas arrive, je veux me trouver dans le cœur de l’Allemagne avec 300 000 hommes, sans qu’on s’en doute[11]. »

Ces ordres sont arrêtés le 23 août. Les lettres pour Marmont et pour Bernadette sont expédiées le jour même. Napoléon écrit à Dejean, adjoint au ministre de l’administration de la Guerre, à Paris, que les vivres soient prêts à Strasbourg et à Mayence pour le 20 septembre. Le 24 août, il donne à Berthier des instructions détaillées pour la formation des divisions et leur marche sur Strasbourg. Il écrit à Talleyrand : « Je fais descendre mon armée de Hanovre en Bavière. » Il croit tenir les Prussiens, il est résolu à courir les grands risques et à les laisser dévorer déjà leur proie, à leur abandonner le Hanovre qu’il leur offrait, à si haut prix, sauf, l’Autriche « pacifiée » sans eux ou malgré eux, à le leur reprendre et à les « pacifier » à leur tour.

Si le cas arrive, écrivait-il le 24 août ; le 25, il estime que le cas est arrivé. « Tous les renseignemens que je reçois par mes courriers me font prendre le parti de ne pas perdre un jour. Le moment décisif est arrivé, » mande-t-il à Berthier. Derrière le décor qui demeure immobile et la figuration qui se continue, tout le fond, tous les dessous du théâtre s’ébranlent et se retournent. Il écrit encore, le 25, à Talleyrand : « Mon parti est pris. Mon mouvement est commencé... Dès ce moment, je change de batteries ; il ne faut plus d’audace, il faut de la pusillanimité, afin que j’aie le temps de me préparer. Il s’agit de me gagner vingt jours et d’empêcher les Autrichiens de passer I’Inn pendant que je me porterai sur le Rhin. » Il connaît en partie, imparfaitement, les mouvemens de l’Autriche ; il s’en étonne, ignorant l’arrivée des Busses. « Je n’aurais pas cru les Autrichiens aussi décidés... Mais... ils ne s’attendent pas... avec quelle rapidité, je ferai pirouetter mes 200 000 hommes. » Il envoie, en poste, sous le nom du colonel Beaumont, Murat, qui commandera l’avant-garde, reconnaître les pays limitrophes de la Bohême, se rendre compte des passages, tout étudier, la carte et le précis des campagnes de Belle-Isle, à la main[12].

Il dépêche Thiard à Bade avec pouvoir et instructions pour traiter. Il traitera aussi avec le Wurtemberg, non avec l’Électeur, qui est tout autrichien, mais avec son fils, qu’il pense à substituer au père : ce fils aura le grade de général français et le grand aigle. « Arrivé à Stuttgart, je mets tout entre ses mains ; je lui donne ce que l’Autriche a en Souabe. » Le général Bertrand part pour Munich avec une lettre à l’Electeur. Il fera une reconnaissance en règle, notamment sur la route d’Ulm à Donauwerth ; il étudiera le plan d’Ulm en grand détail. « Peut-on aller à Prague par cette route ? » A l’Électeur, il confie le secret « qui n’est connu d’aucun de mes ministres, et qui est encore dans ma plus arrière-pensée. » La Bavière « y gagnera l’accroissement et la splendeur que lui réservent l’ancienne amitié de la France et la politique actuelle de mon empire. » L’esprit occupé de la Bohême, il s’imagine si peu que les Autrichiens le devanceront à Ulm et qu’il les y investira, qu’il demande à l’Electeur d’y faire confectionner 500 000 rations en biscuit, et autant à Würzbourg.

Le 26, il fait préparer les ordres de marche pour Marmont Bernadotte, Davout, le prince Eugène, le grand déménagement des provisions et munitions embarquées. Il envoie Masséna en Italie, où Jourdan lui semble insuffisant. Ces ordres sont signés et expédiés le 27. Il divise l’armée, qu’il appelle la Grande armée en sept corps ; la lettre où il donne à Berthier les instructions nécessaires est du 29, mais la mesure était connue de Berthier le 28, car, ce jour-là, Napoléon écrit à Dejean : « Le ministre de la Guerre vous aura envoyé l’organisation de la Grande armée et sept corps. » Et à Duroc : « L’armée est en plein mouvement... L’armée de Hanovre n’a encore reçu que l’ordre de se rendre à Gœttingue. Si je m’arrange avec la Prusse, je n’ai pas besoin du penser au Hanovre ; si je ne m’arrange pas avec elle, je laisserai, dans la place forte, des vivres pour un an, un bon commanda at et de l’artillerie ; et si quelqu’un vient l’assiéger, je reviendrais, avant que la tranchée soit terminée, tomber sur l’armée assiégeante... Frédéric allait bien, rapidement, de Prague à Rosbach... Il est possible que, d’ici à cinq ou six jours, j’envoie l’ordre aux corps du maréchal Bernadotte de se rendre à Würzbourg... Il devra alors traverser un pays neutre. Commencez à faire les premières démarches pour obtenir des facilités pour le passage, par l’intermédiaire de la Prusse... Dites au roi, seulement, que l’Autriche m’insulte trop et d’une manière trop évidente ; que, dans le fait, elle a déjà déclaré la guerre. »

Toutefois il ajourne à expédier cette lettre. Qu’attend-il ? Des nouvelles décisives, les nouvelles dernières et irrémédiables de la flotte. Le 31, il les a, et il envoie le courrier à Duroc avec ce post-scriptum : « Mon escadre est entrée à Cadix, gardez le secret... Tout est parti, je serai en mesure le 5 vendémiaire, 27 septembre. » Le 2 septembre, il est encore à Boulogne ; le 4, il rentre à Malmaison. C’est là qu’il reçoit les courriers d’Espagne, les rapports de Decrès, et que sa colère éclate : « L’amiral Villeneuve vient de combler la mesure... Cela est certainement une trahison... Villeneuve est un misérable, qu’il faut chasser ignominieusement. Sans combinaisons, sans courage... Au lieu de venir à Brest, il s’est dirigé sur Cadix, violant ainsi ses instructions positives. » Villeneuve était un marin sans génie et sans audace ; il ne craignait pas la mort, mais il n’avait pu soutenir la responsabilité du commandement ; il ne supporta pas le soupçon de lâcheté, et l’horreur qu’il en eut le jeta bientôt dans un coup de désespoir. Telle fut la fin de l’immense projet qui devait, en vingt-quatre heures, anéantir l’Angleterre. Napoléon ne pouvait plus désormais que la bloquer dans son île, l’affamer, la ruiner, lui faire la guerre des banqueroutes à l’intérieur, et la prendre à revers par l’Europe d’abord, jusqu’en Autriche, jusqu’en Pologne, jusqu’en Russie, puis jusqu’aux Indes. L’immense hyperbole commence. A la diversion fantastique par l’Amérique succède le mouvement tournant par l’Asie, à l’infini.


II

La première négociation à conclure, à brusquer au besoin, était celle de la Bavière : un pays sur lequel, de part et d’autre, on voulait passer. Maximilien, l’Électeur, beau-frère d’Alexandre, endoctriné par sa femme, tiraillé par les ministres de Russie et de Suède, pressé par Otto, se débattait entre ses désirs, la couronne royale, et ses affections de famille, ballotté entre la crainte et l’avidité. Napoléon l’emporta : il semblait plus redoutable, il déclarait ne vouloir rien prendre et il promettait de donner beaucoup. Le traité d’alliance fut signé à Munich le 24 août. Le 6 septembre, Schwarzenberg somme l’Electeur de joindre ses troupes à celles de François II ; sinon, il le traitera en ennemi. Maximilien s’effare, se désespère. Otto accourt, le console, l’exhorte, le secoue ; il lui montre la couronne royale perdue, l’électorat avili, la sujétion autrichienne, la vengeance de Napoléon. Maximilien le crut et s’en trouva bien. Cette confiance fit de lui un roi. Toutefois il dut commencer par où les autres finissent. Dans la nuit du 8 au 9 septembre, il déménage en hâte avec ses ministres, sa cour, son trésor et ses troupes. Le 9, les Autrichiens franchissent l’Inn, mais ils ne trouvent que des arsenaux vides, une capitale évacuée ; ni prince à lier, ni armée à enrégimenter. La Bavière se faisait enlever, tout bonnement, sur simple promesse de mariage.

La Prusse exigeait, au préalable, une constitution de douaire, des articles de reprise, des réserves de divorce et tout un sous-contrat de secondes noces. Il y avait à Berlin, à l’armée, à la cour, un parti de la guerre, un parti de l’alliance russe, de la « grande alliance » qui régénérerait l’Europe, purifierait l’atmosphère politique et reléguerait, à leur place, les parvenus et les usurpateurs.

Frédéric-Guillaume fit ce que font les généraux nés pour les capitulations : il tint conseil, et consulta les plus perplexes des hommes, après lui-même, Brunswick, Schulenburg, Hardenberg, sans parler des sous-consultations secrètes de Haugwitz. Ces conseillers conférèrent le 22 août, après quoi, Hardenberg fit à Metternich cette remarquable déclaration : « Nos principes sont inébranlables ; le roi ne se départira pas de la plus stricte neutralité. » Mais s’entêter à la neutralité dans un pays sans frontières, entre deux empires qui se poussent l’un vers l’autre, c’est se jeter inévitablement dans les conflits. Or, ce roi irrésolu s’y précipitait par l’effet même de son indécision.

Le 27 août, Alopeus reçut, ainsi qu’il avait été décidé à Pétersbourg et qu’il en avait été averti, une lettre d’Alexandre pressant Frédéric-Guillaume de se joindre à lui. Alopeus devait en même temps annoncer des mesures, « tant militaires que diplomatiques, tendantes à persuader ou à contraindre la Prusse à faire cause commune avec la Russie et avec l’Autriche. » L’armée russe était en marche et approchait des frontières. Quatre jours après, le 1er septembre, Duroc arriva avec la lettre de Napoléon, réclamant aussi alliance et passage. Duroc vit Hardenberg le 2 septembre et fut reçu, le 3, par le roi. Ce prince parut fort ému de la communication, mais il déclina les offres : « Ce projet a dû être jugé entièrement inadmissible, puisqu’il ne tend à rien moins qu’à m’enchaîner pieds et poings liés à la cause et aux intérêts de la France, et à m’entraîner dans une offensive incalculable dans ses effets et ses bornes. »

D’ailleurs, si Napoléon propose un traité, Alexandre en possède un : la déclaration du 24 mai 1804 ; elle porte : « Le casus fœderis aura lieu à la première entreprise des Français contre un État de l’Empire situé sur la rive droite du Weser. » Lié de la sorte, Frédéric-Guillaume pourrait-il, sans félonie, s’engager contre le Russe avec Napoléon, ou simplement faciliter à Napoléon les moyens d’une invasion que l’alliance du 24 mai 1804 avait précisément pour objet d’empêcher ? Dans cette extrémité, il ne trouvait plus de recours qu’à Vienne ; il y envoya un courrier, et Hardenberg s’occupa, jusqu’à la réponse, de tenir Duroc et Alopeus en suspens. Si le roi se berçait encore de neutralité, Hardenberg ne s’en flattait plus guère : ses propres fils lui semblaient trop ténus pour résister à de telles bourrasques. « Les espérances de paix ont encore plus diminué et la guerre paraît décidée, écrit-il, le 8 septembre, à Brunswick, nous ne sommes rien moins que sûrs du côté de la Russie. Il paraît qu’on veut nous forcer à nous unir à la coalition... »

Ils s’imaginèrent qu’en sonnant du fifre, battant le tambour et traînant les sabres sur le pavé, le tapage détournerait, de part et d’autre, les violateurs de neutralité. Ils mirent les troupes sur pied : « Une armée de 80 000 hommes qui, au premier signal, pourra être portée à un nombre beaucoup plus considérable, » écrivit, le 9 septembre, le roi à Lucchesini. Devant ce déploiement de forces, et pour s’en débarrasser, Napoléon les laisserait dériver vers le Hanovre ; ils occuperaient ce pays, de son consentement tacite, sans traité, ce qui éviterait le conflit d’engagemens avec la Russie. Mais en auraient-ils le loisir ?

La marche des Russes prenait un aspect d’invasion. Hardenberg s’en explique avec Alopeus, — Le roi, dit-il, ne se décidera jamais pour la France, si la Russie ne l’oblige pas à sortir de ses principes. Qui tentera de lui faire violence, le verra certainement passer du côté de l’adversaire. Et, le 12, il remit une note à Laforest : « Le roi est très fermement décidé à s’en tenir au système de neutralité, le seul conforme aux intérêts de sa monarchie et à ceux de ses voisins... Il maintiendra la tranquillité et le repos du Nord de l’Allemagne... C’est le système le plus favorable à la France ; mais on ne peut se dissimuler qu’il devient très difficile et presque impossible de le soutenir, si l’Electorat de Hanovre reste occupé par les troupes françaises... Que la France remette donc, sans la moindre perte de temps,... le pays de Hanovre à la Prusse... ; qu’elle en retire toutes vos troupes, qu’elle emploiera beaucoup plus utilement ailleurs. »

Cette neutralité, qu’ils cotaient encore à un si haut prix, ils n’en disposaient plus. Le 15 septembre, Alopeus reçut une seconde lettre d’Alexandre pour le roi, la seconde sommation annoncée ; le tsar l’avait signée à Pétersbourg le 4 septembre, avant de quitter sa capitale. Malgré les instances de Czartoryski, il répugnait à violenter un ami si doux, si touchant, si angoissé. Il insistait sur la nécessité de menacer et d’entamer Napoléon de tous les côtés à la fois ; il réclamait l’alliance ; il réclamait, « en attendant, le libre passage » pour ses troupes à travers les États prussiens ; il annonçait son arrivée et il demandait une entrevue « pour nous concerter avec détail sur l’ensemble de nos vues... Je vous garantis des dispositions de l’Autriche... Le sort de l’Europe est entre vos mains. » Le 16, cette missive, ultimatum fraternel et caressant, était entre les mains de Hardenberg. Alopeus supplia ce ministre de la remettre au roi le plus tôt possible. Hardenberg fit un beau geste : — « Vous connaissez depuis longtemps mes principes. J’ai déclaré au roi qu’il ne lui restait plus que le parti de lever le bouclier. — Et contre qui ? interrompit Alopeus. — Eh ! pouvez-vous le demander ? contre la France. » Alopeus déclara qu’il attendrait la réponse jusqu’au 23 ; c’était le terme fixé par la procédure russe et tout, dans le plan, s’exécutait avec méthode. Merveldt, envoyé de Vienne pour concerter une entente, arriva sur ces entrefaites, et Metternich en profita pour pousser à fond Hardenberg et son maître.

Mais, le lendemain, 17 septembre, Duroc et Laforest reçurent des instructions de Napoléon : Bernadotte passera, de gré ou de force, par les États de l’Electeur de Cassel. « Tâchez de conclure. Pourvu que votre traité ne me lie pas les mains pour marcher de suite, je passerai par-dessus tout le reste. » Que Laforest « n’épargne point les espions, qu’il envoie des officiers prussiens ou autres, pour observer ; qu’il prodigue l’argent, si cela est nécessaire. » Le 19, il se tint une grande conférence entre Brunswick, Hardenberg, Haugwitz, Mœllendorf, Kalkreuth, Kleist. Ce conseil délibéra d’armer très ostensiblement : neutralité maintenue contre tous, alliance avec personne, médiation in petto, et le Hanovre de toutes mains. Ni Duroc, ni Metternich, tirant chacun de son côté, n’en obtinrent davantage. Le 21 septembre, Frédéric-Guillaume écrivit à Alexandre en termes pathétiques : « Et vous, à qui je tiens par des traités solennels que j’ai remplis, par une amitié qui fait mon bonheur, c’est par vous que mes premiers droits de souverain pourraient être compromis ! » Il refuse le passage, il décline l’alliance, il accepte l’entrevue, « une de ses idées les plus chères » depuis Memel[13]. Au fond, il la subit et ne s’y rend qu’avec anxiété, redoutant le prestige, les séductions d’Alexandre. Il tremble pour sa neutralité, ainsi qu’une prude pour sa vertu, traînée, comme malgré elle, au rendez-vous.

Le courrier s’en allait à la rencontre du tsar, quand, le 23, Alopeus, exécutant ses instructions, annonça que, n’ayant point obtenu le passage à la date indiquée par lui, les Russes entreraient de gré ou de force : 50 000 hommes par Varsovie, marchant sur Breslau ; 47 000 par Grodno, marchant sur la Prusse ; 25 000 en Poméranie, par mer. Ils sont annoncés pour le 28. Hardenberg se trouble. Les adjurations du roi, l’armement de la Prusse, n’ont donc point arrêté Alexandre ! Il prie Alopeus de le venir voir ; il le supplie d’éviter « la plus horrible des catastrophes. » Alopeus répond que les choses militaires échappent à sa compétence, et rompt l’entretien au bout de quelques minutes.

En rentrant chez lui, il trouve un de ses attachés qui arrive de Pétersbourg, avec des ordres datés du 18, et tout est renversé. Alexandre charge Alopeus de déclarer que, « dans l’espoir de voir accepter par le roi le rendez-vous qu’il lui a proposé, il a suspendu l’entrée de ses troupes jusqu’à cette époque, convaincu toutefois que le roi n’hésitera pas à faire cause commune avec lui. » Alopeus court chez Hardenberg, où l’on fait quelque difficulté de l’introduire. C’est que Duroc et Laforest sont attendus d’un instant à l’autre. Hardenberg reçoit Alopeus dans un petit salon. Il traversait une de ces crises où tout moment de répit semble le salut ; il fit le Russe, il fit l’empressé, annonça qu’il se trouvait désormais à l’aise avec les Français ; qu’il aurait de quoi leur répondre ; qu’il attendait tout le bien possible de l’entrevue. Sur quoi, le voyant si bien disposé aux expansions, Alopeus lui demanda si l’on parlait toujours du Hanovre. — « Ah ! répondit Hardenberg, il est question de bien plus : on nous propose une alliance et beaucoup en sus. » Mais il était impatient de voir débarquer les Anglais. « Personne ne peut les empêcher de reprendre leur propre pays. » Et, revenant à l’entrevue : « J’espère que nous pourrons en tirer parti. Qui sait si on n’entraînera pas le roi ? »

Alexandre avançait à travers la Pologne. « L’enthousiasme était général, rapporte Czartoryski ; toute la Pologne était prête à se lever en masse, » à acclamer le tsar pour roi. Lord Gower, qui rejoignit le quartier général russe, dit que l’Angleterre ne s’y opposerait point, dans le cas où il s’agirait d’une reconstitution totale de la Pologne. Alexandre songeait aux compensations qu’il offrirait à l’Autriche pour la Galicie, qu’il lui prendrait. « Si je puis vous faire avoir la Silésie, vous pouvez compter sur moi, » disait-il à l’envoyé autrichien. Comment compenser à la Prusse Varsovie et Posen, et cette Silésie dont on l’expulserait pour la donner à l’Autriche ? La guerre en fournirait les moyens, aux Pays-Bas, en Hollande, sur la rive gauche du Rhin. Mais ces pays, bons à partager, étaient encore à conquérir ; pour en chasser Napoléon, le concours de la Prusse semblait nécessaire ; en commençant par la démembrer, n’allait-on pas la jeter dans l’alliance française, qui, au lieu de la dépouiller, lui procurerait le Hanovre ?

Dans les châteaux où il logeait, Alexandre charmait ses hôtes par sa courtoisie, parlant beaucoup, jamais d’affaires, empressé près des femmes. « Sa conversation, dit l’une d’elles, était simple et réservée ; on ne pouvait présumer qu’il eût de grands moyens, mais il était impossible de ne pas lui accorder de l’élévation dans les idées et une mesure infinie. » Ses officiers en observaient beaucoup moins, hâbleurs, avantageux, ils demandaient aux belles Polonaises leurs commissions pour Paris... et au delà. Mais, à mesure qu’il s’approchait de la frontière prussienne, Alexandre se sentait pris d’inquiétude, de remords : violer le droit, rompre l’amitié, précipiter le bon roi dans le désespoir, perdre son renom chevaleresque aux yeux de la reine ; se jeter sur la Prusse, brutalement à la Bonaparte ; humilier, arracher des pleurs, provoquer, au lieu des embrassades émues, des regards de haine, des gestes d’horreur ; dépouiller cet Alexandre, le tendre et le magnanime, pour découvrir le machiavéliste et le conquérant ! Et pourquoi ? Si la Pologne était disposée à se donner, il la recevrait des mains mêmes du roi de Prusse, allié, reconnaissant et largement rémunéré aux dépens de la France et de ses auxiliaires allemands, traîtres à la patrie.

Il reçut à Brzest, en Lithuanie. la lettre, du 6 septembre, où Frédéric-Guillaume annonçait son acceptation de l’entrevue. Dès lors, les autres desseins se subordonnèrent à celui-là. Alexandre préférait ces jeux de théâtre à toutes les combinaisons des diplomates. Il en aimait les émotions, l’imprévu ; il en savourait le succès, où le charme de sa personne opérait au moins autant que son prestige de souverain, la force de ses armes, l’habileté de sa dialectique. C’était sa vocation d’artiste en l’art de mener les hommes. Il écrivit, le 27 septembre, à « son frère, » et le mot, ici, n’était point seulement de protocole, qu’il suspendait momentanément la marche de ses troupes, « demandant au roi d’accélérer, autant que possible, le moment où elles pourraient traverser ses États. » Il expédia cette lettre par son aide de camp Dolgorouki. Le 30, il était à Pulavy, chez les Czartoryski ; les Polonais lui préparaient un accueil enthousiaste à Varsovie. Il n’avait plus qu’un pas à franchir, Czartoryski le faisait roi de Pologne. La Prusse était sacrifiée : le cœur défaillit décidément au tsar. Il reçut la lettre de Frédéric-Guillaume, du 21 septembre, douloureuse, humble, mouillée de larmes : « Pardon, Sire, si je vous ai peiné un moment. Mais il ne m’est pas possible de conserver une arrière-pensée pour vous. » Comment spolier ce suppliant ? Il le relèverait, lui tendrait les bras, et, du même coup, joindrait à l’armée russe les 200 000 Prussiens. C’en serait fait de Bonaparte, de sa fausse gloire, de ses usurpations et de la Révolution française. Alexandre médita cette phrase où Frédéric-Guillaume avait mis tout son secret : « A quelques destins que votre route vous conduise, on ne me fera jamais ni craindre votre puissance, ni bien moins encore mettre en doute votre loyauté. » Il répondit par cette autre, où il enfermait toutes ses pensées de derrière la tête : « C’est sur une conformité absolue de principes et sur une amitié inébranlable de la part de Votre Majesté que tous mes plans ont été calculés... J’envisagerai le moment — de l’entrevue — comme un des plus heureux de ma vie, mais, si mon cœur désire qu’il ne soit pas retardé, la situation des affaires ne le demande pas moins. » — « Forgeons le fer pendant qu’il est chaud ! » dit-il quelques jours après, et il résolut de partir pour Berlin. Enveloppée par les armées russes, enguirlandée par le tsar, la Prusse était prise ; mais elle ne se livrait pas encore. Napoléon, en la heurtant, la fit tomber dans les bras d’Alexandre.


III

Avant de quitter Paris, Napoléon organisa une sorte de régence. Il comptait gouverner de loin, en marchant, par les courriers, par les « portefeuilles » gonflés de rapports, bourrés de notes de police, qu’apporteraient les auditeurs au Conseil d’État ; mais il se pouvait présenter des conjonctures urgentes ; il fallait, en cas d’événement, pourvoir au nécessaire : ces mots s’entendaient de la mort de l’Empereur. Le « Grand Electeur, » Joseph, reçut, avec la présidence du Conseil d’État, l’extérieur du pouvoir ; l’ancien président du Comité de Salut public, Cambacérès, en eut la réalité. Le 17 septembre, Napoléon réunit le Conseil d’État en séance extraordinaire. Son langage rappela les temps de la Révolution, et c’était bien celui d’un empereur de la République française : — « J’irai briser cette odieuse maison d’Autriche que je n’aurais pas dû épargner. Je la réduirai au rang de puissance secondaire... Mes alliés verront que... ma protection n’est pas vaine. Je ferai de la Bavière un grand État interposé entre l’Autriche et moi, et j’irai signer une nouvelle paix dans le palais de l’empereur d’Allemagne. » Il annonce des rappels de réserve, des levées anticipées, la réorganisation des gardes nationales. « J’ai tout ce qu’il me faut ; mais il faut prévoir les besoins d’une guerre qui peut se prolonger deux ou trois ans[14] ; il faut, tandis que je serai engagé au fond de l’Allemagne, que la nation me réponde d’elle-même, qu’elle garde les places, qu’elle repousse, s’il est nécessaire, une descente, une tentative de l’ennemi sur nos côtes. Il faut donc ranimer son ancienne énergie, faire voir à l’Europe entière qu’elle s’associe à son chef... Je ne suis sur le trône que par sa volonté... Je suis son ouvrage, c’est à elle de le maintenir. »

Les périls qu’il prévoyait ne se réalisèrent que quatre ans plus tard, à la suite du premier grave échec de ses armes, à Essling ; mais ce n’étaient point des paroles de rhétorique, et, pour employer un mot favori de Napoléon, la guerre qui commençait ne devait pas être « un jeu d’enfans. » Ces discours, ces mesures trahissaient la fragilité de l’édifice, républicain ou impérial, qui s’élevait depuis 1795, la précarité des victoires, de Fleurus à Hohenlinden, de Lodi à Marengo, l’incertitude des traités, de Bâle à Rastadt, de Campo-Formio à Lunéville et Amiens.

La campagne de 1798 recommençait. C’est sur Naples, comme alors, que portèrent les premiers coups. Il importait de se libérer aux extrémités, de se concentrer en Italie, où Eugène et Masséna ne se trouvaient pas en force devant les Autrichiens.

Napoléon compte que Gouvion entrera à Naples dans le temps où lui-même passera le Rhin, entre le 23 septembre et le 7 octobre. Gouvion sera maître de Naples avant que le gouvernement sache même que les hostilités sont commencées, et il attendra, tenant les gens en peur et en soumission. Ce qu’il attendra, c’est un traité que Talleyrand va dicter, à Paris, à M. de Gallo, et qui arrivera peu de jours après Gouvion. Ce général disposera les esprits à le ratifier. Talleyrand fit venir Gallo et lui posa cet ultimatum : Le roi de Naples s’engage à observer la plus stricte neutralité, sur terre et sur mer ; il repoussera les alliés, s’ils tentent de débarquer ; il ne tolérera dans son armée ni Russes, ni Autrichiens, ni Anglais, ni émigrés français ; à ces conditions, et dans le délai d’un mois après les ratifications, Napoléon évacuera le royaume. Gallo signe et expédie, en hâte, le traité, le 21 septembre. Napoléon, le considérant comme acquis, écrit à Gouvion de rejoindre Masséna, dès que les ratifications seront signées[15].

Ainsi fut fait. Gouvion reçut ses premiers ordres le 7 septembre, et se mit aussitôt en marche. Son approche terrifia la cour de Naples. Cette cour était alors en pleins pourparlers avec l’envoyé russe, Tatistchef ; le 10 septembre, elle avait décidé de livrer toutes ses places aux alliés. Elle n’eut plus qu’une pensée, se débarrasser de Gouvion, et le renvoyer à l’armée de Masséna : les Autrichiens s’en accommoderaient. Le 4 octobre, Alquier reçut le traité signé à Paris ; il en exigea la ratification dans les vingt-quatre heures. Refuser, c’était la guerre immédiate ; ratifier, c’était congédier Saint-Cyr et faire la place nette aux Russes et aux Anglais. On ratifia, le 8 octobre, et, le 14, Saint-Cyr se mit en marche vers le Nord. Le 11, par une déclaration signée de ses ministres, Luzzi et Circello, le roi avait fait connaître à l’envoyé russe que ce traité, imposé par la force, était vicié et nul de plein droit et que, « loin de vouloir l’exécuter, il attendait avec impatience le moment où, avec l’aide de son fidèle allié, l’empereur de Russie, il serait en mesure de mettre son royaume à l’abri des agressions de son ennemi naturel. » Napoléon ne s’en faisait aucune illusion. Alquier, d’ailleurs, l’en avait averti : « Si les choses vont mal ici, ce mal est dans les maîtres. Il n’y a rien non plus à attendre des princes héréditaires : l’avenir est fermé pour nous ; on sera constamment opposé à notre système ; il est donc désirable que le gouvernement de ce pays passe en d’autres mains. »

Donc, un coup de prestige qui permette à Napoléon de joindre Gouvion à Masséna et de battre les Autrichiens ; les Autrichiens battus, il fera bon marché de ces Bourbons ; mais, si Masséna succombe, les Napolitains se lèvent, les Russes et les Anglais débarquent et montent au Nord ; et ce sera comme en 1799, la perte de l’Italie.

Jusqu’au 15 septembre, il n’avait disposé que la marche de son armée sur le Rhin et le Mein. C’est à partir de cette date que ses combinaisons se formèrent, d’après les nouvelles qu’il reçut d’Allemagne, et les mouvemens de l’ennemi. Le 27, il écrit à Bernadotte : « Avant le 42 octobre, l’Autriche sera déchue, » et, le 30, à Augereau : « Je vais partir cette nuit... tourner Ulm. Malheur aux Autrichiens, s’ils me laissent gagner quelques marches;... mais je suppose qu’ils vont s’empresser d’évacuer la Bavière. »

Les alliés comptaient attaquer partout à la fois, à Naples, en Lombardie, en Allemagne ; disperser ainsi les forces de Napoléon, battre, détruire ses lieutenans, jeter le désordre en France, recommencer la campagne de 1799, Novi en Italie, contre Eugène et Masséna ; en Allemagne, Napoléon enveloppé, écrasé entre les Autrichiens, les Russes qui arrivent, les Prussiens que l’on se croit sûr d’entraîner et qui se jetteront sur ses flancs, lui couperont la retraite : les Russes et les Anglais marcheront sur la Hollande ; une révolution à Paris, un débarquement des Anglais, des soulèvemens en Vendée, en Belgique, suivront la première nouvelle des défaites et précipiteront la catastrophe. En Italie, où ils ont 80 000 hommes, les Autrichiens envoient leur meilleur général, l’archiduc Charles. En Allemagne, la direction supérieure est livrée à Mack, « l’idole du pays, écrivait Gentz, le premier homme de la monarchie, » aux yeux des Autrichiens ; un niais militaire, aux yeux des Russes ; présomptueux et malheureux, disait Napoléon.

Mack, spéculant sur la politique et sur la guerre, en grand homme qu’il se figurait être, imagina que Napoléon laisserait une partie de son armée à Boulogne pour s’opposer à un débarquement des Anglais, et une autre à Paris et dans l’Ouest, pour contenir les insurrections annoncées par tous les agens. Dans ces conjonctures, et fort exposé d’ailleurs en Italie, il n’arriverait en Allemagne ni à temps ni en force. Les Russes l’y devanceraient ; les alliés le pousseraient devant eux et le refouleraient vers le Rhin, et peut-être envahiraient-ils la France avant même que les Français se fussent concentrés.

Napoléon ne s’y méprend pas. Pour parer le coup et « environner l’ennemi de tous côtés[16], » il lui faut passer par le territoire du Wurtemberg, et il y passe ; par le territoire prussien d’Anspach, il y passe du même pas. Il est sûr de la tolérance des Wurtembergeois ; mais le Prussien protestera sans doute. Il fait compulser les précédens : il s’en trouve toujours d’innombrables pour les violations du droit, et dans le Saint-Empire plus que nulle part au monde. Il écrit à l’Electeur de Bavière, et le prie de s’entremettre ; il écrit à Duroc, à Otto : il ne doute pas que les Prussiens ne s’apaisent, aux raisons qu’il leur donnera. Il suppose que les menaces et les mouvemens de la Russie vont les décider en faveur de la France. Il les juge perplexes, inertes, pusillanimes. Duroc mande de Berlin : « Certes, l’armée prussienne n’est rien moins que prête à entrer en campagne. » Napoléon les sait à la merci de l’événement, et l’événement, il le précipite.

Le 5 octobre, il apprend l’arrivée des Russes à Vienne ; il a peine à y croire ; mais il se hâte en conséquence. Ce jour-là même, il signe le traité d’alliance avec le Wurtemberg, qui fournira de 8 à 10 000 hommes. Quelques jours après, le traité avec la Bavière est ratifié, et procure 20 000 auxiliaires bavarois. Mais, par contre-coup, Napoléon décide les Prussiens à se déclarer contre lui.


IV

Le 6 octobre, Frédéric-Guillaume, assisté de Hardenberg, avait reçu à Potsdam, à dix heures du matin, Dolgorouki, porteur du message d’Alexandre du 29 septembre. Dolgorouki promit, au nom de son maître, de procurer un subside anglais de 1 250 000 livres par an, pour 100 000 hommes ; il demanda une médiation, d’abord, une alliance, ensuite, si la médiation échouait. Le roi demeura impassible ; rien ne put l’arracher « à son rêve chéri de neutralité. » « Retournez près de l’empereur votre maître, et faites-lui connaître mon inébranlable résolution, dit-il à Dolgorouki. Je serai contre quiconque rompra, par la violation de mon territoire, ma neutralité. » Hardenberg, qui s’était fait fort de la médiation, sinon de l’alliance, sortit de cette audience profondément déçu.

Il traversait les salles du palais, méditant une démission, lorsque, tout à coup, le roi le fit rappeler dans son cabinet. Une estafette venait d’arriver, apportant la nouvelle de l’entrée des Français à Anspach, le 3 octobre. Le roi lui dit : « Les choses ont changé de face ; allez de ce pas chez le prince Dolgorouki. Je le chargerai d’une lettre par laquelle j’annonce à l’empereur que je lui ouvre les frontières de mon royaume. » Il s’emporta d’abord, d’une colère d’homme faible qui se voit jugé à sa mesure, que le mépris, encore plus que l’insulte, jette hors de lui-même, et qui ne se reconnaît plus. Son premier mouvement fut d’envoyer sur l’heure des passeports à Duroc et à Laforest. Ce fut à Hardenberg de le retenir : l’armée n’était pas prête, les Russes n’étaient pas arrivés. Le roi se radoucit, s’enorgueillissant, au fond, que l’on eût, désormais, à le modérer. Napoléon forçait Frédéric-Guillaume à vouloir. Frédéric-Guillaume se décida, sans doute, sous l’affront, mais l’affront le poussa du côté où il penchait. La nouvelle de la violation du territoire se répandit dans Berlin, et l’opinion, du coup, se prononça. On se fit gloire de ne point imiter la conduite honteuse du Wurtemberg, de la Bavière, la grande trahison de l’Allemagne par ses princes : la Prusse, au moins, resterait fidèle à « la patrie. »

Un conseil de ministres et de généraux se réunit le lendemain ; il émit l’avis que l’acte de Napoléon déliait la Prusse de tout engagement avec la France ; qu’il en serait donné avis à Napoléon ; qu’Alexandre en serait informé ; que le passage serait accordé aux Russes ; que les troupes prussiennes occuperaient le Hanovre. Le 9, les mêmes conseillers se prononcèrent pour la neutralité armée, et le roi écrivit à Alexandre : « Un événement inattendu a donné à toute ma manière d’envisager les affaires une tendance nouvelle, mais décisive... Tous mes devoirs sont changés. Si quelque chose me console. Sire, c’est qu’ils vont s’identifier avec les vôtres. J’ignore si, à la suite des premières mesures que j’ai prises, la rupture formelle éclatera sur-le-champ, ou si j’aurai le temps encore d’en concerter l’époque avec Votre Majesté. »

Prévenus par leurs informateurs, Duroc et Laforest payèrent de contenance. Mais les précédens allégués par Napoléon parurent une impertinence ajoutée à l’outrage. « Sa Majesté, répondit Hardenberg à Laforest, ne sait si elle doit s’étonner davantage des violences que les armées françaises se sont permises dans ses provinces, ou des argumens inconcevables par lesquels on prétend les justifier... Le roi se considère comme libre de toute obligation antérieure au moment présent. Il n’a plus d’autres devoirs que ceux de sa propre sûreté et de la justice universelle. Voir l’Europe partager la paix qu’il aspire à conserver à ses peuples,... consacrer à ce grand ouvrage sa médiation active, tel sera son premier devoir[17]. » Quant au Hanovre, il ordonne à Brunswick de l’occuper, et charge Hardenberg d’en avertir verbalement Laforest quand l’opération sera en train. Brunswick prit aussitôt ses mesures. « Hardenberg m’a informé confidentiellement que le roi a passé de notre côté avec toutes ses forces militaires, écrivait Metternich, le 15 octobre. Il faut quatre à cinq semaines pour que l’armée puisse être réunie dans le pays de Bayreuth. C’est à cette époque que la colonne russe qui traverse la Silésie peut également avoir atteint les frontières de la Bohême et que les armées réunies pourraient, de ce côté, agir dans un sens offensif convenu. »

Cependant les marches des Français ont été si précises, si rapides, que, le 8 octobre, Mack est coupé de Vienne ; mais l’arrivée des Russes se confirme, et l’armée française court risque d’être prise entre deux feux. Napoléon se couvre du côté des Russes et pousse sur Mack. « Il ne s’agit pas de battre l’ennemi, il faut qu’il n’en échappe pas un... Cette journée doit être dix fois plus célèbre que celle de Marengo[18]. » Le 14 octobre, Ney bat les Autrichiens à Elchingen ; Ulm est investi.

Le 15 au soir, les nouvelles. en arrivèrent à Berlin. Le roi se sent troublé. Il retombe dans les perplexités ; il regrette la neutralité. Hardenberg, qui s’est trop avancé, qui a trop poussé à la guerre, se sent ébranlé. Lombard, le secrétaire intime du roi, qui a tâché, en vain, d’accommoder le différend, remonte en crédit. Haugwitz, qui passe pour l’homme de la paix, ou, tout au moins, de la neutralité, rentre en qualité d’adjoint au ministère des Affaires étrangères : il y aura désormais deux ministres, comme il y aura deux tendances : l’un, Haugwitz, pour la conciliation, l’autre, Hardenberg, pour la lutte ; l’un négociera avec Napoléon, l’autre avec Alexandre. Ce dédoublement du ministère sauvera les apparences de la duplicité. Metternich, qui confère avec Hardenberg, le 17 octobre, le trouve tout changé, atermoyant, parlant de médiation. — « Laquelle ? demande Metternich ; celle que nous avons proposée dans le sens du traité du 11 avril ? Le roi a donc l’air de vouloir être médiateur dans sa propre cause ? »

« Nous sommes déjà, pour ne pas nous faire d’illusion, sur un pied de guerre avec la France, » dit le roi à Lombard. Mais les ardens insistent : la Prusse assurerait la victoire des alliés ; en différant, elle se voue aux vengeances de Napoléon. S’ils désarment, ils se livrent, ils se déshonorent ! Ils dérivent ainsi vers la guerre, en soupirant, en détournant les yeux. Frédéric-Guillaume avait accordé le passage aux Russes, accepté l’entrevue avec Alexandre. Il voudrait maintenant retenir les Russes à la frontière, ajourner l’entrevue. Alexandre ne le permet pas. Au reçu de la lettre du roi, le 19 octobre, il lui répond : « Pardonnez, Sire, si je mets de côté toutes les formalités ; mais c’est mon cœur qui a besoin de vous parler... Sire, il lui est impossible de renoncer à la jouissance de vous exprimer de bouche ma reconnaissance... Je sens parfaitement toutes les raisons qui rendent votre présence à Berlin indispensable, et, pour concilier les deux choses, c’est moi, Sire, qui viendrai me présenter chez vous. »


V

Pendant qu’il s’y achemine, Napoléon a frappé. Le 19 octobre, Mack a capitulé avec 32 000 hommes. Le pian des Autrichiens est bouleversé. Ils rappellent, en hâte, l’archiduc Charles d’Italie.

C’est pour Napoléon un grand succès de prestige. Un instant, il se flatte d’en tirer une combinaison qui, en quelques semaines, peut-être, achèverait la campagne et le rendrait maître des affaires.

La capitulation d’Ulm l’a trompé sur la valeur des Autrichiens : il les croit plus désarmés, plus accablés qu’ils ne le sont en réalité. Il se flatte de les amener à traiter. « Je donne un conseil à mon frère d’Allemagne. Qu’il se hâte de faire la paix. C’est le moment de se rappeler que tous les empires ont un terme ; l’idée que la fin de la dynastie de la maison de Lorraine serait arrivée doit l’effrayer. Je ne veux rien sur le continent. Ce sont des vaisseaux, des colonies, du commerce que je veux, et cela vous est avantageux comme à nous. » Il le dit à Mack ; il le publie dans le IXe bulletin, du 21 octobre, ignorant qu’à cette heure la France n’a plus de marine et que les grands desseins sur les colonies se sont évanouis, la veille, à Trafalgar. S’il effraie ainsi et attire du même coup François II, Napoléon le sépare d’Alexandre ; alors, n’ayant plus devant lui qu’un corps russe, qu’il estime à 30 000 hommes, il le détruit, offre la paix, l’alliance même, à Alexandre et le gagne, au prix de la Pologne, de l’Orient au besoin. Czartoryski l’avait prévu. Quant à la Prusse, instruit que, décidément, elle refuse l’alliance, il se flatte de la tenir en suspens. Il gagnera ainsi le temps nécessaire pour en finir avec les Autrichiens, par les armes ou par la négociation, pour isoler ou enchaîner les Russes. « Ayez soin de respecter le territoire prussien, écrit-il à Murat, le 20 octobre. J’ai déjà des querelles assez sérieuses avec cette puissance. J’ai de grands intérêts à la ménager. »

Et il marche sur Vienne : le 22 à Augsbourg, le 24 à Munich, où la société l’acclame à l’Opéra ; le 28, il passe l’Inn ; le 29, il occupe Salzbourg. Mais, à mesure qu’il s’enfonce en Autriche, il se sent plus menacé par les Prussiens, il juge l’ennemi plus redoutable. Le Russe a l’élan, l’audace ; l’Autrichien recule, mais ne s’égare point en déroute. Le Prussien est arrogant ; ses troupes sont intactes. C’est une armée que Napoléon a devant lui, s’il ne prévient pas la jonction des Russes et des Autrichiens ; c’est une autre armée, la prussienne, qui le menace sur ses flancs. Le 27 octobre, il écrit à Joseph : « Avant quinze jours, j’aurai en tête 100 000 Russes et 60 000 Autrichiens, venus soit d’Italie, soit des autres corps... La Prusse se conduit d’une manière assez équivoque... Si la guerre se prolonge, il faut que je calcule sur une forte armée à laisser dans le Nord, pour protéger la Hollande. »

C’est que, de Berlin, on ne lui écrit plus ; depuis quinze jours il est sans nouvelles. Il décide de rappeler Duroc, l’alliance étant manquée, mais, en se retirant, Duroc fera un dernier effort d’accommodement, doublé de menaces. Il demandera une audience de congé, et dira au roi : « Sire, vous avez dans l’Empereur un ami capable de venir des extrémités du monde à votre secours. L’Empereur est peu connu en Europe : c’est plus un homme de cœur encore qu’un homme de politique. » Laforest remettra une note à Hardenberg : « L’Empereur ne tient pas au Hanovre ; mais il faut qu’on y mette des formes ;... il est incalculable ce que peut faire l’Empereur... L’Empereur sait bien que Frédéric, avec la Prusse, a résisté à l’Europe entière ; il vaut mieux que Frédéric, et la France que la Prusse ; le Comité de Salut public a résisté aussi à l’Europe entière, et tout le monde sait que l’Empereur a des armées différentes de celles du Comité de Salut public[19]. »

Prévoyant un coup de main sur le Hanovre, il ordonne au général Barbou, qui y commande, de s’enfermer dans les forteresses, de n’en laisser approcher personne, de ne rendre Hameln que sur un ordre de lui, porté par un de ses aides de camp. « Je ne pense pas, écrit-il à Otto, à Munich, que les Prussiens aient l’audace de se porter en Hanovre pour arracher mes aigles ; cela ne pourrait se faire sans du sang. Les drapeaux français n’ont jamais souffert d’affront. Je ne tiens pas au Hanovre ; mais je tiens à l’honneur plus qu’à la vie. »

Ce même sentiment, l’honneur des armes, l’honneur monarchique, jetait alors la Prusse dans la coalition.


VI

Alexandre arriva à Potsdam le 25 octobre. Il y trouva la nouvelle de la capitulation d’Ulm. Sa seule apparition rasséréna tout le monde. Il ôta le poids qui pesait sur les cœurs, tant d’années de neutralité rampante ! Dans la fierté où les monte cette puissante alliance, leur arrogance naturelle se ranime. La capitulation de Mack ne leur paraît plus qu’un incident fâcheux, une mésaventure à l’autrichienne, tant ils sont certains de couper Napoléon, de l’envelopper, de le saisir, au filet, entre deux feux. Frédéric-Guillaume, ravi hors de lui-même, emporté dans le tourbillon, confus de sa hardiesse, plus confus encore du personnage subalterne qu’il joue en son propre royaume, sans fierté de vouloir, parce qu’il ne veut que par la volonté d’autrui, gauche, mélancolique, prend la place qu’il occupera désormais, celle de roi à la suite dans les coalitions et le cortège d’Alexandre. La reine, exaltée, le croit transfiguré comme elle l’est elle-même ; enguirlandée et captivante, enchantée « des procédés délicats et généreux de l’adorable souverain, » elle s’élance, avec son désir passionné de plaire, dans une carrière nouvelle, flatteuse à son âme : la coquetterie de l’héroïsme après la coquetterie de l’enthousiasme ; entraînant le roi, la cour, l’armée, acclamée par le peuple, prenant le beau rôle que Marie-Antoinette aurait voulu jouer pour sauver le trône de son mari, l’héritage de son fils.

Alexandre occupa, tout de suite, naturellement, la première place, au centre de la cour, au centre des affaires, recevant, commandant, négociant, non en voisin ou en allié, mais en empereur, en suzerain chez le premier de ses grands vassaux. Tandis que la famille royale redouble de prévenances et Alexandre de courtoisie chevaleresque, les ministres confèrent. Czartoryski accompagnait le tsar ; Alopeus et Dolgorouki étaient à Berlin ; ils travaillent avec Hardenberg et Haugwitz. Metternich, à côté, se tient aux aguets, surveillant, conseillant. Pénétré de son propre génie, et comme infatué déjà de la brillante destinée qu’il se ménage, c’est un de ces Autrichiens souples, insinuans et tenaces, qui ne renoncent jamais. Plein de mépris pour les principicules félons de Bade, de Wurtemberg, de Bavière, ces souverains inavouables qui ont « répudié » l’Allemagne, il tient l’alliance prussienne pour nécessaire « au grand objet de toute réunion raisonnable contre la France, » jugeant, comme tout le monde à Vienne, à Pétersbourg, à Londres, à Berlin, que « sans le concours complet et constant de la Prusse, la France ne peut pas être renvoyée dans ses anciennes frontières ; » que la France ne succombera que si elle est attaquée simultanément sur ses deux flancs, par l’Autriche et la Russie, en Suisse, en Italie, dans le Sud de l’Allemagne ; au Nord, par l’Angleterre, la Suède et 150 000 Prussiens ; que la guerre ne se fera pas pour « maintenir le statu quo, mais pour le changer, » et que ce doit être le principe fondamental de toute entreprise de l’Europe contre la France.

Il reçoit, le 26, un courrier de Vienne avec une lettre pour le tsar. Il sollicite une audience et l’obtient pour le 27. Les souverains sont venus à Berlin, où « il y a grand couvert, sur le service d’or, auquel sont admises toutes les personnes ayant le titre d’Excellence. » A quatre heures, Alexandre tient un cercle. Alopeus lui présente tous les ministres, sauf les envoyés de France, de Hollande, de Bavière, de Wurtemberg. Il reçoit Metternich « dans son appartement. » C’est la première rencontre entre ces deux hommes, dont l’un est déjà le maître omnipotent de la Russie, dont l’autre deviendra le meneur tout-puissant de l’Autriche ; destinés à combattre Napoléon, à l’abattre, à accomplir l’œuvre qu’ils méditent et concertent dès lors : refouler la France dans ses anciennes limites, anéantir la Révolution française, en ses effets ; tour à tour alliés contre Napoléon ou alliés avec lui l’un contre l’autre ; mais, dans l’hostilité même, ne se nuisant jamais et trompant toujours Napoléon ; plus redoutables peut-être, à la France, amis qu’ennemis ; souvent en rivalité, en lutte de prestige et d’influence, mais rivalisant aussi de souplesse, d’astuce, de ténacité dans l’entreprise commune ; l’an sous les apparences du mysticisme romanesque, l’autre sous la marque de la galanterie et de la frivolité mondaines, tous les deux « féministes, » hommes à bonnes fortunes ; mais, dans les affaires, profonds politiques et partenaires d’une suprême élégance en cette partie où se jouent, avec les destinées de l’Europe, l’existence de milliers d’Européens.

Alexandre vint au-devant de Metternich : « Vous êtes, Sire, dit l’Autrichien, à la suite de la plus généreuse en même temps que de la plus heureuse des révolutions, sur les lieux mêmes de nos longues et arides négociations : ce qui ne nous était pas réservé a dû l’être au sauveur de l’Europe. — Cela ira, répondit Alexandre. Vous avez parfaitement bien mené la barque ; il s’agit maintenant de lui donner le dernier coup. J’ai trouvé beaucoup de bonnes dispositions. Mœllendorf pense à merveille ; même Haugwiiz s’est très franchement expliqué vis-à-vis de moi ; il est enchanté de votre empereur. J’ai surtout trouvé la reine plus courageuse que je ne croyais... Tout doit se faire. Ils tiennent à leur idée de médiation ; nous verrons : cette médiation ne saurait être qu’un ultimatum, que Bonaparte assurément n’acceptera pas, et nous en tirerons, dans ce cas, une insolente réponse, avant les trois semaines qu’il leur faut encore pour avoir ici toutes leurs armées sur les lieux[20]. » Metternich presse le tsar de leur forcer la main ; il lui dénonce « la constante envie de cette cour de traîner en longueur ce qu’elle voit ne plus pouvoir refuser. » Le tsar atténue les défaites, Elchingen, Ulm : « 20 000 hommes ne font pas la puissance autrichienne ! » « Les causes, dit Metternich, tiennent en grande partie à l’inconcevable défection d’un des plus puissans princes de l’Empire, et à un procédé de Bonaparte, qui, à ce qu’il faut espérer, lui sera payé avec usure. — Ah ! reprit le tsar avec vivacité, quant à l’Electeur de Bavière, mon cher parent, nous le pincerons, j’espère, d’importance ; il n’y a pas un exemple plus infâme à citer dans les annales de la guerre. »

Le soir, la cour se rendit à l’Opéra où l’on donnait Armide « avec ses ballets. » La salle acclama l’empereur et le roi. Les envoyés de France et de Bavière assistaient, dans leurs loges, à ces démonstrations sur le sens desquelles ils ne pouvaient se méprendre. Duroc, cependant, se flattait que la médiation prussienne n’exigerait de Napoléon que les concessions décidées par Napoléon lui-même, dupé, comme le furent tant d’autres, jusqu’à la fin, par les propos équivoques et vagues, par cet artifice qui consistait à présenter comme l’ultimatum de la paix immédiate et définitive ce qui n’était que le minimum des conditions exigées, un moyen de suspendre les marches de guerre, d’amorcer les négociations où se découvriraient, au fur et à mesure, les exigences réelles. Le 30 octobre, on vit paraître l’archiduc Antoine, muni d’une lettre de l’Empereur, appel désespéré au roi. Le lendemain, Duroc reçut les dernières instructions de Napoléon et prit congé de Frédéric-Guillaume dans les termes qui lui étaient prescrits.

Alexandre aurait désiré une accession pure et simple de la Prusse au traité du 11 avril. Les Prussiens s’y refusèrent avec obstination. L’aventure d’Ulm leur donnait à réfléchir. Ils tenaient à leur médiation, qui leur procurerait le temps d’armer, et leur laisserait la faculté de n’intervenir qu’au bon moment, presque à coup sûr, après un échec des Français : ils décideraient alors de la défaite complète de Napoléon, se feraient les pacificateurs de l’Europe, les sauveurs de l’Allemagne. Si Napoléon continuait de l’emporter, ou s’il bâclait sa paix avec l’Autriche pour se rejeter sur les Russes et traiter avec eux, ils sauraient, par cette même médiation, déguisée et atténuée, se ménager une retraite habile, peut-être même fructueuse. Il fallut bien en passer par où ils voulaient : la médiation avec l’accession éventuelle à l’alliance, si la médiation était repoussée par Napoléon.

Dans ces termes mêmes, le traité ne laissait point d’être un ouvrage laborieux. Les diplomates conférèrent trois jours entiers et jusque dans la nuit. On convint, en principe, que la Prusse proposerait à Napoléon les conditions d’une paix générale, à savoir les conditions ostensibles du traité du 11 avril. On attendrait la réponse jusqu’au 15 décembre. La Prusse aurait alors 180 000 hommes sur pied, et, en cas de refus, très vraisemblable de la part de Napoléon, elle se joindrait aux alliés. Metternich essaya vainement de persuader les Prussiens d’exiger une réponse dans les quarante-huit heures. « Autrement, disait-il, Bonaparte nous mettra hors de jeu l’un après l’autre ; » il n’aura « qu’à traîner à sa suite l’envoyé prussien ; à avoir l’air de ne pas refuser d’entendre aux propositions, dans l’espoir que le parti pris de la Prusse mollirait à mesure que le danger devrait être plus directement combattu par elle. » Sur quoi, les Prussiens de se récrier : — « Nous ne pouvons pas battre l’ennemi avant de l’avoir atteint ! » Puis vint l’éternelle affaire du Hanovre : la Prusse, qui redoutait un voisinage avec la France, offrait d’échanger contre cet électorat ses provinces westphaliennes, au delà du Weser ; l’Angleterre y gagnerait le port d’Emden, les côtes de la mer du Nord, des moyens d’agir plus directement sur la Hollande.

Les actes furent signés à Potsdam, dans l’appartement d’Alexandre, le 3 novembre[21]. Ils consistaient en des déclarations du tsar et du roi de Prusse, auxquelles, le jour même, adhéra Metternich ; elles comprenaient les articles ostensibles du traité ; il s’y joignait une convention du tsar et du roi de Prusse sur la marche à suivre en commun à l’égard de la France, une déclaration additionnelle de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, comprenant les articles séparés et secrets.

Les articles ostensibles posent la médiation prussienne : — à la France, les limitais de la paix de Lunéville et ce que l’Autriche a pu céder depuis ; au roi de Sardaigne, une indemnité aux dépens soit de la République italienne, soit de l’Etat de Gênes, avec Parme, Plaisance, une partie de Modène, Lucques ; l’indépendance et l’évacuation immédiate, après la paix, des États de Naples, de la Hollande, de la Suisse, de l’Empire germanique ; l’Autriche sera étendue au Mincio, avec Mantoue ; le royaume de Lombardie ne pourra être réuni à la France ; Napoléon promettra de ne point inquiéter l’Empire ottoman, par suite de l’union de cet empire avec la Russie ; un armistice général mettra fin aux hostilités ; un congrès réglera la paix et organisera, pour la maintenir, un concert intime entre les puissances alliées[22].

Un délai de quatre semaines sera accordé à Napoléon pour accepter ou refuser. S’il accepte, — mais on le croit trop clairvoyant pour accepter, — ce ne sera point la paix aux conditions qu’on lui pose, ce sera simplement, avec ces conditions comme entrée en matière, l’ouverture des négociations de la paix, et l’on verra paraître le fin des choses. L’Angleterre est liée à la Russie et à l’Autriche par le traité du 11 avril et toute sa série d’articles séparés et secrets. Elle n’adhère point aux déclarations de Berlin ; l’intervention de la Prusse ne l’engage à rien ; cependant, ni la Russie ni l’Autriche ne peuvent négocier la paix sans elle, elles l’appelleront donc aux conférences ? Alors l’Angleterre y dévoilera ses conditions, c’est-à-dire les articles secrets du 11 avril, auxquels d’avance la Russie et l’Autriche ont accédé. Elles seront forcées de les soutenir. Les bases présentées par la Prusse disparaîtront, ou plutôt s’étendront étrangement ; mais Napoléon sera pris dans l’engrenage, il aura perdu les avantages militaires et, s’il rompt une négociation entamée à des conditions si « modérées, » le public, en France, ne le lui pardonnera pas. Ce calcul, qui fut celui de 1813, ne pouvait réussir qu’à la suite d’une défaite de Napoléon. Les alliés comptent qu’il refusera, que son refus rendra la guerre impopulaire, et ils prennent leurs mesures pour le contraindre, avec l’appui de l’opinion en France.

La Prusse marchera avec 180 000 hommes. L’Angleterre lui paiera des subsides. À la paix, « on procurera à la Prusse une frontière plus sûre que celle qu’elle a actuellement, soit par des acquisitions, soit par des échanges. » Le plan de campagne sera combiné et les opérations seront dirigées, d’un point central à convenir, « jusqu’au moment où l’ennemi replié sur la rive gauche du Rhin, permettra de convenir et de concerter des mesures propres à l’état des choses d’alors. » Ces lignes trouvaient leur commentaire dans le traité du 11 avril et dans les conversations entre Allemands et Russes qui précédèrent les actes du 3 novembre : c’était le refoulement de la France « dans ses anciennes limites, » qui ne sera possible qu’alors et dont on était bien décidé à ne parler qu’alors[23]. Une part éventuelle y était réservée à la Prusse. C’était le troc du Hanovre contre les possessions prussiennes de l’Ost-Frise, qui faciliterait la reprise de la Hollande, « sans compter, ajoutait Hardenberg, sur le cas possible qu’une guerre heureuse permît à la maison électorale (de Brunswick) des acquisitions, sur la Meuse, sur les anciennes provinces prussiennes au delà du Rhin, le duché de Juliers, etc.[24]. » Ainsi se définissait ce feint respect de la limite du Rhin et des frontières de la paix de Lunéville.

Le plan de campagne consistait en ceci : occupation du Hanovre, blocus de Hameln, négociation militaire avec la Hesse et la Saxe ; marche des Prussiens de Hanovre dans le pays de Fulda, de Meiningen et de Cobourg ; mouvemens concertés des Russes et des Prussiens en Hanovre, des Hessois et des Prussiens sur le Rhin, autour de Mayence, des Prussiens et des Saxons en Franconie.

Alexandre quitta Potsdam, à la suite d’une de ces scènes théâtrales qu’il se plut, dès lors, à donner comme un dénouement symbolique à chacune des grandes journées du drame qu’il se composait à lui-même et présentait en spectacle au monde. Au moment de partir, le 3 novembre, vers minuit, il exprima le désir de visiter le tombeau de Frédéric. Ce tombeau, — un sarcophage de métal nu, — se trouve dans un caveau étroit et sombre, pratiqué sous la chaire de l’Eglise de la garnison à Potsdam ; un autre tombeau, de marbre noir, celui du père, Frédéric-Guillaume Ier ; l’épée du grand roi. Rien de plus dépouillé, de plus austère que ce dortoir éternel du roi philosophe, sorte de purgatoire du néant. Les souverains s’y rendirent dans la nuit froide, à travers les cours désertes. Alexandre y entra, accompagné de Frédéric-Guillaume et de la reine Louise, s’inclina silencieusement, déposa un baiser sur le cercueil, resta un instant à contempler, sous les reflets des lumières fumeuses et tremblantes, ces tombes obscures qui cachaient des chairs desséchées et vides d’âme, une épée qu’aucune main ne tenait plus, enveloppes inertes, vains simulacres du génie évanoui, puis, « très simplement, » prit congé de ses hôtes et disparut dans la nuit.

Brunswick, le Mack de la Prusse, un de ces Allemands « amis des lumières » et idoles des « philosophes, » qui jugeaient usurpée la réputation militaire de Napoléon et se croyaient de taille à le ramener à la mesure, ne voulait point que l’on entamât l’affaire avant le 15 décembre. On ne se pressa donc point de mettre en route Haugwitz, qui devait porter l’ultimatum et poser la médiation. On lui dressa, ou plutôt il se dressa lui-même des instructions minutieusement combinées. « En partant le 13, et en employant douze jours pour le voyage, j’arriverai près de Napoléon le 25. Avec lui, il est peu permis de compter sur les délais, il n’en admettra guère pour la négociation ; je mets quatre jours. S’il refuse d’accepter les propositions, il ne reste d’autres moyens, pour empêcher que la rupture ne s’ensuive, que d’écouter les idées que l’Empereur présentera à son tour et de me charger de les porter moi-même à la connaissance du roi. En ce cas, et en employant de nouveau dix jours pour le voyage, je pourrais être de retour le 9 décembre, et, s’il réussit de suivre cette marche, il en résultera le double avantage que Napoléon n’apprendra la détermination du roi pour la guerre qu’après le 15 décembre, et que Sa Majesté saura, le 10 décembre, qu’elle est inévitable... Il reste à prévoir encore que, réduite aux abois, la cour de Vienne fasse sa paix particulière avec la France... Dans un tel cas, il conviendrait, je pense, de redoubler de soins afin de calmer l’humeur que l’empereur des Français aura conçue de l’armement de la Prusse et qu’il ferait doublement éclater alors. Il faudrait surtout s’appliquer à gagner du temps... »

Avant de partir, il ne manqua point de visiter Laforest. Comme ce ministre s’inquiétait des bruits qui couraient d’une alliance avec la Russie, Haugwitz lui répondit « que les Russes se vantaient beaucoup, qu’il était faux qu’il existât de traité ou de convention de ce genre entre les deux souverains. » « Il n’a pas dit tout à fait, rapporte Laforest, qu’il n’y avait pas eu de promesse arrachée, mais il s’est jeté dans des demi-phrases dont le sens portait... qu’on avait essayé d’entraîner le roi,., mais qu’il ne ferait jamais rien contre ses intérêts. » Il n’existait, en effet, ni traité, ni convention d’alliance, puisque l’on avait eu le soin de donner aux actes d’alliance le titre de déclarations et que la convention que Fon avait signée était purement militaire. Hardenberg, pour compléter l’illusion, mande à Lucchesini à Paris, le 14 novembre : « Jusqu’ici, aucun motif, chère Excellence, de faire des préparatifs de départ. » Les Français ainsi induits en sécurité, l’attaque les déconcertera davantage, et il écrit, le 16, à Brunswick : « Il faut entrer en Franconie le plus tôt possible, pour vaincre ou mourir. »

Ces ruses, très classiques, permettaient de gagner quelques jours et de manœuvrer dans le brouillard ; mais Napoléon n’en serait pas la dupe, et elles ne suffisaient pas à calmer les scrupules du roi. Réveillé du rêve où son prestigieux ami l’avait emporté durant une semaine, il retomba dans les angoisses. « J’ai signé, disait-il, mais mon cœur est profondément troublé devant les conséquences. » Ses pressentimens ne furent que trop tôt justifiés. Le 14 novembre, le jour où Haugwitz montait en voiture, Alexandre écrivait à Frédéric-Guillaume : « Les affaires se trouvent dans un état bien plus alarmant que nous ne l’avions supposé au moment de mon départ de Berlin, et chaque moment est précieux. Le sort de l’Europe est entre vos mains, Sire... Moi-même, je suis inquiet pour les miens... »


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Archives des Affaires étrangères, Correspondance de Napoléon, Correspondances publiées par MM. Bertrand, Trattchewsky, Bailleu. Cf. le lieutenant-colonel Rousset : Rousset : l’art de Napoléon ; les ouvrages de MM. Desbrière, Alambert et Colin : la Guerre maritime ; la Campagne de 1805 ; ceux de Lefebvre, Thiers, Thibaudeau, Fournier, Hüffer, Ranke, Martens, Helfert, Oncken ; les Mémoires de Ségur, Miot, Czartoryski, Metternich, Comeau, la comtesse Potocka.
  3. A Lacépède, 26 juillet 1805.
  4. Je donne le texte rectifié d’après l’original qui se trouve aux Archives de Vienne. Fournier, Zur Textkritik der Korrespondenz Napoléons I. Vienne, 1903.
  5. A Eugène, 27 juillet ; Talleyrand à Laforest, 30 juillet 1805.
  6. A Talleyrand, 26 juillet, I, 16 août ; à Eugène, 19 août 1805.
  7. A Decrès, à Villeneuve, 13 août 1805.
  8. A Ganteaume, à Villeneuve, 22 août 1805.
  9. A Decrès, 22 août 1805.
  10. A Talleyrand, à Berthier, 22 août 1805.
  11. A Talleyrand, au roi de Prusse, à Berthier, 23, 24 août ; instructions à Duroc 24 août ; ordres définitifs à Gouvion, 2 septembre.
  12. Mission analogue à Savary, le 28 août, pour les vallées du Danube.
  13. C’est à Memel qu’avait eu lieu, en 1802, la première entrevue d’Alexandre avec le roi et la reine de Prusse.
  14. En réalité, elle dura de septembre 1805 à juillet. 1807, près de deux ans.
  15. A Gouvion, 23 septembre 1805.
  16. A Bernadotte, à Soult, 2 et 3 octobre 1805.
  17. Note à Laforest, 14 octobre 1805.
  18. A Soult, 12 octobre 1805.
  19. A Duroc, à Otto, 24 octobre 1805.
  20. Ainsi en 1815, au temps de l’armistice et du congrès, les rôles étant renversés, la Prusse liée à la Russie, et l’Autriche jouant, mais très habilement, le jeu que la Prusse tente, faiblement et gauchement, en 1805.
  21. le texte de ces actes a été publié pour la première fois par M. de Martens, Recueil des Traités de la Russie, t. II, p. 480 et suivantes.
  22. Voyez, dans la Revue du 15 août, le traité du 11 avril 1805 et l’équivoque des articles ostensibles.
  23. Mémoires de Czartoryski, t. II, p. 18. Négociations qui ont précédé le traita du 11 avril 1805.
  24. Mémoires relatifs à l’acquisition du pays de Hanovre à la suite du traité de Potsdam, par Hardenberg. Ranke, t. V.