De Boulogne à Austerlitz/03

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De Boulogne à Austerlitz
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 293-318).
DE BOULOGNE Á AUSTERLITZ

III[1]
LA VEILLE DE LA BATAILLE[2]

Napoléon marchait aux Russes, et, tout en combinant les mouvemens de son armée, il méditait sur le lendemain de la victoire, la paix, plus difficile, plus incertaine que la guerre, la paix qui devait être désormais le mirage décevant dans toutes ses entreprises, pour laquelle il allait envahir, conquérir, bouleverser l’Europe, et qui lui échapperait toujours. Bâcler la paix avec l’Autriche, entrer en compromis avec Alexandre et reprendre les pourparlers rompus par la mort de Paul Ier, payer l’immobilité de la Prusse d’un pourboire royal, c’est-à-dire recommencer Campo-Formio et Lunéville, les traités de Bâle et de Berlin, les spéculations orientales de 1801, en tâchant de donner à tous ces échafaudages plus d’assiette et de cohérence, voilà tout l’effet qu’il attendait de la guerre. C’était la combinaison désirable, un grand succès la rendrait possible. Mais comment organiser l’Europe, la traverser de digues contre le reflux des monarchies démembrées et assujetties, des peuples conquis et partagés, la hérisser de barrières, bastions et contreforts capables de soutenir la puissance française ainsi formidablement étendue ?

Talleyrand en méditait, dans le même temps, à Strasbourg, où Joséphine tenait sa cour. Jugeant les routes trop peu sûres pour s’y hasarder sans nécessité, il dressa un plan de politique qu’il envoya, le 17 octobre, à l’empereur. Il ne se pique point de constructions systématiques, encore moins de définitives. Il ne considère que le possible, dans les conjonctures présentes ; il ne cherche que des tempéramens. « Je voudrais, écrivait-il à d’Hauterive, que l’empereur, le lendemain d’une grande victoire, dit au prince Charles : « — Vous voilà aux abois ! Je ne veux pas abuser de mes victoires... Je ferai avec vous un traité offensif et défensif, et toute idée d’alliance avec la Prusse ira au diable. » « Une idée d’alliance avec la Prusse est aujourd’hui impossible, dit-il dans son mémoire à l’empereur... Qu’elle reste donc dans sa petitesse, puisqu’elle n’a pas voulu profiter de l’occasion qui lui était offerte de s’élever à la grandeur ! » La solution qu’il propose au « problème de la paix, » comme « la plus durable que la raison puisse permettre d’espérer, » repose sur cette triple combinaison : Séparer l’Autriche de l’Angleterre, opposer l’Autriche à la Russie, réconcilier l’Autriche avec la France, en lui attribuant la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie, une partie de la Bulgarie, le Danube, une partie des côtes de la Mer-Noire, en échange de la Vénétie, de la Souabe et du Tyrol, transformés en Etats tampons. De la sorte, l’objet est atteint : l’Autriche n’a plus de contact ni de rivalité avec la France, en Italie ni en Allemagne ; elle rivalise d’influence avec la Russie et lui barre le chemin de Constantinople. « Les Turcs ne sont plus à craindre ; les Russes les ont remplacés ; l’Autriche est encore le principal boulevard que l’Europe ait à leur opposer... Les Russes, comprimés dans leurs déserts, porteront leur inquiétude et leurs efforts vers le midi de l’Asie, où le cours des événemens les mettra en présence et en opposition avec les Anglais, aujourd’hui leurs alliés. »

Ces propositions ne s’accordaient guère avec celles de l’empereur, qui ne considérait et ne consultait que les nécessités de la guerre. Or, les Russes, en ce temps-là, tournaient le dos à l’Asie. Ils avançaient vers l’Europe par la grande route des invasions asiatiques, le Danube, se poussant vers les Alpes et le Rhin, dont Souvorof avait reconnu les avenues. Napoléon comptait les surprendre dans leur marche et les anéantir par morceaux. Mais Koutousof qui commandait l’avant-garde russe n’était pas homme à se prêter, comme Mack, aux enveloppemens classiques. Inaugurant la tactique qui devait l’illustrer plus tard et perdre l’armée française, il refusa la bataille et se retira, entraînant Napoléon hors de ses voies, hors de ses plans, vers les marches slaves du Saint-Empire, les confins de la Pologne, la Moravie, où le gros de l’armée russe se retrouverait, uni aux Autrichiens. Murat ne comprit pas le mouvement et laissa échapper Koutousof ; Mortier se fit battre. François II proposa un armistice. Napoléon répondit par des conditions de paix : cession de la Vénétie et du Tyrol ; évacuation de l’Autriche par les Russes. Quant aux Prussiens, « s’ils veulent s’entremettre, dit-il, qu’ils me déclarent la guerre ! »

Vienne fut abandonnée. Napoléon y fit son entrée, le 13 novembre, la première dans une capitale ennemie. L’armée, en grande tenue, défila, exaltée de sa propre magnificence. « Les habitans des deux sexes garnissaient les croisées, une très belle garde nationale, en bataille sur les places, nous rendait les honneurs ; leurs drapeaux saluaient nos aigles, et nos aigles leurs drapeaux. Aucun désordre n’a troublé ce spectacle extraordinaire... Nos soldats semblaient avoir oublié leurs habitudes de rapine pour se livrer exclusivement à un noble sentiment d’orgueil. Jamais je n’ai été si fier d’être Français[3]. » Napoléon rassura les obséquieux Viennois et les taxa d’un impôt de guerre de cent millions. Il coucha dans le palais de Schœnbrünn où devait mourir de consomption, en un uniforme blanc d’archiduc, un fils né de son sang. Le combat de Hollabrünn, le 16 novembre, sanglant, acharné, montra les Russes en 1805 aussi redoutables à la Grande Armée que l’avaient été à l’armée républicaine ceux de 1798. Ce fut une victoire, non un succès, car Napoléon échoua dans son dessein et Koutousof réussit dans le sien : il put attendre, sous le canon d’Olmüt, Benningsen qui venait de Silésie, l’archiduc Ferdinand qui venait de Bohême, l’archiduc Charles rappelé, en hâte, d’Italie. Devant Napoléon, l’impasse se fermait, derrière lui se creusait le fossé : la Prusse menaçait de couper ses communications. Une grande bataille s’imposait, seule capable de prévenir la concentration de l’ennemi.

Avant de se remettre en marche, Napoléon lança, le 15 novembre, de Schœnbrünn, le vingt-quatrième bulletin de la Grande Armée, un de ces écrits prestigieux où il excellait, racontant, au jour le jour, l’histoire de sa geste, conseillant les rois, assignant l’Europe à ses assises, annonçant les destinées ; puis, tout à coup, s’ouvrant à ses soldats, au peuple français, des desseins de sa diplomatie ; résumant en quelques traits, significatifs pour tous, ses négociations ; peignant les hommes, semant, çà et là, les anecdotes chères aux Parisiens ; mêlant avec ce naturel, cette familiarité populaire qui n’est le propre que des écrivains de génie, le ton de l’épopée et celui de la chronique, la polémique la plus acerbe à l’envolée de l’histoire. L’empereur, dit le bulletin, travaille dans le cabinet de Marie-Thérèse. En voyant la statue de marbre de cette impératrice, il a dit que « si cette grande reine vivait encore, elle ne se laisserait conduire par les intrigues d’une femme telle que Mme de Colloredo[4]. Elle aurait connu la volonté de son peuple. Elle n’aurait pas fait ravager les provinces par les Cosaques et les Moscovites. » Il montre Cobenzl « courtisan, » aveuglé par une étrangère, l’impératrice, Napolitaine ; Collenbach, un cuistre ; Lambert, un émigré ; Mack, général délégué par l’Angleterre, menant cette cour aux abîmes. « Les malheurs du continent sont le funeste ouvrage de l’Angleterre. » Il expose l’affaire de Hollabrünn, comme il veut que la France la voie. Il raconte la reprise, par Ney, dans l’arsenal d’innsbrück de deux drapeaux perdus dans la guerre des Grisons : « Les larmes coulaient des yeux de tous les vieux soldats. Les jeunes conscrits étaient fiers d’avoir servi à reprendre ces enseignes,,. Les drapeaux sont l’objet du culte du soldat français, comme un présent reçu des mains d’une maîtresse, » Il prête ce langage aux Autrichiens pillés, désaffectionnés de leurs princes : « Nous et les Français, nous sommes les fils des Romains ; les Russes sont les enfans des Tartares. Nous aimons mieux mille fois voir les Français armés contre nous que des alliés tels que les Russes, » Et il conclut : « C’est pour la dernière fois que les gouvernemens européens appelleront de si funestes secours, d’ici à cent ans, il ne sera, en Autriche, au pouvoir d’aucun prince d’introduire les Russes dans ses Etats. »

Le 17 novembre, il était à Znaym, C’est là qu’il apprit la bataille de Trafalgar, le désastre de l’Armada ; Nelson, mort dans sa victoire ; mais plus de marine française, plus de marine espagnole ; l’alliance, inutile à la France, odieuse à l’Espagne ; le projet de descente, l’espoir de tout finir d’un coup, ajourné indéfiniment ; l’Angleterre, maîtresse des Océans, en sécurité dans son île ; toutes les destinées rejetées sur le continent, tous les nœuds se nouant à cette extrémité de la vieille Europe où il s’enfonce avec ses 100 000 Français. Il s’impose le silence sur cette journée funeste de Trafalgar, et il le commande. « Le génie et la fortune étaient en Allemagne ! » lui écrit Talleyrand, courtisan jusque dans les catastrophes.

Autour de Napoléon, on murmure la sinistre nouvelle ; on en conclut que, trahi, sur mer, par la victoire, c’est le cas, pour l’empereur, de se montrer modéré sur le continent. Napoléon, au contraire, juge indispensable de frapper un grand coup d’éclat. Il affecte la sécurité, il prédit la victoire. « Je vous écris de Moravie, mande-t-il à Cambacérès, le 18 novembre. Vos finances vont mal ; vos banquiers sont bien mauvais. A mon retour à Paris, qui ne tardera que de quelques semaines, je m’occuperai d’y remédier. » Cette attention universelle du chef d’Etat doit manifester, aux yeux de ses ministres, aux yeux des Parisiens, la tranquillité de son âme. Le vingt-septième bulletin, du 19 novembre, annonce l’arrivée de la Grande Armée à Brünn ; il montre les Moraves étonnés de voir les peuples de l’Ukraine et ceux du Kamtchatka se battre, sur leurs terres, avec ces Normands, ces Gascons, ces Bourguignons inconnus. « Le sang humain est devenu une marchandise aux mains des Anglais !... L’empereur d’Allemagne s’est retiré à Olmütz. Nos postes sont à une marche de cette place. »

Napoléon s’arrête entre Brünn et Olmütz, pour donner aux troupes un repos nécessaire. Il s’établit dans une position centrale, entre les trois armées ennemies : la principale, Russes et Autrichiens, qui ont opéré leur jonction sur la Morawa ; l’archiduc Ferdinand, en Bohême, l’archiduc Charles, en Hongrie Il se contente d’observer ces deux dernières armées, objectifs secondaires. Il réunit toutes ses forces contre la première, « afin de la mettre hors de cause et de terminer ainsi la guerre d’un coup. » Le 20 novembre, il adresse à Soult ce billet fatidique : « Il est ordonné au maréchal Soult de se rendre à Austerlitz. »


II

Les négociations ont un rôle essentiel dans cette campagne, aussi remarquable par leurs digressions et leurs retardemens, que le sont, par leur précision et leur rapidité, les marches de concentration des armées. Il s’agit de se renseigner sur les intentions de l’ennemi, la nature et le degré de l’entente entre ceux qui sont devant, le Russe et l’Autrichien, et ceux qui approchent sournoisement sur les flancs et en arrière, les Prussiens ; de les inquiéter, de semer le soupçon, de suspendre les volontés, de ralentir les décisions, de diviser, peut-être. C’est une série de diversions politiques, sans lesquelles la grande action de guerre serait impossible, et nécessaires aussi pour qu’elle porte toutes ses conséquences. Elles trahissent un art aussi supérieur, en sa subtilité, que la stratégie, en sa formidable puissance. Tous les ressorts y sont en jeu, toute la connaissance des hommes et des Etats ; les intérêts, les ambitions cachées, l’héroïsme des troupes, leur sentiment national, et les travers, les mesquines passions des individus. Il faut autant de divination pour suivre et envelopper dans ses trames la petite âme de Haugwitz que pour pénétrer les dissentimens des Autrichiens et des Russes, l’impatience d’Alexandre, les hésitations de François, et soutenir le moral de ces milliers de Français « enfournés » à tant de centaines de lieues de leur patrie, tournant le dos à cette Angleterre qu’ils doivent détruire, et défendant, au milieu des Slaves, cette Révolution française si peu menacée, semble-t-il, qu’elle a porté les frontières de la France au Rhin et ses avant-postes au delà de l’Elbe.

Le 17 novembre, de Znaym, Napoléon avait, encore une fois, écrit à François II. Sachant ce souverain à Brünn, il a différé d’y faire entrer son avant-garde. « Mon seul but est de poursuivre l’armée russe et de la porter à évacuer les États de Votre Majesté. » Il conjure François de se séparer de ces Russes qui font le désespoir de ses peuples. « Que les Russes cessent d’avancer de nouvelles troupes, qu’ils évacuent l’Autriche, je m’arrêterai à Brünn ; » sinon « il ne resterait plus qu’à tenter entièrement le sort des événemens et les suites des destinées qui ont donné un cours irrésistible à chaque chose. »

Les alliés, et pour les mêmes motifs, jouaient le même jeu ; mais lourdement, à coups hésitans. Les états-majors discutent les plans et se querellent ; les Russes affectent de mépriser les combinaisons compliquées et la lenteur du Hofkriegsrath, et les Autrichiens de dédaigner l’audace aveugle des Russes, ne comprenant rien au fatalisme doublé de rouerie de Koutousof. D’Olmütz, le 19 novembre, Alexandre écrit à Frédéric-Guillaume : « Notre position est plus que critique ; nous sommes absolument seuls contrôles Français, et ils nous talonnent continuellement… L’armée autrichienne n’existe pas… Le comte Haugwitz n’est pas encore arrivé, et il semble que Bonaparte veut nous mettre à l’extrémité avant son entrevue avec lui… Je m’en remets à vous, sire et ami. Si vos armées avancent, la situation changera entièrement, et les miennes pourront reprendre l’offensive. » Le 20 : « Nous ne sommes pas indignes, sire, d’avoir pour allié un souverain qui a une armée aussi célèbre que la vôtre. »

François II et Cobenzl n’étaient point, au fond, éloignés de reprendre la partie de Campo-Formio et d’arracher, s’ils le pouvaient, avant la bataille, quelques morceaux d’Italie. Un diplomate, le comte Stadion, et le général Giulay furent envoyés à Brünn, avec des pouvoirs ; toutefois, ils eurent ordre de se concerter avec Haugwitz et la négociation se devait engager sous les auspices de la Prusse. Napoléon aurait préféré une négociation directe qui eût mis les Russes en méfiance et ralenti les concentrations ; mais il prit les Autrichiens au mot, et, puisqu’ils prétendaient s’aboucher avec Haugwitz, il s’arrangea pour retarder l’arrivée du ministre prussien. Il parla d’un armistice préalable, et envoya les deux Autrichiens en conférer à Vienne avec Talleyrand, qu’il y avait mandé.

Talleyrand y était arrivé, le 17 novembre, après un voyage assez accidenté, en dehors de ses habitudes et dépourvu des commodités de la diplomatie : « Il est indispensable que Votre Majesté donne quelques ordres relatifs à la sûreté des routes… À une lieue de Strasbourg, on a tiré sur moi ! » Le 20, il reçut les deux Autrichiens. Stadion, lent, difficultueux, peu flexible, « la morgue autrichienne dans toute sa pompe, » parla d’armistice, puisque Napoléon paraissait en désirer un, et de la paix complète que la Prusse se proposait de ménager entre les belligérans, le tout, très académiquement. « La Prusse, dit-il, n’est point en guerre, et, par conséquent, elle est la seule qui puisse concilier les intérêts de tous. — Sans doute, répliqua Talleyrand, la paix doit concilier les intérêts des contractans ; mais, pour concilier, il ne faut pas compliquer ce qui gagne toujours à être simple. » Stadion insinua, dans les propos, et répéta, non sans affectation, que les affaires de l’Autriche s’étaient améliorées. — « C’est, fit observer Talleyrand, une amélioration d’une espèce particulière que de voir les ministres d’Autriche implorer l’appui d’un ministre de Prusse I » On renvoya au lendemain pour commencer en règle. Talleyrand reçut un courrier de Laforest annonçant l’arrivée à Berlin de lord Harrowby ; mais Laforest ne croyait pas le roi de Prusse engagé avec les alliés. Enfin, Haugwitz était en route, et Talleyrand demanda à l’empereur ce qu’il fallait en faire : le garder à Vienne, ou l’envoyer à Brünn ?

Napoléon répondit, le 22 : « Entamer la question avec lui et chercher à savoir ce qu’il veut ; » tâcher surtout de pénétrer s’il a été signé quelque chose le 3 novembre, comme le bruit en court, « une convention pareille, en tout, au partage de la Pologne ; mais la France n’est pas la Pologne. » Cependant, « si les trois puissances qui ont partagé la Pologne arment contre moi, qu’y puis-je faire ? Quelle garantie aurais-je qu’une première condescendance ne m’obligera pas à une seconde ? » Le traité, qu’il soupçonnait, avait précisément pour objet de lui arracher cette « première condescendance » et de l’obliger ensuite à toutes les autres, jusques et y compris le retour aux anciennes limites et l’abdication. Le lendemain, à propos des lettres insignifiantes qu’il échangeait avec François II : « Cobenzl, qui les fait, croyait me duper, mais il n’y réussit pas. Il paraît qu’ils continuent à se jeter dans les bras des Russes. Les Parques filent la vie des hommes ; les destins ont assigné à chaque État leur durée. Une aveugle fatalité pousse la maison d’Autriche. » Et il prescrit à Talleyrand, en vue du traité et des contributions de guerre, d’étudier le système de la banque et des finances de cette monarchie.

Au lieu d’ouvrir le protocole à Vienne, ainsi que les y conviait Talleyrand, Stadion et Giulay retournèrent à Olmütz prendre les ordres de leur maître. Le 24, ils se présentèrent à Brünn et, le 25, au matin, Napoléon manda près de lui Giulay. Il le reçut une seconde fois, avec Stadion, et il leur fit connaître ses conditions : cession de la Vénétie à la France, de Salzbourg à la Bavière, indépendance du Tyrol. Dans sa conversation avec Giulay, il fit entendre qu’une compensation pour l’Autriche serait possible en Allemagne, mais rien en Italie : « C’est ma maîtresse avec laquelle je veux coucher seul ! » Il parlait sur ce ton de belle humeur soldatesque ; un des interlocuteurs nomma la Prusse. Napoléon se rembrunit : « Si elle veut la guerre, j’ai assez de troupes pour lui tenir tête aussi. » Puis, il les renvoya à Talleyrand : « Mon intention est absolument d’avoir l’État de Venise et de le réunir au royaume d’Italie. » Sur ces entrefaites, il apprit que Haugwitz se présentait aux avant-postes ; il ordonna de le retenir à Iglau et de l’acheminer, le lendemain, sur Brück, Haugwitz y serait le 27 ; de cette façon, il ne se rencontrerait point avec les Autrichiens qui partaient le 26. Napoléon se réservait de le sonder lui-même et de le retourner. Durant ce temps, Talleyrand tirerait en longueur les protocoles avec Stadion et Giulay.

Enfin, il envoya, ce même jour, le 25, Savary auprès d’Alexandre, avec une lettre : « Je le charge d’exprimer à Votre Majesté toute mon estime pour elle et mon désir de trouver des occasions qui lui prouvent combien j’ambitionne son amitié.. Qu’elle me tienne comme un des hommes les plus désireux de lui être agréable. » C’était cette ouverture sur laquelle, un moment, Czartoryski avait spéculé. La manière dont Napoléon marquerait son désir « d’être agréable « serait l’insinuation du partage de la Turquie. Si Alexandre s’y laissait allécher et s’engageait dans la négociation, Napoléon la pousserait en toute hâte ; il tiendrait, cependant, l’Autriche en suspens, la forcerait à capituler, et, n’ayant plus à compter qu’avec la Prusse, il serait maître de l’acheter ou de la détruire, de la supprimer du nombre des États ou de l’assujettir. S’il avait réussi, il eût évité deux ans de guerre, car le plan qu’il concevait alors est celui qu’il a réalisé à Tilsitt ; en juillet 1807.


III

Haugwitz voyageait avec la lenteur qu’il s’était prescrite à lui-même, et tandis qu’il s’attardait aux relais, s’épargnait les fatigues, évitait les mauvaises rencontres, son roi, plus perplexe que jamais, s’embrouillait dans les mesures contradictoires, piétinait dans le sable. Le prestige et le Hanovre, le Hanovre surtout, c’est toujours à cet article qu’il en faut revenir pour se retrouver dans cette politique fuyante. La médiation, pour le roi de Prusse, n’est encore que la neutralité poussée à la limite extrême, et il ne désespérait pas de s’y arrêter. Mais l’arrondissement convoité s’évanouissait : un mot à Napoléon eût suffi, en août ; maintenant les alliés le disputaient

Lord Harrowby, à Berlin depuis quelques jours, ne voulait rien entendre d’un échange de l’Ost-Frise et du Brunswick contre le Hanovre. Il chicanait sur les subsides, lentement, en prêteur difficultueux, avide de garanties. Hardenberg tournait la question et renversait les rôles, demandant un gage. L’Angleterre, répondit Harrowby, est toute disposée à se prêter à l’agrandissement de la Prusse ; elle la verrait même avec plaisir s’établir en Hollande, surtout si la guerre permettait d’y ajouter quelques places fortes de la Belgique. Liée à la Westphalie, la Hollande formerait un bel État, et la Prusse n’aurait plus de motifs de désirer le Hanovre. Hardenberg, qui garda toujours un fond de « particularisme » hanovrien, ne laissa pas de goûter ce projet, il en montra les avantages au roi, mais ce prince refusa de les reconnaître. — C’était, répondit -il, une maxime du grand Frédéric que la Prusse ne doit point devenir une puissance maritime. Hardenberg fit observer qu’il ne s’agissait point de le devenir, mais de l’être, prenant un État qui avait des marins, des ports, une marine et des colonies ; mais, ajouta-t-il, bien sensément, la meilleure raison de n’en point disputer est que l’on disputerait sur la peau de l’ours de la fable.

Ces propos n’étaient pas de nature à presser la marche des troupes. Aux adjurations d’Alexandre, Frédéric-Guillaume répondit[5] : « En partageant avec Votre Majesté Impériale les sollicitudes sur la position des affaires, je jouis avec elle de la gloire dont ses troupes continuent de se couvrir. C’est avec la dernière impatience que j’attends les premières nouvelles. » Il attendait surtout « l’issue de la négociation » de Haugwitz, et, pour grand réconfort, il ajoutait cette phrase : « Cette négociation cependant ne paralyse en rien (les mouvemens des troupes) et ne m’empêchera pas de recevoir, en cas d’un malheur imprévu, vos troupes combinées dans la Silésie, où j’envoie des renforts. »

Cette attente prussienne convenait à Napoléon. Haugwitz lui arrivait agité d’inquiétudes multiples et fort impressionné par les choses observées et apprises le long du chemin. En sortant de Prague, il avait rencontré Novossiltsof, qui lui avait parlé du voyage de Stadion à Brünn et d’une entente possible entre les Autrichiens et Napoléon. A Iglau, le général bavarois Wrede le garda quarante-huit heures, sous le prétexte que Napoléon allait arriver. Enfin, le 28, il mit pied à terre à Brünn et reçut l’invitation de se rendre immédiatement chez l’empereur[6].

Il était environ trois heures de l’après-midi. Haugwitz abordait Napoléon, à la fois obséquieux, gêné, se guindant pour demeurer digne, et troublé de l’orgueil même où il était de représenter de si grands intérêts, — toute l’Europe ! — devant un aussi grand homme, vainqueur du continent. Napoléon lui fait un accueil glacial et le laisse parler. Haugwitz, assez embarrassé, tourne son embarras en diplomatie, se persuade qu’une parole imprudente, trahissant l’intention d’imposer sous couleur de médiation des articles convenus avec les ennemis, déciderait Napoléon à bâcler incontinent sa paix avec l’Autriche, et à rejeter toutes ses forces sur la Prusse. Il croit donc sage de « se plier aux circonstances, » d’amortir les premiers instans d’humeur, » et d’insinuer, très édulcorée, l’idée d’une médiation qui aurait pour suite une garantie générale, sur laquelle, d’ailleurs, il a de bonnes raisons de ne se point expliquer. Napoléon parut consentir à la médiation ; mais il y mit une condition péremptoire : « C’est que, dans l’intervalle de la négociation, il ne soit permis à aucunes troupes, soit russes, soit hanovriennes ou suédoises, de dépasser les frontières de la Hollande et d’y porter la guerre. » La chose parut à Haugwitz « de la plus stricte justice. » Napoléon n’eût pas fait mieux s’il eût connu les conversations d’Harrowby et de Hardenberg. Il coupait court à la combinaison des Anglais. Pour épargner à Haugwitz les incommodités d’un quartier général à la veille d’une bataille, il l’envoya conférer à Vienne avec Talleyrand, et il écrivit à ce ministre : « M. d’Haugwitz a mis dans la conversation beaucoup de finesse, je dirai même beaucoup de talent... J’en conserve cependant l’idée... qu’on était incertain à Berlin sur le parti à prendre. » Il avait deviné aussi l’intention hostile et le mouvement tournant, au cas où il serait battu.


IV

Haugwitz parti, Napoléon reçut la réponse d’Alexandre. Savary s’était présenté chez le tsar, le 27. L’accueil fut poli, mais froid. Il convenait à ce moment-là au tsar, restaurateur du droit monarchique, de se rappeler que Savary avait joué dans le drame de Vincennes le personnage du destin, et d’oublier que Benningsen commandait un des corps de l’armée alliée pour venger le sang des rois. Il répondit par une lettre de sa main, de quelques lignes, toute en formules insignifiantes ; mais l’adresse ne l’était pas, et, à soi seule, elle valait tout un message : « Au chef du gouvernement français. » Point de sire, encore moins de frère et, pour salut : « Ma plus haute considération ; » alors que Napoléon avait employé la formule solennelle : « Sur ce, je prie Dieu... » Au départ, Novossiltsof se présenta pour accompagner Savary, se disant chargé d’une mission diplomatique : cette mission exigeait qu’il se mît en rapports avec Haugwitz. Savary, qui connaissait le métier, refusa de lui faciliter cette « reconnaissance. »

Autour d’Alexandre la jeunesse poussait à l’offensive. Napoléon s’était enfoncé dans l’impasse ! Le tsar, si inquiet naguère, brûlait désormais de recevoir le baptême du feu, et de donner au Corse, pour son coup d’essai, une leçon à la Souvorof. Il écrivit au roi de Prusse[7] : « C’est à Votre Majesté qu’on devra le salut de la bonne cause ; mais je ne saurais assez répéter à Votre Majesté combien les momens sont précieux, et peut-être parviendrons-nous, dans une seule campagne, à faire finir la guerre, par la position aventurée dans laquelle se trouve Bonaparte. »

L’impression rapportée à Napoléon par Savary fut qu’une « trentaine de freluquets » menait Alexandre et ses armées ; « que la présomption, l’imprudence et l’inconsidération régnaient dans les décisions du Cabinet militaire, comme elles avaient régné dans celles du Cabinet politique. » Ils se croyaient irrésistibles, se flattaient de la supériorité numérique. Une bataille immédiate était dans les intérêts de Napoléon et il s’y préparait. Jugeant que les Russes chercheraient à le couper de Vienne, il affecta de reculer, les attirant ainsi dans la direction qu’ils voulaient prendre, « les forçant à s’étendre, à s’amincir, afin de les rompre quand ils seraient trop engagés dans leurs manœuvres. » Un déserteur lui apprend qu’ils tombent dans le piège. Il dresse, en conséquence, son ordre de bataille ; il mande à Davout et à Bernadotte de rallier, en hâte. « Le maréchal Bernadotte préviendra son armée qu’il y aura bataille au delà de Brünn, demain ou après ; son artillerie marchera en guerre, et il prendra du pain, ce qu’il pourra[8]. »

Il s’agissait de confirmer les Russes dans leur illusion, et aussi de les observer de près. Napoléon renvoya Savary près du tsar et proposa une entrevue pour le 30 novembre. Savary, entre temps, se rendrait compte des mouvemens des troupes, ferait parler les diplomates et saurait ce que Novossiltsof cachait dans son portefeuille à négociations. Alexandre n’accepta point l’entrevue, mais, ripostant à l’envoi de Savary, il dépêcha un de ses aides de camp, le prince Dolgorouki, près de Napoléon. Dolgorouki était précisément l’un de ces « jeunes freluquets » dont les fanfaronnades étourdissaient Alexandre.

Le 30 novembre. Napoléon, averti de sa venue, se porta aux avant-postes, évitant ainsi une conversation officielle, tenant les Russes à distance de son armée, et laissant à toute l’affaire le caractère d’une rencontre fortuite. Dolgorouki, en l’apercevant, descendit de cheval ; l’empereur mit pied à terre. L’entretien eut lieu sur la route et dura environ un quart d’heure. L’arrogance, la jactance de Dolgorouki frappèrent les témoins de celle scène. A l’imitation de son maître, Dolgorouki affecta de ne donner aucun titre à Napoléon. — « Que veut-on de moi ? demanda l’empereur. Pourquoi l’empereur Alexandre me fait-il la guerre ? Que lui faut-il ? Il n’a qu’à étendre la position de la Russie aux dépens de ses voisins, des Turcs surtout. Sa querelle avec la France tomberait alors d’elle-même. »

Le Russe protesta du désintéressement de son maître : il ne combattait que pour l’indépendance de l’Europe, pour la Hollande, pour le roi de Sardaigne. — « La Russie, répliqua Napoléon, doit suivre une tout autre politique, et ne se préoccuper que de ses propres intérêts. » Puis, il le pressa, désirant connaître les conditions que Novossiltsof devait lui proposer et que les alliés prétendaient lui dicter par la guerre. Infatué, comme il l’était, et des forces russes et de la politique de son maître, Dolgorouki ne dissimula rien : La réunion de la Belgique à la Hollande, sous un prince prussien ou anglais ; Gênes et la couronne de fer au roi de Sardaigne ; l’abandon de l’Italie et de la rive gauche du Rhin[9]. — « Quoi ! s’écria Napoléon, Bruxelles aussi ; mais nous sommes en Moravie, et vous seriez sur les hauteurs de Montmartre que vous n’obtiendriez pas Bruxelles. » Enfin, Dolgorouki lui offre de le laisser se retirer, sain et sauf, derrière le Danube, s’il promet d’évacuer Vienne et les États héréditaires. — « Eh bien ! nous nous battrons ! » répond Napoléon, et il lui donne congé.

Il avait tout disposé pour que Dolgorouki emportât de ce qu’il avait entrevu l’impression « de la réserve et de la timidité, » d’une « armée à la veille de sa perte. » — « Ce jeune trompette de l’Angleterre, ce polisson, a dû prendre, dit-il, mon extrême modération pour une marque de grande terreur, ce que je désirais... » Il écrivit à Talleyrand de s’adoucir avec les Autrichiens. « Je désire faire la paix promptement. Je ne serais pas éloigné de laisser Venise à l’électeur de Salzbourg et Salzbourg à la maison d’Autriche. Je prendrai tout Vérone, tout Legnano, avec 5 000 toises autour, et le fort de la Chiusa, pour le royaume d’Italie... Parme, Plaisance et Gênes nous resteraient... L’électorat de Bavière serait érigé en royaume ; on lui donnerait Angsbourg et Eichstadt, l’Ortenau et le Brisgau, la noblesse immédiate : le reste aux autres électeurs[10]. » C’était, en deux lignes, la fin de la révolution territoriale en Allemagne, le complément, prévu et désiré, des sécularisations. Il ajoutait : « J’ai eu une correspondance avec l’empereur de Russie ; tout ce qui en est resté, c’est que c’est un brave et digne homme, mais pas ses entours, qui sont vendus aux Anglais... Vous allez tomber à la renverse quand vous apprendrez que M. de Novossiltsof a proposé de réunir la Belgique à la Hollande... »

Puis, il compléta ses dispositions. Il accentua le mouvement de retraite ; il suivit les troupes, à pied, avec une précipitation apparente. Les soldats s’y trompèrent. « Ceci commence mal, disait à Ségur un grenadier ; vous allez apprendre ce que c’est qu’une reculade. » Mais la reculade ne se prolongea guère, le temps seulement que les Russes s’engageassent à fond dans le piège, moins dupes, en réalité, de Napoléon que de leur propre présomption.

Ils croyaient Napoléon intimidé par le souvenir de Novi et de l’impétuosité de Souvorof. Un petit personnage d’ailleurs et de peu de conséquence : non plus, si l’on veut, le bamboche corse, aux cheveux ébouriffés, de 1796, mais un parvenu, enflé de sa gloire usurpée et profondément déconfit par le refus d’Alexandre de le qualifier de Sire et la négligence de Dolgorouki à lui donner de la Majesté impériale, troublé, enfin, par la crainte des étrivières[11].

Vainement Czartoryski, bien instruit par ses correspondans de France, recommandait de « louvoyer devant l’ennemi, » de le laisser s’user, s’affamer ; de « ranimer les ressorts de la monarchie autrichienne, » d’attendre les Prussiens ; vainement il représenta « le crédit public tombant en France, le mécontentement augmentant, la lassitude de l’armée française. » L’archiduc Charles approchait, les Prussiens arriveraient. « Encore huit jours, et c’était peut-être fait de lui ! » Rien ne prévalut sur l’arrogance des Russes, la suffisance des Autrichiens ; leur grand tacticien de ce jour-là, Weiröther, répondait de retourner contre Napoléon la manœuvre qui avait perdu Mack : il prendrait la revanche d’Ulm ! les Russes répondaient de tout culbuter. Koutousof seul prêchait la patience ; mais ce mystique était doublé d’un courtisan très souple : son avis donné, il s’en remit à Dieu et au tsar, et le tsar ne sut pas se refuser à la gloire d’une grande bataille commandée par lui. Il ordonna l’attaque. L’armée russe se déploya pour tourner Napoléon. En la voyant commencer son mouvement de flanc, « conduite avec une ignorance et une présomption qu’on a peine à concevoir, » — « Avant demain au soir, dit-il, cette armée est à moi ! » Et il signa ses derniers ordres aux maréchaux.

A Vienne, ce même jour, 1er décembre, Talleyrand reçut Stadion et Giulay. Il leur présenta un projet de traité, rédigé d’après les instructions de Napoléon, du 30 novembre. Les Autrichiens attendaient Haugwitz. Il arriva le jour même, et conféra trois heures avec Talleyrand ; très poli, « poussant la politesse jusqu’à porter tout le jour dans Vienne le grand cordon de la Légion d’honneur par-dessus son habit ; » protestant de son attachement personnel au système français et de son respect pour Sa Majesté l’empereur Napoléon ; sauf, toutefois, en ce qui concernait les trois électeurs, alliés de la France : — Cela, disait-il, dérange tout le système de l’Allemagne ; plus que réservé, enfin, sur l’article des engagemens entre son maître et les alliés. « Ce qu’on a faussement appelé la convention du 3 novembre, dit-il à Talleyrand, est une simple déclaration portant offre de bons offices et de médiation, mais sans mélange d’aucun engagement hostile ou même comminatoire contre qui que ce soit. » Talleyrand le crut[12]. « Je suis content de M. Haugwitz. Il n’y a point eu de traité le 3 novembre, » manda-t-il à son confident, Hauterive. Haugwitz, d’ailleurs, ne se montrait nullement pressé. « Il paraît être venu plutôt pour attendre les événemens que dans une autre vue. » — » Si, dit-il à Talleyrand, en le quittant, vous avez besoin de moi pour vous entendre avec la Cour de Vienne, je serai toujours à vos ordres. »

Napoléon n’avait pas séparé l’Autriche de la Russie, il n’avait arrêté la Prusse que pour quelques journées. « Chaque jour, dit un témoin, accroissait le danger de notre situation isolée et si lointaine. » Napoléon dispose de 82 000 hommes ; l’ennemi lui en oppose 90 000. L’archiduc Ferdinand et 20 000 Autrichiens s’avancent en Bohême sur ses derrières ; l’archiduc Charles réunira, vers le milieu de décembre, 80 000 hommes sous Vienne. A la même époque, les Prussiens seront prêts : ils mettront, avec les Saxons et les Hessois, 240 000 hommes sur pied, dont 120 000, le gros de leur armée, en Franconie, vers Ingolstadt, barrant la vallée du Danube et prenant Napoléon à revers. Une bataille différée équivaut pour lui à une bataille perdue ; une bataille perdue, c’est la « retraite précipitée, » tournant vite à la déroute, à la destruction, un Trafalgar continental. « Jamais, dit Metternich, situation n’avait été plus critique que celle de Napoléon. » — « Au lieu de dicter des lois, écrit Talleyrand, Napoléon aurait été forcé d’en subir. »


V

La guerre est impopulaire en France ; à Paris, l’inquiétude, le mécontentement percent. Une crise financière, telle qu’on n’en avait pas vu depuis Brumaire et qu’on s’en croyait à jamais délivré, a suivi le départ de l’empereur. Il se produisit une panique sur le billet de banque ; on entrevit le spectre de l’assignat. Aussitôt, l’or et l’argent disparurent. La Banque de France réduisit ses échanges à vue. A Marseille, le préfet, Thibaudeau, inaugure, dans la salle de spectacle, un buste de l’empereur. Le public crie : A bas le buste ! A bas l’empereur ! Les fonctionnaires s’agitent, se troublent, insuffisans. Le ministre de la Police, Fouché, tire à lui le désordre, se crée comme une dictature postiche de salut public, et augmente l’inquiétude par cette évocation des temps sinistres. On reparle de séditions militaires, de rivalités, de complots même parmi les maréchaux, ou nomme Bernadotte, qui prend la succession de Moreau, puis Masséna, qui, dit-on, exècre l’empereur.

Les royalistes, terrifiés depuis l’exécution de Vincennes, recouvrent de l’audace. Les conspirateurs de l’Ouest se préparent, en vue d’une défaite, au bonheur d’une balle perdue ou d’une balle bien dirigée. On prévoit que, si des levées deviennent nécessaires, les paysans s’insurgeront en Vendée, en Belgique. Dumouriez s’embarque pour le continent, flairant la révolution. Aucunes troupes pour contenir la population. Ce qui reste suffit à peine à protéger les côtes contre les Anglais. Des agens royalistes cherchent à s’aboucher avec les officiers qui commandent ces détachemens : ils se réclament auprès d’eux de Moreau, dont le nom leur est toujours cher. Ils colportent les paroles du « Roi, » creuses et flatteuses : « Là où sera le Roi de France, là sera la frontière… Ma présence doit fixer le succès. » Le Comte d’Artois déclare que son frère gardera certainement toutes les conquêtes de la France, lorsqu’il aura repris possession de la couronne.

Au milieu de cette agitation, paraît le manifeste des alliés, rédigé selon l’esprit du traité du 11 avril, décevant et perfide, mais combiné merveilleusement selon les illusions des Français. « Le point capital, écrivait Joseph de Maistre, est de persuader les Français qu’on n’en veut qu’à Bonaparte. Surtout on doit dire : on ne touchera point aux confins de Lunéville. » La déclaration de Potsdam portait, en effet : « Tout ce que l’Autriche a consenti à laisser en propriété à la France par la paix de Lunéville ou par d’autres conventions pourra rester au pouvoir des Français. » Et le manifeste : « Les alliés ne prennent les armes que pour s’opposer aux envahissemens de Bonaparte en Italie, rétablir l’ordre de choses fixé par les traités que Bonaparte a violés. » La France rentrerait dans ses limites naturelles et aurait pour bornes la rive gauche du Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées et l’Océan. Elle ne pourrait entretenir un seul soldat au delà du Rhin, ni en Italie, ni en Suisse, ni en Hollande. »

Paris, dans son inquiétude et son mécontentement, faisait alors bon marché de la Suisse, de la Hollande, du Piémont, de l’Italie même. Il lit : les limites naturelles, la rive gauche du Rhin, et il ne se demande point de quelle nature il s’agit, celle de la Diète germanique, ou celle de la Convention ; si l’Escaut, la Meuse, la Moselle rentrent dans cette nature-là[13], ni de quel Rhin l’on parle, celui qui borne l’Alsace ou celui qui embrasse Trêves, Mayence, Cologne, Aix-la-Chapelle, toute la Belgique et une partie de la Hollande, le Rhin de 1648 ou celui de l’an III : il le prend à la française, tout bonnement, imaginant que les alliés, employant sa langue, pensent comme lui, et il l’entend, de Bâle à l’embouchure. Ce sera la continuelle équivoque des alliés, jusqu’en 1814, l’auguste parade à duper les Français ; ruse de guerre d’une simplicité antique, mais d’une efficacité telle qu’après les contemporains, la plupart des historiens s’y sont laissé prendre. Le coup porte en 1805, comme il portera en 1813. « Ces déclarations, » dit un ami de Joseph Bonaparte, très répandu parmi les modérés et les pacifiques, « devaient concilier à la coalition les esprits les plus éclairés, qui ne sentaient nullement la nécessité de faire la guerre pour des projets gigantesques d’agrandissement dont le succès même compromettait dans l’avenir l’existence de la nation. » On se flatte de concilier ainsi les intérêts particuliers, « les affaires, » avec la gloire et l’honneur de la France. On commence à trouver l’empereur compromettant pour l’empire. Son génie a accompli l’ouvrage, son ambition le gâtera. Sa mort ne serait plus, comme au temps de Marengo, une catastrophe de l’Etat, ce serait un deuil, tout au plus. L’ordre renaîtrait, de soi-même, avec toutes ses garanties. Ces politiques envisagent une défaite avec sérénité : l’empereur seul serait battu, la France rentrerait en elle-même, et cette défaite de l’empereur équivaudrait à une des victoires de la République : en reculant, Napoléon assurerait à la France ces limites que Moreau lui a gagnées à Hohenlinden. « Les Français sont persuadés, écrit Lucchesini[14], que les Puissances ne font pas la guerre à leur indépendance et à l’empire français, mais uniquement à la personne de Bonaparte et aux vues ambitieuses de sa famille... »... « Les amis de l’ordre et des idées sages et modérées... ne seraient plus effrayés de l’idée de le perdre et croiraient même trouver le complément des bienfaits de la Providence, si la mort de Napoléon pouvait mettre le prince Joseph à sa place. »

Ajoutez le contre-coup de Trafalgar. L’arrivée de plénipotentiaires autrichiens au quartier général est annoncée, à Paris, dans les salles de spectacle ; elle excite « de véritables transports de joie. » La police de Fouché souffle ces opinions, puis les recueille en bulletins et leur donne corps. Fouché ne comprit jamais rien à l’Europe. Ce policier astucieux, chaque fois qu’il s’assit au jeu des diplomates, y perdit la partie. Donc il croit la paix possible, la prône, l’annonce.

Joseph mène, à Paris, sa campagne parallèlement à celle de Napoléon. Il prépare son rôle d’en-cas providentiel. En-cas de la France, dont il flatte « avec empressement » le penchant à la paix et les illusions sur les limites ; en-cas de l’Europe, à laquelle il se présente comme l’homme le plus propre à jouer le personnage que l’Europe réserve au Bourbon, aîné ou Orléans, qui consentira la paix européenne. Il se figure d’ailleurs, ainsi que le Comte d’Artois, qu’il « gardera » les conquêtes. Savait-il que le traité secret du 11 avril lui réservait un trône dans l’Europe reconstituée et que ce n’était pas le trône de France ? Lucchesini reçoit ses confidences. Joseph lui dévoile les desseins qu’il prête à Napoléon : le Tyrol, Venise, les deux côtes de l’Adriatique, et enfin « l’Egypte et les anciennes vues contre l’Inde. » « Ami de la paix, écrit Lucchesini, connaissant à fond le besoin qu’en a la France, mais courbé tout le premier sous le sceptre de fer avec lequel Napoléon contient et comprime, plus qu’il ne règne et gouverne l’empire, mais craignant la fougue et le despotisme de ce frère, l’ivresse de ses succès, les conseils ambitieux de son beau-frère Murat, qui veut sortir de cette guerre souverain d’un nouvel État : mais redoutant les insinuations incendiaires des généraux qui l’entourent et pour qui la guerre est une source de richesse et d’honneurs, le prince Joseph m’a paru fort inquiet sur l’issue de la négociation du comte Haugwitz[15]. »

« Croyez-vous que Louis XIV fut aimé ? » disait naguère Napoléon à Rœderer. « Croyez-vous que votre Henri IV eut l’amour du peuple et qu’il fut pleuré quand on l’assassina ? Non... Attendez que l’armée ait un succès... Toute cette mauvaise humeur se dissipera. Savez-vous que cette armée est formidable ! »


VI

Formidable, sans doute : la plus belle, la plus perfectionnée, la mieux exercée, la mieux munie, la plus solide, la plus fortement encadrée, la plus souple, la mieux en main que la France ait possédée. C’est la Grande Armée. Tout y est concerté pour le commandement d’un seul ; mais ce seul commandant est tout, et, autour de lui, si l’on est dressé à obéir, on se déshabitue d’oser et d’entreprendre. Tout se plie sous son infaillibilité, mais tout s’y absorbe. C’est sa guerre, c’est sa bataille, c’est son affaire, non plus celle de tous et de chacun. Il faut cependant que Napoléon s’en remette à eux, depuis l’estafette, l’officier d’ordonnance qui porte les ordres décisifs, qui doit se débrouiller à travers les chemins inconnus et les embuscades ; qui doit arriver, qui arrive parce que l’entrain règne encore, qu’il y a encore de la jeunesse, le zèle pour la patrie, le zèle de la gloire, le zèle du service.

A mesure qu’elle s’éloigne du pays, cette armée se débande, se débauche. Malgré les répressions terribles, l’indiscipline croît, le pillage, la maraude, les traînards. C’est que les vivres manquent et les fourrages. « Chemins défoncés, chariots embourbés, conducteurs désespérés, chevaux abattus, expirant de froid et de fatigue ; à droite et à gauche, les soldats, à la débandade, à travers champs, les uns cherchant des vivres, les autres chassant avec leurs cartouches dans les plaines giboyeuses, ces grandes armées, dit Ségur, telles que les colosses, ne sont bonnes à voir que de loin. » « Il faut, écrit un jeune soldat, de ceux qui portaient dans leur giberne le bâton de maréchal, il faut avoir un cœur de roche, dénué de toute humanité, pour aimer la guerre !... Horreur de la guerre ! villages saccagés, injustice et barbarie, le métier du héros est si fort celui du brigand[16]. » Les étrangers en demeurent stupéfaits : tant de misère, tant de désordre, une telle endurance, des manœuvres si compliquées et si parfaites ! « Cette Grande Armée française, » rapporte un officier de l’ancienne France, émigré, au service bavarois, « arrivait comme un débordement... A cinq heures du soir, devant Ulm, elle causait mon étonnement et mon dédain ; elle eut toute mon admiration à sept heures du matin, » Cette armée victorieuse marche en déroute, « déroute en avant, au lieu de déroute en retraite ; » un immense pêle-mêle, un énorme arrive qui peut, sur les routes encombrées, à travers champs. « Il n’est question ni de corps, ni de régimens, ni de haltes, ni de repos. Quelques feux s’allument, des soldats s’y chauffent, d’autres les repoussent et sont re poussés. Tout cela se nourrit, on se demande de quoi. Un empereur monté sur des chevaux empruntés au duc de Wurtemberg ; des officiers généraux sur ceux qu’ils ont pris dans les bureaux de poste. » Puis, tout à coup, des aides de camp galopent et crient : Formez des carrés ! et le chaos se débrouille. « Comme par enchantement, de ces masses informes, sortent des divisions, des colonnes d’attaque, des masses imposantes que le maréchal Ney manie en militaire expérimenté. Pas le moindre frottement, pas le moindre retard[17]. » Armée admirable pour courir à la victoire, mais mûre déjà pour la déroute et le désastre, si c’est la défaite.

Le soldat est merveilleux encore pour une grande action qui clora la campagne, une campagne qui sera la dernière ! Mais il est Français dans les moelles, et, comme toute la France, l’armée nourrit sa chimère de repos, son illusion de la paix. Napoléon est l’idole de ses soldats ; mais il ne les entraîne qu’en raisonnant avec eux ; il les traite en hommes, en citoyens ; il les associe, plus intimement encore que les généraux républicains, au temps du Comité de Salut public, à ses desseins politiques, à ses combinaisons militaires. Il caresse la fibre populaire : « Vous n’êtes que l’avant-garde du grand peuple... Tout mon soin sera d’obtenir la victoire avec le moins possible d’effusion de sang ; mes soldats sont mes enfans. » Et ce choc sera le dernier : « Cette victoire finira notre campagne. Alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi ! »

Un jour que la garde défilait devant lui, un général allemand, désireux de faire sa cour, lui dit : « Voilà des troupes auxquelles il ne manque rien au moral. — Oui, dit l’empereur, si on pouvait leur faire oublier qu’elles ont une patrie, des familles. » Le 1er décembre, au soir, causant avec ses officiers, il évoquait les rêves interrompus à Saint-Jean-d’Acre : — « Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Orient et je revenais à Paris par Constantinople. — Mais, hasarda Ségur, à demi-voix, s’il s’agit de Constantinople, nous sommes encore sur le chemin. » Junot releva le propos et le répéta, à haute voix : — « Non, dit l’empereur, je connais les Français ; ils ne se croient bien qu’où ils ne sont pas. Avec eux, les longues expéditions ne sont point faciles. Et, tenez : rassemblez aujourd’hui les voix de l’armée ; vous les entendrez toutes invoquer la France... La France est trop belle, ils n’aiment point à s’en éloigner autant et à rester longtemps séparés d’elle. » Junot objecta l’enthousiasme qui se manifestait dans les rangs. Mouton, qui gardait le franc parler des temps républicains, l’interrompit rudement : « Ces acclamations prouvent le contraire ; il ne faut pas s’y tromper ; l’armée est fatiguée, elle en a assez... elle ne montre tant d’ardeur à la bataille que dans l’espoir d’en finir demain et de s’en retourner chez elle. » Bugeaud, alors soldat, écrit à sa sœur, le 1er décembre : « Il nous promit de nous donner la paix après cette bataille. Nous répondîmes par des cris de joie. Il semblait que chacun célébrait son retour dans sa famille. »

Ce sont des signes du temps ; il les faut montrer dans le moment où ils percent, à fleur du sol. Ils disparaîtront sous le râteau, après la victoire ; mais, si l’on ne les considère en ces passages, l’histoire perd sa suite, et devient une série de surprises, sans explication.


VII

Ainsi Napoléon tient la France par les succès de l’armée et l’armée par ses propres victoires. De même ses alliés et, en premier lieu, ses alliés d’Allemagne, ces petites Prusses du Midi, gonflées de biens d’église, élevées au droit public de Frédéric II, empressé avant la conquête de la Silésie, défectionnaire au lendemain de la conquête : Bade, Wurtemberg, Bavière. Ils ont trahi la cause de l’Allemagne, afin de recevoir de Napoléon les dépouilles de l’Allemagne ; ils trahiront la cause de Napoléon, pour que l’Allemagne leur laisse les présens de l’empereur. En cas de défaite, tous ces Allemands, auxiliaires et mercenaires, se démasquent et se retournent. De même en Italie, à mesure que Gouvion s’éloigne de Naples, la peur s’y évanouit. Dès le 14 octobre, 13 000 Russes et 7 000 Anglais ont débarqué dans le royaume. Le gouvernement napolitain rompt avec la France le 20 novembre. C’est que Masséna est battu et qu’ils flairent les déroutes de 1799. Le Portugal est ennemi. L’Espagne est hostile ; humiliée, désespérée de la perte de son Armada, tout ce qui lui restait de prestige. La Cour appartient aux Napolitains, par les femmes ; Godoy à qui le paiera ; le peuple à qui le délivrera de l’alliance française. Ce sera beaucoup si cet allié ne devient pas ennemi.

Mais ce ne sont que les mouvemens de superficie, en Europe. Il se prépare, en dessous, et par l’œuvre même de la France, une révolution profonde, inattendue et infiniment plus redoutable. De même que le Comité de Salut public et le Directoire, Napoléon n’imagine point qu’il existe, pour un peuple, une autre indépendance et un bonheur plus enviable que la suprématie des Français, révolutionnaires en l’an III ; brouillons et pillards, sous le Directoire, à l’image de ce gouvernement ; ordonnateurs, fiscaux, législateurs, administratifs sous l’empire, comme l’empire dans les départemens français. Il nie la puissance des traditions, au delà des frontières françaises. Point de nations en dehors de la Grande nation qui possède la vérité et propage la justice, disaient les révolutionnaires, qui règle le droit et exerce la puissance, dit Napoléon. Cependant, la moisson semée par la Révolution germe dans les âmes, italiennes en Italie, allemandes en Allemagne, flamandes en Belgique, hollandaises en Batavie. Et tandis que Napoléon accroche et scelle les murailles de son empire aux édifices royaux des anciens régimes, aux républiques de plâtre du Directoire, façades pompeuses et croulantes, le sol s’ébranle et se dérobe. Qu’il succombe, les foyers volcaniques s’enflamment, l’Europe nationale est en feu, et le « torrent des révolutions » menace d’engloutir les débris de la Grande Armée, comme en 1799, les débris de l’armée d’Italie. De même que les desseins de 1813 se déclarent dans le camp des alliés, que les intrigues et les conspirations de 1812 fermentent en France, la grande éruption des peuples couve sous le pas des armées.

L’Italie n’a pas changé. Les haines populaires contre l’étranger y sont aussi féroces qu’au temps de Championnet et de Macdonald. A Gênes, l’insoumission ; en Piémont, les complots. En Toscane, on est autrichien. « S’il arrivait une retraite à l’armée d’Italie, écrit Napoléon, un simple régiment autrichien, et peut-être le peuple chasserait la reine[18]. »

En Allemagne, dans les pays primitifs, dans les pays de montagne, le Tyrol, le paysan se lève à l’appel de son prince, de ses prêtres, de ses nobles, tout simplement, comme aux temps anciens, contre l’envahisseur et l’étranger. Dans le plat pays, les peuples, débonnaires d’apparence, en tutelle de police, d’ailleurs, se soumettent au vainqueur, le laissent passer, l’acclament même comme en Bavière, quand il chasse l’Autrichien détesté ; mais, peu à peu, l’invasion, rapace et brutale, produit ces effets : l’horreur de la guerre, puis celle des guerriers. Ces Français, tolérés, souvent même aimés, chacun pour sa personne, sont exécrés en corps. Puis, ils sèment sur leur chemin l’idée de l’indépendance ; ils se proposent orgueilleusement en exemple, et le mépris qu’ils montrent au pauvre peuple de son obséquiosité à ses maîtres, à eux-mêmes, éveille, chez ce peuple, la dignité humaine, le sentiment qu’il a une patrie, qu’il appartient à une nation, et que ni cette patrie ni cette nation ne sont vouées à servir de champ de bataille, de cantonnemens, de casernes aux autres. Sans devenir atroce, comme en Italie, la retraite au milieu de ces populations pressurées, serait difficile : leur soumission tournerait vite à l’hostilité. Moreau en a fait l’expérience en 1796 et Jourdan en 1799.

De tous les pays conquis par la France, la rive gauche du Rhin paraît la plus paisible : les peuples ont la bonhomie, l’obéissance allemande, sans le sentiment de la patrie ; la conquête leur est profitable et bienfaisante. Ceux-là ne se révolteront pas, mais ils se laisseront reprendre par leurs compatriotes comme ils se sont laissé prendre par les Français. En Hollande, c’est l’hostilité pure : on désire les Anglais, on les appelle. Si les Bataves ne déploient plus l’héroïsme qui les animait contre Louis XIV, s’ils supportent la conquête avec une résignation apparente, ils accepteraient avec joie la délivrance : Anglais, Russes ou Prussiens, ceux qui viendront par terre ou par mer, ils les acclameront. Et le mouvement gagnera les Belges, où une Vendée flamande couve toujours. « Les bruits de guerre, écrit un préfet, ont réveillé des regrets et des espérances. On voit renaître des illusions dont le génie de l’empereur et la valeur de nos guerriers ont si souvent démontré le néant... » « Les ennemis de la France annoncent la guerre avec l’Autriche comme un événement heureux qui doit affranchir le pays de ses lois militaires... »


VIII

Telle est l’Europe où s’engloutira Napoléon, s’il est vaincu en Moravie. Mais, s’il triomphe, tel est le paradoxe de sa destinée qu’on le verra plus embarrassé de sa victoire qu’il ne l’aura été de la coalition. A coups de bataille, il continuera l’œuvre commencée ; chaque campagne heureuse ne lui servira qu’à éloigner ses avant-postes insuffisans, à dilater démesurément l’enceinte artificielle de la France, comme ces peuples qui conquièrent leur pays sur l’Océan, poussent toujours plus loin leurs digues, les amincissent en les étendant, les exposent aux tempêtes de haute mer et, en réalité, n’ouvrent qu’un champ plus large à l’inondation, lorsque, par un coup d’ouragan les digues se rompront. A mesure qu’il avance dans la domination de l’Europe, Napoléon soulève et emporte un poids d’Europe plus lourd qui, si la main lui manque, si les reins défaillent au colosse, retombera de plus haut et plus lourdement sur la France.

Il en a la conscience ; il en traduit l’impression avec mélancolie, presque avec angoisse, à la veille de la bataille qui, il lisait trop, n’est qu’une étape vers l’infini, une brèche ouverte sur l’inaccessible. « Il y aura probablement demain une grande bataille, écrit-il à Talleyrand ; j’ai beaucoup fait pour l’éviter, car c’est un sang répandu inutilement... Je suis dans une forte position ; je regrette ce qu’il en coûtera, et presque sans but. » Alors, raconte un de ses aides de camp, « fouettant la terre de sa cravache, geste qui, dans les vives préoccupations, lui était habituel, il s’écria : « Qu’eussent-ils fait de la France, si j’eusse été battu ! Mais, puisqu’ils le veulent, je m’en laye les mains, et, s’il plaît à Dieu, je leur donnerai une leçon sévère. » Et il ne pensa plus qu’à la bataille.

C’était le plus puissant ressort de son génie, de s’absorber tout entier dans l’affaire présente, et c’était pour lui l’irrésistible séduction de la guerre. Il sentait, pour quelques heures, la destinée dans ses mains. La veillée des armes, au bivouac, le vit maître de lui, calme, expansif même. Il parla du théâtre, s’arrêta sur Corneille : « Quelle force de conception ! c’eût été un homme d’Etat. » Puis, sans réfléchir qu’il fournirait, jusqu’à la consommation du génie humain, le plus extraordinaire des sujets qu’il souhaitait à ce théâtre du monde : « C’est la politique qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne. C’est elle qui doit remplacer, sur notre théâtre, la fatalité antique ; cette fatalité qui rend Œdipe criminel, sans qu’il soit coupable... C’est une erreur de croire les sujets tragiques épuisés ; il en existe une foule dans les nécessités de la politique... Autre fatalité aussi impérieuse, aussi dominatrice que la fatalité des anciens... l’horreur tempérée par la nécessité... Il faut vouloir vivre et savoir mourir. « 

Dans la nuit, un aide de camp le réveilla, signalant un combat d’avant-garde. Il sortit pour observer, encore une fois, par les feux, les positions de l’ennemi. Des soldats le reconnurent, tordirent, en torches, la paille des bivouacs, éclairèrent sa marche. De proche en proche, des feux s’allumèrent, aux cris de : Vive l’empereur ! Le lendemain était l’anniversaire du couronnement. La coïncidence parut de bon augure. Ces illuminations, cet enthousiasme enchantèrent Napoléon. « Cette soirée, dit-il, est la plus belle de ma vie. » Le lendemain fut sa plus belle bataille et sa plus signalée victoire : Austerlitz.


ALBERT SOREL

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er septembre.
  2. Outre les ouvrages déjà mentionnés, j’ai employé, pour cette étude, les écrits de Beer, Tatistchef, Baumgarten, Schnitzler, Frédéric Masson, Madelin, Ernest Daudet, Lanzac de Laborie, Poullet ; les Mémoires et Correspondances de Ségur, Metternich, Talleyrand, Miot, Guilhermy, Marmont, Fezensac, Bugeaud, Fantin des Odoards, Joseph de Maistre, Cresceri.
  3. Mémoires de Thiébault. Voir les Mémoires de Comeau et ceux de Fantin des Odoards.
  4. Née de Crenneville et fort mêlée aux affaires de Naples.
  5. 27 novembre 1805.
  6. Rapport de Haugwitz sur sa mission. Ranke, Hardenberg, t. V, pièces.
  7. 28 novembre 1805.
  8. 28 novembre 1817.
  9. L’évacuation de l’Allemagne du Nord ; le Piémont au roi de Sardaigne avec un arrondissement ; l’évacuation de l’Italie, restitution à la Prusse de la rive gauche du Rhin ; la Prusse étendue aux Pays-Bas, formant barrière avec la Hollande. Article II, article VII secret du traité du 11 avril 1805. — Bases de pacification du 11 avril 1805.
  10. A Talleyrand, 28 novembre 1805.
  11. Dans la Guerre et la Paix, 3e partie, ch. XI. — « Oui, je l’ai vu, dit Dolgoroukof, je suis resté convaincu qu’il redoute terriblement cette bataille. S’il ne la redoutait pas, pourquoi aurait-il demandé cette entrevue ? Pourquoi se serait-il replié, lorsque cette retraite est tout l’opposé de sa tactique habituelle ? Croyez-moi, il a peur ; son heure est venue. — Mais comment est-il ? — C’est un homme en redingote grise, très désireux de m’entendre l’appeler Votre Majesté. Mais je ne l’ai honoré d’aucun titre, à son grand chagrin. Voilà quel homme il est, rien de plus. »
  12. Laforest, depuis le 23 novembre, ne le croyait plus ; mais ses informations n’étaient pas encore arrivées.
  13. « Une barrière entre la France et la Hollande... Ces points ne sauraient être pleinement obtenus, tant que les limites de la France ne seront pas bornées « la Moselle et au Rhin, aux Alpes et aux Pyrénées. » Traité du 11 avril 1805. — Bases de pacification. — La cession à la Hollande d’Anvers et du territoire compris derrière une ligne tirée de Maestricht ; sans parler des promesses faites à la Prusse, sur la rive gauche, en Hollande, en Belgique.
  14. 20 septembre 1805.
  15. Rapport du 23 novembre 1S05.
  16. Lettres de Bugeaud publiées par le comte d’Ideville.
  17. Comeau, Souvenirs des guerres d’Allemagne.
  18. A Lacépède, 17 septembre 1805