De Champagne en Artois - Journal de marche

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De Champagne en Artois - Journal de marche
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 634-665).
DE CHAMPAGNE EN ARTOIS
JOURNAL DE MARCHE


I

7 octobre 1914. — Notre deuxième nuit de voyage touche à sa fin. Le jour commence à filtrer par les interstices du fourgon dans lequel je suis étendu sur une botte de paille, entre mes deux compagnons, le lieutenant P..., de mon régiment, le ...e chasseurs, et le lieutenant G..., du ...e régiment d’infanterie. Bercé par le roulement monotone des essieux, je rêve à la nouvelle existence qui s’ouvre devant moi. Avant-hier encore, je me trouvais au quartier de cavalerie, dans la petite ville normande, où la mobilisation m’avait appelé. C’est là que, dans les premiers jours du torride mois d’août, j’ai eu à remplir le rôle ingrat de recevoir les convois de chevaux de réquisition, de les classer, de leur trouver des harnachemens, d’équiper les réservistes, de les grouper par pelotons, et de diriger leur instruction sur le terrain de manœuvres. Mais les unités, à peine constituées, se désagrégeaient aussitôt. Le régiment déjà parti pour le front réclamait d’abord les chevaux, dont les premières semaines de la campagne faisaient une terrible consommation. Ainsi réduits au rôle piteux de cavaliers sans montures, nous voyions encore partir la plupart de nos hommes, appelés à des escortes ou des services d’étapes divers. On ne demandait pas d’officiers, et nous nous rongions d’impatience. Du buffet de la gare où nous prenions nos repas, nous suivions l’angoissant défilé des trains qui emmenaient vers l’Ouest les dépôts des régimens du Nord. C’est par eux que nous apprenions nos échecs en Belgique, la violation de notre frontière et la descente de l’armée allemande sur Paris. Ne nous laisserait-on donc pas, fût-ce comme simples cavaliers, prendre part au choc suprême ? Non, nous n’eûmes pas la joie d’assister aux jours glorieux de la Marne. Enfin, sur un télégramme du colonel appelant d’urgence deux officiers, j’étais désigné, avec mon camarade P..., pour rejoindre le régiment. Je suis encore dans la fièvre et la joie orgueilleuse du départ. Pendant toute la journée précédente, notre convoi étant garé dans l’immense gare régulatrice de N..., j’ai recueilli par les blessés ou les officiers de passage des échos de l’interminable bataille qui se prolonge sur les bords de l’Aisne. Sans doute maintenant l’heure de la cavalerie est venue. Je rêve aux chevauchées triomphales faites dans l’ivresse de la poursuite.

Cependant mon rêve s’interrompt. Nos ordonnances poussent la porte sur ses glissières et montent dans notre fourgon pour rouler les couvertures, car nous venons d’arriver à notre gare de ravitaillement. Maintenant que le train a cessé de rouler, je perçois un grondement sourd, presque ininterrompu, et scandé de temps à autre par de violens éclatemens. C’est le canon. Je saute sur le quai et j’écoute avidement cette immense et indistincte rumeur, où la canonnade sourde, pressée, de notre artillerie de campagne est dominée parfois par la voix des grosses pièces de siège. Est-ce un simple duel d’artillerie ? Ou bien est-ce un nouvel assaut qui se livre là tout près, de l’autre côté de cette ligne de collines qui domine la voie ? Un désir ardent me prend d’aller voir au plus vite, d’arriver enfin sur cette ligne de feu où mes camarades se trouvent déjà depuis des semaines.

Du fourgon voisin sortent en s’ébrouant mes deux chevaux et celui de mon ordonnance. Pendant qu’on les selle, je caresse ma première monture, une fine jument alezane réquisitionnée dans un équipage de chasse de Normandie et arrivée au quartier la veille de mon départ. J’admire son harmonieuse et forte structure, ses membres nets et bien musclés. C’est une bête qui résistera à toutes les fatigues, admirablement bâtie et entraînée pour le rôle du cheval de guerre.

La petite gare champenoise dans laquelle nous venons d’arriver sert de centre de ravitaillement à notre corps d’armée. Aussi le quai présente-t-il un pittoresque mélange d’unités. Ici, ce sont des fantassins arrivés avec nous et déjà occupés à faire chauffer leur café. Plus loin, des artilleurs qui, avec des carrioles de réquisition, sont venus chercher des vivres ou des colis restés en souffrance. Enfin, voici deux camarades, deux officiers de notre régiment, presque méconnaissables sous leurs barbes et leurs accoutremens de fortune. Ils nous donnent brièvement des nouvelles de tous et nous indiquent la route à suivre pour arriver au village de M... où se trouve le régiment.

Le moment est venu de prendre congé de G..., le charmant compagnon avec lequel nous avons voyagé pendant deux jours, dans le même fourgon, mettant en commun notre lit de paille et nos boîtes de conserves. L’intimité se crée vite dans ces conditions. D’ailleurs, G... est de ceux qui éveillent au premier abord la sympathie. Ses traits fins expriment à la fois la douceur et l’énergie. Il allait entrer à l’Ecole de guerre cette année. Gravement blessé à la poitrine, en Belgique, dès la première rencontre, il rentre de son congé de convalescence. Il vient d’échapper à la mort, mais il sait qu’il n’y échappera pas toujours. Au moment de nous séparer, comme je lui exprime le désir de le revoir bientôt, il me répond en me serrant la main : « Vous verrez que nous allons être envoyés tous les deux aux avant-postes. Peut-être avant huit jours ne serons-nous plus de ce monde. » Et, à quelques pas de là, dans le cimetière de la gare, de nombreuses croix blanches, portant le numéro de son régiment si cruellement décimé, autorisent ce triste pressentiment.

Mais, pour le moment, je suis tout à la joie de me sentir en selle après cet interminable voyage, et, suivi de mon ordonnance, qui tient en main mon second cheval, de trotter sur une route ensoleillée. Tout me parait nouveau. Mon esprit est tendu vers la ligne de feu qui se trouve de l’autre côté de ces collines. Cependant le bruit de l’artillerie se ralentit. Les coups s’espacent. Nous longeons des sections de munitions qui, après s’être ravitaillées à la gare, vont rejoindre leurs batteries.

Nous arrivons en quelques minutes au petit village de M..., blotti au pied de cette ligne de hauteurs. Le colonel s’y trouve précisément sur la place, en train de passer une revue de chevaux. Il nous indique aussitôt notre destination. Mon camarade P... et moi sommes affectés chacun à l’un des deux escadrons divisionnaires. Le mien est celui de la ...e division d’infanterie, dont le quartier général se trouve à la ferme de L..., située sur un éperon au delà de cette crête.

Enfin, je vais voir le champ de bataille. Je traverse encore un village, où fourmillent tous les services de l’état-major du corps d’armée, et je demande mon chemin aux divers postes que je rencontre. Il faut suivre une route poussiéreuse assez escarpée, et traverser un petit bois de sapins, à la sortie duquel je découvre un immense panorama.

A mes pieds descendent en pente raide les derniers contre-forts de la falaise calcaire qui borde la vallée de l’Aisne. Sur le pelage roux des chaumes, de petits bois détachent çà et là les teintes de leurs feuillages jaunissans. En face de moi s’étend, de l’autre côté de la vallée, la ligne de hauteurs occupée par les Allemands. Un cycliste qui vient de s’arrêter me les énumère. Voici d’abord les forts du Nord de Reims, tout ce massif de hautes et abruptes collines, qui sont encore entre les mains de l’ennemi. Cette énorme croupe arrondie, c’est le fort de Berru. Plus près, voici le fort de Brimont, le Minotaure qui surveille la campagne. De l’autre côté du canal se trouvent les Allemands, tapis dans leurs tranchées. Nous n’en sommes pas à beaucoup plus de deux kilomètres, mais ils ne donnent pas signe de vie. Un beau soleil réchauffe la campagne. Des femmes travaillent dans les vignes. Sans le passage des avions et le grondement intermittent des pièces de siège, rien ne révélerait que nous sommes sur le champ de bataille.

Je poursuis ma route et passe derrière une batterie placée en position de surveillance un peu en arrière de la crête. Les pièces à moitié enterrées et dissimulées sous des arceaux de feuillage sont invisibles aux yeux des avions. A quelques centaines de mètres plus loin, j’arrive à la ferme de L..., où est installée la ...e division avec tous ses services. Les bâtimens dessinent un grand rectangle, dans un angle duquel se trouve la maison occupée par le général et son état-major. Tout autour sont des hangars sous lesquels on a entassé les chevaux de l’escadron divisionnaire et des équipages de l’artillerie et du train. La cour est encombrée de voitures à bagages, de voilures des postes et d’automobiles du général. Bien entendu, il n’y a pas de place perdue. La petite pièce carrelée dans laquelle je trouve les officiers de mon escadron leur sert successivement de dortoir, de bureau et de salle à manger. En ce moment, ils sont à table, à côté du petit fourneau sur lequel le cuisinier vient de cuire leur repas. Je prends place auprès d’eux. Enfin, je me sens chez moi, et nous nous racontons tout ce qui s’est passé au régiment ou au dépôt, depuis que nous nous sommes séparés-

Sitôt le repas fini, le capitaine me conduit voir les chevaux de mon peloton. Répartis sous des hangars ou sous des paillotes appuyées au mur extérieur de la ferme, ils portent encore les traces des fatigues de la campagne. Comme, à ce moment, le général P.t..n, commandant la division, s’apprête à sortir, le capitaine en profite pour me présenter à lui. Je connais sa réputation de science, d’énergie et de sang-froid. C’est un futur « grand chef » auquel on prédit les plus hautes destinées.

Je demande ensuite à voir le théâtre de nos opérations, et je vais avec un de mes camarades à l’observatoire des officiers d’une batterie d’artillerie qui, le soir, viennent partager notre modeste local. Le capitaine de cette batterie est précisément là, surveillant les positions ennemies. Avec lui se trouvent ses deux sous-lieutenans, que la guerre vient d’arracher à l’Ecole centrale. L’un d’eux. Du B..., grand garçon songeur, à la figure intelligente et fine, n’est officier que depuis deux jours et porte encore sur sa vareuse ses galons de maréchal des logis. Il m’indique l’emplacement du fameux marais du G... caché sous les feuillages roux de l’automne. Il m’apprend à reconnaître la ligne blanche des tranchées allemandes, et à employer les noms étranges de Bois en Potence, de Bois Macaron, de Bois en Dents de Scie, de Grand Torpilleur ou de Petit Torpilleur, pour désigner toutes ces petites sapinières transformées en forteresses qu’il a fallu baptiser d’après de vagues analogies.

Le capitaine, muni d’une puissante lunette de marine, montée sur trépied, examine une ferme qui, à sept ou huit kilomètres de là, abrite des détachemens allemands. Précisément en ce moment, il m’en signale un et m’invite à regarder à sa place. Je vois en effet un groupe d’une demi-douzaine d’hommes qui, par deux, l’arme sur l’épaule, se dirigent vers la grande porte de la ferme. Il me semble entendre le pas lourd et cadencé dont ils martèlent notre sol conquis. Cette rapide sensation, qui ne peut se décrire, est de celles qui ne s’effaceront pas.

Les Allemands, eux aussi, nous surveillent, car deux « Drachen-Ballons » s’élèvent sur l’horizon comme deux gigantesques saucisses.

Le soir tombe. Nous rentrons dans notre ferme entourée de factionnaires et d’où nous ne pouvons sortir sans permission. Après le dîner, on apporte des bottes de paille pour les trois officiers d’artillerie qui dorment à côté de nous dans la cuisine. Le capitaine me prévient qu’avec son sous-officier et quelques hommes j’aurai à faire une patrouille au milieu de la nuit. Aussi je m’étends sans tarder. Demain, de grand matin, je serai envoyé en liaison à une division voisine, poste que chacun des lieutenans doit occuper à tour de rôle. Cette guerre de siège ressemble bien peu à celle dont je rêvais la nuit précédente. Mais bientôt, la « marche en avant » va reprendre. Tout ici respire la confiance. Je suis heureux de me trouver sur le front.


20 octobre 1914. — L’autre jour, en rentrant d’une division voisine, j’ai appris que j’avais été désigné par le colonel de mon régiment pour remplacer, à l’état-major d’une brigade d’infanterie, le lieutenant B..., tué à la bataille de la Marne. Cette affectation imprévue va me permettre de mener une existence plus active, puisque la cavalerie ne peut jouer aucun rôle dans la guerre de siège que nous faisons ici. Je vais me mêler à l’existence des fantassins, et pouvoir parcourir tous les jours ces tranchées dans lesquelles nous nous enterrons peu à peu.

Précisément je suis aujourd’hui détaché auprès du colonel A..., commandant un des deux régimens de notre brigade. Son poste de commandement se trouve à la ferme du L..., située sur la route nationale dont la double rangée de peupliers trace une ligne droite au fond de la vallée.

Au moment où je pars, escorté de mon ordonnance Loiseau, mon camarade m’annonce qu’il vient de recevoir la nouvelle de la mort de G... qui, pendant nos deux jours de voyage, avait partagé notre existence. Il est tombé à la tête de sa section, en dirigeant une attaque dans le « Bois en Potence » et on n’a pas pu rapporter son corps. Le pauvre garçon ! Ainsi, ses pressentimens se sont réalisés. Hodie tibi, cras mihi.

En descendant la côte de M..., j’assiste à un beau duel d’artillerie. Les Allemands bombardent nos secondes lignes, en deçà de la route nationale. On n’entend pas le bruit du départ » mais on distingue très bien le sifflement des obus avant le bruit de l’éclatement. Nos grosses pièces de 220 ripostent et soulèvent sur les positions ennemies d’immenses colonnes de poussière et de fumée, qui se dressent comme des spectres au-dessus de la plaine ensoleillée. On ne voit pas un soldat. Seules quelques femmes, sans se soucier des querelles internationales, s’en vont paisiblement travailler dans leurs vignes. L’étrange bataille !

J’arrive au ruisseau de la R..., dont le cours bordé de saules suit un léger vallonnement qui forme l’unique défilé par lequel je puisse arriver à la ferme du L... sans être repéré par les observateurs allemands. D’ailleurs, même avec cette précaution, le passage est dangereux. En effet, au moment où je dépasse une batterie de 75 défilée dans le vallon, ses pièces commencent à tirer, avec un déplacement d’air si brutal que nos chevaux sont sur le point de s’abattre. Sûrement, en cherchant cette batterie, les artilleurs ennemis « arroseront » largement le cheminement que je suis. Je vais recevoir ici le baptême du feu.

Quelle contenance vais-je faire ? Je me rappelle comment Ardant du Picq décrit l’état d’âme du soldat exposé pour la première fois à « ces souffles effrayans qui font baisser la tête. » Cette impression est d’autant plus pénible qu’on est seul, car, emporté par l’élan de la charge, on pourrait, presque sans y faire attention, traverser un barrage d’artillerie. Déjà les mortiers allemands de 210 (sans doute ceux qui sont dissimulés derrière le fort de Brimont) commencent à battre la zone qui me sépare de la route. J’entends de loin le ronflement sonore de ces gros obus, si facile à distinguer du bruissement métallique de nos obus de 75. Le vol de ces oiseaux de mort, d’abord à peine perceptible, comme un léger susurrement, rend ensuite un son grave, et va en s’enflant jusqu’à la fin de la trajectoire, où il rappelle le souffle violent d’une locomotive. Et les éclatemens, avec un bruit sourd comme celui d’un arbre qui s’abat, se font entendre de l’autre côté du petit bois que je vais avoir à longer.

Je passe devant le « village nègre, » formé d’un groupe d’abris couverts de madriers et de paillotes. Une partie des hommes y est déjà rentrée. Les autres se tiennent prêts, et sont attentifs à la direction des obus, avec ce sentiment de sécurité que leur donne la proximité de leurs trous.

Je longe maintenant le petit bois qui me cache encore la route nationale. Au moment où j’arrive au coin, une épaisse colonne de poussière et de fumée se dresse devant moi jusqu’à une hauteur de trente mètres, projetant de tous côtés des éclats et d’énormes mottes de terre. Presque au même instant, une autre colonne de fumée se dresse sur la crête à ma droite. Je suis arrivé au barrage qu’il faut franchir.

J’en ai sans doute le temps, puisque ces gros mortiers tirent généralement à la cadence d’un coup par doux minutes. Mais, où enverront-ils leur prochaine salve ? Sera-ce à la même place, ou bien allongeront-ils leur tir dans la direction de la batterie, ou bien au contraire le raccourciront-ils pour battre les environs de cette ferme qu’ils ont jusqu’à présent épargnée ? Je ne suis qu’à deux cents mètres du colonel A... que j’aperçois debout devant son poste habituel, simple paillote adossée au talus de la route nationale. En quelques instans de trot, je suis auprès de lui, je saute à terre et je jette mes rênes à mon ordonnance pour qu’il ramène mon cheval derrière le petit bois où il sera moins exposé.

Mais il s’est à peine éloigné d’une cinquantaine de mètres qu’il disparait dans un nuage de fumée. Un des obus vient d’éclater sur la berge du ruisseau qu’il suivait. Je distingue un des chevaux qui se sauve. Qu’est devenu le pauvre Loiseau ? Mon inquiétude est de courte durée. Quand la fumée s’est dissipée, Loiseau reparaît, courant derrière le cheval qu’il rattrape et avec lequel il va se mettre à l’abri.

Les obus continuent à tomber régulièrement, annoncés par leur ronflement caractéristique. Ils encadrent notre paillote, sur le toit de laquelle retombent des mottes de terre et des éclats à bout de course. Cette paillote, simple abri contre la pluie, n’offre de protection que du côté où elle s’appuie à la route. Il est vrai que celle-ci forme un remblai escarpé. Aussi toute une compagnie est-elle alignée le long de ce talus qui la protège un peu contre le tir rasant des shrapnells. De l’autre côté de la route, s’élève la ferme où le colonel passe généralement la nuit, et où sont en ce moment installés les téléphonistes, les cyclistes et tout le personnel des agens de liaison. Le colonel m’explique que, seule, cette maison a été épargnée jusqu’à présent. Cela tient sans doute à la situation qu’elle occupe dans ce fond où l’ennemi ne peut l’apercevoir.

A ce moment, une explosion formidable nous secoue, et une pluie de tuiles et de gravats s’abat sur la route et sur le toit de notre paillote. Nous nous précipitons dehors et voyons un nuage de fumée noire au-dessus de la ferme que les hommes quittent en toute hâte. Un obus vient d’y éclater.

Les conséquences peuvent être fâcheuses pour nos communications, car c’est dans cette ferme que se trouve notre poste téléphonique. Pourvu qu’il soit encore intact ! Je me hâte de traverser la route pour entrer dans la ferme.

L’obus a éclaté dans la cour du fond, qui se trouve en contre-bas, de sorte que la première pièce dans laquelle je pénètre, — la cuisine, — parait n’avoir rien reçu. Je remarque seulement, le long du mur de droite, un homme qui, affaissé contre un tonneau, cache sa tête dans son bras replié. Sans doute quelque ivrogne qui dans sa torpeur n’a pas eu conscience de ce qui se passait. Je vais rapidement dans la pièce voisine où se trouve notre poste téléphonique. Seul de tous ceux qui se trouvaient dans la maison, le téléphoniste est resté, fidèle à la consigne qui lui interdit d’abandonner ses appareils. Il est précisément en train de faire des appels. La ligne fonctionne. J’appelle donc, au poste de la brigade, le capitaine R..., qui signalera au général le bombardement insolite dont nous sommes l’objet et qui s’occupera de faire intervenir l’artillerie.

Mais j’entends comme des sanglots dans la première pièce. J’y rentre, et je vois que le soldat qui est affaissé le long du mur est secoué par un mouvement convulsif. Une légère écume paraît sur ses lèvres. Un peu de sang teinte sa nuque, où il a été frappé par un petit éclat d’obus. La porte devant laquelle il était assis à terre donne sur l’escalier de la cave, qui, au ras du sol, prend jour par un soupirail. C’est par ce soupirail que l’éclat est entré. Il a traversé la porte et est venu frapper le malheureux qui gît devant nous.

On le transporte dans la grange voisine, et on l’étend sur la paille. Le médecin-major l’ausculte. Il reconnaît les symptômes de la fin prochaine. Ses services étant inutiles, il retourne au poste de secours où l’on peut avoir besoin de lui.

Maintenant c’est un simple brancardier qui s’agenouille auprès du moribond, mais la tonsure à peine effacée sur sa tête m’annonce quels sont les secours qu’il vient apporter. Il se penche sur ces yeux mi-clos et demande : « Me reconnaissez-vous ? » Mais seul le sanglot rythmé qui s’échappe de ces lèvres blanches annonce que la vie n’a pas encore entièrement abandonné ce pauvre corps. Tandis que le prêtre prononce les paroles de l’absolution et les prières des agonisans, je regarde ce visage aux traits tirés, envahi par la barbe. C’est certainement un réserviste, que sa famille attend dans quelque village normand. Le spasme régulier qui le contracte s’arrête peu à peu. Ses traits se détendent comme sous la caresse d’une main invisible. Il entre dans l’immobilité et le silence de la mort...

Je sors sur la route avec le brancardier qui se présente à moi. C’est l’abbé M..., curé d’un village de Seine-et-Oise, Son pâle visage d’apôtre, aux traits irréguliers et imprécis, a cette expression d’une bonté et d’une douceur infinies que Rembrandt a su donner au Christ des « Disciples d’Emmaüs. » Nous faisons quelques pas ensemble. C’est l’insuffisance de sa vue qui l’a fait classer dans les services auxiliaires, car la guerre actuelle n’est pas de celles où un prêtre peut rougir de porter les armes. « Notre cause est juste, me dit-il, nous sommes dans le cas de légitime défense, où la résistance est autorisée par les lois divines. » Oui, cette guerre, où notre adversaire poursuit la destruction de notre nationalité, est bien « une guerre sainte. »

Mais le colonel A... m’appelle pour l’accompagner dans la tournée qu’il va faire à ses tranchées de première ligne. La voix claironnante, le geste large, le visage énergique et souriant, le colonel a une belle allure de mousquetaire. Sorti second de l’Ecole de Guerre, durci par des campagnes dans l’Afrique centrale, il a à la fois la science de l’état-major et la longue pratique de la troupe, dont il sait se faire adorer. Il est fier de son secteur et heureux de le faire visiter.

Nous passons derrière la ferme et continuons à descendre le ruisseau. Nous arrivons ainsi à un groupe de « bois rectangulaires » qui forme notre position avancée. A travers les taillis que l’automne commence à dégarnir de leurs feuilles, on aperçoit les lignes blanches des tranchées allemandes. Le bataillon qui défend ces bois a déjà été très éprouvé ; une compagnie est commandée par un saint-cyrien, une autre par B..., un lieutenant de réserve que j’ai connu à la division, où il s’occupait de la justice militaire. Chacun à son tour nous conduit dans le secteur de sa compagnie. Nous suivons les lisières du bois. Puis nous nous engageons sur l’éperon qui forme notre bastion avancé, dominant le ruisseau dont le cours marque la limite entre les positions françaises et allemandes. La tranchée dans laquelle nous marchons n’a guère plus de quatre-vingts centimètres de profondeur, et comme nous ne nous courbons pas assez, les hommes, que le colonel appelle familièrement ses « poilus, » lui crient : « Baissez-vous, mon colonel, attention aux charretiers ! » C’est le sobriquet sous lequel les hommes désignent quelques tireurs d’élite qui, du petit poste allemand établi en face du nôtre, surveillent le moindre mouvement dans nos tranchées. Presque aussitôt quelques balles, qui claquent en effet au-dessus de nos têtes comme des coups de fouet, nous annoncent que nous avons été vus. Hier, la tranchée étant encore moins profonde, un adjudant, Cadiot, dont la tranchée portera le nom, a été tué à l’endroit où nous nous trouvons.

Ici nous sommes contre le boqueteau où se trouve maintenant notre poste le plus avancé. Au fond du vallonnement coule le ruisseau qui joue un rôle capital dans cette petite guerre de siège. Chacun des deux adversaires en occupe une rive. Comme aucun d’eux n’avait de grenades, le capitaine de la compagnie française imagina de jeter par-dessus le canal des pétards de mélinite qui rendaient intenable la première tranchée allemande. Les Allemands ne se faisaient pas faute de protester, criant même en français : « Il est inhumain d’employer de tels engins ! » Mais ils se sont avisés que, leur berge étant plus élevée que la nôtre, il leur suffisait de barrer le ruisseau un peu en aval pour inonder nos tranchées. Ce projet vient d’être mis à exécution, et la compagnie qui gardait ces tranchées est obligée de se replier dans le boqueteau auquel nous sommes arrivés.

Le colonel s’étant exactement rendu compte de la situation, nous revenons à la ferme du L... où nous nous séparons. Déjà le rapide crépuscule de l’automne ouate d’une brume mélancolique la route nationale, jonchée de feuilles jaunes. Sur le bord de la route s’alignent une quarantaine de tombes fraîches, surmontées de petites croix blanches, Depuis deux heures on en a creusé une nouvelle, auprès de laquelle se tiennent le curé-brancardier et le piquet d’honneur d’une demi-douzaine d’hommes désignés pour rendre les derniers honneurs à leurs camarades. Je me penche au-dessus de la fosse, au fond de laquelle deux cadavres sont étendus. L’un d’eux, à la barbiche blonde, est celui que j’ai vu mourir tout à l’heure. L’autre, dont les lèvres putréfiées se détachent sur un visage noirci, est resté plusieurs jours étendu devant nos lignes, et a été ramené la nuit dernière par une patrouille. Ils sont fraternellement serrés l’un contre l’autre, sur le lit d’argile humide qui vient de leur être préparé. Le prêtre récite la belle invocation : « Dans la lumière perpétuelle, donnez-leur. Seigneur, le repos éternel. » Le repos, peut-être ne l’ont-ils encore jamais connu, ces pauvres gens pour qui le gagne-pain fut le souci quotidien. Dans ce paysage désolé dont la tombée de la nuit accroît l’inexprimable tristesse, devant les grandes lueurs des incendies et des éclairs de canons, au grondement de cette bataille qui se poursuit sans trêve, quelle douceur dans la promesse sacrée du » repos éternel ! »


16 décembre 1914. — Ce matin, j’ai été envoyé à Reims pour faire provision de conserves et réquisitionner une voiture bâchée, car notre fourgon à bagages, très éprouvé par les fatigues de la retraite, montre des fissures inquiétantes dans son avant-train. Or, notre principale préoccupation est de nous tenir prêts à reprendre la « marche en avant, » trop tôt interrompue après la bataille de la Marne. Je me suis donc joyeusement mis en route.

Mais y a-t-il rien de plus navrant que le spectacle de cette malheureuse cité ? Les rues voisines de la place Royale, particulièrement visées par les artilleurs allemands, présentent d’effrayans exemples de destruction. Les fameux obus « avec retard, » tombant verticalement, ont traversé les maisons depuis le toit jusqu’à la cave, d’où leur explosion a fait sauter tous les étages supérieurs. Dans une rue entière, pas une seule maison qui ait gardé un toit, ou même un étage intact. Parfois un coin d’étage est resté encastré dans l’angle de deux murs. De la rue on voit ainsi un lit, une commode, des glaces, suspendus à dix mètres au-dessus du monceau de gravats et de débris tordus qui ont comblé l’emplacement de la cave. Dans ce beau quartier qui formait le centre de la ville, on ne rencontre plus une âme, et l’on croit se promener dans une sorte de Pompéi détruite par la barbarie moderne.

Plus loin, sur un mur resté debout, une immense affiche verte attire mes regards. C’est la proclamation que le gouverneur allemand de la place adressa à la population, lorsque les troupes françaises approchèrent de Reims. Au-dessus de la longue liste des soixante-dix otages qui ont été pris parmi les notables de la ville et des environs, on lit les déclarations suivantes : « Si le moindre obstacle est laissé dans les rues, qui puisse gêner la marche des troupes allemandes, tous les otages seront pendus... Si le moindre acte d’hostilité est commis contre elles, la ville sera brûlée et tous les habitans pendus. » Comment n’être pas révolté par l’épouvantable cruauté de cette menace, qui prétend réserver à de malheureux otages la mort ignominieuse des criminels de droit commun ? Comment se peut-il qu’au XXe siècle il y ait encore un peuple prêt à renouveler les exploits des rois barbares ?

Ces idées m’assiègent tandis que je parcours la ville, allant des boutiques des marchands de conserves chez les camionneurs ou les commerçans en gros. Enfin, je trouve chez Potin la voiture bâchée dont nous avons besoin, et je prends le chemin du retour. L’hiver enveloppe de tristesse la monotone campagne champenoise. Mais en montant la côte de Pargny, je me retourne vers la cathédrale. A l’horizon, les deux forts de Brimont et de Besse. Plus près, au milieu de la plaine, se dresse le magnifique vaisseau de pierre, dont le bombardement et l’incendie ont détruit la toiture. On aperçoit d’ici les longues stries blanches que les obus ont tracées sur la façade occidentale, si délicatement ouvragée. Le cœur se serre en contemplant ce sacrilège. Y eut-il jamais pour nous relique plus vénérable que cette cathédrale, berceau de notre royauté, où pendant tant de générations s’est renouvelé le pacte sacré qui unissait le peuple à son chef, où au-dessus des intérêts individuels s’est peu à peu formée l’image de la collectivité, où, suivant la magnifique expression que Kipling emploie pour l’abbaye de Westminster, a pris naissance ce sentiment de la fraternité nationale, « qui fait que nous disons : Nous !... » Mais soudain le ciel sombre s’entr’ouvre pour laisser passer un rayon de soleil qui frappe la cathédrale. Un arc-en-ciel se forme au-dessus d’elle comme dans un tableau allégorique, et le cœur renaît à l’espoir.


10 janvier 1915. — Je suis chargé d’exécuter et de tenir à jour les plans de notre secteur, non seulement en ce qui concerne nos lignes, mais encore en ce qui concerne les lignes ennemies. Ce travail est plus important qu’il ne pourrait paraître à première vue. En effet, sur un front de près de cinq kilomètres et une profondeur de trois ou quatre, le sol présente un dédale, de plus en plus inextricable à mesure qu’on se rapproche de la première ligne, de boyaux de communication, de positions de soutien, d’abris et de bastions. De leur côté, nos adversaires en font autant. Il faut donc suivre leurs travaux, et l’état-major de l’armée, en nous transmettant les renseignemens que les avions lui ont fournis sur les tranchées et les emplacemens de batteries allemandes, nous charge de les compléter. Cette tâche me donne donc l’occasion de circuler à peu près tous les jours le long de la première ligne et d’y rencontrer nos camarades fantassins et artilleurs. Ceux-ci me sont d’un secours particulièrement précieux, car, sur les hauteurs où, comme le capitaine B..., ils ont établi leurs observatoires, à l’aide de jumelles binoculaires pittoresquement appelées « bêtes à cornes, » ils-scrutent les moindres détails des retranchemens ennemis. Grâce à eux, je parviens à me reconnaître à peu près dans ces amas de terre blanche qui, des tranchées d’où nous les voyons, paraissent se superposer les uns aux autres, et qu’il m’a fallu quelque temps pour distinguer, malgré les explications données par Du B..., le jour de mon arrivée sur le front.

Précisément, aujourd’hui j’ai quitté notre cantonnement de bonne heure et j’ai fait une longue marche dans les boyaux pour rejoindre Du B... Il remplit les fonctions d’observateur d’artillerie dans les tranchées et s’est installé dans un des rares greniers que le bombardement ait épargnés jusqu’à présent. La cour que je traverse en arrivant à son poste est semée d’entonnoirs de gros obus, et les toits de la ferme du G… ne tiennent plus qu’à moitié. Mais la maison est presque intacte. Elle est restée à peu près telle que l’a laissée le départ précipité de son propriétaire, M. C..., juge au tribunal de la Seine. Cependant il faut éviter de passer par le premier salon. En effet, juste devant ses fenêtres, le bombardement a fait une brèche dans le mur de la clôture du jardin, de sorte que ce salon est directement surveillé par la première tranchée ennemie. Les traces des balles sur les murs en sont d’ailleurs la preuve. Je pousse donc une porte-fenêtre à gauche et pénètre dans la bibliothèque. J’y sens un tel parfum d’intimité que je m’y arrête un instant. C’est une petite pièce calfeutrée, tapissée jusqu’au plafond de livres de droit qui étalent le long des murs leurs reliures sévères.

O Loiseau, Cujas et Domat, princes des jurisconsultes, avec quelle émotion je vous retrouve ici ! La science que vous enseignez, maîtres vénérés, est encore tout imprégnée de cet idéalisme généreux dont on prétend aujourd’hui nous affranchir. Quel asile de paix morale cette retraite me paraît représenter, au milieu des violences qui nous entourent ! Sans doute c’était dans cette pièce que le propriétaire préférait se tenir. J’évoque, près de la cheminée, sa fine silhouette de vieux magistrat placide et correct. Les reliures fatiguées des Elzévirs grecs et latins, placés sur ce rayon à portée de sa main, témoignent de ses goûts d’humaniste délicat. Je le vois assis là, un livre ouvert sur la table, laissant un instant errer ses regards sur le domaine qu’il avait aménagé...

Mais je m’arrache à ces images de paix et monte l’escalier à moitié effondré qui conduit au grenier. Les marches disparaissent sous l’amoncellement des plâtras, et de place en place, des trous béans dans le mur extérieur laissent voir les premières tranchées ennemies. Bientôt il n’y a plus d’escalier, et je grimpe le long d’une échelle. Dans l’ouverture du plancher du grenier à laquelle elle aboutit, je vois s’encadrer le visage de Du B... Il me tend la main pour m’aider à franchir l’étroit passage, et je pénètre dans le grenier.

Il faut y avancer avec précaution, car il manque beaucoup de planches et la plupart des tuiles. Cependant celles qui se trouvent du côté de l’ennemi ont été replacées avec soin pour masquer l’observateur. Celui-ci est protégé, sur le devant, par un petit mur de sacs de terre, mais les balles arrivent parfois par les côtés, et l’une d’elles a brisé un bras de fauteuil qui a été hissé jusqu’ici.

Quelle chance que les bombardemens aient jusqu’à présent laissé subsister cet incomparable observatoire ! D’ici on embrasse tout l’horizon jusqu’à la cote X, la cote Z, et la ferme S...-M..., dont les murs en ruines apparaissent au milieu des arbres. Les collines fauves sont marbrées de ces sombres sapinières aux formes géométriques, que les artilleurs ont baptisées au gré de leur fantaisie. Quand l’observateur doit régler le tir de nos batteries, on l’entend, dans le téléphone, donner comme points de repère : « A trois millièmes à droite du Petit Torpilleur, » ou : « A cinq millièmes à gauche de la dernière dent du Crocodile. »

Ces bois constituent les réduits de la résistance de l’ennemi. A l’aide des jumelles on peut, dès qu’il y a un rayon de soleil, distinguer les épais réseaux de fil de fer qui scintillent entre les arbres. Ces bois sont également les nœuds de communication de la grande ville souterraine qui se construit devant nous. Sous les sapins on aperçoit des parapets de sacs à terre, parfois de véritables blockhaus, nids de mitrailleuses et de canons-revolvers. De là rayonnent les lignes blanches des tranchées ouvertes dans la craie. Ce sont celles-ci que nous avons pour mission de surveiller. Presque chaque nuit poussent comme des champignons de nouvelles excroissances de terre blanche ou brune. Il faut les étudier à la jumelle, noter l’apparition d’un périscope ou d’une plaque de blindage qui peut révéler la présence d’une mitrailleuse. Ces indices, reportés sur les cartes, rendent compte de la disposition générale du système de défense de l’ennemi, et permettent à notre artillerie de détruire les blockhaus et les observatoires les plus gênans.

Aujourd’hui, rien à signaler, sauf quelques niches qui viennent d’être creusées dans le talus du chemin de la cote Z. Peut-être des observatoires. Mais l’éclairage n’est pas favorable ; nous les verrons mieux demain. Pour le moment, nous allons nous assurer des travaux qui viennent d’être exécutés dans nos propres lignes. Nous descendons l’échelle, l’escalier en ruines, et sortons de la ferme par un boyau qui se dirige vers nos premières tranchées. Voici, à gauche, une meule sur laquelle une échelle et quelques bottes de paille adroitement placées ont suffi pour faire un observatoire de fortune, dont nous nous servons quelquefois. Un peu plus loin, on vient de creuser un nouveau poste d’écoute, au sommet d’une pente » d’où, par-dessus la route d’A..., on domine les tranchées allemandes du Bois en Potence. Nous nous y rendons, mais, bien que nous ayons soin d’enlever nos képis, à peine avons-nous fait disparaître nos têtes au ras du sol, que le claquement d’une balle nous rappelle que les veilleurs ennemis font bonne garde. Partout devant nous, dans tous ces petits trous, des yeux sont aux aguets. Il faut chercher ailleurs un endroit d’où nous puissions tranquillement observer les tranchées ennemies.

A droite, au delà de la route d’A..., notre ligne de tranchées a été creusée dans le fossé d’un chemin qui suit la lisière du bois du G... Les Allemands ont fait des efforts désespérés pour parvenir jusqu’à ce bois et couper notre tête de pont du G... Les cadavres de leurs dernières attaques, en groupes nombreux et compacts, jonchent encore le champ qui nous sépare du Bois en Potence. L’un d’eux me frappe par son attitude. L’homme s’est traîné pour mourir à côté d’un de ses camarades, sur les genoux duquel il a appuyé sa tête, tournant vers le ciel son visage parcheminé, qu’encadre une barbe blonde. Plus loin, devant les bois du Luxembourg, où nous avons pris l’offensive, ce sont des Français qui sont étendus. Quelle inexpiable guerre que celle où les adversaires restent des mois face à face sans s’accorder aucune trêve pour ensevelir leurs morts !

Ici nous pouvons sans difficulté relever les nouveaux élémens de tranchées qui, en avant du bois du G..., constituent l’amorce de futurs bastions. Il est important de situer exactement sur la carte notre première ligne, afin que les artilleurs qui ne peuvent la voir règlent leur tir en conséquence. Notre travail achevé, nous prenons le chemin du retour. Au delà de la crête de la maison B..., on échappe à la vue des observateurs ennemis, et au tir des mitrailleuses qui nous saluent de quelques balles chaque fois que nous arrivons à cheval jusqu’à cette maison en ruines. C’est donc derrière la crête que nous sortons des boyaux. Nous montons sur nos chevaux qui nous attendent à cet endroit et nous rentrons par la route. Avec le crépuscule qui tombe, on sent se répandre une atmosphère d’intimité et de paix. Du B... me parle de ses projets, de tous ses rêves d’avenir dont il espère commencer bientôt la réalisation. Nous nous séparons en nous donnant rendez-vous au G... le lendemain à deux heures. C’est son dernier jour de faction. Il sera accompagné de son camarade d’E..., auquel il passera la consigne et qui le remplacera les jours suivans.

11 janvier. — Au moment où j’arrive au pont du G..., je rencontre d’E... tout ému. En passant dans une tranchée, Du B... vient de tomber à côté de lui, la carotide tranchée par une balle. Le pauvre garçon repose ici, dans un abri, en attendant que, ce soir, les brancardiers puissent venir le chercher...

12 janvier. — Une froide et brumeuse matinée d’hiver. Des groupes d’officiers se réunissent dans la cour du château d’H... pour suivre l’enterrement du pauvre Du B... Silence. Saints discrets... Le deuil est conduit par le colonel du …e d’artillerie. Nous pénétrons avec le curé dans le petit vestibule où se trouve la modeste bière hâtivement confectionnée. Après la levée du corps, le cortège se forme, encadré par le peloton qui rend les derniers honneurs sous le commandement du sous-lieutenant d’E..., camarade du défunt.

On arrive à l’église, éprouvée par un récent bombardement. Vitraux détruits, débris sur le sol. L’office se déroule avec une émouvante simplicité. Mais au moment où il s’achève, s’élève comme un suprême adieu l’air de Patrie, de Paladilhe, chanté par un ténor de l’Opéra, artilleur au ….e : « Parmi les plus vaillans — et les plus triomphans — tu revivras — ô toi qui nous donnes ta vie. » Sous la puissance de la phrase musicale qui s’élargit sans cesse, emplissant le vaisseau de la vieille voûte romane, toutes les têtes grises ou blondes se sont courbées, et un grand frisson parcourt l’assistance. Le mystère sacré de la communion des âmes s’accomplit, et tous les yeux, tournés vers l’intérieur, contemplent un instant la loi suprême en vertu de laquelle la véritable vie ne se réalise que par le sacrifice.


18 février 1915. — Peu à peu, le bombardement détruit autour de nous tout ce qui donnait à ces lieux une figure humaine. L’autre jour, en entrant dans la ferme du G..., je n’ai pu me défendre de quelque mélancolie. Le matin même, elle avait servi de cible aux gros obus ennemis. Les artilleurs n’avaient éprouvé aucune perte, ayant eu le temps de se réfugier dans la cave. Mais il ne restait rien de cet intérieur dont j’aimais à respirer le charme pénétrant. Seuls quelques pans de mur et un amas de décombres marquent maintenant l’emplacement de la bibliothèque de livres de droit que la guerre avait si longtemps épargnée.

Le village dans lequel nous avons notre cantonnement de repos est, lui aussi, fréquemment bombardé, et ce matin nous avons même eu la désagréable impression que notre maison était particulièrement visée. Je me trouvais devant ma fenêtre, en train d’écrire sur un guéridon, quand je reconnus ce ronflement caractéristique vers lequel l’oreille est toujours tendue tant qu’on se trouve dans la zone de feu. Le gros projectile s’annonce d’abord par un susurrement intermittent, comme s’il avançait péniblement à travers l’espace, incertain de son point de chute. Puis le son se rapproche avec une rapidité effrayante. Il semble qu’une locomotive tombe du ciel. Une seconde de silence angoissante. Enfin un effroyable coup de tonnerre qui s’achève par un craquement sinistre : Ta-ramm ! Le sol tremble. Un nuage de poussière et de fumée s’élève au bout du jardin, où l’obus vient d’éclater dans les arbres. Allons, nous avons eu de la chance ! Ce n’est pas encore sur notre maison !

Je reprends ma lettre, mais, au bout de deux minutes, un second obus tombe beaucoup plus près, à une quarantaine de mètres. Des officiers sortent sur le perron. Plus de doute, nous avons affaire aux gros obusiers de 210, cachés derrière Brimont, qui, à la cadence régulière de deux minutes, envoient leurs énormes projectiles, longs d’un mètre et charges d’une centaine de kilos d’explosifs. Serions-nous repérés ? Les Allemands auraient-ils réussi à connaître le cantonnement du colonel ?

Je me remets à écrire... Mais en entendant le ronflement d’un troisième obus, je ne sais quel instinct me fait écarter mon guéridon de la fenêtre pour le pousser dans un angle. Au même instant, il me semble que la maison s’écroule au milieu d’un affreux tintamarre ; je suis presque renversé par le déplacement d’air dans lequel je sens l’odeur fétide de l’acide nitrique, et je me trouve pris sous un rideau qui m’aveugle. Quand je me dégage, revenu de mon étourdissement, je constate que l’explosion a fait voler ma fenêtre et ma porte en éclats, et rempli ma chambre de terre. Au bord du perron qui se trouve juste au-dessous de moi, l’obus a creusé un entonnoir d’une dizaine de mètres de diamètre, criblant d’éclats la partie supérieure de la maison. Heureusement qu’il s’est enfoncé dans la terre meuble. S’il avait rencontré le perron, son « cône d’éclatement » étant beaucoup plus ouvert aurait certainement balayé le rez-de-chaussée et fait écrouler l’étage où j’étais. Mais peut-être ce résultat sera-t-il obtenu par le prochain obus, si les artilleurs ennemis continuent méthodiquement leur « fauchage. » Il est temps de descendre dans la cave, suivant les dispositions qui ont été prévues en cas de bombardement.

Le principal avantage de la maison qu’occupe le colonel, c’est précisément de disposer de plusieurs caves. La première, située sous un bâtiment des communs, est un magnifique cellier champenois, dont les soupiraux laissent entrer un faible jour, grâce auquel on distingue les énormes fûts couchés en ligne le long du mur. Mais le premier obus percerait ces belles voûtes en berceau. Il faut donc traverser cette cave, descendre encore plusieurs marches, suivre en se courbant un long et étroit tunnel, pour arriver dans une autre cave, où règne une obscurité complète. On allume des bougies. Cette cave, aussi longue que la première, quoique beaucoup plus basse, va servir de dortoir aux secrétaires, cyclistes et téléphonistes, les appareils téléphoniques devant être installés dans une des extrémités. Plus loin se trouve enfin un dernier réduit, dans lequel les officiers pourront dormir, manger et écrire. Là vient s’installer avec nous le général G... commandant de la brigade de réserve qui, hier, nous a rejoints pour appuyer notre attaque. On apporte une table, de la vaisselle, les dossiers que nous allons étudier à la lueur d’une lampe, et les fauteuils dans lesquels nous devons passer la nuit. Je regarde avec mélancolie les moellons humides de notre casemate. Maintenant que la maison est inhabitable, nous sommes définitivement installés dans ce sous-sol. Combien de mois allons-nous y passer, condamnés à traverser ces trois caves pour retrouver l’air et la lumière du jour ? Je serais tenté d’écrire sur ce mur : « Vous qui descendez ici, laissez toute espérance... »


II

22 juin 1915. — Depuis plus d’un mois la bataille de l’Artois fait rage. Précipitamment appelés de Champagne au lendemain de l’offensive victorieuse par laquelle l’armée d’Arras avait emporté la Targette et la moitié de Neuville-Saint-Vaast, nous avons jusqu’ici été tenus en réserve et promenés tout le long de la ligne de feu. Nos reconnaissances préparatoires nous ont conduits successivement à Wailly, d’où nous avons contemplé pour la première fois l’émouvante silhouette de la cathédrale d’Arras, mutilée par les obus, à Carency, où nous avons vu ces fameux abris d’officiers allemands, si somptueux en comparaison des nôtres, à Notre-Dame-de-Lorette où, de l’éperon de la Blanche-Voie, nous avons découvert Souchez à travers les arbres du château de Carleul. Sur tous ces points, notre attente a été déçue et nous n’avons pas encore été engagés. Enfin, depuis deux jours nous sommes installés, au Nord de Souchez, dans le secteur du Bois Carré où nous avons relevé une brigade de chasseurs à pied exténuée par plusieurs mois de tranchées et de combats. Les jours précédens, les chasseurs avaient avancé d’un kilomètre environ, de sorte que sur cette zone nouvellement conquise, rien n’est encore organisé : aucun boyau de communication ne relie l’arrière à notre première ligne, et devant celle-ci nous n’avons pas encore le moindre fil de fer pour nous séparer de l’ennemi. Mais on ne pense guère aux organisations défensives, tant la hâte est grande de progresser encore, de tendre la main, au delà du fond de Buval, aux camarades qui descendent les pentes de Notre-Dame-de-Lorette, et de marcher sur Souchez, dont la fameuse « Halte du tramway » se trouve sur la route d’Arras à Béthune, à quelques centaines de mètres au delà du Bois Carré.

Dès ce soir, nous devons attaquer le fortin X... sur cette route, et, dans le poste de commandement, j’achève de copier l’ordre que je porterai au colonel du …e chargé de l’exécuter. Notre poste souterrain est des plus confortables : on descend par des marches dans un étroit et profond boyau tapissé de planches, sur lesquelles prennent jour quatre niches intérieurement soutenues par des plaques de blindage cintrées. Ces niches servent de dortoir, de poste téléphonique et de bureau. Elles sont à l’épreuve des gros obus, mais, quand ceux-ci éclatent à proximité, ils font vibrer désagréablement la carapace métallique dans laquelle nous vivons.

Ayant reçu les dernières instructions du colonel commandant la brigade, je me mets en roule. Je traverse le village d’A... N... qui ne compte plus guère de maisons épargnées par les obus allemands, et je monte sur le plateau. D’ici, vers le Nord, se déroule à mes yeux le riant tableau de la plaine de Lens. Au milieu des prés verts, les dessins géométriques des corons mettent leurs jolies taches de brique rouge. Plus loin, la grande cité ouvrière dresse les cheminées et les élévateurs de ses usines. Plus loin, encore, je cherche à distinguer les fosses de Sallaumines, d’Hénin-Liétard, de Courrières, illustrées par les souvenirs de grèves. Il y a huit ans, au moment de la catastrophe de Courrières, je suivais à Lens le cortège d’un officier du 5e dragons qui avait été tué dans une échauffourée. La ville en état de siège offrait un aspect lugubre, avec ses rues aux volets clos où l’on ne voyait que des soldats. En effet, une armée était déjà installée dans le pays noir, mais c’était pour le défendre contre l’émeute. Comme les temps sont changés !

Je continue mon chemin. À ma gauche, les élévateurs de la fosse no 5 se dressent comme une sorte de château fort. Les Allemands, y soupçonnant sans doute quelque observatoire d’artillerie, envoient de gros obus fusans sur cette frêle charpente. Elle disparaît par instans au milieu de nuages noirs, mais le bombardement ne produit pas d’effets appréciables.

Le boyau que je suis est tapissé de verdure et de fleurs. Les bleuets et les coquelicots y alternent avec les plantes grimpantes.


Tandis que nous faisions la guerre.
Le soleil a fait le printemps.


Dans cette radieuse matinée de juin, au milieu de cette exubérance de végétation, comment croire que l’œuvre de mort se poursuive si près de nous ? Mais, à un détour du boyau, je suis arrêté par un triste cortège. Sur un brancard que les porteurs viennent de déposer pour reprendre haleine, git une forme humaine. J’interroge l’un des brancardiers. C’est le corps du lieutenants…, tué avant-hier soir par un obus au moment de son arrivée dans le Chemin Creux où se trouve le 2e bataillon. Je demande des nouvelles des autres officiers : « Le lieutenant G… ? » — « Mort. » — « Le capitaine B… ? » — « Mort, tous morts, » répond le soldat en secouant tristement la tête. Pauvre capitaine B… ! Il a eu la cuisse emportée par un obus. Ses derniers mots ont été : « C’est fini. Adieu. Dites aux hommes de s’abriter derrière le talus et de veiller attentivement. » Je revois son placide visage de professeur (il dirigeait une institution à Neuilly). Quel héroïsme tranquille dans cette nature qui ne paraissait préparée qu’à l’enseignement et à la méditation !

J’arrive à l’abri du colonel H..., commandant le …e, auquel je remets les ordres, avec les explications nécessaires. Puis je vais à l’observatoire établi près de là, dans une maison en ruines qui se trouve sur le bord de la grande route. J’embrasse du regard l’étroit vallon qui descend sur Souchez, encadré à gauche par le Bois en Hache, encore aux mains des Allemands, et à droite par le Bois Carré dont nous tenons la lisière septentrionale. Entre les deux bois, au milieu du vallonnement, des touffes de buissons indiquent de place en place la ligne du Chemin Creux sur lequel le bombardement fait rage en ce moment.

Le colonel assure lui-même la transmission des ordres au commandant B..., du deuxième bataillon, qui fera l’attaque, mais je dois aller sur le terrain en suivre l’exécution. L’attaque étant fixée à dix heures du soir, j’ai plus de temps qu’il ne m’en faut et veux en profiter pour parcourir l’ensemble de nos positions. Je vais donc aller d’ici au Bois Carré, et de là j’essaierai de gagner le point..., à l’extrémité Sud du Chemin Creux, où se trouve le poste de commandement du deuxième bataillon. Je me remets en marche dans le boyau qui suit la route d’Arras. Le bombardement est assez vif, et je rencontre dans le boyau des files de blessés, parmi lesquels plusieurs officiers que je connais. J’arrive à la Tranchée des Saules. C’est ici qu’était il y a un mois la première ligne allemande ; mais, écrasée par nos obus, elle ne présente plus qu’un amas informe de terres bouleversées, d’où émergent des débris de poutres et de ferrailles.

Voici le poste du commandant S..., le chef du bataillon qui commande la défense du Bois Carré. Il me montre en riant qu’il vient de l’échapper belle. L’entrée de son abri, sorte de niche taillée dans le béton de la route d’Arras, a été visitée par un obus, qui a mis le feu aux fusées éclairantes entassées en cet endroit. L’artillerie allemande fait un tel barrage devant la lisière du Bois Carré qu’il ne croit pas que je réussisse à traverser la prairie pour aller au Chemin Creux. Cependant, il va me guider dans cette direction.

Nous entrons dans le Bois Carré. Comme le Bois des Boches, et le Bois 10, qui le prolongent de l’autre côté de la route d’Arras, il n’est plus représenté que par quelques moignons d’arbres. Comment décrire ces collines calcinées, ravinées, creusées d’entonnoirs, et hérissées de débris ? On croirait que cette région a été dévastée par une éruption volcanique.

Nous arrivons à la lisière orientale du bois, mais là nous sommes obligés de nous arrêter. Cette lisière elle-même est balayée par un feu d’artillerie d’une rare violence. Le commencement du Chemin Creux est encore à cinq ou six cents mètres plus loin, au bas d’une prairie qui descend en pente douce depuis la lisière du bois, et qui forme un merveilleux glacis battu par les tireurs ennemis du Bois en Hache. Un boyau de communication projeté n’a pas encore été amorcé. Impossible de passer en ce moment.

Il n’y a qu’à revenir à la Tranchée des Saules, pour gagner le boyau qui de là se dirige sur le chemin d’A... C’est ce boyau qu’ont dû suivre les plantons par lesquels le colonel a fait porter l’ordre d’attaque. Je refais en sens inverse la route parcourue tout à l’heure, et je vais jusqu’au poste du colonel H... pour savoir s’il a des nouvelles du deuxième bataillon. Je trouve le colonel soucieux. Toutes les lignes téléphoniques étant détruites par le bombardement qui fait rage sur la zone comprise entre la Tranchée des Saules et le Chemin Creux, les ordres ne peuvent être transmis que par plantons. Depuis midi, il a donc envoyé d’heure en heure un planton porter au commandant B... une copie de l’ordre d’attaque. Il est six heures, et aucun de ses messagers n’est encore revenu. Peut-on compter qu’un de ces pauvres garçons a réussi à passer ? Le colonel se décide à envoyer un septième planton. C’est un mitrailleur imberbe, qui a l’air d’avoir dix-huit ans. Il reçoit le pli et, au moment de partir, demande gentiment « qu’on écrive à ses parens, s’il n’en revient pas. »

Il est absolument urgent de faire parvenir cet ordre au commandant B..., car l’attaque de son bataillon doit être menée concentriquement avec des attaques de compagnies du …e, partant du fond de Buval, et du …e bataillon de chasseurs à pied, partant de Notre-Dame-de-Lorette. Si l’une de ces attaques n’a pas lieu, les autres, ne recevant pas l’appui sur lequel elles comptent, peuvent se trouver dans une situation périlleuse. Le colonel commandant la brigade, informé par téléphone de la difficulté que présentent les communications avec ce bataillon, me charge, puisque je dois me rendre auprès du commandant B..., de lui porter un huitième exemplaire de l’ordre d’attaque.

Avant de partir, j’accepte l’invitation du colonel H... à partager son frugal repas. Nous descendons dans son abri, où, autour d’une table éclairée par une bougie, sont déjà installés le capitaine de la compagnie de mitrailleuses, le médecin-major, et l’officier d’approvisionnement. Au fond de l’abri un grand lit de paille pour une demi-douzaine de personnes. Quelle impression de confort !

Mais je ne tarde pas à m’arracher à ces délices pour me remettre en route. Le colonel me donne un exemplaire de l’ordre d’attaque qu’il a fait copier et m’accompagne jusqu’à l’observatoire voisin, d’où l’on embrasse toute la vallée. Notre artillerie lourde commence son tir de préparation sur le fortin ... objectif de l’attaque. L’artillerie allemande rend les coups avec usure, et l’air est rempli d’un grondement ininterrompu.

Je reviens à la Tranchée des Saules, et, au lieu de la traverser comme tout à l’heure, je la suis tout du long jusqu’au sommet de la crête. Là, au milieu d’un chaos de boyaux bouleversés, de rondins d’abris brisés, et de sacs à terre éventrés, se dresse, seul resté debout, le tronc d’un de ces saules dont la tranchée a pris le nom. N’ayant plus ni branches, ni écorce, il apparaît au-dessus de la plaine comme une lamentable épave. Un peu plus loin j’arrive sur la lèvre d’un énorme cratère, formé par l’explosion d’un de nos fourneaux de mine au moment où nous attaquions la première ligne allemande. Plusieurs tonnes d’explosifs ont creusé un véritable cirque où des abris, des dépôts de munitions, et des postes de commandement ont été aménagés par les compagnies qui sont là en réserve. Immobiles et silencieux, nos soldats s’étagent sur les parois comme sur les gradins d’un immense amphithéâtre. Dans la nuit tombante, au milieu du fracas des décharges d’artillerie qui se répondent de tous les points de l’horizon, je crois voir une assemblée -de spectres réunis pour assister aux dernières convulsions du monde.

Bientôt le boyau s’arrête et on marche dans la plaine, en suivant une piste tracée par les convois de vivres et de munitions qui passent ici toutes les nuits. Maintenant l’obscurité serait complète si, prévenus par notre préparation d’artillerie de l’imminence d’une attaque, les Allemands ne faisaient continuellement partir des fusées. Celles-ci sont si lumineuses que pendant un instant elles éclairent toute la plaine. Dès qu’on les voit s’élever en serpentant dans le ciel, il faut se jeter à terre, pour éviter de donner un point de repère aux tireurs et aux artilleurs ennemis. Je me dirige sur l’entrée du Chemin Creux, signalée de loin par une meule à laquelle, à la fin de l’après-midi, un obus allemand a mis feu. C’est un des mauvais passages qui sont surveillés et continuellement battus par l’artillerie ennemie.

En arrivant, je vois là, étendues dans les sillons, deux compagnies du bataillon du commandant S... que j’ai vu tout à l’heure au Bois Carré. Elles forment la réserve du deuxième bataillon qui va faire l’attaque. En me voyant passer, des officiers et le commandant S... lui-même se lèvent pour me parler. Notre groupe se détache-t-il trop nettement sur la flamme vacillante de cette meule ? Toujours est-il que nous sommes tous enveloppés d’une lueur rouge et d’un coup de tonnerre. Un obus vient d’éclater au-dessus de nous, mais ne fait de mal à personne et ne provoque qu’un éclat de rire du commandant.

Maintenant la piste longe un talus dont la masse noire rend nos silhouettes moins visibles. De place en place, des groupes de morts. Voici Je point V... où la piste rejoint le chemin d’Angres qui s’encaisse à cet endroit. Deux voitures abandonnées.. Encore une meule incendiée qui achève de se consumer. Enfin je suis dans le Chemin Creux.

Cette position, repérée depuis longtemps par l’artillerie allemande, est l’objet d’un bombardement ininterrompu. Les hommes, faisant tous face à la direction du Bois en Hache d’où vient cette averse de projectiles, se distinguent à peine du sol, car ils sont comme incrustés dans des alvéoles qu’ils se sont creusés dans le talus. Me trouvant dans le chemin en contre-bas, je vois se détacher sur le ciel leurs têtes qui épient le bois d’où une attaque est toujours à craindre. Les gros obus se succèdent sans interruption (un officier en compte un par seconde), et jettent sur ce tableau des lueurs brèves. Le long du talus un homme, frappé à la tête, se raidit dans les dernières convulsions. Des blessés rampent pour s’échapper de cette fournaise. D’autres, étendus le long du chemin, se plaignent doucement. L’un d’eux répète sans cesse : « Oh ! mes reins, mes reins ! » Mais sur qui compter pour les évacuer ? Depuis trois jours ce bataillon est là, isolé dans un cercle de feu. Les hommes n’ont pas dormi une minute et meurent de soif. Pourtant ils vont partir à l’assaut.

J’arrive à la barricade de sacs à terre où se trouve le poste de commandement du chef de bataillon. L’ordre d’attaque vient précisément de lui être remis par un des plantons qui me précédaient et il a réuni les officiers des deux compagnies d’assaut pour leur donner ses instructions. Malheureusement, l’obscurité, et le peu de temps disponible ne permettent guère d’étudier les détails de cette attaque. Cependant, au delà de la barricade il y a deux chemins. L’un, celui de droite, se dirige vers la route de Béthune. A une centaine de mètres d’ici, il traverse au point Z... un talus que les Allemands ont aménagé en tranchée, et rencontre la route au point X..., où se trouve un fortin qui est un des objectifs de l’attaque. Le chemin de gauche conduit à la halte de Souciiez. Nous l’occupons jusqu’à une centaine de mètres d’ici, au point Y... C’est de là que partira la seconde attaque, qui doit se porter directement sur la route, pour couper ainsi la ligne des communications du fortin avec Souchez. Chacune de ces attaques est confiée à une compagnie : celle de gauche est commandée par le lieutenant G..., celle de droite par le lieutenant S..., normalien aux traits affinés qui, quoique souffrant, est venu prendre le commandement de cette compagnie dont le chef a été tué hier. Il a pour adjoint le lieutenant R... tout récemment sorti de Saint-Cyr.

Au moment où le commandant achève de donner ses instructions, trois gros obus tombent juste devant la barricade, à la place où doivent se masser les compagnies d’assaut. Heureusement que, par une prudence de vieux troupier, le commandant ne les fait avancer qu’à la dernière minute. Maintenant, il est dix heures dix, l’heure fixée pour l’attaque. La compagnie C... s’écoule homme par homme par un étroit passage ouvert à l’extrémité gauche de la barricade, et suit le chemin de gauche dans la direction de Y... Les hommes meurent de soif et nous demandent à boire en passant. Mais nos gourdes sont bientôt vides. En même temps, la compagnie S... sort du Chemin Creux en escaladant le talus de droite. Le peloton de R... doit aller presque jusque sur la route de Béthune, et là se rabattre sur le fortin X... qu’il attaquera en flanc, tandis que S... l’attaquera de face, en suivant le chemin de droite et enlevant la tranchée Z...

A peine ce mouvement est-il commencé depuis cinq minutes que nous entendons le tac-tac d’une mitrailleuse installée en Z... Les balles prennent le chemin en enfilade et viennent frapper les sacs à terre de la barricade au-dessus de la place où le commandant B... a installé son poste de commandement. En même temps, des tranchées ennemies s’élèvent d’éblouissantes fusées blanches.

Par suite de l’amplitude du mouvement tournant que doit exécuter S..., il perd contact avec son chef et appuie trop à gauche. Aussi B... nous fait-il demander où est R... Les agens de liaison ne réussissant pas à le trouver, j’y vais moi-même. Je suis le chemin de gauche, qui monte en pente douce jusqu’à Y..., où il est complètement découvert. Ici, je dois être tout près de la route de Béthune, le long de laquelle sont retranchés des Allemands. Sur la droite, le crépitement ininterrompu des mitrailleuses ennemies annonce que le peloton de S... est aux prises avec la tranchée Z... Derrière moi, le Chemin Creux est encore éclairé par les lueurs des obus. Mais partout ailleurs s’étend la plaine sombre. De quel côté marcher ? Soudain, une fusée allemande décrit dans le ciel sa courbe sinueuse, et laisse retomber un panache d’étoiles blanches qui, pendant quelques secondes, projettent une éclatante lumière. Devant moi se dressent les arbres de la route de Béthune, dont les feuillages paraissent tout blancs sous cette clarté blafarde. Et à quelque distance, à droite, j’aperçois B... à la tête de sa petite troupe. Je vais à lui. Il croyait devoir marcher directement sur la route, pour s’y installer dans les fossés. Je lui expliqua qu’il faut au contraire marcher sur la droite, pour attaquer de flanc la tranchée devant laquelle S... est en ce moment arrêté. Il change donc de direction et déploie ses deux sections face à son nouvel objectif.

Qu’est-il advenu, pendant ce temps, de l’attaque de la compagnie de gauche ? Sans doute, ses agens de liaison ont déjà apporté les premiers renseignemens au chef de bataillon. Je reviens donc à la barricade, auprès du commandant. R... est maintenant en liaison avec S... et ils vont attaquer simultanément le fortin... Quant à la compagnie de gauche, un message de son chef vient d’annoncer au commandant qu’elle a atteint la route de Béthune et s’y retranche dans le fossé.

Je m’assois sur des sacs à terre, car, depuis ce malin, je n’ai pour ainsi dire pas cessé de marcher. Sans doute nous recevrons bientôt ici des agens de liaison du …e et des chasseurs à pied qui prononcent sur cette position des attaques concentriques avec la nôtre. Ce seront probablement leurs attaques qui, prenant le fortin à revers, le feront tomber. J’irai à ce moment me mettre à la disposition du colonel du ...e, qui doit prendre la direction de l’ensemble de l’opération.

Pendant quelques instans, le bombardement s’est arrêté, et je me laisse aller à contempler la beauté de cette nuit de juin. Je cherche les noms des constellations qui étincellent au-dessus de nos têtes. Quel contraste entre cette sérénité et les scènes de douleur dont nous sommes entourés !

« Les Boches nous attaquent ! » Ce cri me réveille en sursaut. Avec un adjudant qui se trouve près de moi, je mets mon revolver à la main et je monte sur le talus, m’écarquillant les yeux dans la direction du petit poste qui vient de donner l’alarme. Le commandant donne l’ordre de faire partir des fusées. La première, mal orientée, part obliquement et pique du nez dans la barricade, qu’elle couvre d’étincelles.

Enfin une deuxième fusée monte en serpentant et éclate dans le ciel. Pendant quelques secondes, nos regards peuvent explorer le terrain qui s’étend entre nous et le Bois en Hache. Devant nous, çà et là, des lignes sombres se déplacent rapidement. Mais est-ce que ce sont des troupes en formation d’attaque, ou bien tout simplement les hautes herbes qui ondulent sous le vent ? On fait partir de nouvelles fusées. Une attaque de ce côté pourrait avoir de graves conséquences. Le Chemin Creux n’a devant lui aucune défense accessoire. Comment aurait-on apporté les rouleaux de fil de fer barbelé, les piquets, les chevaux de frise, tout cet encombrant matériel, alors que le ravitaillement est si difficile et si précaire qu’on parvient à peine à faire passer les vivres et les munitions ? Si, à la faveur de cette situation, les Allemands peuvent prendre pied dans le Chemin Creux, ils coupent l’unique ligne de communication des quatre compagnies qui sont engagées dans l’attaque de la route de Béthune. Sans doute il y a, à la Tranchée des Saules, un bataillon de réserve, prêt à accourir au premier appel. Mais comment le préviendrions-nous ? Combien de temps lui faudrait-il pour arriver jusqu’ici, sous ces tirs de barrage qui couvrent d’obus la piste qu’ils auraient à suivre pour venir de la Tranchée des Saules ?

Heureusement, nous en sommes quittes pour une alerte. Les patrouilles envoyées en reconnaissance ne rencontrent pas de troupes ennemies dans la direction du Bois en Hache. Mais, en revanche, de mauvaises nouvelles arrivent du côté de la route de Béthune. La compagnie de S... a été arrêtée devant la tranchée... par les mitrailleuses et le feu violent de l’artillerie ennemie. S... l’a reformée et l’a reportée à l’attaque, mais il vient d’être tué et sa compagnie se replie sur ses positions. Nous ne nous sentons soutenus ni par le ...e, ni par les chasseurs à pied, dont nous n’avons aucune nouvelles, bien que, sur notre droite, nous ayons envoyé à leur rencontre des patrouilles de liaison.

Peut-on, dans ces conditions, laisser la compagnie de G... en flèche dans le fossé de la route de Béthune, à deux cents mètres en avant de nos lignes ? Il est deux heures. Nous touchons à la fin de cette courte nuit du solstice, et déjà, vers l’Est, apparaît une légère clarté. Quand le jour sera levé et que cette compagnie, encore insuffisamment retranchée, sera prise en flanc par les mitrailleuses du fortin X... et de dos par le feu des batteries situées derrière le Bois en Hache, que restera-t-il d’elle ? Le commandant décide de la ramener vers Y... en avant de son point de départ, sur une position où elle pourra s’installer fortement et se tenir prête à se reporter sur la route, si le ...e et les chasseurs à pied poussent jusque là. Afin d’empêcher les Allemands d’amener des renforts, et de faire une contre-attaque, je vais demander à l’artillerie d’exécuter des tirs de barrage en avant de la station de Souchez. Je ferai également envoyer des cartouches, car notre approvisionnement s’épuise.

Je remonte le Chemin Creux, sur le talus duquel nos hommes sont toujours couchés, le visage tourné vers le Bois en Hache. Les obus ne cessent d’y pleuvoir et leurs éclats déchirent l’air avec un cri aigu. En arrivant à V... près des voitures, j’entends s’écrier à côté de moi : « Ah ! les bandits ! ils m’ont coupé le pied. » Je reconnais la voix de P... un des hommes de liaison que j’ai été chargé d’instruire. Un éclat d’obus vient de lui arracher une semelle en lui coupant la plante du pied. Mais il me suit en se traînant sur les genoux pour s’échapper de cet enfer.

Nous arrivons à ... où notre chemin est traversé par un boyau qui vient du Bois Carré. Je m’arrête, voyant plusieurs hommes étendus devant moi. L’un d’eux me dit : « Courbez-vous, mon lieutenant, une mitrailleuse du Bois Carré prend le boyau en enfilade. » Et en effet, le sifflement des balles se fait entendre au-dessus de nos têtes. Dans ce boyau gisent deux blessés, deux chasseurs à pied de la brigade que nous avons relevée depuis trois jours. Combien y a-t-il donc de temps que ces malheureux, auxquels leurs camarades n’ont pu faire qu’un pansement sommaire, attendent d’être transportés à l’ambulance ? Mais avant les blessés ce sont les outres d’eau, les vivres et les munitions, que pendant ces courtes nuits de juin il faut transporter, en aussi grand nombre que possible, aux combattans qui les attendent. Le premier devoir est d’assurer la continuation de la lutte ; c’est seulement quand il est rempli qu’on a le droit de s’occuper des victimes. Un brancardier qui est agenouillé auprès d’un des blessés tourne les yeux vers moi. A la clarté douteuse du petit jour, qui, à l’horizon, commence à remplacer les étoiles, je reconnais l’abbé M..., rencontré jadis à la ferme du L... auprès du premier soldat à la mort duquel j’aie assisté. Les deux blessés dont il s’occupe ici ne laissent guère d’espoir. L’un d’eux, le visage emmailloté de bandelettes, n’a déjà presque plus de connaissance, et fait entendre de faibles gémissemens ; l’autre accueille avec résignation les exhortations que lui adresse l’abbé M... Je parle à celui-ci de C... dont l’affreuse blessure réclame des soins urgens. Impossible de l’emporter sans brancard. Mais il n’y a pas de brancardiers. « J’irai seul, répond gravement le prêtre. J’en ai l’habitude. Pour transporter un blessé, je le prends sur mon dos en croisant ses bras sur ma poitrine. Mais pour d’aussi longues distances, cela est pénible, continue-t-il comme en se parlant à lui-même. »

Ces mots me frappent de respect et d’admiration. Dans ce terrain que tous traversent à la hâte, tant il est balayé par les obus, je le vois marchant dans les fondrières, obligé de s’arrêter cent fois pour reprendre haleine et laisser reposer le malheureux blessé, auquel, pour le sauver, il impose les plus cruelles tortures. Où donc puise-t-il la force surhumaine qui lui permet de toujours recommencer ce terrible voyage ?

Mais il faut que j’aille porter au colonel les renseignemens dont il a besoin. Je reprends ma marche et arrive enfin à la Tranchée des Saules, où attendent deux compagnies de réserve. Le jour se lève, un jour humide et glacial, dans lequel les visages fatigués des hommes apparaissent livides.

………………….

Le soir tombe. Le deuxième bataillon est relevé par le troisième, qui va recommencer l’assaut. Une effroyable averse a transformé tous les boyaux en marécages. Je remonte péniblement la Tranchée des Saules, pataugeant dans la boue jusqu’aux genoux et m’efforçant de ne pas glisser encore dans un abri plein d’eau, comme il m’est arrivé tout à l’heure. Je rencontre le médecin-major du deuxième bataillon. Il vient du Chemin Creux où je retourne pour la nouvelle attaque.

— M... est-il encore là-bas ? lui dis-je.

— Mort, répond-il. Je l’ai vu étendu, les bras en croix, près de la barricade. Il a reçu un éclat d’obus dans la tête en essayant d’aller ramasser un blessé.

L’abbé M... est mort. Pour un instant, j’échappe aux tristes réalités qui nous entourent : ce bombardement incessant, ces cadavres étendus dans la boue, ces soldats en file indienne, courbant le dos sous la pluie, qui vont à l’attaque où tomberont encore des centaines d’hommes. Je pense à la sublime abnégation de l’humble brancardier. J’entends toujours cette voix grave, intérieure, et je revois ce visage, transfiguré par la bonté, se détachant sur le nimbe dont l’entouraient les premières lueurs de l’aube...


JEAN SONGY.