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De Courcelles (Leconte de Lisle)

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LITTÉRATURE.

théâtre-français — don gusman, ou la journée d’un séducteur,
comédie en cinq actes et en vers, par m. adrien de courcelles.


Le goût littéraire de ce temps est sujet à caution ; on l’a souvent répété avec quelque semblant de raison. La théorie de la liberté dans l’art, victorieuse après vingt années de luttes brillantes, attendait-elle l’heure de son triomphe pour en finir avec les œuvres originales ? La sève inventive est-elle tarie ? ou plutôt, serait-ce qu’aux époques de transition comme la nôtre, chacun cherche sa voie dans l’obscurité et s’égare sans s’en douter ? Serait-ce encore que le théâtre s’en va ? Nous ne savons, mais toujours est-il que l’habileté dramatique consiste aujourd’hui à voiler le plus adroitement possible les contrefaçons de toute sorte. Il est vrai de dire qu’elles sont les plus maladroites du monde. Nous ne voulons parler, bien entendu, que des pièces représentées sur les deux scènes littéraires, les Français et l’Odéon. Le reste ne compte pas. Il a plu dernièrement aux comédiens ordinaires de nous donner, entre autres, une rapsodie échappée de la Gaieté ou de l’Ambigu-Comique ; mais ces choses ne se critiquent point. Après tant de fautes et de chutes, il est peut-être d’un cœur généreux de ne pas chercher à triompher sans péril, et à coup sûr, sans gloire, du comité de la rue Richelieu. Nous ne nous en prenons qu’aux seuls auteurs, lesquels ont, à nos yeux, le tort impardonnable de résister aux diverses vocations qui nous eussent épargné leurs erreurs dialoguées.

Certes, pour oser intituler son œuvre la Journée d’un Séducteur, comédie en cinq actes et en vers, il fallait avoir une fière conscience de ses forces inventives, ou, tout au moins, une profonde habileté propre à déguiser le pastiche ou le plagiat. Et pourtant il n’en est rien. L’auteur de Don Guzman se défiait de son invention, à ce point qu’il l’a généralement empruntée à Beaumarchais. Il est vrai qu’il s’est gardé de toute habileté, ce qui rétablit l’équilibre.

Figaro, Figaro ! — création multiple, coureur d’aventures, poète, musicien et barbier ; — rusé et sincère, spirituel et grave, tête féconde et cœur chaud ; — vif, alerte et réjoui ; Figaro, immortel Figaro ! voici que M. de Courcelles t’a jugé bon à prendre, si ce n’est à garder, comme disait Bazile ; car ce n’est plus toi, c’est Spadillo. — Ainsi de don Gusman : c’est bien Almaviva, c’est bien Don Juan ; il n’y manque que Beaumarchais et Molière. Un pauvre Almaviva, un piètre Don Juan, — le Don Gusman de M. de Courcelles ! — Et Suzanne, la verdissante fille, si rieuse, si piquante, si dévouée ; c’est bien elle aussi, ou plutôt c’est la Paquita de M. de Courcelles, — une triste Suzanne ! — Et la comtesse, la belle Rosine, si belle, si tendre et si bonne ; la douce marraine qu’a aimée Chérubin, et que gardait autrefois si précieusement Bartholo ; c’est aujourd’hui la Léna de M. de Courcelles, la femme de l’alcade. Elle est bien déchue, la fière Rosine ! — Ô M. de Courcelles, c’est mal à vous d’avoir osé toucher à Figaro, à Suzanne, à Rosine, à Bartholo, et d’en avoir fait Spadillo, Paquita, Léna et l’Alcade. Enfin, l’affaire est faite, et le crime est consommé ; n’en parlons plus. — Comme il nous serait impossible d’entendre dix ou vingt vers de M. de Courcelles et de les reconnaître comme étant de lui et non d’un autre, nous ne dirons rien du style de Don Gusman.

Une dernière observation. — Je crois à l’amour, dit Spadillo, comme on croit à sa mère, — et moi, répond Don Gusman, j’y crois comme on croit à son père ; on n’en est jamais sûr. — Cet outrage suranné à la piété filiale, cette mauvaise plaisanterie traînée dans toutes les fanges du roman et de la scène, a, en outre, le tort d’être une impardonnable vulgarité indigne d’une œuvre sérieuse. Le public a fort applaudi ; mais chacun sait ce que valent ces ovations de commande. Les représentations à venir feront justice de cette erreur de M. de Courcelles.


L. de Lisle.