De Goupil à Margot/Le viol souterrain

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Mercure de France (p. 75-86).

LE VIOL SOUTERRAIN

Sous le dôme central aux sept arches de terre de la taupinée, Nyctalette s’éveillait du long sommeil hiémal consécutif à une interminable errance par la solitude froide de ses galeries. Une tiédeur caressait sa peau, la glaise était plus molle et la joie nerveuse qui secouait de sa demi-léthargie son corps amaigri lui disait que la vie normale, longtemps interrompue, allait reprendre avec cette chaleur.

Depuis longtemps elle explorait en vain les longs corridors de son terrain de chasse pour n’y rencontrer que trop rarement la proie convoitée et facile : insecte ou ver dévoré sur place, ou l’adversaire puissant contre lequel il fallait combattre pour jouir en paix d’une profitable victoire.

Sa dernière grande lutte s’abolissait presque dans son souvenir : une bête longue, longue (un serpent), fuyait en sifflant dans ses galeries et elle avait dans cet espace resserré atteint facilement le reptile qui ne pouvait progresser bien vite. Elle l’avait arrêté par la queue et remontant une froide et interminable échine, avant que l’autre eût eu le temps de se retourner, de ses pattes de devant, puissamment armées, elle en avait fait deux tronçons inégaux malgré les contorsions violentes du corps se tordant comme un fouet.

Les dépouilles opimes, une chair délicate et graisseuse la nourrirent longtemps ; puis de longs sommeils suivirent ; de petits insectes en fuite devant le froid, des grenouilles, des rats lui servirent ensuite de pâture, puis rien.

Alors les sommeils devinrent plus longs, les chasses interminables, et, dans les couloirs où des éboulis se produisaient, la petite taupe, devant l’inutilité de l’effort, ne songeait plus lorsqu’elle passait à transporter à la galerie centrale la terre qui encombrait ses chemins.

Mais maintenant que la jeune tiédeur lustrait le velours de sa peau, Nyctalette sentait courir autour d’elle ce frisson vague de l’obscur travail des transformations chimiques, de l’aspiration des racines et des sèves en marche.

La réparation de ses couloirs sollicitait son activité réveillée. D’en haut, comme des cordages verticalement tendus, de longues racines blanches pendaient, d’autres jaillissaient d’en bas, chaque jour il en poussait de nouvelles, et, comme un bon ouvrier, comme un garde forestier qui, le printemps venu, élague avec soin les tranchées de sa forêt, elle passait chaque jour pour rompre de ses pattes de devant, aux scies redoutables, ce lacis blanchâtre de racines envahissantes.

La tiédeur de sa demeure augmentait par degrés, et de plus en plus Nyctalette sentait courir autour d’elle les aspirations de la vie, le flux enivrant des sèves brutes dont les capiteuses émanations montaient en elle comme un jeune vin, provoquant des saouleries lourdes plus accablantes cent fois que celles qui font bramer d’amour, aux jours de printemps, les cerfs ivres de la tendre pousse des jeunes bourgeons.

Les insectes réapparaissaient ; les vers, descendus au plus profond de la couche végétale, remontant vers la verdure pressentie, s’égaraient dans ses corridors, et Nyctalette, pour se dédommager des longues privations de l’hiver, dévorait tout ce qu’elle rencontrait au hasard de ses promenades.

C’était maintenant de plantureux festins, de multiples collations, qui lui faisaient récupérer les forces perdues, enrichissaient subitement son organisme, et dont l’influence, combinée au trouble grisant des sèves montantes, concourait à mettre tout son être dans l’état d’exaltation fébrile, précurseur de toutes les grandes crises de la vie animale.

Son temps se comptait par chasses et par sommeils, et chaque réveil la retrouvait plus agitée encore qu’au réveil précédent.

Ce jour-là, au cours de sa chasse, elle avait soigneusement tranché, au ras de la voûte circulaire de ses corridors, les racines tenaces des chiendents ; elle rentra dans la galerie centrale, et, sur la terre battue, au centre des colonnes de glaise, comme sous un dais, elle se laissa aller à ce demi-sommeil des bêtes que traque une crainte imprécise ou qu’un instinct fatal, un besoin insatisfait travaillent obscurément.

*

Elle dort. Ses flancs à la peau veloutée se soulèvent avec violence. Quel cauchemar de bête étreint en ce moment sa petite cervelle ? L’eau d’une inondation glougloute-t-elle aux corridors et va-t-elle envahir la galerie où elle repose ? Au cours de quelle lutte géante avec un grand serpent qui siffle vers sa trompe, son énergie flageolante la livre-t-elle à son ennemi ?

Non, c’est un bruit, un bruit souterrain, un grattement sourd, presque imperceptible, qui, comme un gong d’un alliage étrange, enfle dans son cerveau un souvenir terrible et fait sursauter en elle une horde assoupie de vieilles terreurs. Frémissante, elle se dresse.

Et comme dans la mine envahie par l’eau le cri d’alarme fait se ruer vers le salut en indescriptible cohue les ouvriers affolés, en son être inquiet, plein de souvenirs latents et de vies inconscientes, la perception aiguë du danger : le mâle ! la traversant comme un « sauve qui peut » fait de toutes parts refluer vers son cerveau toutes les énergies désordonnées dans la rafale du frisson. Le mâle !

Le mâle dont le baiser est une blessure, dont l’étreinte est une torture, dont l’attente est une angoisse ! Le mâle qui viole comme l’assassin tue, le mâle qu’elle a déjà subi et qu’il faut fuir, fuir comme la mort.

Elle écoute. C’est lui, pas de doute ; c’est bien le bruit de ses pattes qui fouillent, qui creusent, qui approchent.

C’est le mâle ou les mâles, car, plus loin, peut-être, dans des épaisseurs où ses sens n’atteignent pas, d’autres encore sont en marche vers elle dont il faudra subir le contact dans la douleur horrible de l’étreinte nuptiale.

Fuir ! fuir ! Mais où ? la lumière c’est la mort. La petite taupe se souvient qu’un soir d’antan, abandonnant la fournaise ardente de ses corridors, elle a voulu monter parmi la fraîcheur odorante des andains mouillés de rosée chercher un remède à sa souffrance.

Au bord du couloir tortueux, quand l’infini du soir tombant, avec son immense soleil rouge, a surgi devant elle, ses pauvres yeux si faibles, brûlés par la lumière, se sont fermés avec violence, et elle est restée là, à demi morte, entièrement aveugle, le temps d’une longue chasse.

Quand l’obscurité comme un baume eut humecté ses yeux de ténèbre et qu’elle put regagner sa demeure souterraine, elle se promit bien de ne plus jamais s’aventurer par delà son monde, dans ces régions éblouissantes et terribles d’où, comme des menaces, des cordes blanchâtres descendent sans cesse pour bouleverser la savante ordonnance de ses cantons de chasse.

Mais l’ennemi est là qui approche. Le bruit s’accentue ! Fuir ! fuir !

Et, avec une hâte fébrile, elle creuse, elle aussi, un couloir nouveau, tortueux, sournois, enchevêtré, avec des culs-de-sac multiples. Il faut un labyrinthe inextricable où il s’égare ! Oh ! le pouvoir bloquer dans une prison entre des pierres ! Et les pattes de devant fouissent, creusent, battent ; celles de derrière rejettent la terre ; la petite trompe mobile frémit de fièvre et de peur. Le boyau s’allonge. Mais lui ! Où en est-il ?

À la galerie centrale elle revient et écoute. Il approche. La cloison de terre vibre ; quelque chose a crissé aigument.

Une pierre barre son chemin. S’il s’était brisé les griffes ! Un silence ! Mais non, il reprend son travail, il tourne la pierre, il viendra, il va arriver.

Et, hypnotisée par le bruit, Nyctalette reste là, stupide, écoutant. Par quel couloir fuir ! La cloison de glaise vibre plus fort ; elle frémit ; des miettes de terre se détachent comme si un bélier heurtait la paroi, et tout d’un coup, dans un éboulis dernier, la trompe terreuse, le poil sale, l’ennemi surgit dans la place tandis que Nyctalette, emportée par l’instinct, s’élance par le premier couloir venu et disparaît dans la ténèbre.

*

Ahuri un instant, il reste là immobile, et, par un sentiment de coquetterie nuptiale, se secoue pour se débarrasser des miettes de terre qui le souillent.

Alors il écoute, et de sa trompe, sale encore et frémissante de désir, il flaire l’entrée des corridors ; puis, avec un cri de victoire, un cri rauque et aigu comme d’un petit oiseau qu’on étrangle, il s’élance derrière la femelle qui, par le dédale sinistre des couloirs, passe et vole d’une vitesse désespérée.

Mais il la suit, rivé aux pas de la fuyarde dont l’odeur sexuelle excite son énergie et cingle son désir.

Dix fois déjà ils ont passé dans la chambre centrale sous le dôme de glaise aux piliers ébréchés par les heurts de cette course à l’amour et à la torture.

Nyctalette ne se sent plus, ne voit plus ; elle entend tout proches derrière elle les cris du bourreau qui l’appelle et sent frémir sous elle ses pauvres petites pattes lasses.

Il est là. Il approche. Elle sent le vent de son corps lancé à sa poursuite. Il est derrière elle ; il va l’atteindre ! Oh ! lui tenir tête et résister. Elle arrive à la galerie et se retourne vivement pour opposer à l’ennemi la herse de ses pattes armées. Un choc violent. Un pilier de terre s’écroule, et Nyctalette, qui l’a heurté en se retournant, roule aussi parmi l’avalanche des mottelettes.

En un bond il est sur elle ; il la tient ; il lui serre entre ses petites dents la peau du cou moite de sueur, et tandis qu’elle jette aux sombres échos des souterrains des appels désespérés, un sexe barbelé, comme une épée de feu, lui perfore les flancs pour le viol, le viol éternel et sombre que toutes les Nyctalettes subissent quand les sèves montantes ont enfiévré dans leurs veines le sang ardent des mâles féroces aux sexes cruels, par qui se perpétue l’œuvre auguste des maternités douloureuses.