De Kant aux postkantiens/Chapitre III

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Texte établi par Maurice BlondelAubier-Montaigne (p. 127-170).

CHAPITRE III

LA MÉTHODE DE DÉMONSTRATION

I.La méthode de démonstration chez Fichte

Nous avons exposé successivement les divers principes à partir desquels la métaphysique postkantienne a essayé de développer le système complet du savoir, au moyen desquels elle a prétendu convertir la critique, œuvre simplement propédeutique, et par certains côtés négative, en une doctrine positive absolue. Mais, pour établir de tels principes, pour opérer la déduction qui de ces principes tirait tout le système, il fallait une méthode, — et une méthode appropriée. La découverte et la mise en œuvre de cette méthode ont été de fait parmi les préoccupations maîtresses des représentants de l’idéalisme spéculatif après Kant ; au surplus, pour un tel idéalisme, la méthode ne pouvait être une sorte d’emprunt ou de procédé extérieur ; elle devait sortir de la nature même du premier principe, être comme la loi immanente de sa vérité et de sa propre puissance d’explication. Du caractère et de la portée de cette méthode Fichte a eu dès l’abord une conscience très nette et très vigoureuse.

Nous savons que le principe de la Doctrine de la Science est un principe qui ne peut être démontré par un autre, que c’est un principe absolument inconditionné. Voici comment, dans la Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre (1794), Fichte s’y prend pour établir ce principe. Ce principe doit exprimer cette action qui ne se présente pas et ne peut pas se présenter parmi les déterminations empiriques de notre conscience, mais qui, au contraire, sert de fondement à la conscience et seul la rend possible. Dans l’exposition de cette action, ce qui est à craindre, c’est moins de ne pas penser à quelque chose qui lui appartient que de penser à quelque chose qui ne lui appartient pas : d’où la nécessité de la réflexion pour penser ce qui lui appartient en effet et de l’abstraction pour écarter ce qui ne lui appartient point. La réflexion et l’abstraction, pratiquées de la sorte, ne peuvent faire que ce qui n’est point proprement un fait de conscience le devienne ; mais elles font connaître que l’on doit penser nécessairement cette action comme fondement de toute conscience. Pour les mettre en œuvre comme il le faut dans le cas présent, il faut partir d’une proposition quelconque qui soit admise par tout le monde sans conteste ; à coup sûr, il y a plus d’une proposition de ce genre. La réflexion est libre, et peu importe d’où elle part. Nous choisissons la proposition qui nous mène par le plus court chemin à notre but. En nous accordant cette proposition, on doit accorder en même temps comme action ce que nous avons à poser comme fondement de la Doctrine de la Science ; il doit résulter de la réflexion que cette action est admise en même temps que la proposition dont on est parti. C’est un fait de la conscience empirique qui est fourni ; on en retranche par l’abstraction toutes les déterminations empiriques l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus dans sa pureté que ce qu’il est impossible d’exclure, ce dont on ne peut rien retrancher.

Comme fait simple de la conscience, nous avons la proposition A = A, dont la certitude apparaît immédiatement : qu’à ce fait la réflexion s’applique. La proposition A = A ne signifie pas que A est ; elle énonce seulement que, si A est posé, il est posé. Il n’est pas nécessaire que A soit posé. Si nous faisons abstraction de ce qui n’est pas nécessaire, c’est-à-dire dans le cas présent, de A, il ne reste du fait envisagé que la liaison entre les deux termes. Or cette liaison nécessaire est le fait du sujet. La proposition A = A n’est certaine que parce qu’il y a derrière elle un Moi identique qui pose la nécessité de la liaison, en d’autres termes que parce qu’il y a une proposition certaine plus originaire, à savoir Moi = Moi. Mais, de plus, A = A n’est possible que si ce en quoi A est posé est égal à lui-même, que si Moi = Moi existe. En effet, la proposition A = A n’était qu’une forme sans contenu ; en elle aucune réalité n’était posée. A existait-il ou non ? Cela restait indéterminé. On se bornait à énoncer ceci : au cas où A est, il est A. En est-il de même avec la proposition : Moi = Moi ? Nullement. La proposition Moi = Moi ne vaut pas seulement par sa forme : elle vaut encore par son contenu. Moi = Moi, cela veut dire : Je suis. Ainsi, si nous réfléchissons sur la conscience empirique, et si du fait que nous rencontrons nous faisons abstraction de ce qui ne lui appartient pas nécessairement, il nous reste la proposition : Je suis. Cette proposition, nous la prenons d’abord pour l’expression d’un fait ; mais ce fait, plus complètement et plus profondément envisagé, consiste dans l’action de poser, dans une action qui se produit elle-même. Le Moi se pose lui-même, et il est, en vertu de cette position par soi, et inversement. Le Moi est et il pose son être en vertu de son être propre. Il est en même temps ce qui agit et le produit de l’action ; action et fait (Handlung und That) ici ne font qu’un. Je suis, c’est l’expression d’une Thathandlung, par opposition à une simple Thatsache. Le Moi ne peut donc être posé par autre chose que par lui ; et dans son activité il ne peut se rapporter qu’à lui. Je suis seulement pour Moi ; mais pour Moi je suis nécessairement. Se poser soi-même et être sont, quand on parle du Moi, des expressions équivalentes. La proposition : Je suis, parce que je me suis posé moi-même, peut donc encore s’énoncer ainsi : Je suis absolument, parce que je suis ; et encore : Je suis absolument ce que je suis.

Ainsi, selon Fichte, tous les faits de la conscience empirique supposent que quelque chose est posé dans le Moi : or, comment quelque chose peut-il être posé dans le Moi, si le Moi n’est pas lui-même préalablement posé ? C’est donc que le Moi est nécessairement : Je suis. De plus, comme tout le donné et tout le concevable sont posés dans le Moi, et dans le Moi seul, le Moi ne peut être posé que par lui-même ; c’est lui-même qui se produit lui-même ; il n’est pas seulement sujet, il est sujet absolu. Tel est le sens du premier principe, absolument inconditionné, de la Doctrine de la Science. (Voir Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, S. W., Bd. I, pp. 91-101.) Cette façon de découvrir et de manifester le premier principe parut sans doute à Fichte présenter quelques inconvénients, en ce sens qu’elle exposait encore trop ce premier principe comme un donné, qu’elle effaçait trop le rôle de l’action et de la liberté qui sont « au commencement ». Voilà pourquoi Fichte, presque immédiatement après, employa une manière quelque peu différente, notamment dans son article sur la Comparaison du système édifié par le professeur Schmidt avec la Doctrine de la Science (1795), dans ses deux Introductions à la Doctrine de la Science (de 1797) et, plus tard encore, dans son Exposé clair comme le jour sur l’essence de la nouvelle philosophie (1801). Pour découvrir le premier principe, l’idéalisme, nous dit Fichte, procède ainsi : il invite le lecteur ou l’auditeur à penser avec liberté un concept déterminé ; dès que celui-ci le fait, il trouve qu’il est forcé de se comporter d’une certaine manière. Il y a donc deux choses à distinguer : d’une part, l’acte de pensée requis ; cet acte est accompli par la liberté, et celui qui ne l’accomplit pas ne voit rien de ce que la Doctrine de la Science manifeste ; d’autre part, la manière nécessaire dont il a à l’accomplir ; cette manière est fondée sur la nature de l’intelligence et ne dépend en aucune façon d’aucun libre arbitre ; elle est quelque chose de nécessaire, mais qui se présente par et dans une action libre, quelque chose de saisi et de découvert, mais dont la découverte est conditionnée par la liberté. (Erste Einleitung, I, p. 445.) Le procédé de la Doctrine de la Science, dit encore Fichte, est le suivant : elle invite chacun à remarquer ce qu’il fait nécessairement quand il se dit à lui-même : Moi. Elle prétend que quiconque accomplit réellement l’action requise doit trouver qu’il se pose lui-même ou, pour parler peut-être plus clairement, qu’il est en même temps sujet et objet. Dans cette absolue identité du sujet et de l’objet consiste ce que Fichte appelle Die Ichheit, l’être et la propriété du Moi. Le Moi, c’est ce qui ne peut pas être sujet, sans être en même temps, et dans le même acte indivisible, objet, — ce qui ne peut pas être objet, sans être en même temps, et dans le même acte indivisible, sujet : — inversement, ce qui est tel est le Moi. (Vergleichung des vom Herrn Professor Schmidt aufgestellten Systems mit der Wissenschaftslehre, II, pp. 441-442. Cf. Versuch einer neuen Darstellung der Wissenschaftslehre, 1797, I, pp. 522-523.) Cette action par laquelle le Moi se pose lui-même est saisie par l’intuition intellectuelle telle que nous l’avons expliquée.

Cette action domine tout le système, ou plutôt, par les conséquences nécessaires qu’elle implique, engendre et constitue le système. Avec le Moi est donnée une suite d’actions qui appartiennent nécessairement au Moi, sans lesquelles le Moi ne peut pas être, bien qu’elles soient essentiellement conditionnées par le Moi. C’est le développement de cette série d’actions qui nous explique dans toute son intégrité ce qu’implique la conscience de soi.

Mais ce développement même est amené par l’établissement de deux autres principes qui, à la différence du premier principe, inconditionné à tous égards, sont inconditionnés sous un aspect et conditionnés sous un autre. Voyons, d’après la Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, comment Fichte introduit ces deux autres principes.

Pas plus que le premier principe, le second ne peut être proprement démontré, ni dérivé, et pour les mêmes raisons. Ici encore Fichte part d’un fait de la conscience empirique : la proposition Non-A n’est pas = A est également une proposition acceptée sans conteste. Ici, nous faisons abstraction du contenu A, qui n’est pas nécessaire ; il reste simplement la forme de l’opposition. La proposition est nécessaire, non pas par son contenu, mais par sa forme. Par sa forme la proposition est aussi inconditionnellement vraie que la proposition A = A ; à tout A, quel qu’il soit, son contraire peut être opposé ; c’est seulement pour son contenu que la proposition suppose une condition, à savoir que A soit posé. Je ne peux savoir, en effet, ce que signifie Non-A que si je connais A. Or rien n’est originairement posé que le Moi. Par suite, l’opposition originaire est celle du Non-Moi. Tout Non-Moi a pour condition le Moi. Ainsi l’affirmation du contraire du Moi, en tant qu’elle est l’affirmation du contraire, est inconditionnée ; en tant que le contraire affirmé est le contraire du Moi, elle suppose le Moi auquel ce contraire s’oppose. Le second principe, inconditionné dans sa forme, est conditionné dans son contenu. C’est donc le Moi lui-même qui s’oppose le Non-Moi ; et par là il apparaît que ce Non-Moi, tout en s’opposant au Moi, ne peut être pris pour une chose en soi. (Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, I, pp. 101-105.)

Toute démarche que nous accomplissons ainsi nous rapproche du domaine où tout est démontrable. Dans le premier principe, rien ne devait et ne pouvait être démontré ; ce principe était inconditionné également dans sa forme et dans son contenu, et il n’avait qu’en lui-même tous ses motifs de certitude. Dans le second principe, l’action d’opposer ne se laissait pas déduire, et la forme restait indémontrable ; en revanche, ce qui se laissait démontrer rigoureusement, c’était que le contraire est nécessairement un Non-Moi. Le troisième principe, auquel nous arrivons, est, lui, presque susceptible de démonstration parce qu’il est conditionné, non pas dans son contenu comme le second, mais dans sa forme, et qu’il n’est pas déterminé, comme ce dernier, par une, mais par deux propositions. Ces deux propositions impliquent, en effet, un problème qui ne peut être résolu que par une nouvelle action de la raison. Ce problème résulte de la contradiction qu’il y a dans la position d’un Non-Moi par et dans le Moi. Cette contradiction se précise dès que l’on remarque que le Non-Moi ne peut être posé que par rapport à un Moi également posé, que par suite le Moi absolu pose en lui un Moi et un Non-Moi, ou, si l’on veut, qu’il se pose comme l’unité des contraires. La solution de cette contradiction ne peut être au détriment de la vérité des deux premières propositions fondamentales. Autrement dit, si les termes opposés se supprimaient entièrement par leur contradiction même, le résultat serait égal à zéro ; ni le Moi, ni le Non-Moi ne seraient plus posés, ce qui contredirait le premier principe. Il est donc impossible que le Moi et le Non-Moi, produits de l’action originaire du Moi, se suppriment entièrement. Il est également impossible que l’un des termes soit supprimé par l’autre sans contredire l’un des deux principes. Il faut donc que se produise une action dans laquelle se concilient les deux actions précédemment opérées ; une telle conciliation n’est concevable que tout autant que le Moi et le Non-Moi sont représentés comme se limitant réciproquement. Toute limitation est une suppression, non plus une suppression totale, mais une suppression partielle. Ce qui peut être partiellement supprimé, ce qui peut être limité, est divisible, ou, comme dit encore Fichte, quantitatif (quantitätsfähig). C’est par cette divisibilité, cette faculté d’être limité qu’est possible la conciliation du Moi et du Non-Moi. Le Moi comme le Non-Moi est posé absolument divisible. Mais ce qui est posé est posé dans le Moi et par le Moi : d’où la formule qui exprime parfaitement le troisième principe de la Doctrine de la Science : J’oppose dans le Moi au Moi divisible un Non-Moi divisible. (Voir Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, I, pp. 105-110.)

Ainsi se trouvent établis par Fichte les trois principes fondamentaux de la Doctrine de la Science, les seuls, au reste, qui soient possibles. Toutes les propositions qui constitueront la doctrine seront des conséquences de ces principes, — en quel sens, nous le dirons tout à l’heure. — Remarquons que, d’après le troisième principe, deux actions sont impliquées dans la limitation réciproque du Moi par le Non-Moi et du Non-Moi par le Moi : 1o le Moi est limité par le Non-Moi, autrement dit, le Non-Moi détermine le Moi ; 2o le Non-Moi est limité par le Moi, autrement dit le Moi détermine le Non-Moi, et comme c’est le Moi absolu qui pose la limitation réciproque du Moi et du Non-Moi, on peut traduire encore de la sorte les propositions précédentes : 1o le Moi se pose lui-même comme déterminé par le Non-Moi ; 2o le Moi pose le Non-Moi comme déterminé par le Moi. La première de ces deux propositions est le fondement de la partie théorique de la Doctrine de la Science ; la seconde est le fondement de la partie pratique. — Bien qu’il doive être prouvé par Fichte que c’est en fin de compte la faculté pratique qui rend la faculté théorique possible, cependant, comme la réflexion ne peut concevoir le principe pratique sans avoir compris le principe théorique, c’est la partie théorique de la Doctrine de la Science qui doit passer la première. (Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, I, pp. 125-127.)

La façon dont Fichte a établi les trois principes détermine toute la méthode du système. Position, opposition, conciliation des contraires, ce sont là les actions nécessaires de l’intelligence qui se reproduisent dans cet ordre à toutes les phases de son développement. En d’autres termes, thèse, antithèse et synthèse, ce sont là les moments à la fois distincts et liés que l’intelligence traverse. Par rapport à la thèse et à l’antithèse, la synthèse apparaît comme la proposition conciliatrice, et en même temps comme la thèse dont l’examen amènera une antithèse nouvelle, et ainsi de suite. Ainsi apparaît le schéma de la méthode : elle consiste à dégager pour les résoudre toutes les contradictions enveloppées dans le Moi et dans ses actions nécessaires. Dans le troisième principe est opérée la synthèse fondamentale, qui comprend toutes les autres synthèses, et par là est justifiée la possibilité de la Métaphysique, qui, comme l’a dit Kant, ne consiste qu’en des synthèses de ce genre. — Mais il faut bien remarquer quel est le caractère de ces synthèses. — Et d’abord il n’y a pas d’antithèse sans une synthèse : car l’antithèse consiste à manifester un caractère d’opposition dans ce qui, à d’autres égards, est identique, et ce qui est identique est posé comme tel par une action synthétique. Inversement il n’y a pas de synthèse sans antithèse, car la synthèse, c’est l’union des opposés, et les opposés, eux aussi, ne sont saisis comme tels que par une action du Moi, et pas plus que l’antithèse n’est possible sans la synthèse, et la synthèse sans l’antithèse, l’une et l’autre ne sont possibles sans une thèse, à savoir sans une position absolue par laquelle le Moi se pose sans s’égaler ou sans s’opposer à rien d’autre. Et cela veut dire que toutes les oppositions doivent être résolues, tant qu’il y a des oppositions. Si la nécessité d’opposer et de concilier s’appuie immédiatement sur le troisième principe, la nécessité de concilier en général, ou plutôt de ramener à l’unité, s’appuie sur le premier principe. La forme du système est fondée sur la première synthèse ; mais qu’il doive y avoir un système, c’est ce qui est fondé sur la thèse absolue. (Grundlage der gesammten Wissenschaftslehre, I, pp. 110 sq.)

Ainsi, nous déclare Fichte, est résolue de la façon la plus satisfaisante la fameuse question qui domine la Critique de la Raison pure ; comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Le troisième principe de la Doctrine de la Science nous fournit le modèle du jugement synthétique rattaché à une action nécessaire de l’esprit. Ce sont, d’ailleurs, ces actions nécessaires qui, suivies dans leur développement, constituent les formes de tous nos jugements, les catégories : les catégories kantiennes de la qualité, réalité, négation, limitation, expriment bien l’action de l’esprit dans la position successive de ces trois principes.

Mais voyons plus précisément en quoi la conception kantienne des jugements synthétiques a priori a préparé la méthode de Fichte, mais par quoi aussi la méthode de Fichte diffère de cette conception. Si Kant en est venu à formuler comme l’on sait le problème capital de la Critique de la Raison pure, c’est pour avoir pris dès l’abord conscience de l’opposition du pur logique et du réel, et pour s’être acheminé, par des voies au premier moment assez détournées, vers l’idée d’une fonction de la raison qui la rendrait capable de comprendre la réalité connaissable en lui imposant sa loi. La possibilité de jugements synthétiques a priori, c’est, en d’autres termes, la possibilité de jugements tels qu’ils ne se bornent pas à éclaircir des notions autrement données, mais qu’ils lient entre elles, et par un lien objectif, des notions qui isolément ne sont pas impliquées les unes dans les autres. À la vérité, ce que Kant répète si volontiers des jugements de ce genre, — à savoir qu’ils accroissent et étendent notre connaissance, — marque bien la puissance positive qu’il leur confère, et cette puissance pourrait paraître illimitée, dans le sens même où ses successeurs l’admettront, s’il n’avait pas admis une restriction très significative, immanente à sa définition de ces jugements. Ce qui constitue, du moins au point de vue théorique, la synthèse, c’est que les deux termes du jugement sont liés au moyen d’un terme intermédiaire fourni par l’intuition sensible : c’est ainsi que le principe de causalité, selon lequel tout ce qui arrive suppose quelque chose à quoi il succède d’après une règle, implique l’intuition du temps et la faculté de saisir dans le temps les phénomènes qui s’y succèdent. — De la sorte, chez Kant, la notion de synthèse exprime moins une action originaire de l’esprit qu’un rapport entre l’entendement et l’intuition : au point même que, pour Kant, l’unité de l’aperception est en elle-même purement analytique. De la sorte encore la faculté d’application de tels jugements reste limitée au domaine de la seule intuition dont nous disposons, et qui est l’intuition sensible. — D’un autre côté, bien qu’il eût protesté contre l’empirisme d’Aristote dans sa façon d’établir la liste des catégories, Kant s’était contenté d’un procédé encore bien empirique, puisqu’il n’étudie pas de quelle façon l’unité transcendantale de l’aperception se spécifie pour opérer de diverses façons l’unité du multiple. Cependant, en conférant au point de vue pratique à une idée pure, à l’idée d’un monde intelligible, le pouvoir de fournir entre la volonté du sujet et la législation universelle le rôle intermédiaire qui théoriquement n’appartient qu’à l’intuition, Kant définit un pouvoir synthétique de la raison, indépendant de l’intuition sensible. En outre, bien qu’il n’eût pas expressément exposé l’idée d’un développement de l’esprit par thèse, antithèse et synthèse, il avait cependant observé, dans la seconde édition de la Critique de la Raison pure, que dans chaque classe de catégories la troisième exprime l’union de la première et de la deuxième ; que, par exemple, la limitation est la réalité jointe à la négation ; et à la fin de l’Introduction de la Critique de la Faculté de juger, il avait indiqué que l’unité synthétique en général exige trois termes : 1o la condition ; 2o le conditionné ; 3o le concept de l’union du conditionné et de la condition. Fichte a poussé ces indications de Kant dans le sens de l’idéalisme systématique ; il a conçu la fonction synthétique comme la fonction propre de l’esprit, la plus essentielle à l’esprit, et il en a fait une fonction d’autant plus positive qu’il lui assignait la tâche, non pas seulement d’unifier le divers, mais de résoudre les oppositions suscitées par la marche de l’esprit même.

À cette conception de la méthode, en effet, est liée l’idée d’un développement de l’esprit. La loi de ce développement consiste en ce que le Moi doit être pour lui-même ce qu’il est en soi. Si, par exemple, dans l’exercice de sa faculté théorique, il se pose comme déterminé par le Non-Moi, il doit se poser ainsi pour lui-même, c’est-à-dire qu’il doit arriver de plus en plus à reconnaître que ce qui lui est apparu comme un objet est au fond son produit. Et il y arrive par des degrés réguliers qui sont les phases rigoureusement liées de son développement, qui l’élèvent jusqu’à la reconnaissance consciente de cette faculté productrice propre qui, un moment dissimulée dans l’activité inconsciente de l’imagination, lui a présenté comme chose étrangère ce qui en réalité venait d’elle. Ce qui est pour le Moi théorique le moteur de ce développement, c’est l’opposition qu’il y a entre la causalité du Non-Moi par laquelle le Moi est affecté et la substantialité du Moi dans laquelle toute réalité est contenue ; cette opposition se résout par la supposition de deux activités, ou plutôt de deux directions contraires d’une même activité, dont l’une, centrifuge, expansive, prolonge sa tendance à l’infini, dont l’autre, centripète, contractée, pose des limites à la première, ramène en quelque sorte le Moi sur lui-même ; c’est par la limitation première de l’activité en soi illimitée que se produit la sensation, et de là partent toutes les formes et tous les degrés de la représentation théorique. Mais au terme de la déduction qui explique cette représentation, quand le Moi est arrivé à prendre conscience que c’est lui-même qui se pose comme déterminé par le Non-Moi, une question reste à résoudre, — une question que la partie théorique de la Doctrine de la Science ne résout pas : c’est la question de savoir pourquoi le Moi met en conflit au sein de lui-même les deux sortes d’activités, pourquoi il fait naître en lui ce choc qui est la condition d’apparition des facultés représentatives. — La réponse à cette question ne peut être faite du point de vue théorique, car le point de vue théorique consiste précisément à supposer ce que l’on demande d’expliquer. Cependant il nous faut trouver la raison pour laquelle l’activité infinie du Moi se limite : sans quoi la Doctrine de la Science n’aurait pas de base solide. Or, nous avons vu que le principe de la partie pratique de la Doctrine de la Science est celui-ci : le Moi pose le Non-Moi comme déterminé par le Moi. Le Moi en lui-même est absolu, il a une activité infinie ; mais une puissance qui va d’elle-même et comme directement à l’infini n’a aucune efficacité causale. Pour que le Moi acquière cette efficacité, pour qu’il devienne pratique, il faut qu’il suppose des forces de résistance et qu’il ait ainsi à les surmonter ; et ce sont ces forces de résistance qui constituent le Non-Moi. Il n’y a pas d’action possible sans un monde comme objet de l’action ; il n’y a pas de monde possible sans une conscience qui le représente ; il n’y a pas de conscience sans réflexion du Moi sur lui-même, pas de réflexion sans limitation, sans choc, sans Non-Moi. Ainsi est déduit le choc. Le Moi, théoriquement, se pose des limites pour avoir pratiquement à les surmonter. Ainsi est établi, en d’autres termes, le primat kantien de la raison pratique sur la raison spéculative.

En indiquant ainsi la marche générale de la doctrine de Fichte, nous n’avons pas prétendu faire connaître cette doctrine elle-même, — cela n’est pas dans notre plan, — et pour cette connaissance on peut consulter le livre de Xavier Léon, — nous avons voulu seulement montrer dans quel sens la méthode se détermine et à quels résultats elle conduit. Cette méthode, audacieuse et assurément très aventureuse, présente du moins ce caractère qu’elle est en harmonie avec la sorte d’idéalisme qu’on prétend justifier : ce n’est point, en effet, la transposition ou l’extension de méthodes applicables aux sciences, aux produits organisés de la pensée, — et l’on songe, par antithèse, à Spinoza, étendant à la métaphysique la méthode géométrique. Des méthodes faites pour comprendre des objets ne sont pas faites pour comprendre l’activité productrice du sujet, et la seule méthode qui convienne, c’est celle qui manifeste la loi de développement de cette activité même. À la méthode de Fichte convient aussi peu le nom de déduction qu’on lui a parfois appliqué, parce que sans doute elle opère a priori ; et déjà Fichte le fils (Leben und litterarischer Briefwechsel, 1re édition, I, p. 235) faisait observer l’inexactitude de ce terme en montrant qu’il s’agit plutôt ici d’une démarche, d’un progrès de l’abstrait au concret. Et par cette série régulière de pas en avant, l’esprit tend à retrouver sous forme de conscience ou de réalisation pratique ce qu’il est en lui-même à l’origine, — de telle sorte que par là il n’y a pas seulement système, mais, d’après la prétention de Fichte, système bien clos.

II.La méthode de démonstration chez Schelling

Dans la Critique de la Raison pure (pp. 145-146 de la 2e édition), Kant avait dit : « Cette propriété qu’a notre entendement de n’aboutir à l’unité de l’aperception a priori qu’au moyen des catégories, et seulement par des catégories qui sont exactement de cette espèce et de ce nombre, nous pouvons aussi peu en rendre raison que nous ne pouvons expliquer pourquoi nous avons précisément telles fonctions du jugement et non pas d’autres, ou pourquoi l’espace et le temps sont les seules formes de notre intuition possible. » En limitant ainsi l’explication que pouvait fournir la raison de la présence et de la nature des catégories, Kant posait au sein de l’esprit même un je ne sais quoi de donné et de fixé d’avance, qui semblait déterminer la nature de l’esprit sans que l’esprit y eût part. C’est justement contre cette fixation en quelque sorte préalable de quelque chose au sein de l’esprit que s’élève la Doctrine de la Science[1]. Elle ne souffre aucun donné absolu, rien d’immobile en soi ; elle vise à montrer que les catégories, au lieu de se rattacher à des fonctions préexistantes, expriment des actions nécessaires de l’esprit, et elle cherche avant tout à retrouver à quel moment du développement de l’esprit correspondent ces actions. Nous avons vu quelle est la loi de cette méthode génétique rationnelle, comment l’action du Moi est, selon une marche régulière, thétique, antithétique, synthétique et consiste à résoudre jusqu’à épuisement les contradictions qu’elle enveloppe, comment ce développement n’est pas une déduction proprement dite, mais plutôt une construction qui va dans le sens du plus complexe et du plus concret. La Doctrine de la Science exprime et applique avec force cette idée, que rien n’est donné dans l’esprit que ce que l’esprit pose en lui-même, que tout donné qui se tient pour absolu est contradictoire avec l’essence de l’esprit, que c’est par conséquent l’action même de l’esprit qu’il faut suivre, si l’on veut retrouver les conditions de la connaissance. D’autre part, comme il n’y a point de choses en soi qui soient concevables, comme il ne peut y avoir rien d’autre que l’esprit et ses productions nécessaires, retrouver les conditions de la connaissance, c’est en même temps atteindre le réel. La méthode dont use la Doctrine de la Science est originale par rapport aux méthodes ordinairement usitées : mais c’est la méthode qui convient pour comprendre toutes choses véritablement dans leur source, et à partir du Premier Principe.

Cette méthode de Fichte, en ses traits essentiels, fait partie du développement même de l’idéalisme spéculatif allemand, et nous la trouvons reprise, étendue ou transformée, chez Schelling et chez Hegel.

À vrai dire, chez Schelling, l’usage de toute méthode, quelle qu’elle soit, reste subordonné au mouvement et à la virtuosité de son imagination métaphysique, et l’on sent bien que sa pensée, même quand elle affecte des formes rigoureuses, se satisfait surtout par sa merveilleuse facilité d’invention, qu’elle reste poétique et intuitive là même où elle s’efforce d’être démonstrative. Aussi ne peut-on pas dire que Schelling ait intégré en lui la méthode de Fichte au point qu’il eût fallu soit pour en approfondir le sens, soit pour en renouveler ou en établir plus exactement les procédés. Il l’a reprise simplement, et il en a étendu l’application, par cela même qu’il ajoutait d’abord la philosophie de la Nature à la philosophie du Moi, et qu’il exposait ensuite consciemment le système de l’identité ; mais, par cela seul aussi, il préparait l’extension plus originale et les transformations profondes que Hegel devait donner à la méthode de Fichte.

On ne saurait, sans risque de confusion, s’efforcer de démêler, dans leur succession, les usages que fait Schelling d’une méthode dialectique ; nous nous bornerons à signaler ce que ces usages ont de plus caractéristique. Ces usages sont d’abord liés à la constitution d’une philosophie de la Nature. Pourquoi et comment une philosophie de la Nature est-elle possible ?

On ne sait vraiment une chose, remarque Schelling, que lorsqu’on saisit les principes qui en fondent la possibilité. Je ne sais pas ce qu’est une machine dont la construction me reste inconnue, je me borne à l’avoir sous les yeux, et c’est tout. Au contraire, l’inventeur de la machine en possède la science la plus parfaite, parce qu’il est comme l’âme de cette œuvre, parce que cette œuvre a préexisté dans son cerveau avant de se manifester dans la réalité. De même nous ne pouvons connaître véritablement la nature qu’à la condition de ne pas nous borner à la contempler dans sa réalité objective plus ou moins fixée, qu’à la condition d’en pénétrer la construction intime. Cependant la nature comme sujet, la nature productive, natura naturans, ne s’offre pas à notre regard : elle est comme dissimulée dans ses productions, et, pour savoir comment elle se comporte, nous devons avoir recours à l’expérience. Toute expérience est une question que nous posons à la nature, et à laquelle la nature est forcée de répondre. Or toute question contient enveloppé un jugement a priori ; toute expérience, qui est expérience, est une prophétie, et la méthode expérimentale elle-même est une production de phénomènes. Le premier pas vers la science dans la physique, c’est de commencer à produire les objets de cette science. Cependant la construction au moyen de l’expérience n’est pas une production absolue. Sans doute, dans la science ordinaire de la nature, bien des propositions s’établissent comparativement a priori ; elles se déduisent directement d’une loi et elles énoncent par avance ce que l’expérience particulière confirmera. Mais cela même suppose que tous les phénomènes sont compris dans une loi nécessaire et absolue, que, dans la science de la nature, tout ce que l’on sait bien, on le sait a priori. Or à un tel savoir l’expérience ne peut conduire, puisque l’expérience ne peut dépasser les forces naturelles dont elle se sert comme de moyens. Dès lors, puisque les causes suprêmes des phénomènes de la nature ne nous apparaissent pas, il faut, si nous ne voulons pas renoncer à les saisir, que nous les posions, que nous les introduisions dans la nature même. En procédant ainsi, il semble bien que nous ne fassions qu’une hypothèse et que le caractère hypothétique de cette supposition doive s’étendre à toute l’explication même. On éviterait ce risque, mais on ne l’éviterait que si cette supposition était aussi nécessaire que la nature même. En admettant ce qui doit être admis, à savoir que l’ensemble des phénomènes constitue véritablement une nature, que ce Tout n’est pas simplement un produit, mais qu’il est en même temps productif, on doit admettre en conséquence, pour expliquer cette oscillation de la nature entre sa productivité et son produit, une dualité de principes au sein de l’identité de la nature même. Cette supposition absolue doit porter en elle sa nécessité ; cependant elle est susceptible, en outre, d’une sorte de preuve empirique ; car du moment que de cette supposition ne se laissent pas déduire tous les phénomènes de la nature, — si dans l’enchaînement de la nature il existe un seul phénomène qui ne dérive pas de ce principe, ou qui le contredise, — la supposition apparaît fausse par cela même. Et c’est, d’autre part, par cette déduction de tous les phénomènes naturels à partir d’une supposition absolue que notre science se transforme en une construction de la nature même, en une science de la nature a priori. Pourtant il ne faudrait pas croire que c’est le caractère a priori de notre savoir à nous qui fait que la philosophie de la nature, au sens que nous avons dit, est fondée. Car nous ne connaissons rien originairement que par l’expérience ; ce que nous savons d’abord par l’expérience devient a priori par cela même que nous le comprenons comme nécessaire, de telle sorte que la différence de l’a priori et de l’a posteriori est avant tout relative à nos moyens de connaître. Si nous pouvons connaître la nature a priori, c’est avant tout parce que c’est la nature elle-même qui est a priori. Étant donné que la nature est un tout organique, c’est l’organisation qui est le principe souverain d’explication, et non les matériaux qu’elle emploie. Le tout préexiste aux parties et en rend raison, loin de devoir être expliqué par elles. C’est, autrement dit, parce que la nature est productive, et en tant qu’elle l’est, qu’il y a d’elle une connaissance spéculative possible. (Voir Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, 1799, {{lang|de|S. W., Bd. III, pp. 275-280.)

Qu’est-ce que la nature et comment la nature est-elle possible ? Telle est donc la question qui, dans l’esprit de Schelling, remplace la question que se posait Kant : Qu’est-ce que la connaissance et comment est-elle possible ? — la question que se posait Fichte : Qu’est-ce que la conscience de soi et comment est-elle possible ? Or il y a deux conditions constitutives de la nature : la nature est en même temps productive et connaissable. Il faut que cette conception de la nature respecte cette double condition. Supposons que l’activité productrice de la nature se répande immédiatement tout entière ; elle se manifestera alors par une évolution d’une vitesse infinie, et elle n’offrira rien de saisissable à l’intuition ; elle ne pourra pas être connue, ce qui répugne à son concept. Mais supposons, d’autre part, que cette activité s’épuise en un produit qui l’arrête à jamais ; alors elle cessera d’être infinie, elle cessera d’être productivité pour n’être plus qu’un acte ou qu’un état fini. Il nous faut donc admettre que, ne pouvant être ni pure productivité dans un devenir insaisissable, ni pur produit figé, la nature a, à chaque moment, sa productivité limitée et empêchée, et que c’est ce qui fait qu’elle se révèle par des produits déterminés. Mais cet empêchement que la nature rencontre à son activité infinie doit être posé par la nature même ; autrement dit, la nature comme pur sujet doit se poser comme objet ; mais cela n’est possible que s’il y a dans la nature même une dualité ou une duplicité originaire, — une tendance productive et positive d’une part, une tendance anti-productive et négative d’autre part. Ainsi la possibilité de la nature repose sur cette dualité à l’intérieur de la nature créatrice, identique avec elle-même.

Cependant, si les deux tendances opposées dont doit résulter tout produit naturel se supprimaient réciproquement dans ce produit, à la vérité ce produit serait comme non existant, puisque le moment de son apparition serait celui de sa disparition ; il faut donc admettre que, si le produit marque comme un moment d’arrêt dans l’expansion de l’activité productrice de la nature, il doit exprimer à sa façon ce qu’il y a d’infini dans cette activité, et qu’il l’exprime par la capacité qu’il a de produire à son tour d’autres produits et ainsi de se reproduire à l’infini. Et ainsi, tandis que la nature créatrice se concentre un moment en lui, il devient le principe d’une évolution sans fin. Même on peut dire qu’il y a un produit essentiel et primitif, adéquat à la puissance productrice de la nature, et c’est de ce produit essentiel et primitif que les produits particuliers sont des expressions singulières et des formes successives. La nature est donc comme objet un devenir infini qui manifeste dans l’expérience l’infini idéal qu’elle est comme sujet. L’évolution est comme une série régulière de formes dont chacune représente concentrée l’activité de la nature, et comme cette activité dans le fond est la même, l’évolution est essentiellement métamorphose. Seulement, ici encore, il faut rappeler qu’une métamorphose qui serait une variation incessante échapperait à la connaissance ; il est nécessaire, pour qu’elles soient objets d’intuition, que les productions naturelles soient fixes à certains égards : et c’est même la tâche essentielle de la philosophie de la nature que de construire l’apparition d’un produit fixe. Pour cela il est nécessaire que les deux facteurs qui engendrent le produit agissent l’un sur l’autre non pas de façon à se supprimer, mais de façon à établir un équilibre. C’est dans cet équilibre que le produit est fixé, qu’il apparaît comme le substrat permanent de toute vicissitude et de tout changement. Ce substrat permanent, c’est la matière.

Cependant de la matière il faut répéter ce qui a été dit de la nature comme produit. Si elle fixe en la réalisant la productivité de la nature, elle n’arrête pas d’une façon absolue en elle cette productivité même, et elle enveloppe une tendance à une évolution infinie. Seulement les degrés de cette évolution sont, comme elle, permanents. Ainsi s’établit un processus dynamique dont les degrés nécessaires sont ce que Schelling appelle les « catégories de la Physique ». (Voir Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, Bd. III, pp. 280-321. — Voir aussi Allgemeine Deduktion des dynamischen Processus, Bd. IV, pp. 25 sq.)

Il ne saurait être question d’exposer, même en ses traits généraux, cette construction de la nature, d’autant plus qu’elle a assez sensiblement varié dans les expressions que Schelling en a données. Voici peut-être quel en est le schème le plus simple et le plus moyennement exact. Tout le système de la nature est comme une construction de la matière opérant avec trois facteurs et s’élevant à trois puissances successives. À la première puissance, l’opposition de la force répulsive (qui correspond à la première dimension de l’espace ) et de la force attractive (qui correspond à la seconde dimension de l’espace) aboutit comme synthèse à la matière (qui correspond à la troisième dimension) et à ce qui est sa propriété essentielle, la pesanteur. Par la lumière, ces forces sont élevés à une puissance supérieure et apparaissent dès lors comme les causes du processus dynamique ou des différences spécifiques de la matière. La force de la première espèce est alors le magnétisme, qui est la condition de la cohésion ; la force de la seconde espèce est l’électricité, qui est la condition des qualités perceptibles par les sens ; la force de la troisième espèce, dans laquelle les deux autres s’unissent, produit les propriétés chimiques. Le galvanisme opère la transition à la nature vivante, qui est la nouvelle puissance à laquelle sont élevées les forces antérieurement déterminées : la force de la première espèce devient alors la reproduction ; la force de la seconde espèce devient l’irritabilité ; la force de la troisième espèce est la sensibilité. Avec l’apparition de la sensation, la nature a atteint sa fin, qui est l’intelligence.

Ce qu’il faut retenir de ces conceptions de Schelling, pour notre sujet, c’est l’application à l’étude spéculative de la nature de la méthode que Fichte avait conçue pour l’exposition de la Doctrine de la Science et la justification du Moi comme Premier Principe. Par l’emploi de cette méthode, Schelling essayait de donner plus de rigueur aux idées spéculatives qu’il s’était déjà faites et qu’il avait déjà présentées sur la nature. Et ce qui permettait l’emploi de cette méthode, c’était que la nature n’était plus conçue seulement comme objet, — comme l’objet de l’esprit, — mais essentiellement comme sujet, par conséquent comme pourvue de cette faculté de production que Fichte attribuait au Moi[2]. De plus, cette méthode même était faite pour autre chose que représenter extérieurement la productivité de la nature, mais pour la suivre en y participant : d’où la formule audacieuse de Schelling, si souvent retournée depuis contre son entreprise : « Ueber die Natur philosophiren heisst die Natur schaffen ». (Erster Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, 1799, Bd. III, p. 13.) Au fond, cette formule signifie surtout la nécessité pour la philosophie de la nature d’être adéquate au dynamisme de la nature même ; ce qui, dans la nature, apparaît comme chose, ce que l’on nomme matière ou atome, est en réalité un produit de forces. La « Philosophie de la Nature » exige le même effort que la Doctrine de la Science pour s’élever au-dessus et se mettre même à l’encontre des conceptions communes. Ce qui apparaît comme existant, comme étant, est un effet de l’action. Et, d’autre part, il n’y a action, action concrète et efficace que là où il y a opposition, opposition susceptible d’être renouvelée et surmontée par l’infinité même du sujet qui l’admet en elle. Le procédé de construction par thèse, antithèse et synthèse vaut donc pour l’explication de la nature comme pour l’explication de l’esprit, et il est lui aussi une marche qui va de l’abstrait au concret, du simple au complexe. — Que la dialectique s’applique à la nature comme à l’esprit, Hegel le retiendra.

Il est moins original de constater que cette méthode Schelling l’applique encore dans son Système de l’idéalisme transcendantal (1800), quand il s’agit de traiter la question inverse de celle que traite la philosophie de la nature. Dans la philosophie de la nature, la question était : comment la nature arrive-t-elle à la connaissance d’elle-même ? Ici la question est : comment l’intelligence aboutit-elle aux objets, à une nature ? Fichte et sa méthode servent ici constamment de modèle. C’est toujours au point de départ la conscience de soi dont les moments opposés, une force idéale et une force réelle, se concilient par leur limitation réciproque. Seulement, dans cette histoire a priori des époques de l’esprit, les degrés de la connaissance sont déterminés dans leur rapport avec les degrés de la nature. Comme chez Fichte d’ailleurs, le principe de la conscience théorique se trouve dans la conscience pratique : seulement, à la différence de Fichte, Schelling cherche finalement dans la beauté et dans l’art le secret de cette identité qui existe entre l’activité consciente et l’activité inconsciente.

D’une façon générale, Schelling n’apporte à la méthode de Fichte aucun renouvellement essentiel ; il l’étend à un autre objet, il l’applique avec plus de souplesse et peut-être moins de rigueur. Il en utilise suivant les cas les divers aspects, et il en transpose plus ou moins hardiment le sens. C’est ainsi que, quand il s’approche du système de l’identité, il applique à l’absolu même, d’une façon plus ou moins réelle, la loi de développement du Moi ; et quand il professe explicitement ce système, il use encore de certains procédés de cette méthode pour montrer comment, dans l’Univers, chaque être est une forme de l’identité absolue, dans laquelle il y a soit prépondérance de l’objet sur le sujet, soit du sujet sur l’objet. Ainsi se constitue l’idée de gradation continue s’établissant par des différences quantitatives au sein de l’identité. Mais il faut bien dire que de plus en plus ces formes méthodiques se plient aux conceptions intuitives et mystiques de Schelling.

Ce que Schelling cependant dégage fort bien, et en des formules qui préparent et annoncent Hegel, c’est, pour comprendre le réel dans cette unité de l’infini et du fini qui en est le fond, l’insuffisance de l’entendement abstrait et de la logique ordinaire qui en relève. Dans son Bruno notamment, où il pose la suprématie de l’Idée comme unité de l’intuition et du concept, il insiste sur les séparations et les exclusions que détermine la logique de l’entendement et de la réflexion abstraite, et il déclare que celui qui cherche la philosophie au moyen de cette logique doit renoncer à l’espoir d’y arriver (IV, pp. 299 sq.). — Dans ses Vorlesungen über die Methode des akademischen Studiums, 1803 (la Phénoménologie de l’esprit, de Hegel, est de 1807), Schelling dit formellement : « C’est une doctrine tout à fait empirique que celle qui pose les lois de l’entendement comme absolues, par exemple, que de deux concepts contradictoirement opposés un seul peut appartenir à un sujet : c’est une loi qui est parfaitement juste dans la sphère du fini, mais non dans la spéculation qui ne peut avoir pour point de départ que l’identité des contradictoires » (t. V, p. 269).

Mais il est juste de reconnaître que la mise en œuvre rigide d’une méthode inspirée de ce principe et se développant avec une suite prolongée et une entière exactitude répugnait au génie propre de Schelling. La méthode, dans la mesure où il l’employait, n’était guère que la forme adoptée par sa pensée : elle n’en était pas la puissance motrice et directrice. Plus tard, quand dans sa dernière philosophie il combattit l’hégélianisme, il manifesta particulièrement ses répugnances pour une méthode qui vaudrait par soi et qui ne pourrait se donner l’apparence de l’efficacité que par la supposition paradoxale de concepts animés de mouvement. Au vrai, chez lui, la pensée était trop mobile, trop livrée à son propre élan pour élaborer rigoureusement des procédés techniques de démonstration : elle aimait mieux user du symbole, de l’analogie. Cependant, en reprenant la méthode de Fichte, en la faisant sortir des limites de l’idéalisme du Moi, en l’étendant à la philosophie de la nature, en la portant même jusque dans l’absolu, Schelling contribuait puissamment à ce que, dans sa dernière philosophie, il ne voulait pas reconnaître comme sien, — à faire de la dialectique non seulement l’organe de la Métaphysique, mais encore la Métaphysique même — et entendue dans le sens le plus ambitieusement compréhensif.

III.La méthode de démonstration chez Hegel

Aucun esprit de philosophe n’a peut-être plus fortement et plus profondément conçu que l’esprit de Hegel l’idée d’une identité essentielle de la raison et de la réalité, comme aussi l’idée d’une identité essentielle de la méthode qui appartient à la raison et de la marche même de la raison elle-même. La méthode, pour lui, n’est pas seulement une façon d’arriver à la connaissance ou de l’assurer ; ce n’est pas un instrument extérieur qu’emploie l’esprit pour le meilleur et le plus certain accomplissement de son œuvre ; cette conception de la méthode ne vaut que dans l’ordre du fini, là où le sujet et l’objet ont besoin de chercher des moyens pour se rencontrer et pour s’unir. Mais ici, sujet, méthode et objet sont un même concept ; la méthode, c’est le concept se connaissant lui-même dans l’identité de sa signification subjective et de sa réalité objective, ou, si l’on aime mieux un autre langage, la méthode, c’est la tendance même de la raison à se trouver et à se reconnaître elle-même, par elle-même, en tout. (Wissenschaft der Logik, t. V des Œuvres complètes, pp. 329-331.) Nous avons vu, d’autre part, que, lorsque, dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel a pris congé de la doctrine de Schelling, un des griefs qu’il a invoqués contre cette doctrine c’est, en même temps que d’avoir conçu l’absolu comme une identité indéterminée, sans différences, d’avoir admis que, pour l’atteindre, il y avait lieu de mettre en œuvre, à la place d’une méthode rigoureusement démonstrative et accessible à tous, une fonction privilégiée d’intuition intellectuelle. Au fait, le système de l’identité, quoique Schelling s’en soit défendu plus tard dans sa polémique contre Hegel, aussi bien que la Doctrine de la Science, avaient considéré l’intuition intellectuelle comme l’organe de la Philosophie. À vrai dire, Fichte et Schelling entendaient ou pratiquaient par là quelque chose d’assez différent. Pour l’artiste qu’était Schelling, l’intuition intellectuelle se rapprochait beaucoup du don d’invention poétique, tandis que pour le sévère moraliste qu’était Fichte elle était comme l’exercice d’un énergique vouloir. Mais, de toutes façons, aux yeux de Hegel, une doctrine qui isole la philosophie des formes communes de la conscience humaine, qui fait appel à une situation ou à une opération d’esprit exceptionnelle, risque de tomber dans une sorte d’ésotérisme arbitraire. Et, d’autre part, sans doute ce n’est pas une vue inexacte que celle qui consiste à considérer toute philosophie de la réflexion ou de l’entendement comme inadéquate à l’absolu ; cependant, ce n’est point un motif pour rejeter au loin, avec l’entendement, les médiations qui lui appartiennent. C’est, au contraire, méconnaître la raison que d’exclure la réflexion du vrai, de ne pas la tenir pour un moment positif de l’absolu, d’avoir cette horreur de la médiation dans la connaissance. (Phænomenologie : Vorrede, t. II, pp. 13, 16, 17, 26.)

Au surplus, la conception plus exacte — la conception vraie — du Premier Principe doit produire d’elle-même la méthode qui en rendra possibles la justification et l’explication. Nous avons vu que c’est à tort que Schelling pose l’absolu comme principe dans une sorte d’existence immuable et abstraite qui domine les différences ou au sein de laquelle les différences s’évanouissent ; l’absolu a, au contraire, pour caractère essentiel de se développer lui-même, de produire de lui-même le fini et le particulier, de se réaliser en eux ; c’est non comme substance, mais comme sujet qu’il le faut concevoir. À ce titre, il ne peut être compris que tout autant qu’il est suivi dans les divers moments de son développement. De même qu’il produit toutes choses en vertu d’une nécessité interne et dans un ordre déterminé, de même la philosophie consiste à laisser ou à faire se dérouler devant nous la genèse rationnelle et progressive de ses formes. C’est donc seulement dans une construction a priori de l’univers que le savoir absolu peut se constituer, et cette construction ne peut s’opérer que grâce à la méthode dialectique qui suit le mouvement même de l’Idée, c’est-à-dire à la fois de l’être et de la pensée.

Quelle est l’essence de cette méthode ? Elle consiste à soutenir en principe que l’isolement absolu des concepts est chose inacceptable. Mais comment expliquer à la fois que les concepts puissent être représentés comme isolés et que, cependant, ils ne doivent pas l’être ? Le concept — ou l’idée — qui constitue l’essence du réel se présente d’abord comme quelque chose d’immédiat, comme quelque chose dont la nature est d’être simplement identique avec soi-même. C’est qu’à ce premier moment il est saisi par l’entendement abstrait dont c’est précisément la loi de s’arrêter à des déterminations immobiles et de les regarder comme ayant une existence indépendante, comme se suffisant à elles-mêmes ; pour maintenir son objet tel quel, l’entendement emploie les procédés, qui lui sont chers, de scission et d’exclusion. Mais c’est, en revanche, le propre d’un tel objet, et, conçu de cette sorte, de ne pouvoir se maintenir sous la forme que l’entendement lui donne ; car, comme le disait Spinoza, toute détermination est une négation ; tout ce qui est fini se nie soi-même, implique une contradiction et passe dans son contradictoire. On peut donner le nom de dialectique, pris précisément, ou de négativement rationnel à ce moment où les déterminations finies se suppriment elles-mêmes en passant dans leur contradictoire. Ce moment dialectique est d’une importance considérable ; sans doute, lorsqu’il est pris en lui-même et isolé par l’entendement, il constitue spécialement le scepticisme ; car, alors, c’est une simple négation qu’il offre comme résultat. Mais le moment dialectique a un caractère beaucoup plus essentiel ; il est l’opération par laquelle sont franchies les limites des déterminations de l’entendement, l’action immanente par laquelle ces déterminations se révèlent telles qu’elles sont et posent leur propre négation. En ce sens, le moment dialectique est l’âme de tout progrès scientifique ; il est le principe qui, seul, est capable d’introduire dans le continu de la science la liaison d’une nécessité immanente ; qui, seul, permet de s’élever d’une manière authentique et vraie, non d’une manière extérieure, au-dessus du fini. Cependant, cette œuvre, que prépare le moment dialectique ou négativement rationnel, ne s’achève qu’avec et par le moment spéculatif ou positivement rationnel. Ce dernier comprend l’unité des déterminations opposées dans leur opposition, — c’est l’élément affirmatif enveloppé dans leur séparation et dans leur transition des unes aux autres. Par là, la dialectique aboutit à un résultat positif, parce qu’elle a un contenu déterminé, ou encore parce que son résultat n’est pas le pur rien, vide et abstrait, mais la négation de certaines déterminations en ce qu’elles ont de fini, en même temps que leur intégration en un concept qui les comprend positivement. En outre, bien que ce moment rationnel, par opposition aux choses empiriques, et par cela même qu’il est pensé, puisse être dit abstrait, il mérite tout autant, et plus justement même, la qualification de concret, parce qu’il n’est pas unité pure et simple, unité formelle, mais unité de déterminations différentes ; — ce n’est pas à de simples abstractions, à des pensées formelles que la philosophie a affaire, mais à des pensées concrètes. Dans cette conciliation des oppositions dialectiques, dans cette action de lier les aspects opposés d’un objet et de les ramener à une unité supérieure, la méthode arrive à son achèvement. Et cette méthode intimement liée à la notion du Premier Principe, comme sujet, comme pensée infinie ou comme esprit, est une méthode d’explication universelle. (Voir Encyclopædie, t. VI des Œuvres complètes, § 79-83, pp. 146-160.)

Cette méthode, avec sa démarche régulière par thèse, antithèse et synthèse, est manifestement et directement issue de celle qu’avait mise au jour la Doctrine de la science : et, bien que Hegel semble parfois s’en donner comme l’inventeur, il ne saurait oublier que la Doctrine de la science et, après elle, le Système de l’idéalisme transcendantal de Fichte en avaient offert, au moins partiellement, l’idée et la mise en œuvre. Au reste, dans un des derniers articles qu’il ait écrits, 1831 (Compte rendu de l’Idéatréalisme d’Ohlert, t. XVIII des Œuvres complètes, pp. 242-243), Hegel a reconnu qu’à Fichte appartenait le mérite d’avoir le premier conçu la méthode philosophique qui convient. Nous savons, en effet, qu’à la démarche par thèse, antithèse et synthèse était liée l’idée de contradictions dans le moi, et que c’était de là que la Doctrine de la science partait pour construire le développement de la conscience. Et cette conception s’était étendue, — chez les contemporains ou disciples plus ou moins fidèles de Fichte, — du moi à toutes les choses qui étaient censées les produits du moi. La Philosophie de la nature, avec sa doctrine de la polarité, opérait, aussi bien que le Système de l’idéalisme transcendantal, dans cette direction. Les romantiques, Novalis, Frédéric Schlegel, énonçaient sous des formes diverses l’idée que la vie est incompréhensible par la Logique ordinaire, que toute vie est fondée sur des contradictions. Même Frédéric Schlegel, dans ses leçons de 1804-1806 (qui ne furent d’ailleurs publiées qu’en 1836-1837), ne se bornait pas à prendre les oppositions du réel comme des faits donnés incompatibles avec la Logique ; il essayait de montrer, dans la forme logique de la négation, une contradiction réelle engendrée par le développement d’une thèse première. Mais, nous l’avons déjà montré à propos de Fichte, c’est le Kantisme même qui, malgré des restrictions diverses, préparait la conception de cette méthode de construction a priori, et Hegel l’a, à maintes reprises, expressément reconnu.

C’est le grand mérite de Kant que d’avoir saisi la pensée comme concrète en soi, comme ayant une faculté spontanée de production et de détermination de soi qui l’élève au-dessus des procédés purement analytiques, et cela s’exprime par sa doctrine des jugements synthétiques a priori. Et il y a, en outre, dans la doctrine de Kant, d’autres éléments qui pouvaient rendre cette notion de synthèse plus effective, et l’affranchir des conditions que lui imposait une relation nécessaire aux objets sensibles. Un instinct spéculatif l’avait averti de la portée singulière de ce principe de la trichotomie ou de la triplicité qui est si fermement admis pour vrai par le Pythagorisme, le Néo-Platonisme et le Christianisme ; il avait entrevu que dans chaque ordre des catégories la première est positive (thèse), la seconde négative (antithèse), et la troisième la synthèse des deux premières. Une autre conception de Kant qui, si elle eût été plus complète ou plus exacte, lui eût permis de faire fructifier cette induction, c’est celle qui consiste à avoir repris et remis en lumière la dialectique. La dialectique n’est nullement, en effet, quelque chose de nouveau dans la philosophie. C’est à Platon qu’en est attribuée l’invention, et il est vrai que c’est dans la philosophie platonicienne que la dialectique se produit sous une forme véritablement scientifique et objective. Chez Socrate, elle garde une forme toute subjective encore : c’est l’ironie dirigée contre la conscience commune ou contre les sophistes et qui consiste à faire ressortir la fausse apparence de certaines solutions plutôt qu’à considérer les choses mêmes dans les difficultés et les problèmes qu’elles soulèvent. Au contraire, chez Platon, dans le Parménide, par exemple, il s’agit de montrer comment le multiple dérive de l’un, comment l’un est déterminé par le multiple. — Donc Kant a eu surtout le mérite d’avoir tiré la dialectique de l’oubli, et cela par ses antinomies de la raison. Il a montré avec une remarquable profondeur que ces raisonnements qui s’opposent les uns aux autres dans la solution des problèmes spéculatifs ne tiennent pas à un simple artifice sophistique, à un balancement d’opinions subjectives contraires, mais à une action nécessaire de la raison ; il a bien vu, en d’autres termes, que la contradiction appartient à la nature même de la pensée, puisque ce sont les catégories qui, par une application toute spontanée, l’engendrent. Mais, outre qu’il eût dû généraliser cette loi de contradiction et ne pas seulement la découvrir dans les problèmes de la cosmologie, il a réduit la portée de sa découverte en faisant de cette loi une loi pour la pensée seule, — une loi dont le monde est exempt quand la pensée est dûment avertie, — une loi de la pensée qui ne donne à la pensée qu’une illusion. — Et cependant, par ailleurs, il fait déjà bien voir qu’il faut admettre, — mais seulement sous une forme subjective, — l’unité des déterminations que l’entendement maintient séparées ; on peut conclure, par exemple, que la liberté et la nécessité telles que les conçoit l’entendement ne sont que des moments séparés de la vraie liberté et de la vraie nécessité qui, spéculativement, ne font qu’un (Wissenschaft der Logik, S. W., t. III, p. 44. — Encyclopædie, § 48, t. VI, pp. 101 sq. ; § 81, pp. 152 sq.Geschichte der Philosophie, XV, pp. 551 sq.).

Voilà donc dans quelle mesure Kant, au regard même de Hegel, préparait, mais ne faisait que préparer, l’avènement de la méthode dialectique. Que si Fichte en est apparu comme un promoteur plus direct, cependant bien des différences subsistent. Chez Fichte, c’est le moi qui, en vertu de son activité infinie, s’élance toujours au-delà des bornes qu’il s’est posées à lui-même, et qui produit par là l’évolution du monde et de la conscience ; au contraire, chez Hegel, le principe de ce développement est dans l’objet, dans le mouvement qu’opère de lui-même ou que s’imprime à lui-même le concept ou l’absolu, et le sujet n’est que le témoin qui considère ce mouvement et le suit du regard de sa pensée. En outre, tandis que chez Fichte le moi n’arrive pas à dépasser l’inquiétude de son aspiration infinie, ne parvient jamais au terme de son développement, chez Hegel le savoir absolu est le terme à la fois accessible et infranchissable qui empêche le moi de retomber indéfiniment sur lui-même. Tandis encore que Fichte déclare expressément que l’opposition fondamentale du moi et du non-moi, présupposition de toute sa méthode, ne se laisse pas déduire, et que toute marche nouvelle de la méthode, au lieu de prendre son point d’appui, sa base d’élan dans l’analyse du degré antérieurement atteint, ne s’accomplit que par un nouveau recours au Moi infini, incapable de se fixer dans aucun de ses produits, Hegel poursuit un développement dialectique rigoureusement immanent, dans lequel chaque moment provoque par une nécessité interne l’apparition du moment immédiatement supérieur. La construction de Fichte résulte d’une suite de problèmes qui naissent les uns des autres et qui, finalement, se ramènent tous à ce problème essentiel, à savoir que le moi se perçoit lui-même dans l’infinité de son essence ; la méthode de Hegel est l’expression d’un développement qui va par une voie régulière au but, et dont la connaissance est d’autant plus exacte, d’autant plus pure, que le sujet y fait moins intervenir sa propre réflexion.

Cependant cette méthode de Hegel exige d’être éclaircie en divers points. Elle paraît d’abord être en opposition flagrante avec les exigences de ce principe de contradiction dont Aristote avait fait la règle supérieure de la pensée, à l’encontre des vues d’Héraclite sur le flux universel. Mais sans rechercher si la logique d’Aristote est de tout point adéquate au caractère spéculatif de sa métaphysique, n’est-il pas vrai qu’Aristote lui-même a parfois marqué la nécessité d’une relation intime des contraires, comme lorsqu’il a dit que la science des contraires est une ? Mais n’importe. Il est incontestable que, pour Hegel, l’interprétation du principe de contradiction dans le sens de l’impossibilité de rapporter à un même sujet des termes opposés, dans le sens de la justification suprême du principe du tiers exclu, n’est que l’acceptation d’une identité abstraite et d’une opposition également abstraite : un terme posé dans son identité exclusive laisse subsister en face de lui son contraire, posé de même sans qu’il y ait entre eux relation. À la place du principe du tiers exclu qui est le principe de l’entendement abstrait, il conviendrait plutôt d’énoncer le principe : Tout est opposé, il n’y a rien, en effet, ni au ciel, ni sur la terre, ni dans le monde de la nature, ni dans le monde de l’esprit à quoi puisse s’appliquer l’exigence de disjonction prononcée par l’entendement abstrait : entweder-oder, ou A ou non-A. Tout ce qui est est un être concret, construit par suite de la différence ou de l’opposition. En d’autres termes, dans la pensée de Hegel, sa dialectique est fort éloignée d’ériger la contradiction en loi souveraine et définitive. Car si la dialectique poursuit sa marche, c’est précisément pour lever la contradiction à laquelle, comme telle, il est impossible de s’arrêter. C’est plutôt une certaine façon d’élever à l’absolu le principe de contradiction tel que le conçoit l’entendement qui laisserait le monde et la pensée livrés à la contradiction, — à la contradiction inévitable et insoluble. Car tout concept fixé par l’entendement évoque nécessairement l’idée de son contradictoire, et l’opposition des deux concepts reste ainsi une opposition exclusive, une opposition sans relation. Au contraire, l’unité des contradictoires que pose la raison, c’est l’unité qui supprime des contradictoires ce qu’ils ont d’exclusif, pour en faire les moments d’une synthèse réelle. La contradiction, voilà ce qui met le monde en mouvement, et il est vraiment plaisant de dire que la contradiction ne saurait être pensée ; mais la contradiction voit ses éléments abstraits et isolants supprimés, ses éléments concrets maintenus et élevés dans l’unité plus haute de la raison spéculative. (Encyclopædie, 119, t. VI, pp. 238-242.)

Mais si la contradiction doit être résolue, ce n’est pas à dire pour cela qu’elle n’existe pas, ou qu’elle ne s’offre qu’à titre d’apparence. Ç’a été le défaut de la dialectique de Fichte de se contenter de contradictions apparentes et de pouvoir ainsi se contenter d’une limitation pour opérer la conciliation. D’abord, c’est l’entendement, nous l’avons vu, qui est cause que les concepts posés comme déterminés appellent pour se compléter, pour corriger la négation qu’ils enveloppent, les concepts contradictoires. Or, si la pensée selon l’entendement est une pensée inférieure et subordonnée, elle n’en a pas moins sa valeur et ses droits ; c’est à elle qu’il revient de faire disparaître de la conscience l’obscurité et l’indétermination, d’arrêter la connaissance comme l’action sur des objets définis. Pour connaître, dans la nature, les forces, les espèces, les propriétés, il faut un moment les fixer et les isoler. Celui qui veut accomplir quelque chose de grand doit, comme dit Gœthe, savoir se limiter ; car celui qui veut tout ne veut réellement rien et n’accomplit rien. Donc, de cet entendement qui, par sa façon de déterminer les concepts, est cause de la contradiction, il y a une justification et une raison d’être. (Encyclopædie, § 80, t. VI, pp. 147 sq.) En outre, il faut bien se représenter que la négation qui correspond au moment dialectique n’est pas une négation abstraite, la simple suppression de l’affirmation positive dont elle est issue, mais qu’elle a un contenu particulier bien à elle et qu’elle est à cet égard un nouveau concept. Ce n’est, au reste, qu’à cette condition qu’il peut y avoir progrès. (Wissenschaft der Logik, III, p. 41.) D’autre part, il est indispensable de bien entendre en quel sens la synthèse est l’unité de la thèse et de l’antithèse ; elle est le résultat, sans doute, et Hegel emploie le mot, mais non pas dans le sens que l’on serait tenté peut-être de lui donner ; elle n’est pas, vis-à-vis de la thèse et de l’antithèse, comme un produit qui serait déjà tout donné dans ses facteurs ; il serait plus exact de dire que ce sont ses apparents facteurs qui sont ses produits. Ce ne serait qu’au cas où le développement de la pensée serait purement analytique qu’il faudrait prendre la synthèse comme engendrée par la contradiction de la thèse et de l’antithèse, au lieu que c’est la vérité propre à la synthèse qui, avant même qu’elle soit clairement connue, cause la position de la thèse, de l’antithèse et de leur rapport. La synthèse est donc vraiment créatrice ; elle est la raison des moments qu’elle se subordonne et qu’elle comprend, et qui ne jouent par rapport à elle que le rôle de matériaux, Aussi justement et aussi profondément que dans l’Aristotélisme qui, à cet égard, lui sert de modèle, la notion de développement a, dans le hégélianisme, un sens téléologique : le supérieur, le complexe, le concret est la raison de l’inférieur, du simple, de l’abstrait.

Telle étant la méthode, il faut rappeler brièvement l’usage que Hegel en fait. D’abord, dans la Phénoménologie de l’esprit, qui est comme une introduction au système, elle sert à montrer comment l’esprit de l’humanité, et aussi celui de l’individu, par les degrés de la simple conscience, de la conscience de soi, de la raison, de l’esprit moral et de la religion, s’élève jusqu’au point de vue de la science absolue. Une fois comprise et expliquée l’idée de la science absolue, c’est à montrer comment cette science se réalise que la méthode s’applique. Il y a trois grandes phases du développement absolu de l’idée : — la première est la phase de la Logique, dans laquelle l’idée est conçue comme forme abstraite de la pensée ; c’est la science de l’idée en soi, de Dieu antérieurement au monde ; — la seconde est la phase de la philosophie de la nature, dans laquelle l’idée est hors de soi, sort de son isolement logique et se réalise dans la nature, allant, dans la réalité concrète, d’une dispersion illimitée vers un centre où elle s’idéalise ; — la troisième est la phase de la philosophie de l’esprit, dans laquelle l’esprit est pour soi, c’est-à-dire dans laquelle l’esprit, affranchi de la nécessité naturelle, réalise graduellement sa liberté.

Ce qu’il nous importe le plus de rappeler, c’est l’inspiration maîtresse de la doctrine des catégories dans la Logique. Dans l’établissement des catégories, Kant tombe sous le reproche même qu’il a adressé à Aristote : il a procédé empiriquement et incomplètement, et il a été hors d’état de faire voir les rapports intrinsèques des catégories. Or, la Logique doit déterminer les catégories avec la plus grande rigueur et la plus complète exactitude. Mais, pour pouvoir déterminer de la sorte la place que chaque catégorie occupe dans le système de la raison, il faut suivre le développement même de l’esprit ; chaque catégorie est un moment de ce développement ; le passage d’une catégorie à une autre ne répond pas à une vue subjective de l’esprit, mais à la nature de la catégorie considérée : chaque catégorie a donc son sens et sa portée définis par le processus dialectique qui la met en quelque sorte au jour.

Le point de départ de la logique, on le sait, c’est l’être pur, sans détermination, l’être immédiat, différent du néant, et cependant, par son manque de contenu, identique au néant. Ni l’opposition absolue de l’être et du néant n’est vraie, puisque, dès qu’elle se formule, elle se change en identité ; ni leur identification absolue n’est vraie, puisqu’elle est la contradiction immédiate et absolue. Ces catégories, si basses et si vides qu’elles se prêtent mal à la distinction même, posent une réalité plus riche dans le concept qui les concilie, dans le devenir. Et ainsi de suite. (Voir Noël, Logique de Hegel.) De la sorte s’opère le passage des catégories les plus immédiates, les plus abstraites, les plus pauvres, jusqu’à la catégorie la plus haute, la plus complète, la plus concrète, qui est en parfaite unité avec elle-même, — l’idée absolue, la νόησις νοήσεως, l’absolue conscience de soi dans laquelle toutes les catégories qui ont été successivement dépassées comme incomplètes se retrouvent comme moments idéaux.

La prétention du hégélianisme a été d’être la conscience parfaite, la consommation de tout le progrès de la connaissance et de tout le progrès de l’être dialectiquement envisagé. Prétention vaine, sans doute, — car le hégélianisme a subi la loi qu’il imposait aux systèmes antérieurs, et, s’il subsiste, ce ne peut être que comme tendance. Mais, en revanche, il peut, sans trop d’erreur, être représenté comme l’achèvement de l’évolution qui, de l’idéalisme kantien, où la pensée était posée comme législatrice du monde connaissable pour nous, faisait sortir l’idéalisme absolu, où la pensée est posée comme créatrice de tout le monde réel. Si la Pensée absolue est créatrice, ce n’est pas à un moment plus ou moins arbitrairement représenté comme un moment du temps et où toute sa vertu, alors singulièrement limitée, s’épuiserait : c’est à chacun des moments rationnellement liés de son développement. Dieu, sans doute, est la vérité en soi ; mais il est aussi la vérité du monde qu’il produit, et c’est dans cette vérité seule que le monde est connaissable. L’absolu a pour loi l’universelle relativité. Le hégélianisme aboutit ainsi à une conception antidogmatique à coup sûr, mais qui est aussi une conception anticritique, car cette relativité, toute conceptuelle, est essentiellement différente de la relativité de l’expérience.


  1. « Kant, — dit Fichte, — dans la Critique de la Raison pure, part de ce point de la réflexion où le temps, l’espace et l’un divers de l’intuition sont donnés, sont déjà existants dans le Moi et pour le Moi. Nous les avons, nous, déduits a priori, et ce n’est que maintenant qu’ils sont existants dans le Moi. » (Das Eigenthümliche der Wissenschaftslehre, I, p. 411, cf. p. 332.)
  2. « Le philosophe de la Nature traite la Nature comme le philosophe transcendantal traite le Moi. La nature même est donc pour lui un inconditionné. Mais cela n’est pas possible, si nous partons de l’être objectif dans la Nature. L’être objectif est dans la philosophie de la Nature aussi peu quelque chose d’originaire que dans la philosophie transcendantale. » (Erster Entwurf, III, p. 12, note.)