De Mazas à Jérusalem/4/Après l’expulsion

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Chamuel (p. 136-139).
IV. — Le grand trimard


APRÈS L’EXPULSION


Je me demande si, profitant des suspicions gouvernementales et bénéficiant d’expulsions successives — forces locomotrices qui vous entraînent d’un bout à l’autre des pays, on ne pourrait avec un peu de bonne volonté réussir le tour du monde ?

Ce serait à essayer.

Mis à une porte de l’Italie, j’évitai cependant de me faire faciliter la continuation du voyage par le moyen ingénu des policiers autrichiens.

À Trieste, je pris la précaution de ne pas m’afficher en plein jour avec les camarades que j’y rencontrai fortuitement : c’étaient de fort braves jeunes gens qui publiaient le huitième numéro d’une petite feuille socialiste dont les sept premiers avaient subi le triste sort de la saisie.

Le soir on se réunissait dans une brasserie de Burgstrasse et ce n’était pas pour moi un plaisir banal de retrouver, à quelque cent lieues de Paris, les mêmes tendances de révolte, de sentir vibrer identiques des instincts et des enthousiasmes. Nous devisions jusqu’à très tard du mouvement qui se généralise, de tous ces efforts épars, multipliés et grandissants comme autant de poussées convergentes vers l’idéal de liberté.

Et les journées je les passais à flâner sur les quais où venaient atterrir les paquebots sveltes retour des rives mystérieuses.

Parmi les cris et l’incessant manège des portefaix, ce sont les lourdes balles de coton qu’on décharge, les caisses d’oranges et les pains de dattes dans les sacs tressés d’alfa. Ce sont les peaux de bouc étrangement ballonnées, le riz immaculé des Indes, les bananes et les bois odoriférants des îles. Aussi ce que les matelots novices rapportent gaîment de leurs premières courses : le singe qui gambade en laisse, les grands oiseaux multicolores. Et le trafic des mercantits colportant les cornes de gazelle, les chiboucs, les moucalas et les dépouilles fauves des jungles.

C’est tout l’Orient entr’aperçu…

Il faut connaître quelques-uns de ces ports du bassin de la Méditerranée pour comprendre combien cette évocation charmeuse du Levant et la vue journalière des vapeurs au départ excitent la volonté de prendre à son tour la mer.

Naples ou Alger, plus séduisants, plus colorés, ne dégagent pas autant peut-être ce désir de fugues exotiques.

Il y fait trop doux vivre.

Trieste, au contraire, secoué par le vent, les bises du golfe Adriatique, donne davantage d’intensité à la chanson des sirènes ; on veut fuir la terne Europe, cingler vers les lointains de rêve ensoleillé.

Lorsqu’on a visité l’Italie — et j’ai attendu l’amnistie de 89 à Rome et à Florence — on a formé le projet de compléter en Grèce une vision de l’antiquité.

Donc, depuis des années, je songeais à Athènes.

L’occasion se présentait ; ma curiosité n’eut pas d’hésitation longue.

Sur les quais et le môle c’était toujours une foule pressée, des Turcs, des Monténégrins, les fez d’Égypte et les fustanelles des Palikares. Une population bariolée, allant, venant, s’égarant à la recherche des navires faisant voile. Un monde bizarre, gesticulant, se bousculant, s’embrassant dans l’encombrement des bagages et la confusion des adieux…

Pour gagner les navires, les chaloupes s’offraient prometteuses, à la voix des bateliers : — Monsieur ! signor ! mein Herr ! pour Corfou, Patras, le Pirée ?

Soit ! et je sautai dans une barque.