De Mazas à Jérusalem/4/Espion

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Chamuel (p. 166-174).
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IV. — Le grand trimard


ESPION


Malgré les turbans, rares d’ailleurs autour des fez, malgré le yachmak discret des femmes, Constantinople, aux rues fangeuses, n’est pas l’Orient qu’on a songé.

C’est l’est de l’Europe et voilà tout.

Peut-être sera différente la Turquie d’Asie ? Certainement même, avec Damas et Jérusalem, bien qu’en ces nécropoles l’évocation se doive spécialiser.

Mais, sans doute, l’Orient n’éclate en sa chaude vision qu’aux rives baignées de l’Océan indien.

Avant de quitter Constantinople, j’ai voulu visiter le Bosphore et, bénévole touriste, tremper mes doigts dans la mer Noire.

Tel un large fleuve et, parfois, au brusque détour, tel un lac, un cirque bordé de luxuriantes collines, le Bosphore s’étend et se déroule.

Au passage, sous le soleil, les villages sont des joies dans de la verdure : Thérapia, Bujukderé, Kavaka.

Kavaka-Anatolie c’est, sur la côte d’Asie, avant l’extrémité du détroit, la dernière bourgade. Le choléra, qui frappe en ce moment Trébizonde, impose une quarantaine ici pour toute provenance de la mer Noire : dépasser Kavaka entraînerait au retour un stage au lazaret — le bateau ne va pas plus loin.

À terre, sur les routes, ou plutôt sur les sentiers dans la montagne, menant à la mer, un cordon sanitaire est établi, des soldats sont en faction.

Et c’est non seulement la quarantaine qu’il ne faut pas violer ; mais l’endroit particulièrement fortifié est un point stratégique que surveillent jalousement les Turcs.

Je voudrais pourtant bien passer…

Ce désir de fouler un instant, avant de faire demi-tour, les grèves de la mer Noire, est un enfantillage sans doute ; je l’ai tyranniquement. Et puisque les voies sont interceptées, sauf un ravin jugé non praticable, je prendrai le chemin des pluies d’orage.

La pente rude est corrodée, les arbustes rabougris sont d’incertains appuis ; je dégouline, m’accrochant aux branches, posant le pied sur des rocailles qui souvent, pour m’accompagner, se détachent trop courtoisement. Une demi heure d’une gymnastique aux alternatives rebondissantes, égratignantes et déchirantes ; j’éprouve, au bas du ravin, un positif soulagement.

Cette sensation agréable ne se prolonge pas beaucoup : un factionnaire est en face de moi, il m’interpelle, crie et croise la baïonnette.

À son appel, d’une cahute voisine dissimulée dans un taillis, d’autres soldats accourent.

C’est l’alerte d’un poste.

Je ne peux me faire comprendre.

On m’arrête.

À Constantinople, où je fus reconduit sous bonne escorte, on me fournit, quelques heures plus tard, d’inattendues explications : j’avais cherché à tromper la surveillance des hommes préposés à la garde d’une poudrière de Roumeli-forteresse.

Mon but ? l’espionnage !..

Espion ! Et espion russe, s’il vous plaît.

Je m’en réjouirais encore si ce n’était peut-être là l’origine de la mésaventure qui me donne pour écrire ces lignes les loisirs de la prison.

Après m’avoir avec persistance interrogé en russe, on essaya le français — tout s’éclaircit.

Mais on exigea des papiers.

Je prouvai jusqu’à l’évidence que le gouvernement de ma patrie était en termes tels avec moi qu’on ne le pouvait soupçonner de me confier des missions.

Cependant, l’incognito rompu, mon identité établie — l’attention du consul de France attirée sans doute, — je jugeai plus à propos de hâter le départ. Je pris le premier bateau faisant escale aux Échelles du Levant.

Mon intention était de joindre Jaffa ; de là m’enfonçant dans les terres, je visiterais la Palestine.

J’espérais d’autant mieux dépister les curiosités malveillantes en éveil que, tout en ayant ostensiblement retenu ma place pour Jaffa, je ne m’y rendais pas directement. En effet, le navire choisi relâchait à Mytilini, Smyrne, Chio, Rhodes, Chypre, Beyrouth, et correspondait avec d’autres paquebots sur lesquels mon billet restait valable tout un mois.

J’en profiterais, pour la plus grande joie de ma course éprise d’horizons mouvants.

À bord, à l’avant, le pont et l’entrepont étaient accaparés par des Turcs dont les smalas envahissantes s’étalaient sur des nattes, des tapis et des matelas étendus au petit bonheur pour affirmer aussitôt les prises de possession et le domaine de chacun derrière la frontière des coffres.

Le navire était littéralement bondé et d’un monde fébrile qui s’installait en un piaillement de couleurs et de voix.

Un très étroit passage subsistait pour la circulation, et encore y devait-on soigneusement éviter le croc-en-jambe des empêtrements.

Je cherchais une petite place où me caser afin de pouvoir y jeter ma couverture pour les nuits.

Ce n’était pas commode : l’ambiance semblait hostile au roumi. Et j’eus un succès bruyant quand je m’intercalai audacieusement dans l’étroit espace laissé libre entre un solennel rabbin à barbe tire-bouchonnante et trois Arméniennes jolies et effarouchées…

Elles furent lentes à s’apprivoiser.

Et, pour ne rien brusquer, d’abord j’évitai de les trop regarder.

À ma place conquise, debout, je fixai d’autres capricieuses : les vagues.

Au sortir de la mer de Marmara, Dardanelle se hérisse de forts et de canons comme, de l’autre côté de Constantinople, Kavaka, la vedette armée sur la mer Noire. On passe Tenédo. On touche Mytilini (jadis Lesbos) — devenue vertueuse en vieillissant — et c’est bien moins pittoresque.

À Smyrne, je suis resté quelques jours.

Mosquées et bazars, un diminutif de Stamboul, avec la particularité qu’ajoute, dans les rues aux larges dalles, la marche cadencée des chameaux.

En fait, la ville, aux maisons couvertes de tuiles rouges, ne vaut que par le vieux château qui la domine : le castel dei Genovesi, ruine superbe aux tourelles foudroyées.

Puis ce fut Chio, Samos, les îles, les groupes d’îles qui semblent entre elles correspondre par les grands bras des moulins aux voilures blanches.

Rhodes, ceint de ses murs crénelés ; la cité close et comme endormie derrière ses portes ogivales ; la rue des Chevaliers où les maisons aux gargouilles ouvragées de chimères portent, gravés sur leur façade, des écussons et des devises, des croix de Jérusalem et de Malte. Mais si l’Ordre a laissé des traces, l’histoire se change en légendes à propos du fameux Colosse : on en est encore à savoir où se posaient ses pieds d’airain.

À Chypre, les moines-guerriers ont légué peu de souvenirs, à moins de noter les vins grenats des Commanderies.

Nuls les échos du passé.

Plus de caractère local : les Anglais se sont implantés.

On rencontre des tuniques rouges, les routes s’appellent street ou road et je fus tiré de ma rêverie par la corne d’une bicyclette !

Un des matins suivants, le bateau stoppait devant Beyrouth.

Le soleil se levait étincelant de cuivre et d’or sur le Liban neigeux. Et quand je mis pied à terre, j’étais encore comme aveuglé. Mais l’œil bientôt reprenait existence à la lumière tamisée par les toiles tendues au large des rues. Plus loin, de la fraîcheur et de l’ombre sous les arcades de pierre dans les ruelles, une fraîcheur de cave et l’ombre humide verdie de mousses grimpantes sur les voûtes.

Cela c’est au quartier du vieux Beyrouth.

Il y a aussi la ville moderne dont rien n’est à dire, une place de sous-préfecture avec un kiosque à musique et la route s’allonge en un ruban poudreux vers Damas…

J’eus le déplaisir de devoir trop vite regagner le navire ; sinon il m’eût fallu attendre une semaine le passage du suivant paquebot : c’était toujours la question de piastres !

Comme espion je suis mal entretenu !

D’ailleurs, maintenant, plus j’approchais, plus vive je sentais l’impatience de débarquer à Jaffa et de pointer mes reconnaissances autour de Jérusalem.