De Mazas à Jérusalem/4/L’évasion
L’ÉVASION
Le courrier de France était annoncé pour le lendemain ; mais le temps était si mauvais que le bateau peut-être ne toucherait pas à Jaffa. Ce serait alors quinze autres jours sous la garde des janissaires.
La nuit vint sans calmer le vent qui sifflait en cassant les longues tiges des bananiers ainsi qu’en mer il devait briser des mâts.
Malgré l’ouragan, le Turc en faction continuait à faire les cent pas autour du pavillon — sabre au poing.
Et ce fut vers onze heures seulement que, par une pluie torrentielle, le factionnaire se réfugia sous latente où ses camarades vidaient pour la vingtième fois au moins la petite tasse de café épais…
Alors, doucement, avec une tringle prise au lit de fer, je démasquai dans la muraille un trou qui dut servir jadis à laisser passer le tuyau d’un poêle. Ce trou avait été sommairement bouché. Je l’agrandis. Quelquefois un gravat roulait sur le sol ; mais la pluie qui tombait sans discontinuer et claquait sur la toile de la tente, évidemment assourdissait mes gardiens.
Je ne me pressais pas, m’arrêtant même parfois pour allumer une cigarette.
Je me regardais m’évader.
Car c’est ainsi : le plus grand amusement de la vie reste celui qu’on s’offre à soi-même — pour ainsi dire en se dédoublant. Et je songeais à d’autres évasions sans prendre celle-ci trop au tragique. Curieux surtout.
J’avais baissé la lampe qui ne donnait plus qu’une lumière de veilleuse et maintenant, à grand coups plus hardis, j’attaquais la brèche.
La tringle de fer était tour à tour un levier ou un bélier qui frappait ferme.
Un énorme fracas se produisit : une chute de cuivre et de ferraille. J’étais pincé. Mais non : une brique en tombant dans la chambre contiguë avait chaviré toute une batterie de cuisine ; pourtant les hommes de la tente n’avaient pas bougé.
Je pouvais déjà aventurer la tête par l’ouverture obtenue.
La pièce voisine était une sorte de cuisine-réfectoire où les sœurs de l’hôpital devaient prendre leurs repas. Encore quelques efforts et le trou était assez grand pour me livrer passage.
Il était bien une heure du matin.
Cependant la porte du réfectoire était fermée à clef : je n’avais fait que changer de cellule !.. Heureusement une des fenêtres hautes n’était pas agrémentée de barreaux et je n’eus qu’un saut à faire sans bruit sur la terre détrempée du jardin.
Ah ! la première aspiration de grand air. Malgré les rafales de pluie, quelle sensation de joie. Et aussi quelle sorte d’étonnement dans le succès. Succès pas définitif du reste, car les murs de clôture étaient orgueilleusement élevés.
Je m’orientais mal dans l’obscurité rendue plus troublante encore peut-être par l’unique rayon pâle que projetait la lampe dont la flamme vacillait sous la tente.
Tâtonnant, trébuchant, m’arrêtant brusquement, immobile et comme pour me confondre avec les choses, puis reprenant la marche, j’arrivai près d’un hangar où se trouvait empilé du bois. J’escaladai les piles et, les bras levés, je touchai au sommet du mur.
Mes doigts s’ensanglantèrent à des tessons de bouteille ; je me haussai pourtant et bientôt j’étais allongé de toute ma taille, m’écorchant le corps et les jambes, sur l’étroite crête.
À cinq ou six mètres au dessous de moi la route passait…
Et je restais là sous l’averse, comme en un repos d’étape.
L’hôpital se désignait en une masse imposante plus sombre, je distinguais encore le pavillon que j’avais fui, et sous la tente j’apercevais là-bas les janissaires accroupis en des poses lasses.
Et c’était un spectacle étrange.
Puis de nouveau je regardai le large chemin discrètement silencieux. Cinq mètres ! Il le fallait. Et je me laissai aller, confiant, vers cette amie : la grand’route.
L’accueil fut rude : je boitais en me relevant. Mais cela se passa dès les premières enjambées.
J’étais libre.