De Mazas à Jérusalem/5/Fausse sortie
FAUSSE SORTIE
Les coïncidences s’expriment malicieusement :
Ainsi je fus arrêté fort loin, le 1er janvier 93, le jour même où, à Venise, sous l’œil bienveillant de l’agent Dupas, l’impénitent Arton faisait des agaceries aux pigeons de la place Saint-Marc. J’étais relâché le 1er juillet 94, le jour de l’enterrement de M. Carnot. De telle sorte que ce jour de deuil national et d’officiel larmoiement s’annonçait pour moi comme heureuse journée.
J’en ai honte.
Et ce devenait justice, s’il était un nuage à ma joie.
Le nuage ne tarda pas, lourd et sale ; il était représenté par un groupe de policiers faisant le guet devant la porte de Sainte-Pélagie et s’avançant comme nuée d’orage dès que je mis le pied sur le trottoir.
Arrêter quelqu’un qui vient de passer dix-huit mois sous l’égide de l’administration, c’est déconcertant d’abord ; mais accuser de plus ce quelqu’un de faire partie d’une association de malfaiteurs, cela semble prendre du sérieux et de la vraisemblance, alors qu’en prison l’on se souvient avoir dû entretenir des relations avec le directeur de l’établissement.
Puisqu’on m’arrêtait à sa porte et avant même que j’eusse tiré l’huis, je n’avais qu’une chose à faire :
Un pas en arrière.
Je le fis. Et me réfugiai chez mon complice.
Le gardien portier-consigne, qui ne s’opposa pas violemment à ma rentrée, fut sans doute plus tard assez vertement tancé.
Le fait est que la situation devenait bizarre :
Un prisonnier libéré dont l’écrou a été levé, dont le nom est biffé des registres, dont le départ a eu lieu et qui cependant se trouve encore là, récalcitrant comme un locataire décidé à ne point se laisser déloger.
Je réintégrai ma chambre, brûlai au plus vite certains papiers qui compromettaient ma valise, et j’attendis…
Ce ne fut pas long.
Huit soldats du poste, leur sous-officier, le gardien-chef et deux porte-clefs — force imposante, vinrent me sommer de déguerpir.
De bonne grâce je cédai à ces recors en uniforme, à ces gentils soldats de France, qui ne comprenaient guère ce qui se passait et se dandinaient hébétement avec des yeux étonnés vers la flamme qui, dans la cheminée, consumait les derniers feuillets.
À la porte, sans impatience, les policiers guettaient toujours.
Je changeai d’escorte et nous allâmes au poste de police le plus voisin, à celui de la rue Cuvier, à l’angle de l’une des entrées du Jardin des Plantes.
Le brigadier de service, un vieux à l’œil soupçonneux, ne vit pas sans inquiétude que je portais une cravate flottante : pour éviter la responsabilité d’un suicide par la lavallière, il confisqua la cravate.
Mon entrée au violon se fit ainsi dans une tenue incorrecte.
Il est vrai que, dans le réduit noir et puant où l’on me poussa, la chose ne fut pas remarquée, attendu que j’eus pour compagnons trois ivrognes uniquement occupés à inonder les alentours en des hoquets éclaboussants.
Plus tard on amena aussi une connaissance à moi, le père Lapurge, célèbre au quartier latin pour des chansons pas banales où le mot dynamite éclate au refrain.
C’est un maçon, le père Lapurge, chauve, replet, la figure rose et placide.
Et si tranquille et si doux.
L’on dirait un petit commerçant du Marais — il terrorise les parages du Panthéon.
Je lui demandais déjà de me chanter l’une de ses romances au picrate, lorsqu’un sergent de ville vint me chercher.
Le commissaire de police voulait me voir.
— Eh bien ! vous n’en sortirez donc pas, fit-il rondement, et le violon de la rue Cuvier ne vaut pas Sainte-Pélagie. Ah ! pour ça, non. Ça sent mauvais. Voyons, voulez-vous rester dans le poste ? Ce n’est pas à tout le monde qu’on fait de ces faveurs-là. Mais pas de blagues. J’ai votre parole, hein ?
— Quelle question, Monsieur le commissaire ! Vous savez qui je suis…
— Mais oui, mais oui ; autrefois j’ai écrit aussi dans les journaux. Je connais ça.
Et, très supérieur, compréhensif, avec un geste protecteur, cet ami de la presse s’éloigna.
Assis sur le banc de bois, près du bureau, j’attendis des heures, écoutant les agents revenant tour à tour donner des renseignements sur les funérailles :
— Ah là là, ce qu’il y en a, des insolations. J’ai conduit trois types à la Pitié.
— Mon vieux, il fallait voir le défilé des pompiers de Chatou. Épatant !
— Il y a trois chars pleins de fleurs. Ce que c’est chic.
— Toutes les rues sont interceptées, le panier à salade ne viendra pas avant ce soir.
— Quels sont donc les gens du cortège, en béret et en culotte ?
— Pour ça, je l’ignore. Il y en a de toutes les façons. Il y en a avec des chapeaux à plumes, des bottes et de grands manteaux. Il y en a d’autres en costume de chasse ; seulement, voilà : ils n’ont pas de trompes.
— Tu n’as rien vu si tu n’as pas remarqué les bonshommes en bicorne et en habit jaune.
— Qu’est-ce qu’ils représentent, ceux-là ?
— C’est la délégation des maris ! tonna le brigadier avec un coup de poing sur la table.
Ce furent des rires aux éclats. Jamais plus bruyamment on ne donna raison au brigadier. On se tordit. Les sergents de ville parlaient maintenant de la « cavalcade ».
— Ce que ça altère !
Et tous ces hommes gantés de blanc, portant le brassard de deuil, donnaient, irrésistible, l’impression de croquemorts de carnaval.
Pauvre Carnot, le mal pleuré !
Si l’on ne pensait pas au défunt, on ne songeait guère à moi non plus.
Après boire, les agents sortirent prendre l’air devant le poste.
C’était le moment.
En face de moi une fenêtre, égayée de capucines, s’ouvrait, donnant sur le Jardin des Plantes. Rapide, je franchis comme un cerceau de feuillage et pris ma course par les allées…
Un mince treillis de fil de fer rompu, le bruit de ma chute, donnèrent l’éveil.
— Arrêtez-le !
Et, plus vite, j’allais parmi l’étonnement des promeneurs de cette journée de dimanche :
— Arrêtez-le !
Derrière moi, déjà, une meute s’était formée, hurlante. Je percevais l’éclosion d’une cruauté timide, s’enhardissant crescendo.
La foule s’éveillait, se mettait en branle.
Et tous.
Et de partout.
De proche en proche s’enflait la voix, murmure confus qu’aiguisaient maintenant des cris de femmes, et c’était jusqu’à des enfants me jetant leur corde dans les jambes.
Je tournai court et, par malechance, vers une sortie donnant précisément sur cette même rue où se trouvait le poste, quelque cent mètres plus bas :
— Arrêtez-le, arrêtez-le !
C’était l’hallali. Il me fallait courir en droite ligne tandis qu’en avant, prévenus par les cris, des hommes se massaient, barrant la route.
Un individu se campa devant moi, les bras tendus :
— On ne passe pas !
Je répondis le poing sur la face du policier-amateur, ce pendant que de plus belle on criait :
— Arrêtez-le, c’est un anarchiste !
Le peuple ne s’y trompa point :
L’amateur étant mal vêtu, ce fut lui qu’on prit pour l’anarchiste !
Avec un ensemble touchant, à bras raccourcis, l’on tomba sur le courageux citoyen :
— Mais ce n’est pas moi, implorait-il.
Rien n’y fit. Et tout cela se passa si prestement et avec un tel entrain que le bonhomme était à demi assommé lorsque les sergents de ville arrivèrent.
— Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi, répétait-il, en se cramponnant à mon veston.
— Tu vas te taire, firent les agents en lui bourrant la figure, tu es plus coupable que lui.
Dans la confusion, ces brutes avinées croyaient que le pauvre sire trop zélé avait voulu favoriser ma fuite… Tout à la fois j’étais pris et assez rudement ramené vers le poste.
La foule, ignoble et lyncheuse, hurlait sur notre passage, faisait la haie, agitant les poings et les cannes en un hystérique désir de porter des coups anonymes.
Lâche peuple !
Et c’était le blessé qu’on visait !
Ma sauvegarde fut d’être intact et mieux vêtu, la tête haute et le regard sûr. Un seul faux pas et j’eusse été traité comme l’autre.
Je ne rentrai même point au poste ; la voiture cellulaire venait d’arriver et je roulais vers le Dépôt pendant qu’à ma place, dans le violon, on bouclait le bon citoyen.