De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/04

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IV

Fou-Sane.


L’arrivée d’un vapeur à Fou-Sane est un événement. C’est à peine s’il en vient deux par semaine. Aussi voyons-nous bientôt paraître à bord le sous-directeur de la douane. Il est désireux d’avoir des nouvelles du monde extra-fousanien, et d’acheter au maître d’hôtel du Tokio-Maru quelques provisions fraîches.

Nous le connaissions de longue date. C’est Le fils du poète norvégien Björnson. Il est enchanté de retrouver des amis et nous offre de nous faire les honneurs de la ville. Nous acceptons à dîner pour le soir, et descendons tous à terre.

Fou-Sane possède une concession japonaise, sur laquelle se trouvent le consulat de l’empire du Soleil Levant, la douane, les bureaux et magasins de la compagnie Nippon Yuecsan Kaisha, à laquelle appartient le Tokio-Maru, et un assez grand nombre de boutiques de toutes sortes.

La concession est beaucoup moins propre et beaucoup moins pittoresque que les villes japonaises. Les maisons sont cependant plus larges qu’à Nagasaki.

Björnson nous conduit d’abord chez lui. Sa maison n’est pas grande, mais elle est très bien arrangée. On y sent l’homme qui doit vivre en ermite. Sous un hangar, dans un coin sombre, est perché un énorme grand-duc, attaché par la patte. C’est l’heure de son repas. On lui apporte deux gros rats vivants. Il les saisit par la tête et les avale d’un seul coup, sans même se donner la peine de les tuer. Il paraît que dans une heure ou deux il se débarrassera des poils et de la peau. Nous n’attendons pas cette seconde partie de l’opération.

La concession est adossée à une colline assez élevée, couverte de beaux arbres, mais dont l’accès est interdit aux promeneurs. Une barrière en bois l’entoure. Au sommet est un petit temple. Contentons-nous, comme tout le monde, de faire Le tour de ce lieu sacré.

Nous traversons d’abord le marché aux poissons. Sur de longues cordes sèchent au soleil des queues et des ailerons ou nageoires de requin. Il y en a une telle quantité que nous nous imaginons voir le produit de la pêche d’au moins une année. Mais quelle n’est pas notre stupéfaction, en arrivant au bord de l’eau, de trouver étendus sur le rivage et privés de leur queue et de leurs nageoires plus de deux cents requins, tout frais, rapportés la nuit dernière par les pêcheurs rentrant avec la marée !

Une pareille abondance de ces mangeurs d’hommes nous donne une idée du danger que l’on court en se risquant, même à proximité des rivages, en eau trop profonde. Et nous, qui si souvent nous sommes baignés pleine mer sur les côtes de Chine, du Japon et de Corée ! Je me promets bien de ne plus recommencer.

Quelques-uns de ces requins ont près de trois mètres.

De temps en temps, des Coréens arrivent avec des perches en bambou, achètent un de ces squales, pour presque rien, et l’emportent à deux ou quatre, suivant sa grosseur. Ils vont le saler et s’en nourrir. Je ne les envie pas. Car, si les ailerons sont un mets fort recherché, et, ma foi très bon, lorsqu’ils sont accommodés par un cuisinier chinois, la chair elle-même répand une odeur d’urine absolument repoussante. J’ai pour principe de goûter à tout et j’avais essayé du requin sur les côtes de Bornéo en 1869. Dans mes voyages j’ai mangé bien des choses extraordinaires, mais rien d’aussi répugnant.

FOU-SANE[1].

Si le requin est la terreur des mers qui baignent les côtes, le tigre n’est pas moins à redouter dans l’intérieur du pays, surtout à mesure que l’on s’avance vers le nord, où on le dit très commun. Beaucoup plus grand que celui des Indes et de Cochinchine, il possède une fourrure bien plus épaisse et plus longue, dont il a besoin pendant les froids de l’hiver.

Chaque province doit fournir tous les ans au roi de Corée un certain nombre de peaux. C’est aux gouverneurs à se les procurer peu à peu, et lorsque arrive l’époque de les envoyer à la capitale, s’il leur en manque quelques-unes, en peu de jours ils les obtiennent. Voici de quelle façon.

Ils choisissent un pic élevé, en forme de pain de sucre et bien dénudé à la partie supérieure. Puis ils ordonnent à mille ou quinze cents soldats, armés du traditionnel fusil à mèche et d’un gong en cuivre, de cerner la montagne et d’en faire l’escalade méthodiquement, en frappant sur leur gong. Ils sont toujours sûrs de lever au moins un ou deux tigres, qui, effrayés par le bruit des gongs, se dirigent vers le sommet de la montagne, et qui, arrivés à la partie dénudée, avant de s’y engager cherchent à rebrousser chemin. Mais le cercle des chasseurs s’est rétréci, le bruit des gongs est plus épouvantable que jamais, et le ou les tigres finissent par gagner la plus haute partie du pie, où ils sont le point de mure de tous les soldats, qui, à un signal donné, font une décharge générale.

Le fusil coréen est le même que celui des Chinois. Il est à mèche et se charge par la gueule. On verse d’abord la poudre, puis on met la balle. Aucune bourre, ni entre la poudre et la balle, ni sur la balle. En sorte qu’il faut toujours maintenir le fusil la gueule en l’air ; autrement la charge tomberait à terre avec autant de facilité qu’elle est entrée dans le canon. Un bassinet placé sur le côté contient un peu de poudre mouillée sur laquelle vient s’appuyer le feu d’une mèche serrée dans un levier mobile, que l’on fait manœuvrer avec l’index de la main droite. On conçoit qu’il soit difficile à un seul homme, ou même à plusieurs, d’affronter avec de pareilles armes le terrible fauve. Les gouverneurs ont l’armée sous leurs ordres et ils s’en servent.

Le tigre disparaîtra peu à peu de la Corée, à mesure que le pays se civilisera. Le requin sera, lui, bien difficile à détruire. Il a l’immensité de l’océan pour vivre et se reproduire : le marché de Fou-Sane en fournira toujours aux amateurs une égale quantité.

Cependant, nous nous dirigeons vers la grande rue, où se trouvent les magasins japonais : nous entrons, sur la recommandation de Björnson, dans la boutique d’un confiseur renommé, pour acheter quelques sucreries pour les dames. Tout à coup M. Startseff avise deux armoires en bois blanc, qui servent à l’artiste à mettre son sucre à l’abri des mouches. Elles n’ont rien de remarquable, mais il n’y a pas d’armoires à Poutiatine : cela suffit pour que notre ami songe à s’en rendre acquéreur. Il a quelque difficulté à faire comprendre au confiseur ébahi que c’est le contenant qu’il veut acheter et non le contenu. Tout s’arrange : les armoires partiront avec nous sur le Tokio-Maru, en compagnie d’une foule d’ustensiles de ménage récoltés à toutes les escales. Car c’est en effet un ménage qu’il monte sur une très grande échelle.

Comme nous devons rester quarante-huit heures à Fou-Sane, nous remettons à demain notre promenade : il commence à se faire tard, et Björnson ne veut pas faire attendre son cuisinier.

Après un fort bon dîner, dans lequel nous nous félicitons de voir que le requin ne figure pas, nous rentrons à bord dans l’embarcation de la douane par une mer splendide, tandis qu’à terre de nombreuses lanternes aux couleurs variées simulent une illumination en notre honneur.

C’est aujourd’hui le 5 de la cinquième lune, c’est-à-dire l’une des trois plus grandes fêtes de l’année pour les Annamites, les Chinois et les Coréens. On doit régler tous ses comptes, payer toutes ses dettes, recouvrer toutes ses créances… si c’est possible ! Les rues sont donc très animées, même la nuit, car on à jusqu’à minuit pour payer, et les monts-de-piété très affairés. Les règlements de compte ne se font pas toujours sans de violentes discussions, étant donné surtout que bon nombre de créanciers et de débiteurs ont, selon la coutume, bien mangé et surtout bien bu.

Sur la rade, il y a eu des sortes de régates. Des embarcations indigènes passaient et repassaient devant le Tokio-Maru deux à deux, luttant de vitesse. Nos officiers, bons juges en la matière, prétendaient qu’elles faisaient au moins douze milles à l’heure. Elles étaient bondées d’hommes complètement nus, accroupis dans le fond du bateau, chacun tenant à deux mains une pagaie à une seule palette, battant l’eau avec ensemble et régularité, en poussant des cris sauvages, tandis qu’à l’arrière, le capitaine, debout, le corps penché en avant, frappait à coups redoublés sur un énorme gong en cuivre pour leur donner le mouvement.

Nous avons également observé toute la journée deux ou trois grandes jonques de pêche qui ont croisé dans la rade. Nous les avons vues aller faire escale devant les différents villages dont nous apercevons les huttes rondes de tous les côtés. À mesure que la nuit approchait et devenait plus sombre, ces jonques se sont éclairées, des lanternes aux couleurs voyantes ont été suspendues aux cordages sans aucune symétrie. Sillonnant la rade en tous sens, ces trois bateaux semblent s’être donné rendez-vous autour du Tokio-Maru. Nous entendons des gémissements plaintifs partir de ces pseudo-gondoles. Ou nous explique que ce sont des chants. C’est lugubre ; du reste, les gondoliers sont absolument ivres. Ils ont fait des libations à toutes les escales, et ils comptent sans doute sur nous pour la bonne bouche, car ils nous demandent de l’eau-de-vie. Nous refusons d’accéder à leur prière ; alors ils nous menacent et poussent des cris qui ne nous émeuvent guère. Je jette un coup d’œil dans l’un des bateaux, qui s’était fait une sorte de rouf en nattes. C’est répugnant. Des êtres absolument nus sont entassés les uns sur les autres, dans la position où l’ivresse les a fait tomber, tandis qu’à côté, ceux qui peuvent encore remuer hurlent pour avoir de l’eau-de-vie, en agitant lourdement les bras. Notre capitaine se contente d’ordonner de tenir ces bateaux à distance, puis nous allons nous coucher. Il est plus de minuit quand les cris cessent, c’est-à-dire quand tout le monde est ivre mort, car les bateaux sont toujours là ; personne n’est capable de les diriger. Mais la mer est splendide. Même en Corée, il y a un bon Dieu pour les ivrognes.


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)


DE PÉKIN À PARIS[2],

LA CORÉE — L’AMOUR ET LA SIBÉRIE,
PAR M. CHARLES VAPEREAU.


IV

Fou-Sane (suite).



Il fait un temps superbe, nous retournons à terre dans la matinée. Il y a beaucoup de monde dans les rues et dans les magasins ; les fêtes sont terminées et chacun s’est remis au travail.

Les Coréens aiment les vêtements de couleurs très claires. Les mandarins portent de la soie légère, généralement bleu tendre. Mais comme ils se croiraient déshonorés de se servir de leurs dix doigts pour autre chose que pour écrire, ils conservent leurs habits assez propres. Il n’en est pas de même des gens du peuple, qui sont habillés invariablement de toile blanche, quel que soit leur métier, et qui ne changent guère de vêtements que quand ceux qu’ils portent les quittent. Il est inutile, je crois, d’insister sur l’aspect que présentent la plupart des Coréens qui n’ont pas l’honneur d’appartenir à la classe aristocratique des lettrés.

MANDARIN CORÉEN[3].

C’est la forme du chapeau, en crin noir tressé, qui indique le rang social : celui des mandarins est un tronc de cône, celui des simples particuliers une demi-sphère. Une autre coiffure assez originale est celle que portent les hommes en deuil de leur père ou de leur mère. Elle consiste en une vaste cloche en fin bambou, recouverte de papier huilé. Cette cloche peut avoir jusqu’à 50 centimètres de profondeur et 80 de largeur. Au cou est attachée une petite pièce de toile carrée, de la grandeur de nos mouchoirs, munie, aux deux angles d’en bas, de deux baguettes en bois. Le Coréen en grand deuil ne doit pas laisser voir sa figure pendant trois ans, et lorsqu’il rencontre quelqu’un, il doit s’empresser de saisir de chaque main une des baguettes et de relever le carré de toile à la hauteur de ses yeux.

CORÉEN EN DEUIL[4].

Les Coréens sont, en général, d’assez beaux hommes, aux traits réguliers, à la figure énergique. Leurs cheveux sont noirs ; ils doivent les porter séparés par une raie sur le milieu de la tête et tressés en une longue natte qui pend par derrière comme chez les jeunes filles en Chine, jusqu’à leur mariage. Après cette cérémonie, les cheveux sont relevés en chignon sur Le sommet de la tête.

GROUPE DE CORÉENS[5].

Nous arrivons devant une auberge et nous entrons pour la visiter. Il faut nous baisser pour passer par porte. À l’intérieur tout est sordide. La terre battue est jonchée de débris de toutes sortes, et une odeur fétide se dégage de ce taudis. La moitié de la chambre est occupée par un poêle horizontal sur lequel les voyageurs s’étendront pour la nuit, pressés comme des sardines.

CORÉENS ET CORÉENNES. — GRAVURE DE DEVOS, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Deux femmes se trouvent dans un petit réduit séparé : probablement l’épouse et la fille du patron de l’établissement. Elles portent le costume d’intérieur des femmes du peuple. J’ignore s’il est le même pour les grandes dames. Ce costume se compose d’une jupe assez ample dont l’étoffe est simplement froncée à la partie supérieure et fixée à une ceinture très large qui vient s’arrêter au-dessous des seins, puis d’une courte casaque à manches qui couvre les épaules et s’arrête à un pouce au-dessous des aisselles. Il existe donc autour du corps une bande d’une vingtaine de centimètres complètement à nu : bande qui peut permettre à certaines femmes de se montrer fières de ce que probablement beaucoup d’autres seraient désireuses de couvrir. Toutefois, quand elles sortent, les femmes coréennes sont plus vêtues. Celles de la classe aisée portent un long voile blanc qui cache même en partie la figure.

Dans notre promenade, nous en rencontrons cinq : elles s’arrêtent et paraissent au moins aussi intéressées par notre présence que nous par la leur. La route est solitaire, de gros arbres nous protègent contre les regards indiscrets, ou du moins nous le croyons et nous nous admirons mutuellement. Elles sont habillées de toile blanche des pieds à la tête, et propres, ce qui est extraordinaire. Peut-être ont-elles changé de vêtements hier, à cause de la fête. Elles ne sont ni jolies ni gracieuses, mais au moins ne semblent-elles pas farouches.

FEMME CORÉENNE[6].

Tout à coup un grognement terrible suivi d’imprécations vient les tirer de leur extase. Elles reprennent leur route, en pressant le pas, serrées Les unes contre les autres, suivies de près par leur seigneur et maître qui vient d’apparaître et les chasse devant lui, ne cessant de les invectiver. Pauvres créatures ! J’espère qu’elles n’auront pas été trop sévèrement châtiées pour avoir cédé à un mouvement de curiosité bien naturel à des femmes qui sortent peut-être trois fois par an de chez elles.

Nous allons rendre visite à M. Hunt, directeur de la douane, et à sa femme. Leur maison est située à une certaine distance de la concession, sur une colline. De leur véranda on à une vue ravissante, mais ils m’ont l’air bien exposés aux typhons, si fréquents dans ces parages. En sortant de chez eux, pour regagner le bord, nous rencontrons encore cinq femmes coréennes. J’ai mon appareil et je voudrais les photographier. Nous nous arrêtons pour parlementer, trois prennent immédiatement la fuite ; les deux autres, plus courageuses, nous écoutent et, après quelques hésitations, consentent à ce que nous demandons, mais à une condition : elles n’ont jamais vu d’intérieur européen, on leur fera visiter la maison de M. Hunt. Celui-ci, qui est avec nous et qui parle très bien le coréen, y consent de grand cœur. Les deux femmes me regardent avec une certaine inquiétude préparer mon appareil. Il est évident qu’elles ne sont qu’à demi rassurées ; pour se donner du courage elles se tiennent par la main. Quelques hommes arrivent. Pour ne pas effrayer les femmes, je les laisse se mettre à côté d’elles. Quand je leur dis que tout est fini, elles poussent un soupir de soulagement et paraissent étonnées d’en être quittes à si bon marché ; elles nous regardent d’un air méfiant, et c’est seulement quand on les fait entrer dans la maison qu’elles commencent à se convaincre qu’en ne s’est pas moqué d’elles.

DAME CORÉENNE[7].

Avoir pu parvenir à photographier des femmes en Corée était une chance inespérée, et je rentre à bord très satisfait de mon excursion. Le temps devient désagréable et nous ne pouvons plus songer à aller à terre. Nous pêchons à la ligne sans grand résultat. Quatre lamproies plus allongées et encore plus hideuses à voir que celles d’Europe sont notre seul butin.

Enfin le 1er juin nous faisons nos adieux à MM. Hunt et Björnson, et à 10 heures du soir nous quittons Fou-Sane. Il a fait évidemment un temps abominable hier, car la houle est assez forte, malgré le calme de l’air.

  1. Dessin de Riou, gravé par Privat.
  2. Suite. — Voyez p.177.
  3. Gravure de Rousseau, d’après une photographie de M. Piry.
  4. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  5. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  6. Dessin de Faucher-Gudin, d’après une photographie prise au Musée Guimet.
  7. Gravure de Florian, d’après une photographie.