De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/11

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XI

De Nikolaïevsk à Habarovka.


La Compagnie à laquelle appartient le Mouravieff Amourski est russe, mais c’est avec des capitaux anglais qu’elle a été fondée. Elle reçoit tous les ans du gouvernement une subvention de 1 800 000 roubles en or, subvention autrefois plus considérable. Elle fait le service des dépêches ; elle a trois départs par mais de Nikolaïevsk à Stretinsk, et vice versa ; le trajet pour remonter le fleuve est de vingt et un jours, la descente est plus rapide. C’est en outre elle qui est chargée du service hebdomadaire sur l’Oussouri entre Kamyene-Rybalow et Habarovka.

Parmi Les passagers de première, au nombre de neuf, il faut citer Le général de brigade Kakourine, qui accompagne son chef hiérarchique, le général Arsenieff, puis des officiers et un médecin.

Je suis surpris en outre de voir un homme d’une cinquantaine d’années, complètement rasé, ayant tout à fait le costume et l’aspect d’un bon gros et gras chanoine parisien. C’est l’abbé Radzichevski. Il est chargé, et il est seul, des intérêts catholiques dans toutes les provinces de l’Amour et de la Transbaïkalie. Voilà une bien grande paroisse, la plus grande du monde, probablement. Heureux, parmi ses ouailles, qui peut se flatter de le voir une fois chaque année ! Il est du reste excessivement discret dans l’exercice de ses devoirs, car pendant les dix jours que nous avons passés ensemble je ne l’ai pas vu une seule fois lire son bréviaire en public. Il est le titulaire d’une des quatre cabines.

Nous ne sommes pas en route depuis un quart d’heure que déjà les tables de jeu sont installées et que le vint commence. Le Mouravieff Amourski est le plus grand et le meilleur bateau de la ligne, entre Nikolaïevsk et Blagovechtchensk. Il a moins de 60 mètres de longueur ; mais comme ses roues sont placées de chaque côté, cela augmente sa largeur et donne de la place pour la chambre du capitaine, des officiers, la cuisine, l’office, le lavabo commun, etc.

À l’avant sur Le pont est le salon, qui servira également de dortoir. Il est entouré intérieurement de banquettes fixes et d’une seule pièce. Sur lesdites banquettes, chaque passager a étalé sa couverture pliée, et à une des extrémités placé sa valise et son oreiller, contre lesquels les pieds du voisin viendront s’appuyer, et ainsi de suite. La portion de banquette dévolue à chacun dépend du nombre de passagers. Pour le moment ils ne sont qu’une demi-douzaine, ils pourront donc s’étendre.

Le salon est propre et luxueux : cimaises, moulures du plafond, encadrements des fenêtres et des panneaux, sont à triple et quadruple étage. Le tout, en orme, découpé et verni.

Les passagers de secondes ont à l’arrière une installation semblable, mais beaucoup moins luxueuse. C’est à peine s’il y fait clair. Et puis, quelle odeur ! Est-ce jamais aéré ?

Les passagers de troisième sont partout, dans tous les coins ; les privilégiés, dans la partie couverte qui se trouve entre le salon, la machine, la cuisine, etc. À l’arrière, c’est un fouillis indescriptible d’hommes, de femmes et d’enfants, dont chacun s’occupe de ses petites affaires, comme s’il était seul dans sa chambre.

Sur le rouf de l’arrière ont pris place 120 des soldats arrivés par le Vladimir. Beaucoup d’entre eux ont femme et enfants qui les accompagnent. Quelques-uns emportent leur fusil de munition, dont ils se sont rendus acquéreurs moyennant la modique somme de soixante kopeks. C’est un moyen pour le gouvernement de se défaire des anciennes armes que les progrès de la science ont rendues insuffisantes. De retour dans son village, le soldat en fera une arme de chasse. Son passage sur les bateaux est payé par l’État.

Autour de la machine est empilé le bois de chauffe. C’est un combustible désagréable à tous égards pour les steamers. D’abord, il tient une place énorme. Nous en brûlons une quarantaine de stères par jour, et nous ne pouvons en avoir à bord pour plus de quatorze heures de marche. Il faut donc nous arrêter fréquemment pour renouveler notre provision. À cet effet, de distance en distance, des dépôts sont préparés ; le bois, scié à la longueur voulue, est entassé sur la berge. En une heure de temps, nos soldats ont refait Les piles à côté de la machine. Ils reçoivent pour ce travail une gratification à laquelle ils ne sont pas insensibles.

STATION ET CHANTIER DE BOIS[1].

Le chauffage au bois a encore l’insupportable inconvénient de produire une grande quantité d’étincelles qui tombent en pluie de feu sur le pont et sur les malheureux passagers, sans distinction de classe : c’est une question de direction du vent. Sur le Mouravieff, qui a des parties couvertes, nous pouvons encore nous mettre à l’abri. Nous reviendrons plus tard sur ce sujet.

Le prix du billet sur les bateaux de l’Amour, de l’Obi et de la Volga, comme aussi sur le Vladivostok, ne comprend pas la nourriture. Tous les passagers, à quelque classe qu’ils appartiennent, peuvent à leur gré prendre leur part de la table d’hôte, servie deux fois par jour, à raison de 1 rouble 75 kopeks par tête. Ce prix donne en outre droit au thé à discrétion, avec pain, le matin et à 4 heures de l’après-midi.

Quelques passagers de deuxième prennent seulement le potage. C’est un prix à débattre. Mais tous ceux de troisième et la plupart de ceux de seconde se nourrissent eux-mêmes. Ils ont des provisions, c’est-à-dire du pain de seigle et du saumon fumé qu’ils mangent cru. Quelques épicuriens ont du saucisson, des biscuits. Tout le monde a droit à l’eau bouillante, et chacun peut aller remplir sa théière à la cuisine, de 8 heures du matin à 10 heures du soir.

Nous avons quelques provisions, mais nous les réservons pour les cas de famine. Le mieux est donc de nous inscrire à la table d’hôte. J’obtiens également que Hane soit nourri pour un rouble par jour et qu’il couche en travers de la porte de notre cabine. Au moins il sera à l’abri s’il pleut.

Cependant nous marchons avec rapidité. Le fleuve n’a jamais moins de 2 kilomètres de large et souvent le triple. Dans les endroits resserrés, le courant est violent. Le paysage se déroule sous nos yeux, très accidenté. Les montagnes succèdent aux montagnes, toutes couvertes d’arbres, de pins surtout, et généralement elles sont élevées, sur la rive droite principalement.

Nous ne sommes pas encore très éloignés de Nikolaïevsk lorsque sur une falaise déserte de la rive gauche nous apercevons une Croix solitaire. L’abbé Radzichevski nous explique qu’à cet endroit un missionnaire français a été assassiné par les Ghiliaks, en 1837, puis transporté dans le village que nous voyons à une petite distance et mangé par les habitants. Ce village se nomme Vaïte. C’est le point le plus au nord que nous atteignions dans cette partie du voyage. Nous sommes à plus de 53 degrés de latitude.

L’Amour qui, jusqu’à présent, nous avait conduits de l’est à l’ouest, va maintenant nous faire descendre vers le sud-ouest pendant plus de 1 200 kilomètres, jusqu’au 48 degré, pour remonter encore, 1 200 à 1 300 kilomètres plus loin, au 53e degré.

À Vaïte, la route de poste de Nikolaïevsk à Habarovka, qui, avait jusqu’à présent suivi la rive gauche, passe sur la rive droite pour ne plus l’abandonner.

Quelques verstes plus loin, les montagnes qui bordaient l’Amour s’éloignent, et c’est à peine si nous les distinguons encore dans le crépuscule qui commence. Les bords, on ne les voit presque plus, tellement le pays est plat, et tellement ici le fleuve est large et majestueux. Les eaux coulent cependant avec rapidité, car le remous décrit par places des circonférences énormes. De temps à autre, des poissons d’une grosseur invraisemblable sautent hors de l’eau.

À 11 heures nous nous arrêtons devant un fort village, nommé Tyr, pour renouveler notre provision de bois. Nous n’en repartons qu’à 2 heures du matin.

Notre premier repas à bord nous donne la mesure des talents du maître queux : ils ne sont pas très remarquables. Heureusement, pour commencer, il y a une zakouska, maigre mais suffisante, et qui n’est pas comprise dans le prix de la table d’hôte.

Il y a des rites à observer pour la zakouska, rites dont notre gargotier tire un sérieux profit. On avale d’abord un verre de vodka, puis on mange une très petite tartine de caviar conservé, de fromage ou d’une salaison quelconque. Une seconde tartine, une troisième ou plus doivent être précédées d’un nombre égal de verres de vodka. On a ensuite à payer autant de fois quinze kopeks que l’on a ingurgité de verres de cette eau-de-vie. Comme, par hygiène et par goût, nous nous abstenons de la partie liquide de la zakouska, nous comptons par tartines.

Le dîner, à midi, se compose d’une soupe, très souvent aux choux, le fameux chtchi des Russes, dans laquelle nage une tranche de bœuf qui a la prétention d’être du bouilli, mais qu’en réalité il est impossible de manger, tellement il est dur. Ensuite vient un plat, viande ou poisson, puis une compote assez bonne de fruits secs, figues, raisins, pruneaux, ou un entremets sucré. Le soir, un plat de viande entouré de pommes de terre compose à lui tout seul le menu.

Comme quantité, c’est suffisant. Comme qualité, ce serait passable, si notre gargotier n’avait la manie de mettre dans toutes les sauces de la crème, dont les Russes raffolent. Moi qui ne puis souffrir le lait, je suis souvent obligé de manger mon pain sec. Crème dans la soupe, crème sur le poisson, crème sur les rôtis. Trop de crème !

Nous trouvons à bord d’assez bon vin de Crimée, dont le prix varie suivant la marque. Celui que nous prenons, le meilleur marché, coûte un rouble et demi la bouteille. Il se nomme Lafite. Sur la carte nous trouvons, pour ces vins de Crimée, tous les noms des grands crus français : Margaux, Lafite, Pomard, etc., qui, bien qu’agréables à boire, n’ont aucune espèce de rapport comme goût avec les vins dont ils usurpent les nobles titres. Il y en a qui coûtent jusqu’à 4 roubles. Quant aux véritables marques françaises, il aurait fallu une fortune pour les payer.

Parmi les passagers se trouve le chef de la police de ***. C’est un homme on ne peut plus gai et aimable. Ses saillies font rire tout le monde. Mais on sent qu’il a mangé de trop nombreuses tartines. Il paraît que c’est un officier très distingué, dont l’état normal est malheureusement celui dans lequel il se trouve pour le moment : ce qui fait qu’il ne pourra jamais s’élever bien haut. Nous passons à *** dans la matinée et nous rendons le chef à ses adminisitrés.

18 juin. — Je suis de bonne heure sur le pont. Presque personne n’est encore levé. Dans tous les coins on voit des paquets plus ou moins allongés : ce sont des passagers qui ont passé là la nuit, Derrière le salon, sous la partie couverte, les femmes dorment encore ; elles ont retiré leurs jupes pour s’en couvrir, car les nuits sont fraîches.

Peu à peu tout le monde s’éveille et s’habille. Les couvertures, les hardes qui ont servi se plient et reprennent la forme de paquets. Les gens ouvrent un panier, un cabas, pour y chercher l’indispensable théière ; ils étalent devant eux leurs petites provisions, puis vont à la cuisine faire verser l’eau bouillante sur les feuilles de thé. Les uns trempent leur pain dans le liquide brûlant, d’autres le mangent en grignotant un morceau de sucre, dont les Russes sont en général très friands.

Bientôt le Mouravieff Amourski retrouve sa physionomie de jour. Dans le salon, tout le monde a pris le thé, et le vint recommence de plus belle.

Vers midi, nous arrivons à Maryinsk, le plus gros village cosaque entre Nikolaïevsk et Habarovka. Nous passons Sophyisk, qui est relié par une route de poste à Alexandrevsk, où nous étions le 13 dernier, et nous nous arrêtons pour la nuit à Jerebtsova.

VILLAGE COSAQUE SUR L’AMOUR[2].

L’excellent général Kakourine à déjà fait plusieurs fois la route. Il a même redescendu l’Amour depuis Stretinsk, en radeau. Je lui sus redevable d’une grande part des renseignements que j’ai pu réunir en Sibérie. Il me donne une foule de conseils pratiques pour le voyage en tarantass, et me promet de télégraphier au gouverneur général de la Transbaïkalie pour le prier de nous aider de tout son pouvoir.

Toutes les fois que nous allons arriver dans un joli site, il s’empresse de venir nous chercher, et ce n’est pas une sinécure, car les jolis sites sont très nombreux. Il nous fait suivre notre route sur une magnifique carte de l’état-major, qui est déployée devant lui. Il nous montre dans le fond, à l’ouest, la grande chaîne des monts. Kingane qui va de la mer Jaune à la mer d’Okhotsk presque en ligne droite ; puis, à l’est, la chaîne des monts Sahota-Aline qui longe la côte depuis Vladivostok jusqu’à Nikolaïevsk. C’est cette dernière qui à empêché l’Amour de continuer à couler vers l’est et l’a forcé à un détour de plus de mille kilomètres vers le nord. Le fleuve a cependant fait tout son possible pour franchir cette barrière ; car, tandis que la rive gauche, habituellement plate, presque au niveau de l’eau qui bien souvent l’inonde, offre aux regards d’immenses plaines couvertes d’une herbe haute et serrée, sans un arbre pour en rompre la monotonie, la rive droite, au contraire escarpée, très élevée, n’est qu’une suite de montagnes boisées formant les premiers contreforts de la chaîne Sahota-Aline.

BORDS DE L’AMOUR[3].

À mesure que nous avançons vers le sud, la neige se fait plus rare sur les sommets : la température devient plus chaude, car nous n’avons pas ici, comme dans la mer, les courants glacés du nord pour la refroidir. Mais, d’autre part, les journées deviennent moins longues, commençant plus tard et finissant plus tôt.

La différence de conformation des deux rives a une grande influence sur la population. Sur la rive droite de l’Amour, c’est-à-dire sur la partie montagneuse et boisée, je ne compte pas moins, sur la carte de l’état-major, de soixante-douze endroits habités entre Nikolaïevsk et Habarovka, tandis que sur la rive gauche il n’y en a que vingt-sept. Ces endroits marqués comme habités ne sont pas tous des villages, à moins que deux ou trois maisons réunies n’aient droit à cette appellation.

Presque à chacun d’eux, des piles de bois sont rangées à côté de l’eau avec l’écriteau : à vendre. Les steamers ne s’arrêtent pas indifféremment à une station où à une autre ; ils font, de préférence, escale dans les centres les plus grands de population, pour deux raisons : la première c’est qu’ils peuvent y prendre quelque petit fret, quelques voyageurs, et la seconde c’est que, comme beaucoup de nos passagers se nourrissent eux-mêmes, ils y trouvent en abondance des provisions, c’est-à-dire du pain de seigle, du lait, de cette maudite crème qui fait mon désespoir, du saumon séché et quelquefois des œufs. La route de poste suit Le bord de l’Amour, et le fil télégraphique qui relie Nikolaïevsk à Saint-Pétersbourg suit la route de poste. Les stations télégraphiques sont nombreuses : notre arrivée prochaine est donc toujours annoncée dans les grands centres. Du reste, nous sommes attendus presque à heure fixe, puisque nous portons la malle, et les gens du village peuvent préparer à coup sûr leurs provisions.

JEUNES COSAQUES[4].

Ils sont là sur la berge, par groupes ou isolés, surtout des femmes, tenant dans leurs bras les denrées à vendre. À peine une longue planche a-t-elle établi les communications avec la terre, que les gens du bateau se précipitent à l’assaut des victuailles. Presque tous ont une ou deux bouteilles vides qu’ils échangent contre le même nombre de bouteilles pleines de lait, pour la modique somme de un ou deux kopeks. On les voit soupeser avec la main tous les pains l’un après l’autre, afin de bien choisir le plus lourd et d’en avoir pour leur argent. Munis d’un couteau ; ils examinent la crème, y goûtent, ne se décidant à la prendre qu’après être certains d’avoir bien choisi la meilleure. Les vendeuses les laissent faire, passives ; c’est à peine si l’on entend l’ombre d’une discussion. Mais je remarque que bien souvent ce sont les femmes les plus pauvrement habillées, celles qui, à en juger par leur aspect, auraient le plus besoin des quelques kopeks que peuvent leur rapporter leurs marchandises, qui s’en défont les dernières et qui quelquefois nous regardent partir l’air navré sans avoir rien vendu.

Rien n’est gai comme l’arrivée à une escale. Tout le monde en général y est propre. On n’y remarque que peu ou point de guenilles ; partout des couleurs voyantes où le rouge domine, mais un rouge coquelicot : c’est la couleur préférée par les hommes pour leurs blouses, par les femmes pour leurs robes. Tout ce qui n’est pas rouge vif est ou rose, ou vert, ou blanc.

Souvent, au milieu de la verdure, dans un buisson, on aperçoit avec stupéfaction des fleurs d’une grandeur démesurée que le vent agite, tantôt courbe et tantôt redresse : en s’approchant on découvre que ce sont des jeunes filles à moitié cachées dans le feuillage. Les hommes ont presque tous des bottes ; les enfants et les femmes marchent généralement pieds nus. Ces dernières ont sur la tête un fichu noué sous le menton, quelques-unes ont un châle sur les épaules.

FEMMES COSAQUES APPORTANT DES PROVISIONS. — GRAVURE DE ROUSSEAU, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

19 juin. — C’est aujourd’hui dimanche. Aux escales, les gens sont encore plus propres et mieux habillés que les autres jours. Beaucoup de jeunes filles portent une jupe dont le bas est orné d’une large bande de broderie de toutes les couleurs. En somme, aucun de ces Sibériens ne paraît misérable. Tous ont un air de prospérité qui surprend, car on ne voit nulle trace d’un travail dont cette prospérité serait Le fruit. On est tenté de croire plutôt que ne rien faire est la principale occupation des habitants de tous ces villages. En effet, pas la moindre culture autour des hameaux, par le plus petit jardin autour des maisons ; le gouvernement leur fournit une certaine quantité de farine : à quoi bon cultiver la terre pour faire pousser du grain ? Et puis n’ont-ils pas ces pêches qui tiennent du miracle et qui leur donnent en quelques jours de quoi vivre le reste de l’année ? N’ont-ils pas là, sous la main, du bois pour se chauffer d’abord et pour vendre aux bateaux à vapeur, afin d’acheter de belle toile rouge ? N’ont-ils pas des troupeaux dont ils peuvent tirer, outre leur nourriture, un certain revenu par la vente du lait, de la crème, de la viande ?

Le Sibérien, dont les besoins sont restreints, est très paresseux : cela ne fait aucun doute, mais c’est parce que la Sibérie est trop riche, étant donné son peu de population. Du reste, nous dit-on partout, « ce sont des Cosaques », or qui dit Cosaque dit tout.

Les Cosaques sont en quelque sorte des colons enrégimentés, chargés héréditairement de défendre le pays contre les attaques des voisins, On sait quels services rendirent à l’Europe, au commencement du xvie siècle, ces colons ukrainiens et moscovites établis sur la Volga, le Dniepr et le Don, où ils menaient une existence libre, vivant de ba chasse et de la pêche, en arrêtant l’invasion des Tatars et des Turcs. Les Cosaques de l’Amour, colons comme ceux du Don, se considèrent comme appelés à rendre les mêmes services et par conséquent montrent le même orgueil et la même horreur de tout travail manuel. Ce sont des guerriers, Monter à cheval ou conduire, voilà leur seul plaisir et la seule occupation à laquelle ils ne refusent jamais de se livrer. Les Cosaques de Transbaïkalie furent les premiers organisés pour faire le service à la frontière chinoise en 1815. Ceux de l’Amour ne datent que de 1859.

Le soir vers 5 heures, nous longeons une falaise très élevée qui domine le fleuve sur la rive droite. Tout au sommet se dresse une croix. Est-ce encore en souvenir de quelque missionnaire auquel l’estomac des habitants a servi de tombeau ? Deux enfants sont à côté : leur blouse rouge tranche agréablement sur la sombre verdure des sapins qui les entourent.

Le beau tableau qu’offre le paysage a attiré tous les passagers et suspendu le vint pour quelques moments. C’est que nous arrivons à Malmechskoï, lieu très intéressant à plusieurs points de vue. D’abord, paraît-il, au sommet de la falaise, à côté de la croix, se trouvent les restes d’un fort chinois en terre. Et puis Malmechskoï produit le caviar salé le plus renommé de tout l’Amour. Ce caviar se vend dans des vessies aplaties, qui ont tout à fait la forme d’un jambon.

Bien que nous ne voyions aucune habitation, on annonce que nous mouillerons dans quelques minutes. En effet, arrivés au bout de la falaise, nous tournons à angle droit. Devant nous, en plein midi, dans un nid de verdure, se trouve le village adossé à une muraille abrupte formée de rochers entre lesquels Les arbres ont poussé leurs racines. Tous les habitants sont au bord de l’eau, dans leurs gais costumes. Ce n’est pas grandiose, mais c’est ravissant.

Hélas ! il n’y a pas de caviar pour tout le monde. On n’en apporte que deux pains. C’est tout ce qu’il y a dans le village. La gourmandise doit obéir aux lois de la hiérarchie. Nous avons deux généraux à bord. Chacun d’eux prend un pain à raison de 45 kopeks la livre.

Nous repartons et le vint recommence. La nuit devient assez sombre, et par peur des bancs de sable, nous renonçons à gagner la prochaine station. Nous mouillons dans un endroit désert et inhabité, à peu de distance du lac Sorgou.

Le caviar étant un des principaux produits du grand fleuve dont nous remontons le cours, il est intéressant de dire quelques mots de l’animal qui le produit et de la manière dont on s’en empare.

Le plus gros poisson que l’on puisse prendre dans l’Amour est l’esturgeon, dont une variété, le belougue, atteint quelquefois le poids énorme de 40 pouds, soit 640 kilogrammes, dont 140 kilogrammes à peu près d’œufs ou caviar. Il se pêche toute l’année, mais principalement depuis la débâcle jusqu’à la fin de juin, car le caviar produit pendant les mois d’été n’est pas mangeable. Les plus beaux esturgeons se prennent entre Nikolaïevsk et l’embouchure du Soungari, c’est-à-dire sur un parcours de 1 200 verstes environ.

Des poutres de quatre ou cinq mètres de longueur sont fixées, à 45 degrés avec le courant, sur des lignes parallèles, barrant la moitié du fleuve. Elles sont munies d’une infinité de cordes de différentes dimensions, à chacune desquelles pend un hameçon sans aucun appât. Tout poisson d’un certain volume passant avec rapidité au milieu des cordes est saisi infailliblement par un ou plusieurs hameçons. Les mouvements brusques que la douleur lui fait faire ont pour résultat de l’accrocher à d’autres, et bientôt il est pris par toutes les parties du corps. C’est ainsi que se pêchent les plus grosses pièces.

20 juin. — Le pays devient moins beau, moins accidenté. Le temps aussi se gâte. Une légère pluie nous force par instants à rester dans le salon. Je cause avec le général Kakourine, qui m’apprend que le général Arsenieff va être nommé d’un jour à l’autre gouverneur de Blagovechtchensk, que peut-être il ne s’arrêtera pas à Habarovka, mais continuera le voyage avec nous.

À la station où nous prenons du bois, nous faisons une promenade dans les environs. La chaleur commence à être assez forte. Les fleurs, peu à peu devenues plus nombreuses, émaillent les prairies. Sédum, nigelle, belvédère, pois de senteur et surtout lis jaunes poussent au milieu de l’herbe, qui ici est très haute. Mais aussi, pas de roses sans épines, pas de fleurs sans chaleur, pas de chaleur sans moustiques. Or ceux de Sibérie ont une vilaine réputation. On nous les avait signalés comme un des grands ennuis du voyage, et ce n’est pas sans terreur que nous les voyons faire si tôt leur apparition.

Il n’est bruit dans le village que d’une nouvelle apportée par un bateau qui descendait le fleuve. Une jeune fille d’une très bonne famille, habitant Habarovka, désespérée du départ d’un officier de la garnison qui venait d’être envoyé à Vladivostok, s’est précipitée dans l’Amour. Malgré toutes les recherches, son corps n’a pu être retrouvé. Chacun porte instinctivement ses regards sur le fleuve comme dans le vague espoir d’y découvrir le cadavre de cette infortunée. Mais l’Amour, souvent sans profondeur et rempli de bancs de sable, n’a pas moins, un peu au-dessous de Habarovka, de neuf verstes de large, d’après la carte de l’état-major, que le général Kakourine veut bien m’offrir et dont je lui suis très reconnaissant. Nos passagers sont fort affectés par celle nouvelle : tous connaissaient la jeune fille.

Au moment de partir on s’aperçoit qu’il y a une petite avarie à la machine, ce qui signifie arrivée à Habarovka avec du retard. Tous nos officiers, qui sont attendus chez eux avec impatience, se précipitent au bureau du télégraphe. Je les vois revenir furieux au bout de quelques minutes : le télégraphiste était trop ivre pour recevoir leurs dépêches.

Voilà un employé qui choisissait bien mal son temps ! Se griser au moment où des officiers supérieurs en inspection ont besoin de ses services ! Nos pauvres généraux ont l’air très déconfit. Ce sont des hommes de famille par excellence, et la pensée qu’on peut être inquiet chez eux les tourmente.

Bientôt le temps devient tout à fait mauvais, la pluie tombe à torrents à deux reprises ; il n’y a que demi-mal, car le pays est assez plat et peu intéressant. Mais nos officiers me font remarquer que la montagne Hertsire, située à une trentaine de verstes de la ville, droit au sud, est couverte de nuages, ce qui est un signe infaillible de mauvais temps. Nous aurions bien besoin cependant d’un peu de soleil, pour visiter Habarovka, la capitale et le grand centre militaire de ces immenses provinces de l’Amour.

  1. Dessin d’A. Paris, gravé par Devos.
  2. Dessin de Riou, Gravé par Morizet.
  3. Dessin de Riou, gravé par Ruffe.
  4. Gravure de Bazin, d’après une photographie.