De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/14

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XIV

Blagovechtchensk.


À peine sommes-nous amarrés que le Mouravieff est envahi et que les embrassades commencent.

Un officier cependant fend la foule, adresse une question à notre second, qui me désigne du doigt, s’avance vers moi, me salue et dit : « Je suis le chef de la police, envoyé par le gouverneur. J’ai préparé un logement pour vous, il y a une voiture sur le quai ! Vous pouvez me suivre ! »

Ces paroles, prononcées en Sibérie, ont de quoi faire frémir. Mais notre conscience est tranquille. Nous nous imaginons qu’on nous à retenu une chambre à l’hôtel et que de là nous pourrons envoyer chercher nos bagages, Nous nous apprêtons à suivre le chef de la police lorsqu’un autre monsieur se présente. C’est un Français celui-là, M. Ninaud, dont je connaissais l’existence et que je me proposais d’aller voir demain. Il se met très obligeamment à notre disposition et me dit qu’il va venir immédiatement nous retrouver dans le logement que l’on nous a préparé. Le chef de la police pendant ce temps s’était discrètement éloigné. Quand il nous voit nous avancer, il se précipite pour offrir son bras à Mme Vapereau, nous conduit à une superbe calèche dont un majestueux cocher maintient les chevaux, et lui-même prend place dans un drojki de louage. Nous partons, laissant Hane à bord, mais nous commençons à nous trouver gênés de notre costume de voyage. Et ce fut bien pis lorsque, après avoir contourné deux ou trois pâtés de maisons, nous voyons notre attelage se diriger vers une belle construction en briques, ornée d’un double perron en fer à cheval, devant lequel deux soldats montent la garde : c’est évidemment le palais du gouverneur. On nous conduit à un élégant pavillon où tout est préparé pour nous recevoir. Nous coucherons donc dans un lit ce soir !

Quelques minutes après on nous annonce que Son Excellence le Gouverneur et Mme Popoff nous attendent pour prendre le thé. Il n’y a qu’à nous exécuter et à nous présenter, tels que nous sommes, en nous excusant.

Il est difficile de se figurer des gens plus simples, plus aimables, plus gracieux que nos hôtes. Nous les trouvons entourés de leur nombreuse famille et de quelques amis, et nous avons bientôt fait connaissance, le verre… d’excellent thé à la main. Une Française, née à Saint-Dié et mariée à un Autrichien, musicien remarquable, qui donne ici des leçons, paraît enchantée de voir des compatriotes,

Il faut que j’aille chercher nos bagages. Au moment où nous nous retirons, Mme Popoff nous indique les heures des repas : déjeuner à midi, dîner à trois heures et souper à dix ! Nous commençons à être accoutumés aux heures bizarres. Nous trouvons M. Ninaud qui nous attendait. Il se charge d’aller chercher nos bagages ; mais il revient au bout de vingt minutes, annonçant que Hane, qui a les clefs de la cabine et des malles, a disparu. Que peut-il lui être arrivé ? A-t-il été subitement pris du mal du pays à la vue du drapeau jaune qui flotte de l’autre côté du fleuve et a-t-il gagné la rive chinoise ? Cela me surprendrait fort, étant donné son caractère. Comme nous avons la police dans notre manche il ne sera pas difficile de le retrouver demain, mais il nous faut nos bagages aujourd’hui. Je vais à bord avec M. Ninaud. Hane est sur le pont, tranquille et insouciant comme un homme qui a la conscience calme. Ne comptant pas sur un retour si prompt de notre part, il était allé causer avec des compatriotes.

En retournant au palais je me croisai avec une troupe nombreuse d’hommes, de femmes et d’enfants au teint basané, aux cheveux d’un noir brillant, aux yeux expressifs et intelligents : c’étaient des Tziganes. Il y en a, ma dit ensuite le gouverneur, quarante-deux, qui viennent d’arriver et qui sont dénués de ressources. Une grande et belle femme à l’air insolent me demanda l’aumône dans notre langue en m’appelant « monsieur le voyageur français ».

Ces Tziganes, arrivés par le Yermak, vivent de rapines et de mendicité. Le général Popoff ne sait encore ce qu’il va faire de ces gens turbulents et dangereux que la police est obligée de surveiller. On les mettra probablement sur la barge que le Mouravieff emmènera à Habarovka.

Il est beaucoup plus de 10 heures quand nous nous mettons à table. Ce pauvre gouverneur, depuis ce matin, n’a pas eu une minute de libre. Les officiers se succèdent dans son cabinet et les télégrammes ne cessent d’arriver. Il n’en a pas reçu moins de six pendant le repas. C’est qu’il y a pour le moment une affaire très grave. Un petit steamer d’une compagnie minière sur la Zéa, monté par trois hommes, s’étant arrêté le long de la berge pour faire du bois, a été attaqué par des voleurs. Un des matelots a été tué, les deux autres blessés, et l’or qu’ils transportaient à Blagovechtchensk enlevé. Il y en avait 17 pouds, ce qui, à 16 kilogrammes le poud, fait 272 kilogrammes, soit près d’un million de francs.

Cent Cosaques à cheval ont été envoyés dans toutes les directions. Mais jusqu’à présent aucune piste sérieuse n’a été découverte. L’opinion générale est que l’or a été enterré et que ce ne sera que dans quelques mois, pendant le traînage, qu’on cherchera à l’écouler, probablement avec l’aide des banques chinoises.

27 juin. — Je cours dès l’aube chez M. Ninaud. Cet excellent homme veut bien me servir de guide. Il est négociant en même temps que pâtissier et confiseur, et jouit à Blagovechtchensk de l’estime universelle. Il a épousé une Sibérienne et a des enfants charmants, dont un, âgé de plus de vingt ans, a fait ses études à Paris.

L’hôtel de ville n’est qu’à deux pas. Il est de construction toute récente ; le maire, dont c’est l’œuvre capitale, serait, me dit-on, très flatté de m’en faire les honneurs. Il désirerait me montrer le musée qui occupe l’étage supérieur. Je ne suis pas moins désireux de visiter ce musée, qui possède un remarquable modèle en bois de la principale mine d’or sur la Zéa, représentant exactement, en miniature, tous les travaux exécutés sur cette mine ; puis toute une série d’échantillons des terrains aurifères du pays.

Sur une planche, dans une vitrine, est une très belle peau, non montée. Le maire la met dans mes mains, en me disant : « Voici le lièvre noir, qui n’existe qu’en Sibérie ! » Dans ma joie de trouver ici une preuve de l’exactitude d’une de mes observations, je saisis la peau par la tête et par la queue, puis, pour mieux examiner la beauté de la fourrure, je donne un coup sec, ainsi que cela se pratique pour faire redresser les poils, mais la peau déjà vieille se déchire par la moitié, et me voilà les bras écartés au bout desquels pendent, d’un côté la tête, de l’autre la queue de l’infortuné lièvre noir. Jamais je ne me suis trouvé aussi sot. On voulut bien m’assurer que le mal n’était pas grand et qu’il serait très facile de se procurer un autre spécimen du curieux animal ; c’est égal, je conseille de se méfier du lièvre noir en tant que fourrure : c’est une peau peu solide.

À signaler aussi un joli bouquin porte-musc tué dans les environs. Il est muni à la mâchoire supérieure de deux longues dents un peu recourbées, qui dépassent Les lèvres d’au moins 4 centimètres.

Puis un champignon énorme que l’on nomme dans le pays « pied de cheval », à cause de sa forme toute particulière. Il ressemble en effet à s’y méprendre à un pied de cheval, dont il a les dimensions. Ce champignon, que l’on m’a dit à Paris, au Muséum, être le Polyporus sulphureus, est très recherché ici, non pour ses qualités comestibles, car il ne peut être mangé, mais parce qu’il remplace admirablement le savon, fort cher dans ces pays éloignés. Mme Popoff m’affirme que dans beaucoup de familles on ne se sert que de ce champignon pour les lessives.

À midi, au moment du déjeuner, nous voyons entrer dans le salon un de nos passagers, avec lequel nous n’avions échangé depuis Habarovka que des saluts. C’est l’homme le plus simple qu’il soit possible d’imaginer. Rien ne révélait à bord sa haute position, car il ne portait même pas la casquette officielle. Aujourd’hui il est en grand uniforme. C’est, me dit-on, le général Kapoustine, contrôleur général des finances, postes et télégraphes, le fonctionnaire Le plus important et le plus puissant de toute la Sibérie, entre le Baïkal et l’océan Pacifique, après le gouverneur général. Ses huit enfants, dont l’aîné n’a pas quinze ans, vont, accompagnés de leur mère, à Tomsk, pour faire leurs études. Le général les conduit jusqu’à Irkoutsk. Nous découvrons tout d’un coup que nous avons tous les deux autrefois su l’allemand et qu’il nous en reste encore assez dans la mémoire pour causer ensemble. Quant à Mme Kapoustine, elle le parle comme le russe.

Son Altesse Impériale le Tsarevitch a fait à Blagovechtchensk un séjour de quarante-huit heures. Naturellement il devait loger chez le gouverneur. Tout le monde connaît la touchante coutume russe qui veut que l’on offre à son hôte le pain et le sel. Pour cette cérémonie, la ville de Blagovechtchensk fit fabriquer un plat et une salière dont elle fit hommage au prince. Le maire eut l’amabilité de m’offrir une photographie de ces deux belles pièces d’orfèvrerie. Au centre du plat est l’N russe, première lettre de son nom Nicolas. Les dames de la ville se chargèrent de l’installation de sa chambre à coucher, sous la direction de Mme Popoff. Je dois avouer qu’elles réussirent à faire quelque chose de ravissant, de jeune et de chaste. Tout est bleu et blanc, en soie brodée au point russe par les dames elles-mêmes.

PLAT OFFERT AU TSAREVITCH[1].

Il est nécessaire d’ajouter qu’après son départ, la chambre à coucher du prince devint le lieu de pèlerinage de toute la partie féminine de la ville, et que peu à peu tout ce qu’il avait touché s’évanouit mystérieusement : deux cigarettes intactes oubliées dans une coupe, des bouts de cigarettes fumées, d’allumettes jetées dans un cendrier, tout disparut. Faut-il dire que les draps eux-mêmes de son lit, ne devant plus servir à personne, furent déchirés et que toutes les jeunes filles se partagèrent cette précieuse relique ?

Que n’aurait-il obtenu, s’il avait demandé ?

Après le dîner, qui à 3 heures a réuni une plus nombreuse compagnie, un colonel du génie, le chef de la police, l’abbé Radzichevski et le pasteur Rumpeter, le café nous est servi dans le jardin, ou plutôt dans le parc, qui n’est autre chose qu’un reste des antiques forêts riveraines de l’Amour, échappé à la hache des colons, percé d’allées nombreuses et entouré de murs.

La calèche du gouverneur est à nos ordres. Elle nous conduit d’abord à la tour du veilleur. Cette tour, placée au centre de la ville, en domine toutes les parties. Elle est surmontée par un belvédère contenant une cloche, autour duquel un homme ne cesse de tourner comme l’aiguille autour du cadran d’une montre. Dans les grandes villes, à Tomsk par exemple, il y a sur chaque tour deux veilleurs qui doivent marcher dans le même sens, mais toujours sur le même diamètre, comme aux deux extrémités d’une aiguille à secondes, sans qu’il leur soit jamais permis de se rattraper. Ils sont là pour veiller aux incendies et sonner le tocsin à la moindre fumée suspecte.

BLAGOVECHTCHENSK. — DESSIN DE TAYLOR, GRAVÉ PAR MAYNARD.

Du sommet de cette tour, nous avons une très belle vue de la ville. Je dois avouer cependant que la cathédrale, plantée toute seule au milieu d’une immense plaine, parait un peu ridicule. Le but de spéculation qui a déterminé l’emplacement de cet édifice religieux est par trop apparent.

La ville est jolie, les rues sont larges ; la plupart des maisons ont un petit jardin qui les entoure. Malheureusement, comme du reste partout en Sibérie, les rues sont fort mal entretenues, et déparées par de grandes flaques d’eau. Il est vrai de dire cependant que si le Russe a l’air de se soucier médiocrement de l’état de la partie de la route où devront passer les voitures et les chevaux, il a toujours grand soin de se ménager une place où passer sans trop salir ses bottes, probablement-pour ne pas avoir à les nettoyer. En effet, à l’intersection de deux rues il y a généralement un passage en planches, et le long des maisons est un trottoir, en planches également, large de plus de 1 mètre, et élevé d’au moins 20 centimètres au-dessus du sol. Ce trottoir est presque toujours en très bon état. Nous en avons trouvé non seulement dans les grandes villes, comme Vladivostok, Nikolaïevsk, Habarovka, mais même dans les petits villages.

Il est vrai que l’on a sous la main les matériaux nécessaires à leur entretien : la forêt les fournit. Sous le rapport des trottoirs, les villes et villages de Sibérie l’ont emporté pendant longtemps sur l’ancienne capitale de l’empire. Ne m’a-t-on pas dit, à Moscou, que ceux que l’on y voit maintenant sont l’œuvre du présent gouverneur de la ville et qu’il y a quelques années ils n’existaient pas ?

Nous voulions aller à l’embouchure de la Zéa par une rue et revenir par une autre. Le cocher s’y refuse malgré les efforts de M. Ninaud, parce que, disait-il, il salirait les roues de sa voiture et Les pieds de ses chevaux.

Ce petit fait prouve plusieurs choses : d’abord, le mauvais état des rues et le peu de soin des ingénieurs, car il n’avait pas plu depuis deux ou trois jours ; ensuite la paresse de l’automédon qui ne voulait pas avoir à travailler pendant une heure pour laver ses roues et les pieds de ses bêtes. La paresse est, je crois, le péché mignon des Sibériens et Le plus grand obstacle au développement rapide des incalculables richesses que contient le pays.

Un autre petit fait. Pour reconnaître un peu l’hospitalité qui nous était si gracieusement offerte par le gouverneur et par sa femme, et pour conserver aussi un souvenir durable de ceux qui nous recevaient si bien, j’avais pris, dans le jardin, un groupe de la nombreuse famille du général et de quelques personnalités de la ville. Nos hôtes avaient paru enchantés de l’attention. Toutefois, comme mes clichés ne devaient être développés et imprimés qu’à mon arrivée à Paris, c’était véritablement faire attendre bien longtemps une photographie peut-être mauvaise. Je pensai donc à m’adresser de suite à un artiste du pays pour ce cliché spécial, Il y a deux photographes à Blagovechtchensk, et chez tous les deux il me fut répondu que, le patron faisant sa sieste, on me priait de repasser plus tard.

Faire la sieste, en Sibérie ! On se croirait sous l’équateur. Il est certain qu’habitués aux rudes gelées de l’hiver, les Russes souffrent plus que nous de la chaleur, qu’ils trouvent excessive, tandis que pour nous elle est très supportable. Il est vrai que nous arrivons de Pékin, où les étés sont fort chauds.

À l’ouest de la ville sont les camps. Nous les visitons un peu à la hâte, en voiture. Ils sont cachés au milieu des bois. Ici, on a eu le bon esprit de ne pas dénuder sans raison tous les environs. Les soldats que nous voyons manœuvrer ont une bonne tenue, ils sont propres, et ont l’air de connaître leur métier. Ils font l’exercice du canon, et c’est avec plaisir que je les regarde, car ils effacent une impression fâcheuse que j’avais conservée d’une petite troupe rencontrée au commencement du voyage.

Le polygone est derrière le camp. On y tire à la cible tous les quinze jours, je crois ; derrière, sur une colline, se trouve la prison. En revenant du camp, nous traversons le quartier réservé aux soldats mariés. C’est un groupe fort important de petites maisons entourées d’un peu de verdure ; elles paraissent propres et bien tenues : des enfants, tous très jeunes, nous regardent passer et saluent.

Nous rentrons enchantés, en somme, de notre promenade, et séduits par ce que nous avons vu de la ville. Nous ne sommes pas non plus choqués outre mesure de rencontrer de temps en temps dans les rues des cochons qui se promènent, cherchant leur nourriture. C’est un spectacle auquel notre vie à Pékin nous a habitués, il n’y a que la couleur de ces animaux qui diffère : à Pékin ils sont noirs, ici ils sont blancs.

Fondée en 1857, la ville de Blagovechtchensk a été pendant longtemps le grand centre des provinces de l’Amour. Elle lutte maintenant pour conserver la prépondérance, qu’on veut lui enlever en faveur de Habarovka. Elle prétend que, comme position militaire et commerciale, sa situation à proximité des grandes villes chinoises, Aïgoune, Tsi-Tsihar, où sont concentrés près de 40 000 hommes de troupes, lui donne une importance singulière, et qu’en dépit des efforts de l’administration, elle ne cessera de s’étendre et de prospérer, beaucoup plus rapidement que sa rivale, bien que cette dernière soit maintenant le siège du gouvernement général des provinces de l’Amour.

Malheureusement pour la ville de Blagovechtchensk, un coup terrible va lui être porté : elle ne se trouve pas sur le tracé du chemin de fer, qui passera, d’après les projets actuels, à plus de 200 verstes au nord. Mais ce projet est-il définitif ?

Pendant l’hiver, de nombreuses caravanes de chameaux arrivent de la Mandchourie, apportant de la viande gelée, du gibier. Elles pourraient apporter, en outre, des produits bruts, des laines à échanger contre des objets manufacturés, dont des fabriques seraient établies dans les villes que traversera le chemin de fer, ou même à Blagovechtchensk. Mais il faudrait pour cela une initiative qui m’a l’air de manquer ici.

La vie matérielle n’est pas chère. Le pain de seigle se vend 10 kopeks le poud ; la vodka, cet autre élément indispensable à l’existence de tout bon Russe, coûte de 25 à 40 kopeks la bouteille.

De l’autre côté du fleuve est une station télégraphique chinoise. Pour 1 rouble et 40 kopeks par mot, on peut correspondre avec Pékin, mais comme il n’existe pas de communication entre la ligne chinoise et la ligne russe, il suffit de cette interruption voulue de quelques centaines de mètres pour empêcher les relations télégraphiques par cette voie, La plus rapide, la plus simple, et celle qui devrait être la moins coûteuse, entre l’Europe et le Céleste Empire. On prétend que la faute en est surtout au gouvernement russe, qui, pour des raisons de famille, désire favoriser la compagnie danoise à laquelle appartient le câble sous-marin qui rayonne de Changhaï vers Hongkong, le Japon et Vladivostok[2].

Nulle part, dans tout l’empire russe, il n’y a, me dit-on, autant de sectes religieuses dissidentes que dans le gouvernement de Blagovechtchensk. La plus curieuse est la Douhobore. Cette secte refuse aux hommes le libre arbitre. Tout doit se faire par la volonté du ciel. Ni la femme ni l’homme ne peuvent choisir le père et la mère de leurs enfants, et de grands meetings nocturnes ont lieu à des époques déterminées, dans des lieux sans lumière, et pendant l’été au fond des bois. Là, le hasard est chargé de représenter, la volonté d’en haut. La police est impuissante à empêcher les membres de cette secte de se livrer à leurs pratiques religieuses. « Dans ces assemblées, dit M. Anatole Leroy-Beaulieu, parlant d’une secte analogue, les Skakouni, l’inceste même n’était point regardé comme un péché, tous les fidèles, prétendaient les sectaires, étant frères en Jésus-Christ. »

Pendant notre absence, Mme Popoff a reçu quelques visites.

Des dames sont venues faire un pèlerinage dans la chambre du Tsarevitch. Au fond, on sait que nous logeons au gouvernement et l’on veut s’assurer que nous ne profanons pas la chambre bleue.

28 juin. — Le Yermak doit partir à 10 heures. L’affluence de monde est encore plus grande qu’à l’arrivée du Mouravieff Amourski. Le gouverneur et Mme Popoff ont tenu à nous accompagner jusqu’au steamer, et à ne nous quitter qu’au dernier moment, Je me demande, en vérité, ce que ces aimables gens auraient fait de plus pour des amis de vingt ans. Blagovechtchensk est peut-être, de tout notre long voyage, la ville dont nous avons conservé le meilleur souvenir ; c’est qu’elle nous rappelle la sympathie dont nous avons été l’objet.

Cet excellent M. Ninaud est également venu nous dire adieu avec son fils. Il a placé dans notre cabine un petit paquet dont il nous prie d’accepter le contenu. Ce sont quelques sucreries, quelques biscuits de sa fabrication, un de ces fameux saumons fumés de l’Amour et deux taies d’oreiller en toile blanche à fleurs. Il craint que nous ne manquions de choses molles pour amortir les chocs dans le tarantass, et nous dit de faire remplir, à Stretinsk, ces taies de laine de chameau. Puis il me remet une longue lettre dans laquelle il a résumé tous ses conseils pour la route. Quelques-uns ont l’air enfantins ; mais nous n’en avons négligé aucun, et nous nous en sommes maintes fois félicités.

Il est midi, le sifflet de la machine met un terme aux baisers d’adieux, et, par un soleil radieux, nous quittons Blagovechtchensk, nom qui signifie en russe « Bonne Nouvelle » ou « Annonciation » : en route pour Stretinsk, « Visitation » !


Charles Vapereau.


(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Dessin de Krieger, d’après une photographie.
  2. La communication entre la ligne chinoise et la ligne russe a été établie dans les derniers mois de 1893, mais les hauts prix des télégrammes pour l’Europe ont été maintenus.