De Pékin à Paris : la Corée, l’Amour et la Sibérie/24

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XXIV

De Tobolsk à Paris.


Cependant le ciel s’est couvert de nuages, et un orage se prépare au-dessus du Kremlin. La ville se déroule sous nos yeux dans une sorte de cirque ; ses nombreuses églises, blanches pour la plupart, se détachent sur le fond sombre de la colline qui entoure Tobolsk. Le panorama est splendide. Nous remontons l’Ilrich, puis presque immédiatement nous pénétrons dans la rivière Tobol, qui a donné son nom à la ville.

17 août. — Les eaux sont très basses. Il n’y a plus de doute à avoir : notre bateau cale trop pour pouvoir aller jusqu’à Tiumen. Dès l’aube, nous faisons nos préparatifs, non seulement pour quitter le Kosakovski, mais pour rouler encore sur les grands chemins, pendant au moins deux jours, dans un pays décimé par la maladie.

En nous embarquant à Tomsk, nous pensions être au terme de nos misères, n’avoir plus qu’à sauter des bateaux dans les chemins de fer jusqu’à Paris, et voilà qu’on va nous déposer à Yévliévo, c’est-à-dire à 128 verstes de la gare ! Notre désappointement est grand. Maintenant, plus de bon et confortable tarantass ; il va falloir nous contenter d’un misérable périclodnoï. Plus de liste blanche pour les chevaux, dans un pays où, nous le savons, il n’y a que deux troïkas à chaque station, ce qui est à peine suffisant pour les voitures de la poste.

Vers dix heures, on annonce que nous sommes à Yévliévo, et nous accostons devant une berge élevée, au pied de laquelle on ne parvient qu’après avoir barboté dans la boue pendant 20 mètres. Arrivé au sommet, je cherche des yeux la ville, le village, le hameau ! Rien de tout cela n’existe. À 200 mètres est la maison de poste, et 200 mètres plus loin j’aperçois trois ou quatre maisons d’aspect misérable : voilà Yévliévo !

Cependant on a descendu les bagages des passagers et on les a déposés sur la berge. Le temps est très menaçant, une pluie fine commence déjà à tomber, et en attendant les voitures et les chevaux de paysans qu’on est allé chercher pour les Regamey et nous, je photographie la scène, afin de montrer aux gens civilisés qui seraient tentés de faire ce voyage, la façon barbare dont on est exposé à être traité par les grandes compagnies subventionnées de navigation, en Sibérie.

ABANDONNÉS SUR LA BERGE[1].

Or ce qui se passe aujourd’hui n’est pas un accident imprévu. À peu près tous les ans à pareille époque, le manque d’eau oblige les grands vapeurs à déposer leurs passagers à Yévliévo. Il serait pourtant bien facile de les transborder sur un petit steamer à fond plat, qui, lui, pourrait remonter jusqu’à Tiumen. Mais c’est une attention dont les compagnies n’ont aucun souci, parce que l’opinion publique ne se soulève pas contre elles et que les passagers supportent tout sans faire entendre la moindre protestation. Au fond, il y a dans le caractère russe beaucoup du fatalisme des Orientaux : heureuses gens !

Au bout d’une heure d’attente, nous voyons arriver deux télégas, sorte de grosses corbeilles dans lesquelles nous empilons tant bien que mal nos bagages, puis nous nous juchons par-dessus et nous voilà partis. Il n’est plus maintenant question de s’étendre mollement sur nos matelas étalés. L’important est de se tenir solidement et de ne pas être jetés hors de la corbeille dans les cahots violents qui se succèdent sans interruption. La route est abominable, par moments c’est un véritable marais dans lequel nous pataugeons au petit bonheur, verste après verste. Pour la première fois depuis notre départ de Pékin, le caractère de ma femme semble s’être modifié. Elle est franchement de mauvaise humeur et peste à haute voix contre le temps toujours menaçant, les télégas, la route, la Sibérie, les Russes et son mari. Laissons passer cet unique orage après cent jours de calme et de sérénité.

Les Regamey, eux aussi, sont trois dans leur téléga. Ils ont offert l’hospitalité à une jeune Sibérienne qui vient de Tchita et qui va à Paris étudier la médecine. Elle ne suit du reste pas un mot de français. Ses études finies, elle compte retourner s’établir dans la Transbaïkalie.

Au bout de 25 verstes, nous changeons de chevaux et de voiture. Nous tombons cette fois sur une téléga encore plus petite que la précédente, et cette seconde étape est peut-être plus pénible que la première. Enfin, vers dix heures du soir, nous arrivons dans un grand village. Il fait nuit noire. Notre yemchtchik nous conduit chez un de ses amis, qui met volontiers une chambre à la disposition des voyageurs, et qui certainement nous trouvera des chevaux pour demain. Arrivés devant sa maison, nous avons quelque peine à nous faire entendre. Au bout de plusieurs minutes, il paraît enfin, une lanterne à la main. Il nous dit, d’un air triste, qu’il lui serait bien difficile de nous recevoir chez lui ce soir, car son fils est mourant : il a été atteint du choléra ce matin. Nous n’insistons pas. Un paysan qui assistait au colloque nous dit que le choléra avait fait plusieurs victimes dans le village, mais que sa maison était indemne, qu’il avait une belle chambre bien propre à notre disposition, et des chevaux et des voitures pour demain. Il n’y a qu’à accepter.

Dans la cour de sa maison, on est obligé de placer des planches pour nous permettre de franchir le fumier qui la remplit et qui va jusqu’à la première marche de l’escalier. Il a en effet une chambre assez propre avec une sorte de cloison en planches au milieu.

Nous n’avons rien mangé depuis notre départ de Yévliévo, et il est près de minuit. Six œufs, voilà tout ce que nous trouvons à nous procurer comme provision dans ce village. Nous sommes six, le partage est facile. De nombreuses tasses de thé prennent la place d’une nourriture solide. Nous procédons à notre installation pour la nuit, et il est près d’une heure quand nous éteignons les bougies.

Il n’y avait pas dix minutes que l’obscurité régnait dans nos appartements, qu’un colloque à voix basse s’établissait dans la chambre des Regamey, de même que dans la nôtre. On sentait qu’il se passait quelque chose d’anormal, et que nous étions tous sous la même impression désagréable. À une heure un quart les bougies étaient rallumées. Nous cédions devant l’attaque d’ennemis trop nombreux et nous redemandions le samovar, pour passer le temps pendant qu’on préparerait les voitures et les chevaux.

Toute une journée en voiture découverte non suspendue, dans des chemins abominables, par un temps pluvieux, rien à manger, privation de sommeil, voilà de l’hygiène dans un pays contaminé !

18 août. — Ce n’est qu’à six heures que nous partons dans des télégas encore plus rustiques que les premières, et qu’on a dû mettre en état pour la circonstance. Nous longeons un joli étang, long et peu large, bordé de saules et de roseaux, que nous prenons d’abord pour une rivière. De nombreux canards sauvages y élèvent leur petite famille. Ce serait à photographier ; mais si je parlais de m’arrêter, je serais honni. Nous traversons de magnifiques plaines bien cultivées, et qui font un contraste frappant avec les déserts incultes des bords de l’Ob et du bas Irtich. Partout la moisson se prépare abondante, et cependant on dit que la disette règne dans cette partie de la Sibérie : c’est à n’y rien comprendre.

Vers dix heures nous entrons dans l’immense cour d’une riche ferme, et l’on nous sert en peu de temps de quoi réparer nos forces. Nous y trouvons de plus des chevaux et un périclodnoï dans lequel nous serons au moins à l’abri s’il pleut.

Le fermier est un homme superbe. Il n’a pas moins de quarante personnes sous ses ordres. Sa fille, une jeune femme aux traits réguliers, est plus grande que lui de la moitié de la tête ; c’est le plus beau type qu’il soit possible de voir de la race sibérienne.

Je vais prendre une vue de la petite église du village qui est devant la porte, puis je propose au fermier qui m’a suivi de le photographier avec tout son personnel. Il me demande en hésitant ce que cela lui coûtera, et, sur ma promesse de ne rien lui faire payer, se prête assez volontiers à mon désir.

PERSONNEL D’UNE FERME. — GRAVURE DE BERG, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.
CIMETIÈRE TATAR[2].

Nous partons conduits par un yemchtchik tatar, et traversons des plaines fertiles et bien cultivées. Les villages paraissent de plus en plus riches et de plus en plus habités. Quelques-uns d’entre eux nous frappent par la propreté qui y règne, et Île bon entretien des cours. Les maisons ont un aspect plus gai. De loin nous apercevons les églises ; elles sont peintes en blanc ou en vert comme partout, et ont un clocher élancé. En approchant, nous remarquons que ce ne sont pas des croix qui surmontent ces édifices, mais le croissant : ce ne sont pas des églises, mais des mosquées. Les habitants ont, de plus, un costume particulier : ce sont des villages tatars.

À la sortie de l’un d’eux est un bois épais, entouré d’une barrière. Il longe la route, qui décrit ici un demi-cercle : c’est le cimetière. Sous la verdure des arbres nous voyons des cercueils rangés, se touchant presque. Ils sont un peu soulevés, de façon à ne pas toucher la terre, et un petit auvent, supporté par quatre montants, les protège contre les intempéries. Quelques-uns sont en mauvais état, et leur délabrement prouve leur vétusté.

BARRIÈRE DE ROUTE[3].

Marie, ayant déjeuné, étant assez confortablement installée dans son périclodnoï, jouissant du beau soleil qui nous est revenu, a retrouvé sa bonne humeur. Elle se félicite maintenant de cette sécheresse qui nous a permis d’ajouter à nos souvenirs la téléga, le périclodnoï, de nouvelles punaises, la famine et enfin les villages tatars. Car Tiumen se dessine dans le lointain, nous longeons la rive gauche de la Toura et nous pouvons même distinguer les wagons de marchandises rangés sur la rive droite, où se trouve la ville. Un galop nous amène aux faubourgs, et notre joie tombe instantanément devant le lugubre aspect qu’offre cette ville, pourtant jolie. Presque personne dans les rues, toutes les maisons fermées, les fenêtres condamnées, on sent qu’il n’y a plus dans Tiumen que ceux qui n’ont pu fuir. Ce n’est pas le délabrement de Nikolaïevsk, c’est l’abandon précipité à l’approche d’un danger. J’ai su dans la suite, de très bonne source, qu’au 18 août il était déjà mort 1 800 personnes du choléra depuis le commencement de l’épidémie.

La Toura coule encaissée entre deux berges élevées de près de 20 mètres. Nous la traversons sur un pont presque à fleur d’eau, auquel on accède des deux côtés par une rampe fantastique. Comment dans cette ville de plus de 15 000 âmes, où se trouvent plus de cent fabriques, tête de ligne du chemin de fer et des bateaux à vapeur de Tomsk et de Sémipalatinsk, où des foires importantes produisent un mouvement énorme de marchandises et des échanges pour des sommes considérables, ne fait-on rien pour améliorer ce dangereux passage que l’on s’est contenté de daller en bois ?

Nous passons sans encombre, et bientôt nous arrivons devant une sorte de jardin public que contourne la route, derrière laquelle se dresse un gracieux monument en briques rouges : c’est la gare.

Il est 2 heures, et le train ne part que ce soir à 10 heures. À côté du buffet, qui, par parenthèse, est excellent, sont deux salons de toilette, d’où nous sortons au bout d’une trentaine de minutes avec des vêtements bien brossés, aussi frais que peuvent l’être des habits portés pour ainsi dire nuit et jour depuis trois mois.

Le prince Grégoire Galitzin part ce soir par le même train que nous. J’ai pour lui une lettre du comte Cassini, je la lui remettrai demain. On me montre au buffet un des secrétaires du prince en train de dîner. Je le prie de vouloir bien demander pour moi une audience. Il est probable que mon costume me nuit dans l’esprit de cet officier, car je ne rencontre pas chez lui la civilité à laquelle les Russes m’ont habitué. Il prend néanmoins ma carte. Vers onze heures, un autre officier, des plus courtois, vient me prévenir que le prince me recevra volontiers demain vers neuf heures, dans son wagon-salon.

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous, et je restai avec le prince Galitzi pendant deux stations. C’est un des hommes les plus aimables que je connaisse.

À Yékatérinbourg le prince doit rester vingt-quatre heures, nous le voyons quitter la gare, puis, pendant que nous déjeunons, un bijoutier vient de sa part nous montrer des alexandrites, cette curieuse pierre précieuse qui est verte pendant le jour, ressemblant à une émeraude, et rouge la nuit, comme un rubis. Le prince sait que je veux emporter ce souvenir de notre passage dans les monts Oural et nous adresse un bijoutier de confiance avec quelques mots sur une de ses cartes. J’eus à Saint-Pétersbourg occasion de le remercier et de lui montrer la jolie alexandrite achetée par son entremise.

Que dire du reste du voyage ? Nous sommes maintenant dans des pays trop connus et trop souvent décrits pour que j’y insiste beaucoup.

À Perm nous montons sur un excellent steamer qui en trois jours nous amène à Nijnii-Novgorod : excellente cuisine, lumière électrique dans les cabines, mais toujours pas de draps ni même de lit.

À Kazan, nous stoppons devant le lazaret ; il est 9 heures du matin, et tout le monde est sur le pont. Un infirmier et une infirmière viennent à bord et aident un passager atteint du choléra à descendre. À peine arrivé à terre, nous voyons ce malheureux s’affaisser. On est obligé de le transporter à l’hôpital. Cette lugubre scène nous impressionne péniblement tous, et terrifie plusieurs passagers.

NIJNI-NOVGOROD[4].

À Nijnii-Novgorod, beaucoup de monde dans les rues. On nous dit cependant que la foire est bien moins animée que les autres années, à cause de l’épidémie. Nous faisons quelques achats dans le grand pavillon central, qui ressemble, en petit, à notre palais de l’Industrie, valises en cuir de Russie, châles d’Orenbourg, ces merveilles de patience et de travail. Un de ceux achetés par nous mesure 11 mètres de superficie. Il est carré, et en le prenant par un angle, il passe, tout entier, sans difficulté aucune, dans la bague de Marie qui a 1 centimètre de diamètre.

Le caviar à Nijnii est exquis.

ÉGLISE à NIJNI-NOVGOROD[5] (PAGE 240).

Malgré le vent violent qui souffle, nous allons visiter la ville en voiture découverte. Elle est des plus pittoresques. D’un côté de la rivière, les vieux quartiers, le Kremlin, les anciennes églises, en amphithéâtre sur le flanc de la colline, du sommet de laquelle la vue est superbe. Elle embrasse de l’autre côté de la rivière toute la plaine, sur laquelle se trouve la nouvelle ville avec la foire et ses magasins : au loin, la Volga serpente à perte de vue.

LA GROSSE CLOCHE DE MOSCOU[6].

Le lendemain, à Moscou, nous disons adieu aux Regamey, qui vont directement à Vilna. Il y a près d’un mois que nous vivons ensemble, ce sont des amis que nous quittons.

5 septembre. — Enfin, après être restés quatre jours à Moscou, quatre à Saint-Pétersbourg, et un à Vienne, nous rentrons en France par le Tirol. Malgré le choléra qui nous suit et nous cause des tracas sans nombre à toutes les frontières, nous jouissons d’une parfaite santé.

Nous traversons l’ancien continent dans toute sa largeur. Nous rapportons de notre voyage 150 clichés 18 × 24 qui, grâce à l’excellence des appareils choisis par M. Paul Nadar lui-même, m’ont donné des résultats fort satisfaisants. Et s’il y a eu parfois des moments pénibles pendant notre longue pérégrination, nous nous les rappelons avec plaisir maintenant, car ce sont autant de souvenirs pour le reste de notre vie.

Il y a cent douze jours que nous avons quitté Pékin.


Charles Vapereau.


ÉGLISE DE VILLAGE[7].
  1. Gravure de Berg, d’après une photographie.
  2. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin, d’après un croquis.
  3. Dessin de Th. Weber, gravé par Bazin.
  4. Dessin de Berteault, d’après une photographie.
  5. Dessin de Berteault, d’après une photographie.
  6. Gravure de Bazin, d’après une photographie.
  7. Gravure de Bazin, d’après une photographie.