De Paris à Tombouctou au temps de Louis XI

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Ch. De La Roncière
De Paris à Tombouctou au temps de Louis XI
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 653-675).
DE PARIS A TOMBOUCTOU
AU TEMPS DE LOUIS XI

L’industrie française de l’automobile vient de remporter une grande victoire. Par elle, le désert a été vaincu. Une autochenille Citroën, partie d’Alger, est entrée le 7 janvier à Tombouctou. L’épreuve a été un miracle d’endurance. Mais le voyage lui-même est-il une nouveauté ?

Il y a un siècle, la Société de Géographie de Paris offrait un prix de 10 000 francs à qui percerait les mystères de Tombouctou. René Caillié, en 1828, parvenait au but. Le fait parut si prodigieux que la Société Géographique de Londres refusa d’y adhérer. La Royal Geographical Society était fondée à faire une critique, mais une tout autre que celle-là. La vraie objection, c’est que René Caillié n’était ni le premier Européen, ni le premier Français qui eût atteint Tombouctou. Le 27 mars 1618, le chroniqueur de Tombouctou, — car les grandes villes du Sahara et du Niger avaient des chroniqueurs, — notait l’arrivée de la colonne marocaine du caïd Hamar. Elle avait été guidée à la boussole et au sextant, comme en mer, par un capitaine de marine des Sables-d’Olonne, Paul Imbert, prisonnier des Marocains : ce qui laisse supposer qu’il était renseigné sur la traversée du Sahara par des compatriotes et probablement par des marins.

En 1591, en effet, la colonne d’arquebusiers et de spahis marocains qui avait conquis Tombouctou, comptait soixante-dix escopettiers chrétiens. C’était l’instant où la France occupait au Maroc une situation prépondérante par ses médecins et ses raffineurs : les médecins du chérif devenaient successivement professeurs d’arabe au Collège de France ; et les raffineurs normands évacuaient d’Agadir sur le Havre le produit des cannes à sucre du Sous. Les deux grandes villes du bassin fluvial, Tombouctou et Gao conquises, une flotte de bateaux démontables, construite sur le Draâ au sud du Maroc, fut expédiée à dos de chameau à travers le Sahara pour descendre le Niger.


I. — RELATION FLORENTINE D’UN VOYAGE DE PARIS A TOMBOUCTOU (1470)

Si étrange que cela paraisse, le contact des Européens avec Tombouctou remonte plus haut encore. Un explorateur y était allé peu après avoir quitté Paris, l’année où Louis XI avait forcé le comte d’Armagnac et les siens, en 1470, à s’enfuir au delà des Pyrénées. Le synchronisme est consigné par l’explorateur qui était doublé d’un chroniqueur, le Florentin Benedetto Dei.

Un duo d’amour éthéré entre l’auteur de la Divine Comédie et l’ombre de Béatrice Portinari a donné l’immortalité à une firme commerciale de Florence. La maison Portinari, dès le temps de Dante, tirait des lettres de crédit sur ses succursales de Damas, d’Alexandrie, etc. Était-ce pour les visiter ou pour en créer de nouvelles que Benedetto Dei parcourut l’Orient, la Turquie, l’Asie-Mineure, les Pays Barbaresques et Tombouctou ? Peut-être. Mais le mercantilisme se doublait chez lui de vues politiques.

C’était le moment où l’Italie, menacée depuis que la prise de Constantinople avait fait des Turcs les héritiers des empereurs d’Orient, cherchait partout contre eux des concours pour les encercler. A l’heure où le Florentin s’acheminait vers Tombouctou, le Vénitien Zeno allait en Perse quérir l’appui de la patricienne de Venise dont le Shah avait fait sa compagne.

Ainsi s’explique la reconnaissance militaire opérée par Benedetto Dei en Syrie, en Egypte et en pays torrides, à Tunis, où il a vu « des grillons voler, » à Carthage, d’où il a rapporté un caméléon « qui vit d’air, » à Oran, où l’on amenait des guenons, pattes liées comme des poulets. « Somme toute, dit-il de lui-même, Benedetto Dei a exploré attentivement les Puissances susdites, ce dont elles sont capables, comment on y peut entrer, de quelle façon elles peuvent être attaquées et par quelles voies et moyens, bien que ce soient pays lointains et étranges. »

« J’ai été à Tombouctou, poursuit-il, lieu sis au-dessous du royaume de Barbarie dans les terres. On y fait beaucoup d’affaires en y vendant de gros draps, des serges et des étoffes à côtes qui se font en Lombardie. » Et c’est toute sa relation de voyage, preuve évidente qu’elle n’avait rien de sensationnel. Et de fait, la route, les routes plutôt de Tombouctou étaient depuis longtemps connues, à telle enseigne qu’elles figuraient, dès l’an 1373, dans un atlas de la Librairie de Charles V, au Louvre, cet ancêtre de la Bibliothèque Nationale.

Voici les étapes d’une des routes qu’on connaissait à Florence un demi-siècle plus tard : « Comme beaucoup d’endroits, écrivait Abraham Farissol, manquent de sel, principe et remède universel, l’itinéraire des caravanes qui partent du cap Cantin s’en inspire. Elles s’enfoncent au milieu du continent vers Ouadan, de là vers Teghàzza, de Teghàzza vers Tombouctou, et de Tombouctou vers le royaume de Màli, qui est le plus déficitaire en sel, à soixante-dix journées à dos de chameau, jusqu’à des montagnes fort élevées. Là, le transport a lieu sur la tête à grande fatigue, et l’échange se fait à raison d’une mesure de sel pour une mesure d’or... Dans la province de Gangaran sur le Sénégal, l’Ophir où notre roi Salomon envoya ses vaisseaux, il y a des éléphants et des girafes dont j’ai vu un spécimen en 1524 à Florence. »

Benedetto Dei n’emprunta point, pour aller à Tombouctou, cette piste-là qui partait des côtes de l’Océan. Il pénétra dans le continent par un des ports méditerranéens qu’il cite, Tunis vraisemblablement, dont le Roi avait accordé au Doge, le 22 décembre 1320, des garanties pour les caravanes vénitiennes : liberté des pâturages pour leurs bêtes, poursuite des vols commis à leur dam, protection pour leurs courriers, aide et assistance à la première réquisition du consul de la République. Cette route, celle des caravanes qui amenaient à l’Hôtel des Monnaies de Kairouan, du temps d’Edrîsi, l’or soudanais, passait par Ouargla, — où l’on se souvenait encore, au temps du colonel Flatters, du tribut jadis payé à Tunis pour la sécurité des voyageurs, — par In-Salah ou Ksar el Kebir, par le Hoggar et par le point d’eau d’In-Ziza, marqués sur une carte majorquine de l’an 1413 dont nous parlerons. Rude itinéraire, par l’effroyable désert du Tanezrouft, qui coûtait à une caravane tunisienne allant à Tombouctou, vers l’époque de Benedetto Dei, les neuf dixièmes de son effectif, c’est celui que vient de parcourir l’auto-chenille Citroën.

Une troisième voie d’accès au Niger passait par Tlemcen et par l’oasis du Touat qui était dans sa dépendance économique. A mi-route de ces points, se trouvait Sidjilmassa dans le Tafilelt au Sud de l’Atlas. C’est par là, par un marchand génois, qui y était établi vers l’an 1300, que l’Europe eut les premières notions précises sur la traversée du Sahara. Elles sont consignées dans une longue légende du planisphère de Giovanni di Carignano, recteur de la paroisse San Marco de Gênes en 1311-1314, où sont figurés au fond du désert la ville d’'Eulezen (Oualata) encore existante, un fleuve et, dans ce fleuve, File des Paillettes d’or, Palolus : « Ces gens-là, dit la légende, en parlant des caravaniers, vont la bouche couverte en tous temps. Indépendants, ils ne payent aux Sarrazins aucun péage... Ils reçoivent des marchandises à Sidjilmassa pour les transporter à dos de chameau à Oualata et en Guinée. Ils mettent quarante jours à gagner à travers le désert Oualata. Ils transportent eau et vivres, ne trouvant d’une ville à l’autre ni habitation, ni eau. Parfois, ils sont ensevelis dans la poussière des sables quand ils sont surpris par un vent furieux. Parfois, la chaleur est si forte, lorsque le soleil est au zénith, qu’ils urinent du sang. »


II. — RELATION DATÉE DU TOUAT ET DÉCRIVANT EN 1447 LE BASSIN DU NIGER

Benedetto Dei avait eu un devancier en plein Sahara. La maison florentine des Portinari profitait d’un heureux coup de sonde de la banque de Saint-Georges, d’une relation envoyée d’une oasis saharienne à Gênes et copiée à Florence.

L’Allemand Gerhard Rohlfs, en 1864, prétendait avoir visité avant tous autres Européens l’oasis du Touat. Or, un manuscrit du milieu du XVe siècle, depuis peu découvert, contenait la copie d’une lettre expédiée du Touat en 1447. Cette missive était arrivée à Gênes l’année où l’argentier de Charles VII, Jacques Cœur, se présentait devant la ville ligure pour en prendre possession. Au dernier moment, la faction génoise qui avait réclamé notre protectorat nous accueillit par une dérobade. Sans quoi l’exploration du Touat se fût faite au compte de la France.

Antonius Mblfbnt, tel était le transparent cryptogramme dont était signée la lettre envoyée du Touat à Gênes à l’adresse de Giovanni Mariono. Et le copiste avait pris soin de restituer le nom dans la rubrique qui servait de titre à la missive : Copia cujusdam littere per Antonium Malfante a Tueto scripte Janue Johanni Mariono, 1447. A la veille de perdre le contact avec les colonies prospères de la Mer-Noire, Trébizonde, Sébastopol el Balaclava, où elle ne pouvait plus accéder qu’avec des licences turques chèrement achetées par des complaisances humiliantes, la République génoise cherchait ailleurs des débouchés : et c’est ainsi qu’un de ses émissaires parvint fort avant à l’intérieur de l’Afrique, un demi-siècle avant qu’un Génois découvrit un Nouveau Monde.

Nous ne savons rien de Malfant ou Malfante, pas même sa nationalité. Des recherches que j’ai faites l’an passé dans les archives de Gênes, n’ont rien donné sur lui. Nous ne le connaissons que par sa relation de voyage, où il apparaît comme un marchand. Ecoutez-le : « L’endroit où nous sommes comprend dix-huit quartiers enclos dans une muraille unique et gouvernés par un pouvoir oligarchique. Chaque chef de quartier défend, envers et contre tous, ses ressortissants. Les quartiers sont attenants et très jaloux de leurs prérogatives. Les voyageurs de passage deviennent aussitôt les clients de l’un de ces quarteniers qui les défend jusqu’à la mort. Aussi les marchands se trouvent-ils en complète sécurité, je veux dire en beaucoup plus grande sécurité que dans les Etats monarchiques comme Tlemcen et Tunis... » Telle était, telle est encore la ville de Tamentit, la capitale du Touat. Elle a toujours son enceinte flanquée de tours, qui enveloppe des quartiers nettement tranchés, aux rues étroites : et c’était, au commencement du XXe siècle encore, une république administrée par une djemaâ de notables et un cheik.

Malfant était le premier chrétien qu’on y voyait. Et les gens de s’exclamer, stupéfaits qu’il n’eût pas la figure contrefaite « Mais il a le même visage que nous ! » La curiosité s’émoussa vite, et le Génois put circuler librement, sans jamais entendre la moindre parole malsonnante.

Lui-même avait plus d’un sujet d’étonnement. Au milieu du désert d’Afrique, il voyait surgir soudain l’antagonisme de deux peuples que l’Histoire Sainte plaçait en Asie : « Ici, les Juifs abondent, écrivait-il ; leur vie s’écoule en paix sous un gouvernement oligarchique où chaque chef défend ses clients : aussi mènent-ils une vie sociale très douce... Mais ils ont des ennemis acharnés dont ils n’osent traverser le territoire, les Philistins. »

Qu’étaient donc ces terribles Philistins ? Malfant les dépeint ainsi : « Ils campent sous la tente comme les Arabes. Innombrables, ils règnent en maîtres sur la terre de Gazola depuis les confins de l’Egypte sur l’Océan, jusqu’à Messa et Saffi, et sur les villes nègres qui les avoisinent. De race superbe et de haute mine, ces blancs sont d’incomparables cavaliers qui montent sans étriers avec de simples éperons. Des rois les gouvernent : mais leur législation offre cette particularité que l’héritage passe aux fils de leurs sœurs. Ils ont la bouche et le nez couverts d’un voile. J’en ai vu ici plusieurs. Comme je leur en demandais par un interprète la raison : « Telle est la coutume héritée de nos ancêtres, » répondaient-ils. Certaine espèce de leurs chameaux, blanche comme la neige, couvre en un jour la distance qu’un cavalier mettrait quatre jours à franchir. Grands batailleurs, ces peuples sont continuellement à se battre entre eux. » Vous avez à ce portrait reconnu les Touaregs, le litham qui leur couvre le bas du visage et leurs fameux méharis de course.

Avec un don inné du commerce, Malfant pressentit une réalité qu’un voyageur de nos jours, M. E.-F. Gautier, résumait ainsi : « Le Touat est un point perdu au milieu du plus effroyable désert qui se puisse imaginer. Sur les bords du Niger, la nature a tout fait pour mettre à la disposition de l’homme les bases d’une grande civilisation. » Malfant devina, sans aller jusqu’au Niger, que là était l’avenir. Un hasard lui avait révélé les secrets de l’immense zone qui s’étend du Tchad au Maroc et de la Tripolitaine à la Guinée.

Il avait pour hôte le frère du plus riche marchand de Tombouctou. Et ce frère avait vécu une trentaine d’années dans le bassin du Niger, avant de devenir le cheik de Tamentit, « major istius terrae. » Nous apprenons, par le Chroniqueur de Tamentit, que ce cheik s’appelait Sidi Yahia ben Idir et qu’il était venu s’établir dans la ville en 1438. Par bonheur, le « major » était un bavard, aussi désireux d’éblouir son convive que le major de table d’hôte de la Vie Parisienne. Mais il était autrement précis que l’interlocuteur du baron de Gondremark.

Une erreur mise à part, abstraction faite de la croyance des Arabes que le Nil, le Niger et le Sénégal sont un fleuve unique encerclant le Nord de l’Afrique, la relation de Malfant contenait une liste exacte des Etals musulmans qui se succédaient de l’Océan aux abords du Tchad, depuis le pays des Toucouleurs sénégalais jusqu’au Sokoto. Dienné, Mâli, Tombouctou, Koukiya et Dendi dessinaient le Niger depuis le haut de son cours jusqu’au confluent du Sokoto, bien au-dessous de la boucle, à cinquante journées de Tamentit. Les quatre premières villes étaient autant de capitales, celles des Soninkés, des Malinkés ou Mandingues, des Touaregs et des Songhaïs. Les Songhaïs venaient de perdre une de leurs villes, Vallo, encerclée par une armée de nègres fétichistes venue du Sud. A entendre le crédule cheik de Tamentit, les chefs des deux armées, des magiciens, s’étaient changés en boucs pour se livrer ainsi bataille.

Mais le cheik redevenait précis pour parler géographie. Et sa description des pays fétichistes est si exacte, dès 1447, qu’elle concorde avec celle de Vivien de Saint-Martin consacrée au mot Soudan dans son Dictionnaire de géographie universelle en 1894.

L’informateur habituel de Malfant avait vécu quatorze ans au Soudan, dans des pays où l’or ne valait pas plus que l’argent. Et pourtant les questions répétées du Génois sur l’endroit où l’on récoltait l’or, recevaient invariablement celte réponse : « Jamais je n’ai vu quelqu’un qui pût le dire de science certaine. » Des caravanes d’Egyptiens et d’autres marchands apportaient à Tamentit l’or du Soudan, en même temps que du beurre végétal issu de l’arbre de karité, « aussi merveilleux condiment que le beurre de brebis, » pour assaisonner sans doute les sauterelles ramassées la nuit, engourdies par le froid. Dans ce marché du Touat où grouillaient les bestiaux et les chameaux, paraissaient aussi des Ethiopiens, « adorateurs de la Croix, » qui se faisaient entendre par interprètes.

L’intensité de ce trafic, le bon accueil fait à Malfant, la richesse des informations recueillies, — multa vobis narrabo, — tout semblait concourir à la création d’un comptoir génois dans le Touat. Pourtant, il n’en fut rien. Lui-même en donnait la raison : « Les gens d’ici ne veulent effectuer aucune transaction, vente ou achat, sans toucher 100 pour 100 de commission, centum pro centum de utili ad forum. Aussi ma perte, cette année, atteint-elle deux mille doubles sur les marchandises que j’ai apportées. »

« Les gens d’ici, » c’étaient les Juifs, dont Malfant disait ailleurs : « Le commerce a lieu par leur intermédiaire, et plusieurs d’entre eux sont dignes de toute confiance. » Mais cette


L’INTERIEUR DE L’AFRIQUE D’APRÈS LES CARTES DES JUIFS MAJORQU1NS ABRAHAM CRESQUE8 (ATLAS CATALAN DE CHARLES V AVANT 1393) ET MECIA DE VILADESTES, 1413, ― ET D’APRES LES VOYAGES D’A. MALFANT AU TOUAT, 1447, ET DE B. DEI À TOMBOUCTOU, 1470.
« ère juive, » dont on parle encore dans le Touat, allait se clore

par un drame...

A cette date se posait déjà un problème qui avait été un des chefs d’accusation de l’argentier Jacques Cœur : l’exode de la monnaie étant interdit, comment acheter à l’étranger ? La solution fut trouvée au siècle suivant par une maison marseillaise dont le nom a été conservé à une place de la ville ; et c’est l’origine de notre établissement en Algérie. A l’imitation du provençal Forbin qui exploitait depuis 1414 le corail des côtes portugaises, les Lenche installèrent en 1560 sur la côte algérienne, près de Bône, une pêcherie semblable sous la protection du Bastion de France, le corail étant un objet de troc fort achalandé dans tout le Levant.

Dans les oasis sahariennes comme aux bords du Niger, la monnaie courante était le sel et le cuivre, le cuivre en barres longues d’un empan. Les barres minces s’échangeaient contre la viande et le bois à brûler, les barres épaisses contre les esclaves et le beurre,


III. — LES VILLES MORTES DU SAHARA

Antoine Malfant avait pénétré en Afrique par une petite ville aux élégantes maisons et aux patios fleuris, où les galères de Gênes et de Venise débarquaient tous les ans leurs cargaisons de cuivre sous les deux tours du port. De cette petite ville forte de Honeïn, on ne voit plus, au fond d’une anse qu’abrite le cap One, que les dernières assises de sa kasbah et de son minaret, depuis qu’en 1534 Charles-Quint prononça son arrêt de mort, après l’avoir conquise. C’était le port de Tlemcen. Là, sur les bords de la Méditerranée, des jurisconsultes qui avaient vécu sur le Niger prenaient leur retraite ; et l’un d’eux, longtemps cadi chez les songhaïs de Gao, révélait en 1375 à l’historien Ibn Khaldoun de curieux détails sur la maladie du sommeil dont était mort, dans son palais du haut Niger, le roi mandingue Mensa Djata. L’ancien magistrat soudanais était natif de Sidjilmassa, une des étapes forcées de Malfant avant d’arriver au Touat, mais dont sa lettre a omis de parler.

Sidjilmassa, au seuil du désert, est l’une de ces villes mortes que sillonnaient les caravanes et dont le chapelet de ruines va du port d’Honeïn jusqu’aux bords du Niger. Elevée en 758 dans une plaine inculte du Tafilelt où les Berbères se réunissaient à dates fixes pour commercer, ceinte de murailles aux assises de pierre et au couronnement de briques, pourvue de portes de fer, elle était devenue la capitale du Fatimite Obéïd Allah le Mahdi. D’une richesse de bon aloi, malgré leurs palais et leurs villas superbes qui bordaient la rivière du Ziz, ses habitants n’avaient point l’ostentation de leurs voisins d’Aghmât-Warica, qui étalaient leur fortune en érigeant, à droite et à gauche de leurs portes, autant de soliveaux qu’ils possédaient de fois la somme de 4 000 dinars. Des chiens engraissés comme des porcs, des lézards, du blé et des dattes, « qui surpassaient en douceur tous les fruits, » donnaient aux femmes le noble embonpoint si prisé au Maghreb. Lors de la crue du fleuve, un réseau de canaux coupés de petits ponts assurait une irrigation abondante qui permettait de grosses récoltes de blé, de coton, de cumin et de henné.

Ainsi opulente par elle-même, Sidjilmassa avait par surcroît une situation privilégiée. Au débouché d’un col de l’Atlas, elle était au nœud des communications du Maghreb avec le Soudan et le Hoggar, du monde occidental avec le pays des Noirs et des Touaregs. Le voyageur Ibn Batouta y rencontrera même le frère d’un musulman qu’il avait vu en Chine.

Et c’est ainsi que Sidijlmassa devint le cerveau du désert, comme Touggourt, le pays des dattes, en était le « ventre, » comme Tombouctou, à l’intersection des pays nègres et blancs, en était le « nombril. » L’histoire d’une de ces puissantes maisons de commerce arabes, qui avaient partout des représentants, le prouve éloquemment. Cinq frères Al-Makkari, originaires de Tlemcen, avaient formé une curieuse association sur la base d’un partage égal des bénéfices : deux des frères étaient restés à Tlemcen, d’où ils expédiaient aux deux cadets, établis à Oualata, dans le Sud du Sahara, les marchandises d’Europe en échange de l’ivoire et de la poudre d’or. Et c’est à Sidjilmassa qu’était le chef de la maison, celui qui tenait le fléau de la balance commerciale et transmettait à ses associés les cours en hausse ou en baisse. Ces Al-Makkari, dont l’un se trouvait, en 1352, à la Cour du roi des Mandingues, ne se contentaient pas de drainer vers leurs multiples comptoirs les produits de l’Afrique : ils avaient eu l’ingénieuse idée d’organiser avec guides et escorte la traversée du désert.

Cinquante et un jours après le départ du Tafilelt, des vols d’oiseaux au-dessus d’une colline annonçaient le repos d’une délicieuse étape. Les négresses d’Aoudaghost excellaient dans la confection des pâtisseries, des gâteaux à la noix et du macaroni au miel ; elles avaient tant de vogue comme cuisinières qu’on les achetait cent pièces d’or. Les jours de marché, le bruit était assourdissant. Les gens du Maghreb, de Tunis et de Kairouan échangeaient des cuivres et des burnous contre la poudre d’or, l’ambre gris et les boucliers de peau d’antilope des Berbères Nefouças, Louatas, Zénatas et Bercadjennas. Les transactions avaient tant d’ampleur qu’Ibn HaoukaI, au Xe siècle, aperçut entre les mains d’un habitant d’Aoudaghost une reconnaissance d’un négociant de Sidjilmassa, valable pour 40 000 dinars, plus d’un million de valeur intrinsèque !

La capitale de l’Almoravide Abou Bekr n’est plus. Si vous rencontrez quelque part des ruines protégées du côté du Sud par une colline couverte de gommiers, c’est là que fut Aoudaghost. Mais ne demandez aux géographes arabes aucune précision. L’un en fixera l’emplacement à 6° de latitude, un autre à 26°. Tel d’entre eux la croit à l’Est de la piste qui allait de Sidjilmassa à Ghana, du côté de Tombouctou. Tel autre la place à l’Ouest du Sahara, non loin du pays des nègres et de l’Océan. Et c’est à cette hypothèse que je me rallie. Deux coordonnées, — la route suivie par les caravanes à travers l’Adrar mauritanien, et la coopération des Toucouleurs Sénégalais avec les troupes de l’Almoravide, — tendent à situer Aoudaghost en bordure du Tagant, entre Kiffa et Tichit.

Le trait essentiel du commerce saharien, c’est l’échange du sel que la nature a distribué avec prodigalité au Nord de l’Afrique, contre l’or qu’elle a déposé avec générosité dans le Sud du Sahara. Cette loi dicta dès une haute antiquité les routes des caravanes, des salines d’Arguin vers Ghana, des salines du Bornou vers les peuplades de la boucle du Niger, des salines de Teghàzza vers Tombouctou : situation économique dont un texte arabe de l’an 1048 expose parfaitement le mécanisme.

L’ampleur de ce trafic n’avait point échappé à Malfant. Mais s’il disait que l’article fondamental était « le sel en dalles, en barres ou en pains, » il ne nommait point le lieu de production, une localité où « les maisons construites en sel en guise de roseaux auraient fondu, s’il avait fait de la pluie, » malgré leurs toits en peaux de chameau. C’était Teghâzza, que Taodéni, un peu plus au Sud du Sahara, a remplacé comme centre d’extraction. La manière d’y débiter le sel gemme n’a pas changé. Les couches stratifiées sont taillées en barres d’une coudée sur trois, telles de grandes dalles de marbre blanc veiné de gris. On les enjolive de dessins, de marques de propriétaires, de noms de saints de l’Islam ; on les barde de lanières de cuir ; et ainsi habillées, on les hisse à dos de chameau.

On les portait au XIIe siècle, du temps d’Edrisî, vers « la ville la plus considérable, la plus peuplée et la plus commerçante du pays des noirs, » qui devait sa célébrité à deux curiosités : un château-fort construit en 1116 et orné de peintures et de sculptures, une pépite d’or du poids de vingt cantares à laquelle le Roi attachait son cheval. Cette ville était Ghana, que traversaient, les jours de fête, des défilés d’éléphants, de girafes et d’animaux soudaniens dont se corsait le cortège royal. Tiare en tête, les vizirs à ses pieds et des pages, épées nues, autour de lui, avec une garde de chiens aux colliers d’or, le roi nègre, le ghana, comme on l’appelait parfois, donnait audience à ses sujets : les fétichistes se prosternaient la tête dans la poussière et les musulmans battaient des mains.

Ghana fut détruite en 1240 par l’empereur-mandingue Soundiata, et si bien anéantie qu’on ne sait trop où sont ses ruines. Les divergences des géographes arabes ne sont point pour dissiper notre incertitude. Ghana était-elle à cheval sur le Niger, comme le dit Edrisi, ou à quatre journées du fleuve, dans l’Aoukar, comme le disent El Bekri et Yakout ? Une récente exploration de M. Bonnel de Mézières semble avoir résolu la question. La ville double dont parlent les géographes arabes, — le quartier musulman aux douze mosquées et le bocage royal avec son château, ses huttes et ses massifs peuplés d’idoles et de tombeaux, — aurait été dans l’Aoukar, non loin d’Oualata, où subsistent des vestiges d’une civilisation disparue. M. Bonnel de Mézières a reconnu les ruines d’une ville échelonnée en gradins, avec rues, places, puits, avenue et nécropoles d’une architecture remarquable, tel un petit temple à sextuple enceinte ornée de colonnes à l’antique. A ce lieudit de Koumbi, où l’on découvre encore des perles et des bijoux, les Maures ont conservé le nom de Ghânata.

Oualata lui succéda comme étape. Il en est question dans la relation du Berbère Ibn Batouta, un grand voyageur revenu de Chine et que le sultan de Fez avait chargé en 1352 d’une mission au Soudan. La caravane des marchands de Tlemcen et de Sidjilmassa à laquelle il s’était joint, traversa Teghâzza, puis s’enfonça dans un désert où abondaient, parait-il, les truffes et les poux : truffes bien hypothétiques, encore que des géographes arabes leur donnassent une taille assez forte pour servir de terriers à lapins ; mais les poux étaient bien réels, à telle enseigne que les voyageurs portaient au cou, comme insecticide, des fils enduits de mercure.

A la halte de Tàçarahlà qui était un point d’eau à sept journées d’Oualata, un messager fut dépêché de l’avant avec les lettres des voyageurs désireux de retenir un gite. Quelques nuits plus tard, — car la caravane marchait la nuit, — des lueurs trouaient les ténèbres : c’étaient des guides qui venaient au-devant d’elle. Le vice-roi d’Oualata, au cours de l’audience accordée sous un auvent aux Maghrébins, ne daigna leur parler que par la voie d’un interprète, ne cachant point la piètre estime où il les tenait : « Ce fut alors, écrit Ibn Batoula, que je regrettai de m’être rendu dans le pays des nègres, à cause de leur mauvaise éducation et du peu d’égards qu’ils ont pour les blancs. » Hôte d’un Marocain de Salé, le grand voyageur séjourna sept semaines à Oualala, où son impression fâcheuse s’atténua au cours des nombreux festins que lui offrirent les Messoùfah berbères de l’endroit, élégamment vêtus d’habits importés d’Égypte.

Pourvu d’un guide local, Ibn Batouta s’achemina vers Mali, à vingt-quatre journées de là, en cherchant abri sous des arbres séculaires dont l’un, carié à l’intérieur, était assez gros pour servir d’atelier à un tisserand. Au Soudan, tout lui était nouveau, depuis la monnaie en morceaux de sel, colifichets de verre et clous de girofle, jusqu’aux fruits gros comme des concombres qui pendaient aux arbres et jusqu’à l’huile d’arachide employée comme friture et comme enduit.

Dans le voisinage du Nil des nègres, Ibn Batouta traversait en bac la rivière Sansarah. Dix milles plus loin, il touchait au but, où une lettre expédiée d’avance lui avait retenu un gite dans le quartier des blancs. Il était à Màli, capitale du royaume mandingue, au point d’intersection des trois civilisations soudanienne, égyptienne et maghrébine avec la barbarie. A côté de nègres anthropophages qui ornaient leurs oreilles de grandes boucles d’or et se barbouillaient du sang d’esclaves données par le roi mandingue, un médecin égyptien prescrivait un purgatif à l’anis au berbère Ibn Batouta que les festins d’hospitalité avaient rendu malade.

La ville n’est plus ; elle a eu le sort de ses rivales Ghana et Koukyia. De Koukyia, capitale de l’Empire songhaï en aval de Gao, des stèles funéraires ont sauvé l’emplacement de l’oubli. Mali, elle, ne peut être repérée que grâce au récit d lbn Batouta. Non loin de la rivière Sansarah dont il parle, Binger et plus tard le lieutenant Desplagnes ont retrouvé, sur les deux rives d’un marigot voisin de Nyamina, des ruines imposantes, amoncellements de pierres éboulées, traces de constructions en argile et, tout autour, le mur d’un tata dont les soubassements de pierre se distinguaient nettement au milieu d’une végétation luxuriante. A ces ruines informàs, les indigènes donnent encore le nom de Niani-Madougou, « Palais royal de Niâni. » Pourquoi ce nom ?


IV. — L’ART EUROPÉEN AU SOUDAN ET EN ÉTHIOPIE AUX XIVe-XVe SIÈCLES

Mali, la capitale des « hommes de l’hippopotame » (Mâlinké), avait hérité de la renommée de Ghana, capitale des « Aigles blancs » (Oua-Koré), en même temps que de ses dépouilles, et notamment de sa monstrueuse pépite d’or. L’art, et jusqu’à un certain point les modes d’Europe avaient pénétré jusque-là, à une centaine de journées de marche de la côte méditerranéenne. La première relation du voyage d’un Européen au Soudan, écrite par Raymond Lull à Montpellier en avril 1305, en est l’indice. Quand il donnait audience, le roi ou mensa de Mali était vêtu d’une tunique rouge de fabrique européenne, tel que le figurent les planisphères catalans de l’époque, couronne en tête et une pomme d’or en mains, et son parasol de soie, au sommet duquel un épervier d’or étendait les ailes, n’était certainement point de facture indigène. Mais nous pouvons être plus précis.

Lors de son pèlerinage à la Mecque en 1324, Moussa Ier, roi de Mali, le Napoléon du désert, dont la souveraineté s’étendait depuis la forêt dense du Sud jusqu’aux portes de Ghadamès et de Ouargla, jusqu’à Tombouctou, Gao et Agadès, avait fait mieux que frapper l’imagination par un faste prodigieux. Si quatre-vingts charges de poudre d’or emportées pour ses frais de voyage, si cinq cents esclaves porteurs chacun d’une lourde canne d’or et douze mille jeunes gens vêtus de tuniques de brocart et de soie provoquèrent une sensation énorme sur son passage, Moussa Ier ne se borna point à faire de l’ostentation. Il ramenait un architecte espagnol, qui allait doter de beaux monuments les capitales de l’immense Empire mandingue composées jusque-là de simples huttes couvertes de paille.

L’architecte était un poète de Grenade appelé Abou-Ishac-Ibrahim-es-Sahéli, plus connu sous le nom de Toueïdgine. Il devait mourir à Tombouctou en 1346. A l’heure où, dans sa ville natale, s’achevait la merveille de l’Alhambra, l’architecte espagnol construisait au Sud de la boucle du Niger, à Gao, une mosquée en briques au minaret pyramidal ; il en édifiait une seconde, la Grande mosquée, à Tombouctou, et l’on se souvenait encore au XVIe siècle qu’un édifice en pierre y avait été élevé « par un maçon de Grenade. »

Mais son chef-d’œuvre fut le palais royal de Màli, le rival du château qui avait été orné de sculptures et de peintures en 1116 dans la ville de Ghana. Une magnifique salle d’audience, revêtue de plâtre et ornée d’arabesques aux couleurs éclatantes, avait une coupole à double rangée de fenêtres cintrées d’or et d’argent ; une tenture égyptienne glissait le long du grillage des croisées ; les rideaux des fenêtres s’ouvraient ; le Sultan prenait place sous la coupole. Un orchestre d’instruments en or et en argent éclatait en sonorités violentes ; les oliphants sonnaient ; et le prédicateur montait en chaire pendant qu’on amenait deux béliers pour conjurer le mauvais œil. Des poètes, des griots, entraient emplumés comme des moineaux et masqués d’une tête de bois à bec rouge. Leur chef gravissait l’estrade, prêtait hommage et donnait l’accolade au Roi en disant : « Fais beaucoup de bien, afin qu’il soit rappelé après ta mort. »

Les arabesques, du palais de Mâli, l’épervier d’or du parasol royal, les instruments en or et en argent, les vitraux supposent des artistes. Et il est probable que l’architecte de Grenade n’était point le seul maitre d’art européen employé à la Cour Mandingue. Une induction en fait une quasi-certitude.

Si du Haut-Niger nous passons à la vallée du Haut-Nil, un curieux parallélisme montre que les nègres éthiopiens faisaient appel aux Européens pour tous les arts relevés à la Cour de Moussa, à Màli. Ils avaient besoin de peintres, de ciseleurs en métaux précieux, d’architectes, de charpentiers, de facteurs d’orgues, de fabricants de vitraux et d’armes. Cette énumération, contenue dans une requête de l’an 1530, est vraisemblablement celle qu’ils adressaient déjà en 1427 au roi Alphonse d’Aragon et qu’ils réitéraient une vingtaine d’années plus tard. C’est que les treize maîtres d’arts expédiés par le roi d’Aragon avaient péri en route sans parvenir à passer. On avait compté sans le roi d’Egypte, qui pouvait à son gré accorder ou refuser le passage.

Alphonse d’Aragon, sur les instances des Ethiopiens, leur envoya le 18 septembre 1450 de nouveaux artistes et en promit un plus grand nombre, dès qu’une route sûre serait trouvée. Cette seconde mission s’achemina, nantie de brocarts et de tissus d’or et d’argent, par le long circuit de la Mer-Noire et du golfe Persique, avec des lettres de recommandation pour les empereurs d’Orient et de Trébizonde. Elle devait rencontrer à la Cour du Négus d’autres artistes européens.

Du temps du roi Dàwit ou David Ier, qui régna en Abyssinie de 1382 à 1411, un miniaturiste à sa solde déclarait impossible de continuer à enluminer un manuscrit, faute de couleurs : venu d’un pays lointain, il espérait achever son œuvre avec l’aide d’un « travailleur en peintures » des pays Francs. Un des successeurs de Dàwit, Ba’eda Màryàm (1468-1478), confiait à un peintre Franc l’église du trône de Marie, Atronsa Mâryàm. L’église voisine, celle de Gannata Giyorgis, fut couverte de fresques par le Vénitien Niccolò Brancaleone, venu en 1480 avec une mission fransciscaine et qui, trente-trois ans plus tard, résidait encore en Abyssinie.

Et il n’en sera point autrement au Congo. En 1489, une ambassade du Mani ou roi du Congo arrivait en Portugal, chargée de présents, d’ouvrages en ivoire et d’étoffes de palmes aussi veloutées que le satin d’Italie. Elle venait demander des ouvriers d’art pour construire des églises.


V. — LE COMMERCE MUET DE L’ÎLE DES PAILLETTES D’OR

Nous l’avons vu par le récit d’Antoine Malfant, la récolte de l’or était entourée de mystères, que rehaussaient de séculaires légendes. Suivant la géographie d’un Franciscain espagnol du XIVe siècle, l’or était amassé dans des fourmilières par des fourmis grandes comme des chats. Elle n’ajoutait point que, pour échapper à la poursuite des monstrueux insectes, les chercheurs d’or étaient montés sur des chamelles dont l’instinct maternel, le désir de retrouver leurs petits, précipitait l’allure. Car telle était la légende primitive relatée par Hérodote. Mais ses informateurs perses la situaient en Asie : et de fait, un écrivain perspicace a établi que la scène avait lieu sur les hauts plateaux du Thibet oriental. Les fourmis étaient des hommes, des mineurs vêtus de peaux de yaks pour se garantir du froid glacial des montagnes : des voyageurs hindous en rencontrèrent encore il y a un demi-siècle. « La paire de cornes provenant d’une fourmi indienne, » que Pline place dans le temple d’Hercule à Erythrée d’Asie-Mineure, provenait d’un yak.

En Afrique, une coutume immémoriale relatée également par Hérodote réglait le commerce de l’or. « Arrivés au delà des colonnes d’Hercule, écrivait l’auteur grec, les Carthaginois tirent leurs marchandises de leurs vaisseaux et les rangent le long du rivage : ils remontent ensuite à bord et font beaucoup de fumée. Les naturels, apercevant cette fumée, viennent sur le rivage de la mer et, après avoir mis de l’or pour le prix des marchandises, ils s’éloignent. Les Carthaginois sortent alors de leurs vaisseaux, examinent la quantité d’or et, si elle leur parait répondre au prix de leurs marchandises, ils s’en retournent à bord. »

Attesté au Xe siècle par Maçoudi, comme le troc habituel des marchands de Sidjilmassa avec les nègres du pays de l’or, le commerce muet était ainsi décrit par un géographe du XIIIe siècle : « Parvenus au bord du fleuve, les Maghrébins frappent sur de grands tambours dont le son s’entend au loin : ils rangent sur la rive, par petits tas marqués du nom de chaque propriétaire, sel, anneaux de cuivre et perles bleues. Puis ils s’éloignent d’une demi-journée. Les nègres passent alors le fleuve, examinent la marchandise, déposent l’équivalent en or, puis s’éclipsent. Retour des Maghrébins qui prennent l’or, s’ils estiment le troc suffisant, ou le laissent, s’ils veulent davantage. Eux disparus, les nègres réapparaissaient et augmentaient ou non leur mise. Après un nouvel examen, l’opération terminée, les Maghrébins partaient au son du tambour, en laissant sur la rive les marchandises vendues. »

Cette « longue et ancienne coutume » stupéfia tous les Européens qui en eurent connaissance au XVe siècle ; le Vénitien Câ da Mosto s’en fit répéter plusieurs fois les détails à Ouadan par des Arabes et des Berbères de l’Adrar mauritanien ; Antoine Malfant, qui écrivait de l’oasis du Touat, y fait allusion en parlant de « la fuite des nègres, comme devant un monstre, du plus loin qu’ils apercevaient un blanc. » Mais les prospecteurs nègres n’en usaient point différemment envers leurs congénères ; les Mandingues riverains de la Gambie déclaraient au Portugais Pacheco Ferreira qu’ils ne voyaient point les vendeurs d’or. Leurs marchandises déposées dans un endroit déterminé, esclaves ou denrées, ils creusaient des trous correspondant à la quantité d’or qu’ils exigeaient en retour. Les Mandingues disparus, des nègres à gueule et dents de chiens surgissaient avec leur précieux métal dont ils remplissaient plus ou moins les trous. Et les allées et venues habituelles précédaient l’accord.

Et maintenant, où gisait ce mystérieux Pactole africain ? L’ile des Paillettes (Palolus) du cartographe génois, le Wangâra d’Edrisî, le pays de Boom des Mandingues, avec ses marchés de Veteun, Habanbarranca et Bahaa Bado, à deux cents lieues de la Gambie, c’est le Gangaran, inclus entre deux affluents du Sénégal, et le Bambouk, que deux autres affluents enveloppent.

Le mode d’extraction de l’or n’a point changé. La description d’un voyageur moderne concorde avec celle d’Edrisî : « Lorsque la Falémé, en se retirant à la fin de l’hivernage, a laissé à découvert une assez grande étendue des terrains, les habitants creusent des puits sur les bords et en lavent la vase et les sables, » comme il y a huit siècles, pour recueillir les paillettes précieuses.


VI. — UNE CARTOGRAPHIE JUIVE DU CENTRE DE L’AFRIQUE AU MOYEN AGE

Sillonné par les Philistins, — des descendants de Goliath (Djalout), disait-on, — le Sahara tout entier était imprégné de légendes bibliques, depuis le Hoggar où les indigènes passaient pour avoir hérité du prophète Daniel le secret de retrouver, au moyen de caractères magiques, les objets perdus, jusqu’à Koukiya sur le Niger qui aurait fourni au Pharaon d’Egypte des magiciens en mesure de controverser avec Moïse, jusqu’aux îles Heureuses de l’Océan, où le corps de Salomon reposait « dans un château merveilleux. » De ces traditions, sans doute, l’islamisme familiarisé avec elles avait pu être le véhicule.

Mais une sorte de roman géographique du IXe siècle, écrit par un Juif de la tribu de Dan, qui aurait été de Kairouan au pays des Anthropophages, parle d’un Empire juif saharien qui s’étendait sur deux cents journées de marche. Selon Eldad le Danite, il y avait, de l’Atlas au Niger, une langue apparentée au phénicien, une religion qui était celle de Josué, un empereur appelé ailleurs Tloulan ben Tiklan, qui mourut octogénaire en 836.

Quoi qu’on puisse penser de cet empire, les Juifs pullulaient au Moyen âge dans les oasis : à Touggourt ; à Ouargla ; dans le Tafilelt ; dans le Touat, où de nouveaux venus lurent sur des pierres tombales qu’ils avaient été précédés par des coreligionnaires, l’an 4429 d’Adam, au VIIe siècle de notre ère ; dans le Seguiet el Hamra, aux abords de « la montagne de Mànân aux pierres éblouissantes qui touchait à l’Océan ; » dans le djebel tripolitain, où subsiste un idiome hébraïque mêlé d’araméen ; sur les bords du Sénégal enfin, où de nombreux individus parmi les tribus maures présentent encore « un type hébraïque fort accusé. »

De cette civilisation disparue, les pierres portent témoignage ; car les Juifs, au désert comme dans les empires évanouis, s’étaient fait une renommée comme maçons. A Sidjilmassa, encore que la capitale du Tafilelt ne soit plus que ruines, un dédale de canaux aux solides murs en briques, coupés de ponts aux voûtes bien ajustées, témoigne de la capacité des constructeurs. Sur le pilier d’un puits du Touat, une inscription hébraïque indique qu’il date de l’an 5089, soit 1329 de notre ère. Et naguère, sur les bords du Niger, M. Bonnel de Mézières retrouvait les vestiges d’une colonie de Beni-Israël qui avait creusé des centaines de puits pour l’arrosage des jardins. Ces puits étaient encore tels que les décrivait, plusieurs siècles auparavant, la chronique nigérienne de Gao, avec leurs parois maçonnées de pierres ferrugineuses et enduites de beurre de karité, que l’action d’un feu très vif avait rendues aussi résistantes que la fonte.

Du temps de saint Jérôme, les colonies juives formaient de la Mauritanie aux Indes une chaine ininterrompue, dont Ibn Khordadbeh constate l’existence en 817. « Les marchands juifs nommés Rodanites parlent l’hébreu, le persan, le roumi, l’arabe et les langues des Francs, des Espagnols et des Slaves. De l’Ouest à l’Est du monde, voyageant tantôt par terre, tantôt par mer, ils emmènent eunuques, esclaves, femmes, jeunes garçons, peaux de castor, brocart, pelisses de martre, pelleteries et épées, et rapportent des Indes et de la Chine musc, bois d’aloès, camphre et cinnamone. D’autres s’embarquent en Espagne pour le Sous-el-Aksa, » au Sud du Maroc.

Un autre facteur avait renforcé les relations des Juifs de Catalogne et des Baléares avec l’Afrique. Leurs connaissances linguistiques en avaient fait, au XIIIe siècle, les traducteurs jurés, les Alfaquinos, des rois d’Aragon pour la langue arabe et parfois leurs ambassadeurs à Tunis, Fez, etc. Ils avaient été chargés par surcroît de traduire en catalan des « livres sarrazins, » tels que des traités d’astronomie.

Or, à Montpellier, qui dépendait également du roi d’Aragon, à Avignon et à Marseille, il y avait une telle activité scientifique parmi les Juifs qu’un savant du XIIIe siècle a pu écrire : « Il n’y a rien, en fait de mathématiques, qui n’ait été traduit en hébreu. » Auteur d’observations sur la déviation de l’axe terrestre, Don Profiat, de son vrai nom Jacob ben Makir Tibbon, avait inventé un « quadrans judaicus. » Moses ben Tibbon avait traduit Euclide ; Samuel ben Iehouda ben Meschullàm, de Marseille, révisait en 1336 sur l’original arabe un abrégé de l’Almageste. Et un Juif de Bagnols-sur-Cèze, — petite ville du Gard, — aussi familier avec la trigonométrie qu’avec l’astronomie, dotait les voyageurs d’un astrolabe portatif, imité à vrai dire du Dioptre d’Hipparque, règle graduée le long de laquelle glissait un curseur pour la visée des autres et de l’horizon. Dans l’adaptation latine qu’il composa à la demande du pape Clément VI en 1342, Lévi Ben Gerson avait donné à son invention le nom poétique de Révélateur des profondeurs. Marins et voyageurs l’appelèrent plus simplement le bâton de Lévi ou de Jacob : ils s’en servaient encore au XVIIe siècle.

Le catalogue de vente d’une riche bibliothèque hébraïque à Majorque, en 1375, prouve que les Juifs des Baléares n’ignoraient rien des travaux de leurs coreligionnaires de France et qu’ils étaient à leur école en fait de géographie et d’astronomie.

Parmi les acquéreurs de ce genre d’ouvrages, figuraient deux Juifs, le père et le fils, qui allaient donner à la cartographie majorquine un éclat incomparable : Abraham et Jaffuda Cresques. Au moment même où leur rabbin, Ysaac Nafuci, construisait pour le roi d’Aragon des astrolabes « bons et fins, » ces deux savants, « maîtres des mappemondes et des boussoles » du Roi, fabriquaient des cartes si parfaites que l’infant Jean s’écriait enthousiasmé : « Je n’en ai jamais vu de si belles. »

Mais voyez la tragique destinée des savants ! Abraham Cresques, dispensé de porter sur ses vêtements le signe infamant de la rouelle, est considéré par ses coreligionnaires comme un renégat. Une nouvelle faveur de l’infant d’Aragon fait dégénérer cette malveillance en animosité ouverte : et pourtant, l’autorisation d’ouvrir un bain public à leur usage dans son hôtel de la rue des Juifs à Majorque, leur est un bienfait. N’importe ! les bouchers juifs de Majorque refusent de livrer de la viande aux deux Cresques. Il faudra, en 1382, l’intervention personnelle du roi d’Aragon pour faire lever cette mise à l’index. Le père et le fils, Abraham et Jaffuda, travaillaient à ce moment-là à de nouvelles mappemondes, dont l’une était destinée au roi de France Charles VI.

En 1373, date du premier inventaire de la Bibliothèque royale, la Librairie de Charles V dans la Tour du Louvre possédait déjà le célèbre Atlas catalan aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale. Ces ais de bois recouverts de cartes géographiques enluminées comme de vrais tableaux, sont précisément dans la manière d’Abraham Cresques. Il fabriquait encore de ces tableaux géographiques, quasdam tabulas in quibus est figura mundi, quand la mort le surprit en 1387, le compas à la main.

Quintessence des connaissances géographiques de l’époque, pour l’Asie comme pour l’Afrique, l’Atlas catalan de Charles V relève la plupart des étapes qui vont du Tafilelt au Sénégal et au Sokoto ; le roi du désert, le Touareg voilé du litham et le roi des mines d’or, Moussa Ier, Musameli, l’un à méhari, l’autre assis sur son trône, couronne en tête, sceptre en main, se font face dans un tableau saisissant de vie. La ligne d’étapes figurée par Abraham Cresques à l’Ouest de Touggourt (Tacort) et à l’Est de Tameskroud (Mascarota), comprend les oasis de Sidjilmassa, Tabelbala et du Touat (Vadia), la saline de Teghâzza, Tombouctou (Tenbuth) parfaitement figurée à quelque distance au Nord d’un large fleuve, puis Gao (Geugeu), Niamey (Magma) et le Sokoto (Zogde). Do l’autre côté de Tombouctou, dans le Sudtome Ouest, à sa vraie place, est la capitale des Mandingues (ciutat del Melli) en plein Soudan (Sudam).

Le planisphère de Mecia de Viladestes figure en 1413 une seconde piste, à peine estompée dans l’Atlas catalan, la route de l’Est par In-Salah, alias Ksar-el-Kebir, le principal des ksours de l’oasis, le Hoggar et un point d’eau célèbre qui n’est omis aujourd’hui sur aucune carte, la montagne d’In-Ziza.

Une troisième route transsaharienne, celle de l’Ouest, est relevée dans une autre carte catalane du milieu du XVe siècle, conservée à la bibliothèque de Modène ; la piste va du Sous à la capitale des Mandingues par Tameskroud (Masquarota), Tagaost (Tagost) et Tichit de l’Adrar (Teget) : la région de Màli est si déficitaire en sel, dit la légende, qu’on obtient pour une charge de sel une charge d’or : « La partida del Melli es freturosa de sali, dien que per un carech de sali avem un carech d’or. » Le planisphère est anonyme.

Ni Abraham Cresques, ni Jaffuda Cresques n’ont signé leurs œuvres. Nous ne possédons même aucune carte majorquine signée d’un nom hébraïque. Et pourtant, il n’en est peut-être pas une qui n’émane d’un Juif. Une rafale de mort avait soufflé en 1391 sur les ghettos d’Espagne. Forcés de se courber sous l’ouragan des émeutes populaires, de nombreux Juifs avaient accepté le baptême. Jaffuda Cresques était devenu Jayme Ribes. Sa mère appelée Cedatar, comme une des jeunes Juives venues en 1247 du Tafilelt, avait pris le nom d’Anna. Un fils de Cresques, Haym haven Crisch ou Ibn Cresques, avait reçu comme patronage, le nom d’un jurisconsulte catalan, Juan de Vallsecha, qu’illustrera en 1439 un nouveau cartographe, Gabriel de Vallsecha. Mecia de Viladestes était un Juif converti : et toutes les signatures des cartes médiévales sorties de l’école majorquine, Soleri, Roselli, Oliva, se retrouvent dans la liste des Juifs convertis en 1391.

La reconstitution de cette école cartographique des Juifs de Majorque m’a été grandement facilitée par Sa Majesté Fouad Ier, roi d’Egypte. Grâce à sa protection éclairée, j’ai pu préparer un corpus de cartes et d’atlas médiévaux disséminés jusqu’ici dans de multiples bibliothèques et dont la reproduction permettra de suivre la découverte progressive de l’Afrique [1]. L’école major+uine jouit jusqu’à la Renaissance d’une immense réputation. A l’un de ses maîtres, au juif Jayme, l’infant Henri le Navigateur confiait en 1438 l’éducation des capitaines au long cours portugais. C’est à deux Juifs que le roi de Portugal remettra en 1487 le soin de tracer l’itinéraire à suivre pour aller en Abyssinie. Améric Vespuce n’achètera pas moins de cent trente ducats d’or « l’ample pelle di geografia » de Gabriel de Vallsecha, où George Sand aura la maladresse de déposer une tache d’encre. Dans la Colombine de Séville, parmi les livres de Christophe Colomb, figurent les Tables astronomiques d’Abraham Zacuto, traduites par son coreligionnaire José Vizinho.

En 1492, le charme qui unissait l’Europe à l’Afrique à travers le monde juif et arabe, se rompit. Les Arabes comme les Juifs furent chassés d’Espagne. Dans les oasis d’Afrique, les premiers se jetèrent sur les seconds. L’origine de cet esprit d’intolérance qui a fermé l’Afrique aux bienfaits de la civilisation, date des prédications d’un musulman fanatique Mohammed el Mrili, qui surexcita les populations du Touat, des oasis et de Tombouctou contre les Juifs en 1492. La vie des Juifs mise à vil prix, El Mrili entonna sur leurs cadavres un chant de triomphe. Le centre de l’Afrique disparaissait de la cartographie comme de la civilisation.

Concluons. Les voyages des Italiens à l’intérieur de l’Afrique avaient laissé des traces si fugitives qu’il a fallu un hasard pour les retrouver. La cartographie du Niger par les Juifs majorquins s’était évanouie lors de leur exode d’Espagne et de leur massacre en Afrique. Leurs élèves, les explorateurs portugais, pressés de gagner les Indes, avaient négligé l’intérieur du continent.

L’heure de la France avait sonné. Précédé de multiples expéditions commerciales aux côtes du Maroc, de Sénégambie et de Guinée, le voyage du marin olonnais Paul Imbert à Tombouctou eut un lendemain plein de promesses. De 1633 à 1635, le continent fut réparti entre des Compagnies à charte dont les zones d’influence respectives allaient du Bou-Regreg au Niger, de Salé jusqu’au fond du golfe de Guinée. L’Afrique Occidentale française était conçue : elle avait pour père le cardinal de Richelieu.


Ch. DE LA RONCIERE.

  1. La Découverte de l’Afrique au Moyen-âge : cartographes et explorateurs, paraîtra au Caire en 1925 par les soins de l’Institut français et de la Société de Géographie du Caire.