De Québec à Victoria/Chapitre XIX

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 211-223).

XIX

UNE FEMME ABANDONNÉE.


La prairie pendant l’hiver. — Une expédition du P. Lacombe. — Campement du soir. — Gémissements dans la nuit. — Les malheurs d’une femme. — Deux êtres humains sauvés.


I

Le ministère des missionnaires parmi les tribus sauvages du Nord-Ouest leur imposait autrefois des occupations multiples et variées, plus pénibles les unes que les autres. L’une des plus importantes et des plus difficiles était d’accompagner les chasseurs à travers les prairies. Elle était dévolue tantôt à l’un, tantôt à l’autre, deux fois dans le cours d’une année, et l’on appelait cette partie du ministère « aller à la prairie. »

Ces expéditions étaient généralement composées de plusieurs centaines de chasseurs, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, et entrainaient toutes les misères, et toutes les péripéties de la vie des camps.

Mon vieil ami, le P. Lacombe, a souvent accompagné des expéditions de cette nature, et c’est dans l’une d’elles que s’est passé le fait providentiel que nous allons raconter.

C’était en février de je ne sais plus quelle année. Le missionnaire avait quitté Saint-Albert pour aller rejoindre un grand parti de chasseurs Cris, qui se dirigeait vers les prairies du Sud. Il voyageait en traîneau à chiens, avec un brave Cris, devenu chrétien, et qui, sous le nom d’Alexis, est connu dans l’Ouest comme l’un des plus grands chasseurs des prairies, et l’un des plus dévoués amis des missionnaires.

Après plusieurs jours de marche, et quelques centaines de milles parcourus, ils étaient arrivés dans le voisinage de la rivière à la Biche, et ils espéraient y trouver quelques traces du passage de l’expédition des Cris.

Le voyage dans la Prairie à cette saison de l’année n’est pas gai. Le ciel est gris, et le soleil est bien loin. Ses rayons obliques sont pâles et ne réchauffent guère. Toute blanche de neige, la plaine interminable, monotone, silencieuse, est comme une morte ensevelie dans un blanc suaire.

Pendant de longues heures le voyageur chemine, sans entendre d’autre son que le bruissement de la neige sous sa raquette, sans apercevoir un signe de vie, un sentier battu, un simple vestige révélant des êtres vivants ; et l’horizon est toujours le même, et la plaine toujours sans tache se prolonge dans toutes les directions jusqu’à l’immense coupole du ciel terne.

Bientôt la soif se fait sentir, la fatigue le gagne, et le besoin de sommeil se manifeste. Mais s’il mange de la neige pour étancher sa soif, il sait par expérience qu’il en sera malade de fièvre, et que la soif le tourmentera davantage. S’il se repose, l’engourdissement va s’emparer de ses membres, et il ne pourra plus repartir ; s’il s’endort, il ne se réveillera plus, car le froid le tuera.

Une rivière ! Voilà l’oasis après laquelle il soupire dans cet immense désert de neige. Car c’est là seulement qu’il pourra trouver l’eau pure dont il a besoin pour son repas, et du bois pour allumer un feu et réchauffer ses membres engourdis.

Il marche toujours, inspectant l’horizon, et y cherchant quelque ligne sombre dessinée par les escarpements d’une rivière ou par les cimes grises de quelques hautes futaies.

Mais la vue prolongée de la plaine sans borne l’incline à la rêverie ; et la mélancolie de sa pensée lui impose le silence.

L’illimité du vide n’a pas d’écho ; et l’on y prend l’habitude de se taire parce que les paroles tombent dans un abîme d’espace qui ne les renvoie pas.

Dans cet infini sans voix la joie s’évanouit comme la parole. Et cependant c’est une tristesse qui a des charmes, et qui devient en quelque sorte un besoin. Quand on en a pris le pli, la joie bruyante fatigue, et l’on redemande l’ennui vague, indéfini de la solitude muette.

À toutes ces impressions que nous analysons nos deux voyageurs étaient depuis longtemps habitués. Ils marchaient donc en silence, l’un en avant des chiens pour les guider, et l’autre en arrière.

Le soleil venait de s’enfoncer sous l’horizon, et la nuit venait rapidement ; mais là-bas les falaises de la rivière à la Biche dessinaient leurs courbes dentelées. Déjà la pente des terrains indiquait son voisinage, et la nuit tomba tout à fait quand ils en atteignirent les bords.

Mais alors ils sentirent par la neige durcie sous leurs pieds que des chevaux avaient passé par là, et dans une petite pointe de bois ils rencontrèrent tous les vestiges d’un campement récent, et décidèrent d’y passer la nuit.

II

La première chose à faire était d’y allumer un bon feu, et Alexis s’y entendait à cette besogne. Bientôt il découvrit le foyer même du campement, et en en remuant les cendres il constata que le feu n’était pas encore éteint.

Il le ralluma joyeusement, et quand la flamme dissipa l’obscurité, les langues des deux voyageurs se délièrent.

— Ah ! Père, je suis bien content de faire chaudière, dit Alexis. (Cette expression employée par les Sauvages et les Métis signifie camper dans un endroit où l’on peut allumer du feu et faire un dîner chaud.)

— Et moi aussi, dit le missionnaire ; car je commençais à traîner mes raquettes, et je me sens un grand vide à l’estomac.

— Oui, j’ai remarqué que vos jambes faiblissaient, Père ; mais vous allez retrouver vos forces dans une bonne chaudière de pemmican.

— Crois-tu que nous puissions rejoindre nos gens demain, Alexis ?

— Certainement, car ils ne peuvent pas aller vite avec des femmes, des enfants et des bagages.

Et tout en continuant de causer, l’on s’organisa pour la nuit. On détela les chiens. On tira du traîneau les provisions, les ustensiles, les couvertures ; et pendant que la marmite, suspendue au-dessus du feu bouillait et chantait ce petit air qui réjouit l’oreille de celui qui a faim, on suspendait auprès du feu pour les faire sécher les vêtements mouillés par la neige, et l’on ramassait des branches pour en faire des lits, sur lesquels on étendait les couvertures.

Enfin, on soupa de bon appétit ; puis à demi-couché sur son lit de branches chacun commença à fumer.

Les deux amis étaient redevenus muets. Le grand silence de la nature n’était rompu que par les craquements des arbres, et les pétillements du feu.

Les chiens avaient également pris leur souper, et, couchés en rond sur des branches, ils sommeillaient.

La nuit était très noire ; et sous la tente profonde du Seigneur-Dieu ses serviteurs avaient oublié d’allumer les étoiles. Le froid grandissait, et dans l’air devenu plus sec les deux fumeurs regardaient monter les bouffées blanches de leurs calumets.

Tout-à-coup, un faible gémissement se fit entendre.

Alexis dressa l’oreille ; mais il n’entendit plus rien.

Une demie-heure s’écoula, et le silence solennel, imperturbable de la nuit se prolongea.

Mais voici qu’un nouveau gémissement traversa l’épaisseur du bois, et fit tressaillir les deux amis.

— As-tu entendu, Alexis ?

— Oui.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est la plainte d’un lièvre saisi par un hibou.

— Tu crois ?

— Oui.

— Ton lièvre me semble avoir une voix humaine ?

— Il y a beaucoup de ressemblance, en effet ; je l’ai souvent remarqué lorsque…

Une plainte plus forte et plus prolongée empêcha Alexis de finir sa phrase.

— Il paraît que ton lièvre a la vie dure, hein ?

— Ce n’est pas un lièvre.

— Qu’est-ce que c’est alors ?

— C’est un revenant.

— Mon cher Alexis, les revenants ne sortent pas dans un froid pareil.

— C’est pourtant bien, ça, Père ; et demain matin nous trouverons le cadavre de quelque sauvage suspendu dans un arbre. Il a besoin de quelque chose, et il vient nous le demander.

— Si c’est une voix humaine, c’est un homme vivant et non pas un mort.

Mais Alexis hocha la tête et il prêta l’oreille avec un air peu rassuré.

Les gémissements avaient cessé, et le P. Lacombe proposa de faire la prière du soir ; Quand ils eurent récité leur chapelet, ils s’étendirent sur leurs lits pour dormir.

Ils allaient fermer l’œil lorsque les plaintes recommencèrent plus distinctes et plus lamentables qu’auparavant.

Le missionnaire se leva.

— Alexis, dit-il, lève-toi. Il y a là quelqu’un qui a peut-être besoin de nous ; il faut aller voir.

Mais Alexis, très courageux en face d’un vivant, ne se croyait pas de taille à lutter contre un mort, et il ne voulut pas aller demander au revenant la raison de sa plainte.

— Eh ! bien, dit le P. Lacombe, j’irai seul. Mais tiens-toi prêt avec, ton fusil, et si je me trouve en face de quelque danger je t’appellerai à mon secours.

Le missionnaire marcha alors dans la direction d’où les plaintes étaient venues. L’obscurité était profonde, et c’est à tâtons qu’il s’avançait lentement. De temps à autre les gémissements cessaient, puis recommençaient, tellement lugubres que malgré sa détermination énergique le missionnaire en frissonnait d’horreur.

L’effrayant, c’est qu’il ne voyait absolument rien.

Tout-à-coup, il sentit sous ses pieds, non plus de la neige, mais des cendres et en même temps une voix lamentable gémit lugubrement tout près de lui.

Il se pencha, et tendit ses mains en avant pour toucher l’être vivant qui était évidemment à ses pieds. L’objet qu’il toucha était une peau de buffle, mais sous cette peau il sentit quelqu’un se mouvoir.

Alors il remua les cendres encore chaudes, et il y retrouva un reste de feu qu’il ranima. La flamme jaillit ; et relevant la peau de buffle il trouva une femme demi-nue pressant un enfant contre sa poitrine.


III

On comprend l’étonnement du missionnaire.

— Qui es-tu ? Et que fais-tu ici ? demanda-t-il.

Je suis une femme abandonnée, et je ne puis plus marcher, j’ai les pieds gelés.

Le missionnaire se releva, fit quelques pas dans la direction de son compagnon, et lui cria de venir et d’emporter une couverte.

Quand Alexis comprit qu’il n’avait pas affaire à un revenant il retrouva tout son dévouement et son courage. La femme fut étendue dans la couverte avec son enfant, et transportée auprès du feu, qu’Alexis eut le soin d’attiser de son mieux.

Il fit de nouveau chauffer l’eau, et prépara à manger pour la malheureuse femme.

De son côté le P. Lacombe lui fit une couche aussi confortable qu’il put auprès du feu, et il défit les lambeaux de fourrures qui enveloppaient ses pieds, espérant qu’il pourrait peut-être encore les réchauffer et les sauver.

Mais il était trop tard. La décomposition était déjà commencée, et l’amputation était inévitable.

Quelle chose lamentable, hélas ! C’était, une femme de vingt ans, et qui paraissait en avoir cinquante, tant la souffrance l’avait accablée !

Quand elle eut mangé un peu, et repris quelque force, le P. Lacombe lui fit raconter son histoire.

— Il n’y avait pas encore deux ans qu’elle était mariée, et elle faisait partie de l’expédition de chasse avec son mari. Mais le misérable avait cessé de l’aimer, et il la maltraitait horriblement.

La veille encore il l’avait outrageusement battue ; et dans son extrême douleur elle avait résolu de se suicider.

De grand matin, elle avait quitté le camp pour n’y plus revenir, après en avoir averti son mari. Mais loin de la retenir il lui avait dit : va-t-en, je ne veux plus te voir et je vais en prendre une autre.

Elle avait marché bien loin dans la prairie, déterminée à se laisser geler pour en finir avec la vie ; et bientôt elle avait senti que ses pieds devenaient graduellement insensibles. Mais alors son enfant s’était mis à pleurer, et quand elle avait vu le pauvre petit être cherchant encore un reste de vie dans ce sein que le froid envahissait, l’indestructible sentiment de la maternité s’était réveillé en elle.

« Si ma vie m’appartient, et si je puis en disposer, avait-elle pensé, la vie de ce petit être n’est pas à moi, et je n’ai pas le droit de la lui enlever. Je veux me tuer, mais je ne veux pas tuer mon enfant ! »

Et alors l’infortunée avait rebroussé chemin. Toute la nuit elle avait marché douloureusement, et lentement, avec ses pieds gelés.

Mais en dépit de ses efforts, elle n’avait pu parvenir au camp que le lendemain et elle l’avait trouvé désert, hélas !

Tout le monde en était parti ; et elle n’avait pas eu la force de marcher plus loin. Alors elle s’était trainée péniblement jusque sur les cendres encore chaudes du foyer éteint ; et elle s’était dit : « c’est ici que je vais mourir ; mais si le Maître de la Vie veut sauver mon enfant il enverra quelqu’un le prendre avant que mon corps ne soit entièrement gelé » !

Et si lointain que soit le ciel, et si grand et si élevé que soit le Très-Haut, il avait aperçu dans un pli de prairie de notre intime planète ces deux êtres misérables ! Il avait entendu le gémissement de cette mère, et il avait envoyé son prêtre, pour les sauver !

Mais qu’allait-on faire maintenant pour les arracher à la mort ? Comment transporter cette femme impotente et son enfant ? Et comment rejoindre avec ce double fardeau le parti des chasseurs qui continuait sa course ?

Le P. Lacombe était perplexe en face de ce problème, et il demanda l’avis d’Alexis.

— Écoutez, Père, dit Alexis. Vous allez vous coucher et dormir tranquille. Moi, je vais entretenir le feu, et organiser pendant la nuit notre course de demain. Laissez-moi faire.

Épuisé de fatigue, le missionnaire se jeta sur son lit de branches, et s’endormit d’un profond sommeil. Une fois seulement, il ouvrit les yeux ; mais il était tellement accablé qu’il ne vit que comme en rêve une femme étendue auprès d’un bon feu, et un sauvage qui travaillait.

Quand il s’éveilla tout à fait, il faisait grand jour, et il trouva Alexis sur pied, de bonne humeur et content de sa nuit. Son brave compagnon n’avait pas fermé l’œil. Il avait entretenu le feu, et transformé le traîneau en une espèce de carriole pour y installer la femme sauvage et son enfant.

Le déjeuner fut bientôt pris, et l’on se mit en route.

Sur un siège confortable, avec dossier de peau, qu’Alexis avait fabriqué pendant sa nuit et fixé sur le traîneau, la malheureuse mère et son enfant furent installés ; et, comme la charge se trouvait très lourde pour les chiens, Alexis leur vint en aide en marchant devant eux, et en tirant de toutes ses forces une longue corde attachée à la carriole. Le P. Lacombe suivait, poussant le traîneau dans les endroits difficiles, et le maintenant en équilibre.

Le voyage fut long et pénible ; mais enfin le missionnaire et son serviteur y apportèrent tant de courage et d’efforts qu’ils rejoignirent le camp des Cris, vers le soir.

Les chefs de l’expédition furent étonnés, et quelque peu honteux quand le prêtre leur montra la malheureuse victime de leur abandon, et leur reprocha leur conduite. Mais ils rejetèrent la faute sur le mari, qui, suivant leurs coutumes, était le maître absolu de sa femme.

Celui-ci fut sans pudeur et paya d’audace :

— Je ne veux plus de cette femme, dit-il au Père, et tu aurais bien mieux fait de la laisser où elle était J’en ai une autre maintenant, et tu peux faire de celle-là ce que tu voudras.

— Eh ! bien, reprit le Père, tu es un misérable chien. Tu es pire, car les chiens traitent mieux leurs femelles ; et tu aurais dû au moins songer à ton enfant, comme les animaux s’occupent de leurs petits. Tu peux rentrer dans ta tente et cacher ton déshonneur. Je trouverai parmi les tiens quelqu’un qui a plus de cœur, et qui prendra soin de ta femme et de ton enfant.

Le missionnaire ne tarda pas à trouver en effet une famille qui eut pitié de la malheureuse abandonnée, et qui se chargea d’en prendre soin.

L’amputation des pieds fut inévitable, et l’on imagine facilement quelle voie douloureuse ce fut pour elle que cette série d’étapes qui termina l’expédition.

Elle ne mourut pas cependant, car Dieu lui réservait, des jours meilleurs. Elle guérit, revint à la mission de Saint-Albert, et y reçut le baptême. Elle y vécut longtemps encore, en fervente néophyte, pendant que sa petite fille était recueillie par les sœurs de la Charité, au couvent de Saint-Albert, et y recevait une éducation chrétienne et des soins vraiment maternels.