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De Québec à Victoria/Chapitre XVI

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 177-187).

XVI

EXCURSION À EDMONTON


Encore la Prairie. — Problèmes ethnographiques. — Une rencontre avec les Cris, à Hobbéma. — Discours sauvages. — À la gare d’Edmonton. — Adresses et réponses. — Mgr Taché, comme orateur.


En sortant de Calgary, le chemin de fer traverse la rivière du Coude (Elbow), puis celle de l’Arc (Bow), et se dirige vers le Nord.

C’est encore la prairie, toujours la prairie, prolongeant à l’infini dans toutes les directions son immense tapis vert. Est-ce ce tapis vert qui attire vers l’Ouest les joueurs de bourse et de bluff, les spéculateurs, les aventuriers, les enfants prodigues ? Heureusement, ils y viennent aussi en grand nombre les colonisateurs, les industriels sérieux, les éleveurs de bestiaux, et les modestes laboureurs.

Mais ils ne sont encore que des milliers et il y a place pour des millions.

En attendant que le flot des migrations humaines ait inondé ces plaines immenses, la solitude qui nous environne n’est pas sans tristesse. Je ne sais quoi de mélancolique se mêle à cet air que nous respirons, et le désert sans bornes nous apparaît comme une énigme dont nous cherchons vainement la solution.

Depuis combien de siècles existe-t-il ? D’où venaient ces races étranges qui l’ont habité, ou plutôt sillonné, sans le remplir, ni le féconder ? Pourquoi n’y ont-elles rien fondé, et vont-elles maintenant disparaître sans y laisser la moindre trace ?

Comment se fait-il qu’elles n’y aient pas créé des groupes stables, bâti des villes, érigé des monuments, ne fut-ce qu’une tour de Babel, pour symboliser les langues si diverses et si nombreuses qu’elles parlent.

Tous ces problèmes et bien d’autres se posent devant nous comme les questions du sphynx, et la prairie que nous interrogeons ne nous répond rien.

Quand le voyageur traverse les solitudes de l’Orient, elles lui montrent des ruines, des pierres, des tombeaux, des inscriptions qui font revivre sous ses yeux les siècles écoulés. Mais ici rien n’est resté, pas même une tombe qui contienne les cendres du passé, et nous permette de refaire son histoire.

Sur ce vaste théâtre où des races nombreuses se sont succédées, et ont dû jouer un rôle, elles ont laissé moins de vestiges de leur passage que les grands troupeaux de buffles qui constituaient leur richesse et qu’ils ont détruits !

Car on revoit encore profondément tracés dans la prairie les innombrables sentiers que ces nobles animaux ont parcourus, et leurs ossements blanchissent encore la plaine. Mais nous y cherchons vainement les cendres des millions d’hommes qui y vécurent et qui y sont morts !

À Innisfail, qui est à soixante-seize milles de Calgary, les plis de la prairie se creusent et les collines se couronnent de feuillages. Le sol y est plus humide et plus propre à la culture. En même temps, les Montagnes Rocheuses s’éloignent à l’Ouest et disparaissent. C’est cet éloignement des Rocheuses qui explique qu’Edmonton, qui est à deux cents milles au nord de Calgary n’a pas un climat plus froid.

À la Rivière-à-la-Biche, il y a un commencement de village, et nous y prenons le dîner. Cette gare est à mi-chemin entre Edmonton et Calgary ; on croit généralement qu’une ville y surgira bientôt, et plusieurs magasins et hôtels y sont en construction.

À la gare d’Hobbéma, une surprise charmante vient réjouir nos yeux et nos cœurs. Au moment où notre train contourne un bouquet d’arbres verts, une fusillade bien nourrie éclate, des acclamations s’élèvent, et nous voyons flotter sur une colline des oriflammes et des banderolles de toutes couleurs. Mais ce qui attire plus spécialement notre attention c’est un groupe de Cris échelonnés sur le versant de la colline, les jeunes gens à cheval, et les vieux à pied, tous vêtus des costumes les plus pittoresques, et accompagnés de leurs femmes portant leurs bébés sur leurs dos.

Notre train s’arrête ; nous descendons dans la prairie, et tous ces braves sauvages ayant à leur tête leur missionnaire, le P. Gabillon, nous entourent avec des transports de joie.

Papabkinès (La Sauterelle), le plus vieux de la bande, saute au cou du P. Lacombe et l’embrasse avec effusion. D’autres se jettent aux genoux des évêques, et baisent leurs mains avec vénération et amour. Tous les cœurs sont émus, et des larmes brillent dans bien des yeux, pendant que nous leur serrons la main à tous, comme si nous étions de vieux amis.

Après ces épanchements spontanés, le grand chef des Cris, Osikkusiweyân (Peau-d’Hermine) monte sur un talus, et prend la parole : « Mes parents et amis, combien nous devons être heureux aujourd’hui à la vue de tous ces grands chefs de la Prière, qui viennent nous visiter, nous bénir, nous, nos familles et notre terre !

« Grands chefs de la Prière, et vous tous, hommes de Dieu, nous vous remercions de toute notre âme d’être venus jeter un regard de bienveillance sur le pauvre sauvage. Soyez les bienvenus !

« Depuis le plus vieux de nous jusqu’au petit enfant encore à la mamelle, nos cœurs sont remplis de joie et d’émotion. Votre passage au milieu de nous restera pour tous un éternel souvenir.

« Priez pour nous, afin que notre avenir soit prospère, et que nous soyons toujours vos enfants fidèles.

« Merci, encore une fois, de tout notre cœur. »

Monseigneur l’archevêque de Saint-Boniface répondit à ce discours, et dit en résumé : que tous les grands chefs de la Prière et lui-même étaient bien heureux de rencontrer leurs fidèles enfants de la nation des Cris et de leur serrer la main ; qu’ils espéraient que tous continueraient à être bons, à aimer le grand Maître de la Vie, ainsi que leurs missionnaires, et à être dociles à leurs enseignements.

« Nous vous bénissons tous, ajouta-t-il, en terminant, vous et vos familles, et nous prions le Grand-Esprit qu’il vous protège et vous comble de ses présents. »

Il va sans dire que je n’ai rien compris de ces discours en Cris, et que c’est le P. Lacombe qui me les a traduits. Mais j’ai beaucoup admiré le ton, le geste et les jeux de physionomie de Peau-d’Hermine. J’ai remarqué aussi que Mgr Taché ne parle pas le sauvage avec les mêmes intonations que le français ou l’anglais. Chaque langue a son rythme propre dicté par la nature ; et tout orateur l’observerait s’il n’était pas gâté par la convention et l’instruction.

C’est à la convention, et non à la nature qu’obéissent ces prédicateurs ennuyeux qui chantent leurs sermons, au lieu de les dire avec le ton naturel de leur conversation.

Après les discours, nous serrâmes de nouveau la main des sauvages, et nous remontâmes dans notre palais-roulant.

Quand le train se mit en marche, tous les sauvages se jetèrent à genoux, et les évêques, debout sur la plate-forme de notre char, leur donnèrent une dernière et solennelle bénédiction.

Et sur les oriflammes flottantes brillaient les inscriptions : Salvete, reverendissimi domini — Plaudite gentes — Hosanna ! Alleluia ! Et les feuillages printaniers frémissaient d’allégresse ; et la brise et les oiseaux chantaient, et le soleil rouge, baissant à l’horizon, inondait de ses rayons joyeux les vertes ondulations de la plaine.

Quel peintre il faudrait pour reproduire une pareille scène ! Mais la peinture elle-même n’en rendrait pas le mouvement, la vie et les douces émotions.

Imaginez quels durent être les sentiments de ces pauvres enfants du désert qui n’avaient jamais vu que leurs humbles missionnaires. Songez à l’étonnement et à l’émotion qu’ils ont dû éprouver en voyant réunis devant eux, dans un coin inconnu de leurs prairies tous ces grands chefs de la Prière et tous ces dignitaires ecclésiastiques fraternisant avec eux et leur adressant des paroles d’amitié, de consolation et d’espérance ! Quel beau jour pour eux ! Quel souvenir ineffaçable dans leur existence !

Et pour nous quel tableau pittoresque et touchant ! Quelle scène émouvante et riche en contrastes ! Quels types à observer que ces produits de la sauvagerie qui restent pour nous un mystère, et qui nous regardent nous-mêmes comme des êtres mystérieux !

Mais pendant que je me laisse aller aux rêveries, les yeux fixés sur la plaine où les cavaliers Cris galoppent dans la direction de leur Réserve, la vapeur nous emporte rapidement, et le spectacle qui m’a tant intéressé disparaît à l’horizon.

Je m’en console en examinant deux chefs Cris, que nous emmenons avec nous, et qui vont nous accompagner jusqu’à Victoria, sur la côte du Pacifique.

Deux heures plus tard, nous étions à Edmonton ; il était 6 heures p. m. J’entends ici par Edmonton, la gare de ce nom qu’il ne faut pas confondre avec la ville ; car la ville est au nord de la rivière Saskatchewan, tandis que la gare est au sud, à près d’un mille de la rive.

Trois ou quatre hôtels et magasins viennent d’être bâtis autour de la gare, et un petit bois la sépare de la rivière et nous cache la ville.

La Saskatchewan, à cet endroit, est profondément encaissée entre des collines boisées qui ont au moins trois à quatre cents pieds de hauteur.

En traversant le petit bois jusqu’au bord de l’escarpement, on aperçoit la ville couronnant la colline opposée. Elle n’est encore qu’un grand village, mais elle a grandi beaucoup depuis trois ans, et elle promet d’être la plus grande de toutes les villes qu’arrosent aujourd’hui les deux Saskatchewan.

Actuellement elle ne se relie au chemin de fer que par un bac très ingénieusement accroché à un câble de fer, et mis en mouvement par le seul courant de la rivière qui est très rapide.

Naturellement cette voie de communication est insuffisante, et la grande question de demain, à Edmonton comme à Québec, est la question du pont. Plusieurs des mêmes obstacles se rencontrent dans les deux villes.

Sans doute, la Saskatchewan n’a ni la largeur ni la profondeur du fleuve Saint-Laurent : mais les rives en sont aussi élevées que celles de Québec et Lévis, et l’on calcule qu’un pont pour le chemin de fer coûterait au delà d’un million.

Naturellement un pont de voitures serait beaucoup moins dispendieux ; car il ne s’étendrait pas d’une colline à l’autre, mais d’un rivage à l’autre, et serait ainsi beaucoup plus court ; malgré cela ce serait encore un ouvrage d’au moins trente à quarante mille piastres.

Si l’un ou l’autre de ces ponts n’est pas bâti, il est probable qu’on verra s’élever bientôt un autre Edmonton sur la rive sud.

À peine étions-nous arrivés à la gare d’Edmonton que nous sommes invités à nous rendre à l’hôtel voisin, et trois adresses y sont présentées aux évêques et à leurs compagnons — l’une par le conseil-de-ville, une autre par les catholiques de langue anglaise, et une troisième par les Canadiens-français et les Métis.

Monseigneur Taché répond aux trois adresses en français et en anglais, avec cette abondance de paroles et d’idées que je ne me lasse pas d’admirer chez lui.

L’archevêque de Saint-Boniface est un des orateurs les mieux doués que j’aie connus, et j’en ai connu beaucoup.

Il a cette sensibilité qui émeut et entraîne les cœurs, cette intelligence nette qui conçoit et énonce avec une clarté qui ne laisse rien dans l’ombre, cette logique et cette chaleur qui produisent la conviction, cette verve spirituelle qui assaisonne les mets délicats qu’il sert à ses auditeurs. Il a l’épigramme, le sarcasme, la gaieté, la couleur ; et, quand le sujet s’y prête, son regard et son sourire illuminent les jets d’esprit qui agrémentent son discours.

Dans notre pays, l’abondance de paroles est un don qu’on rencontre assez fréquemment ; mais il n’en est pas de même des idées, elles sont rares, même dans nos orateurs les plus renommés.

Chez monseigneur Taché l’abondance de paroles, qui est très grande, suffit à peine à exprimer la multitude de pensées que son esprit conçoit ; et, ce que j’admire chez lui, c’est que la pensée toute grave et profonde qu’elle est, ne le surcharge pas, et laisse à son esprit toute sa légèreté d’allure, tout son entrain, tout son brio.

Il y a des gens que les grandes pensées alourdissent, et qui semblent ployer sous leur poids, comme Atlas portant le monde sur ses épaules.

C’est le propre du génie allemand qui confond quelquefois le profond et le creux.

Mais chez Mgr Taché les idées sont vives, alertes, et jaillissent sans effort de son puissant cerveau pour s’envoler sur les ailes de sa parole également vive et brillante.

Si la vie toute d’action qu’il a menée lui avait laissé le loisir de cultiver davantage ses dons littéraires, et de développer cette faculté de l’esprit qu’on appelle l’imagination, et qui donne à la pensée la forme imagée qui la rend plus saisissante, il serait un orateur incomparable.

Je suis absolument incapable de redire ce que Mgr l’archevêque de Saint-Boniface a répondu aux trois adresses de ses amis d’Edmonton ; car je me suis livré au plaisir de l’entendre, et je n’ai rien noté.

C’était une improvisation très spirituelle et très sentimentale. Le rire s’y mêlait aux larmes. Il fit l’éloge d’Edmonton qui a été depuis près d’un siècle le grand emporium du Nord-Ouest, qui s’est appelé d’abord le Fort Auguste, puis le Fort des Prairies, et enfin Edmonton.

Il rappela les jours déjà loin où il visitait Edmonton dans un train spécial, bien différent de ceux d’aujourd’hui, et dont le pouvoir moteur était un attelage de chiens.

Il vanta la bienveillance et les bons procédés dont la compagnie de la Baie d’Hudson a toujours fait preuve à l’égard des missionnaires. C’est l’opinion unanime de ces derniers que la Compagnie les a toujours généreusement assistés, et exigeait alors que ses agents et employés parlassent le français.

Il félicita la ville des progrès réalisés, et lui en prédit bien d’autres dans un avenir prochain.

Il ouvrit son cœur à ses chers Métis et leur rappela les jours d’antan.

Enfin, tous sollicitèrent sa bénédiction, et il la leur donna du fond du cœur.

Après un bon souper à l’hôtel, nous revenons à notre char, qui ne roule plus, Dieu merci ! et nous y passons une nuit tranquille.