De Québec à Victoria/Chapitre XXI

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Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 239-250).

XXI

LE WIGWAM DEVENU UN TEMPLE


Un matin de juillet dans la Prairie. — Une vision inattendue. — Un chef Pieds-Noirs devant la mort. — Sa première rencontre avec Jésus-Christ. — Le soleil, flambeau du baptême.


Un grand penseur a dit :

« L’espace est la stature de Dieu… La lumière vient de Dieu aux astres et des astres à nous… La lumière est l’ombre de Dieu, la clarté l’ombre de la lumière… »

Ces paroles me revenaient à l’esprit en recueillant des lèvres du P. Lacombe le récit qu’on va lire.

— Oui, c’est bien cela, pensais-je. Dieu remplit l’espace infini, et sa lumière pénètre partout. Mais la clarté qui nous arrive n’est que l’ombre de l’ombre de Dieu !

Un jour au milieu de cette vaste plaine que nous traversons, le R. P. Lacombe chevauchait en compagnie de deux Pieds-Noirs dans la direction d’un campement sauvage, qui d’après leurs calculs devait être à deux jours de marche de distance.

C’était en juillet, et la journée était splendide.

Le soleil montait lentement à l’horizon ; un souffle frais secouait les parfums des herbes encore humides de rosée.

La Prairie ressemble à l’océan ; et l’on n’imagine pas, sans l’avoir vue, la magnificence sereine de cette mer sans rivages, où les foins ondulent sur les grandes vagues du sol, diaprées de fleurs blanches, bleues, et jaunes.

Solidement assis sur son cheval qui galoppait régulièrement, de ce petit galop doux et monotone, particulier aux chevaux des prairies, le P. Lacombe récitait son bréviaire, pendant que ses deux compagnons sauvages chevauchaient à ses côtés sans échanger une parole.

Les chevaux sauvages sont petits, mais ils sont infatigables, et ils peuvent galopper ainsi tout un jour.

L’air était d’une pureté diaphane ; mais bientôt il se tamisa de vapeurs transparentes, flottant comme une gaze légère sur les champs immobilisés dans leur cadre immuable.

Le silence était profond, solennel, imposant comme dans un temple.

Les voyageurs humaient l’air tout imprégné de senteurs balsamiques, et se livraient au plaisir de chevaucher ainsi à travers l’infini, sous l’œil unique de Dieu, dans la plénitude de leur liberté.

Tout à coup, sur leur droite, au milieu des vapeurs irisées qui dansaient à l’horizon, ils virent flotter des formes blanches. Était-ce les voiles de quelque navire fantastique dans un lac inconnu, ou de grands cygnes blancs nageant dans l’éther les ailes déployées ?

Habitués aux phénomènes du mirage qui grandit, soulève, idéalise les objets, et produit des effets merveilleux, les trois cavaliers eurent bientôt compris qu’il y avait là un campement de plusieurs tentes à la distance de quelques milles.

Mais quel était ce campement ?

— Allons voir, dit le P. Lacombe.

— Oh ! non, dirent les deux Pieds-Noirs. Ce sont probablement des Cris, et nous sommes en guerre avec eux. Ils nous tueraient.

Le missionnaire hésita, et reprit son bréviaire. Soudain, ses regards et son esprit se fixèrent sur les versets suivants du psaume huitième.

« Quid est homo quod memor es ejus ? Et filius hominis quoniam visitas eum ?

« Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ? Qu’est-ce qu’un enfant des hommes pour que tu daignes le visiter ?

« Minuisti eum paulô minùs ab Angelis ; gloria et honore coronasti eum super opera manuum tuarum.

« Ah ! c’est parce que tu l’as fait presque l’égal des Anges ! C’est parce que tu l’as couronné de gloire et d’honneur plus que les autres œuvres de tes mains ! »

Ces belles paroles du Prophète-Roi furent pour le missionnaire une illumination.

— Il y a là quelqu’un qui attend la visite du prêtre : il faut y aller.

— Vas-y, si tu veux, Père. Les Cris ne te feront aucun mal, à toi. Mais nous, ils nous tueront.

— Je réponds de votre vie ; et je ferai en sorte qu’on prenne la mienne avant de toucher à la vôtre.

— C’est bien ; allons, dirent les Pieds-Noirs. Et les trois cavaliers, tournant à droite galoppèrent dans la direction des blanches apparitions.

Bientôt ils distinguèrent les tentes, et leurs habitants. C’étaient des Pieds-Noirs, qui venaient de solitudes lointaines, et qui n’avaient jamais vu le prêtre. Mais ils savaient qu’il existait, et ils l’appelaient l’homme divin, Natoya-pikowan.

Ce fut avec de grandes démonstrations de joie et de vénération qu’ils l’accueillirent. Hommes, femmes, enfants l’entourèrent comme un être surnaturel, en montrant le ciel ; et, s’approchant de lui, ils passaient leurs mains sur sa poitrine et ses bras, puis sur leurs propres membres, comme pour lui enlever quelque vertu surnaturelle et se l’approprier — ou comme si l’homme divin eût été un aimant capable de leur communiquer l’attraction céleste.

Il était près de midi, et ce fut bientôt l’heure de diner. Le buffle ne manquait pas alors, et de grandes tranches rôties à la broche fournirent un des plats les plus succulents du menu.

Le missionnaire mangea avec eux, fuma avec eux le calumet, et leur parla de Dieu et de la vie future.

Les trois voyageurs allaient remonter à cheval pour continuer leur route, lorsqu’un jeune homme s’approcha du P. Lacombe, et lui dit : « Mon vieux père est bien malade, ici, dans cette tente : veux-tu venir le voir ? »

— Sans doute ; pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? Et le prêtre se dirigea vers la tente que le jeune homme lui indiquait.

En entrant, il aperçut au fond de la tente, étendu par terre, presque nu, un grand vieillard pâle, décharné, livide et les yeux étincelants.

— Je suis bien content de te voir, dit le vieillard ; il y a longtemps que je demande au Maître de la Vie de me faire rencontrer l’homme divin. J’avais appris que tu devais passer dans nos prairies, mais je n’espérais plus beaucoup avoir le bonheur de te voir. Je suis grandement content.

— Eh ! bien, moi aussi, dit le prêtre, je suis heureux de te voir ; et si j’avais su que tu étais dans cette tente je serais venu te saluer le premier puisque tu es le plus vieux, et malade.

— Oui, je suis bien malade. Mes hivers sont finis, et je m’en vais vers mes Pères. Tu es le premier homme de la prière que je vois, et j’avais peur de mourir sans en avoir jamais vu.

— C’est le Grand Esprit qui m’a envoyé vers toi, parce que tu le lui as demandé. Je passais loin d’ici, et me dirigeais ailleurs, lorsqu’en lisant ce livre de la prière j’ai entendu comme une voix qui me disait : change ta course et va sur ta droite, il y a là quelqu’un qui a besoin de toi. C’est pourquoi je suis venu.

Mais ce n’est pas tout de voir l’homme de Dieu. Il faut maintenant que tu apprennes comment tu peux t’en aller vers le Maître de la Vie. »

Le vieillard soupira profondément : « Ah ! je n’ai pas le temps d’apprendre tout ce qu’il faudrait savoir pour cela.

— Mais oui, cher vieux, tu as le temps. Dieu est bon, et il ne demande pas grand’chose, va. Le désir et la volonté de le connaître suffisent.

— Eh ! bien, tu sais mieux que moi… Fais de moi ce que tu veux.

Alors, le P. Lacombe sortit de la tente et dit à ses compagnons qui étaient montés à cheval et qui l’attendaient : « Vous pouvez descendre, et laisser paître les chevaux ; nous allons coucher ici.

— Mais, Père, si nous couchons ici, nous ne rejoindrons pas le campement demain.

— N’importe, je veux passer la nuit avec ce pauvre vieillard qui va mourir. Qu’on me laisse seul avec lui : je soignerai son corps et son âme.

Et le missionnaire se renferma avec le moribond.

C’était un des plus beaux types de sa race, grand, bien fait, avec une belle tête ayant du caractère, de grands cheveux blanchis, et toutes ses dents claires comme des perles.

Il avait mené une vie très régulière, et avait toujours joui d’une bonne santé. Il n’avait jamais mangé autre chose que du buffle, ni goûté d’autre breuvage que l’eau claire. Il avait été un des Sages de sa tribu et il était généralement resté docile aux inspirations de sa conscience.

Il avait souvent combattu pour sa race, et pour ce qu’il avait cru être la justice ; mais il avait été un guerrier pacifique.

Le P. Lacombe l’interrogea sur ses croyances.

Il croyait en un Dieu unique. Mais il croyait aussi en deux esprits, un Bon et un Mauvais. La mort n’était pour lui qu’un passage de cette vie à une autre, où il serait récompensé ou puni selon ses œuvres.

Le missionnaire lui expliqua qu’il y avait en effet deux Esprits, et un seul Dieu ; mais que ce Dieu unique était en trois personnes — le Père, le Fils, et le Saint-Esprit ; que l’Esprit Bon était ainsi la troisième personne divine, et que le Mauvais n’était qu’une créature de Dieu, révoltée contre lui.

— « Mais c’est Dieu le Fils surtout que tu ne connais pas, et que je viens te faire connaître ; car il est venu sur la terre pour racheter tous les hommes — toi aussi bien que moi. Il était dans le ciel, avec son Père, pour l’éternité ; mais, il y a 1800 ans, il est descendu du ciel, il s’est fait homme comme nous, il a vécu et souffert comme nous pendant 33 ans ; puis il s’est offert à son Père comme une victime, pour obtenir le pardon des péchés des hommes, et il est mort pour nous sur une croix. Tiens regarde son image, et vois combien il nous a tous aimés !…

Et le Père Lacombe tirant son crucifix de sa ceinture le lui présenta.

Le vieillard y fixa ses grands yeux noirs que la fièvre rendait plus brillants. Il prit le crucifix dans ses mains décharnées, et il le considéra longtemps.

Puis, il se mit à interroger le missionnaire sur ce grand et consolant mystère de la Rédemption.

Il fallut lui raconter la naissance de Jésus-Christ, sa vie étonnante, ses miracles bienfaisants, sa mort, sa résurrection glorieuse et son ascension.

Pendant ces récits, le vieil Indien regardait le crucifix, et disait : « Oh ! que je l’aurais aimé si je l’avais connu plus tôt ! »

Il voulut savoir ensuite comment le missionnaire avait appris toutes ces choses, et qui l’avait chargé de les enseigner ; et le prêtre lui raconta brièvement l’établissement de l’Église, son expansion dans tout l’univers, l’institution du sacerdoce, et comment il avait reçu le pouvoir de lui pardonner ses péchés, et de lui ouvrir la porte du ciel.

De temps en temps le missionnaire interrompait son récit, pour laisser reposer le malade, ou lui offrir quelque nourriture ; mais le vieillard, avide de l’entendre, disait ; « encore, parle-moi encore de lui. Et quand le Père s’approchait pour arranger la peau de buffle qui lui servait d’oreiller, l’ardent néophyte saisissait le crucifix à la ceinture du missionnaire et lui demandait : « comment le nommes-tu donc ? »

— Jésus ! répondait le missionnaire.

Et l’Indien l’embrassait en disant :

« Jésus ! Jésus ! Je t’ai connu bien tard ; et il me reste bien peu de temps pour t’aimer !

Ces colloques se prolongèrent toute la nuit ; et quand l’aurore parut, l’admirable vieillard connaissait les principales vérités de notre religion, et voulait être baptisé.

Ce n’était pas encore le grand jour qui luisait dans cette âme : c’était l’aurore, avec ses lueurs grandissantes, qui dissipait les nuages, ou les illuminait de ses teintes roses.

Le R. P. Lacombe sortit alors de la tente, et convoqua tout le camp à assister à la cérémonie du baptême. Il en fit tous les préparatifs, et se procura l’eau, l’huile et le sel nécessaires.

Mais il n’avait ni cierge ni bougie, et il proposa à l’un des sauvages présents de tremper un morceau de coton dans la graisse fondue, pour en faire une espèce de mèche qu’il tiendrait allumée pendant la cérémonie.

Le sauvage qui ne connaissait pas le sens symbolique de cette lumière, et qui crut que le missionnaire craignait de ne pas voir assez clair, lui montra le soleil qui se levait, et fit un geste qui voulait dire : avec une pareille lumière la mèche est bien inutile.

Le P. Lacombe sourit, et pensa : cet homme a raison, voilà le vrai flambeau qui convient pour éclairer cette scène. Au moment où le soleil de justice et de vérité va se lever sur cette âme, il est juste que le grand astre qui en est l’image devienne son témoin.

Et pendant que le disque du soleil, flamboyant comme le char du prophète Élie, émergeait des collines voisines, et plongeait son grand œil rouge dans ce pauvre réduit, devenu un temple, le prêtre récitait les prières de l’Église dans l’administration du sacrement de baptême.

Quel tableau ! Et quelle similitude entre les phénomènes naturels et surnaturels qui s’accomplissaient à ce moment !

Au dehors de la tente comme dans l’intérieur de cette âme la lumière grandissait et rayonnait. Les brumes flottantes se dissipaient, et les plis restés jusqu’alors dans l’ombre s’avivaient de splendeurs nouvelles.

« Le baptême, a dit Saint-Jean-Chrysostôme est une fête de lumière. « C’est aussi une régénération, l’infusion d’une vie nouvelle, l’ouverture du royaume des cieux.

Dans ce vieillard, dont l’existence touchait à sa fin, une renaissance de vie s’opérait. Une carrière nouvelle commençait pour lui, en même temps que le soleil entrait dans sa course diurne, et les portes éternelles étaient toutes grandes ouvertes devant lui.

Elle était donc enfin arrivée jusqu’à lui la Rédemption consommée par le Christ ! Et le missionnaire se disait : « là-bas, au clocher de ma chapelle, l’Angélus sonne en ce moment, annonçant la visite de l’Ange à Marie, la consommation du grand mystère de l’Incarnation !

Nous ne saurions peindre la sainte allégresse du vieux sauvage quand la cérémonie du baptême fût terminée.

« Maintenant, lui dit le Père, vous pouvez mourir joyeux ; le ciel est ouvert pour vous recevoir. J’envie votre sort ; car dans quelques heures peut-être vous verrez face à face ce Jésus que vous avez voulu connaître, et qui est venu vers vous !… Je vais vous quitter, car il y a là-bas un grand nombre de vos frères qui m’attendent ; mais nous nous reverrons là-haut ! »

Après quelques autres épanchements, le missionnaire embrassa le vieil enfant de la nature, devenu un jeune enfant de la Grâce, et prit congé.

Le vieillard mourut le jour même.

Et le missionnaire, chevauchant toujours à travers la Prairie et reprenant la récitation de son bréviaire y lisait les versets suivants du psaume 62 :

« Dans cette terre déserte, sans chemin et sans eau, je me suis présenté à toi comme dans ton sanctuaire, afin de contempler ta puissance et ta gloire.

« Ta miséricorde vaut mieux que toutes les vies, et c’est pour la louer que mes lèvres s’ouvriront. »