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De Québec à Victoria/Chapitre XXIV

La bibliothèque libre.
Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 273-281).

XXIV

BANFF


L’Hôtel du Pacifique. — Promenade pittoresque. — L’aspect des Montagnes. — La poésie dans la nature. — Le naturalisme vrai. — Curieuses formations géologiques.


Quel que soit le confort d’un beau char-palais on n’est pas fâché de le quitter au moins pour un jour, quand on l’a habité pendant plus de deux semaines. C’est donc fort joyeusement que nous courons au magnifique Hôtel du Pacifique, en arrivant à Banff.

Après une promenade d’environ deux milles, sur un beau chemin qui traverse le village de Banff, la rivière de l’Arc, et de jolis bois sillonnés de sentiers, nous apercevons l’hôtel perché sur la cime d’une colline très haute, à notre gauche.

C’est un des sites les plus pittoresques qu’il y ait dans les Rocheuses, et Dieu sait s’il en est de splendides. Comme construction, c’est une œuvre de goût, en parfaite harmonie avec les paysages qui l’entourent, élancée, légère, aérienne, ornée sur toutes ses façades de balcons et de corniches, aux formes variées, et surmontée de hautes lucarnes, d’arêtes et de cheminées qui confondent leurs flèches avec les cimes des arbres résineux qui escaladent la colline.

L’intérieur est à peine moins joli. Au centre, une vaste salle octogone, haute de plus de 60 pieds, et n’ayant d’autre plafond que le toit même de l’hôtel, entourée de balcons aux deux étages supérieurs, et vers laquelle convergent les longs corridors des quatre corps principaux de l’édifice formant une croix grecque.

Au fond de cette salle, en face de la porte d’entrée, sur les côtés formant angle droit, s’ouvrent à droite le bureau, et à gauche une large cheminée, où flambent des bûches de sapin et d’épinette longues de huit pieds. Rien de confortable et de gai comme ce grand feu qui pétille et autour duquel tous les pensionnaires font cercle.

Les balcons, les piliers, les balustrades et toutes les boiseries, sont en beau pin rouge simplement verni, et font à cette salle centrale un encadrement du plus joli effet.

Attenant à ce centre, qui est le rendez-vous de tous les hôtes, une chambre de lecture, une vaste salle à diner au rez-de-chaussée, et un salon spacieux au premier étage.

Tel est l’hôtel où nous arrivons, à l’heure du déjeuner, avec un appétit fort aiguisé, et d’excellents amis que nous avons eu la bonne fortune d’y rejoindre, — le lieutenant-gouverneur des territoires du Nord-Ouest, l’honorable M. Royal, Madame Royal, Madame Gagnon, leur fille, et Mademoiselle Trudeau, d’Ottawa.

Une arrivée à Banff dans ces conditions est de bon augure et nous promet une agréable journée.

Dans ce nid de montagnes l’horizon est souvent gris et enveloppé de brouillards. Mais précisément pendant que nous dégustons l’excellent menu de l’hôtel, le brouillard se dissipe ; une main invisible et bienveillante a soulevé, comme les coulisses d’un théâtre, les tentures grisâtres qui voilaient cette immense scène de féérie, le charme et la beauté de Banff. Le soleil est entré en scène et va préparer les tableaux.

En même temps que le soleil, le capitaine Harper, de la police montée est aussi entré. Il vient présenter ses hommages au lieutenant-gouverneur, et mettre à sa disposition un équipage de quatre chevaux pour visiter les environs.

Le team a huit places, et nous sommes sept, le capt. Harper compris. Les chevaux sont superbes, et légèrement fringants au départ, mais le driver est incomparable.

La route serpente au milieu des épinettes chargées de parfums, au bord des rivières qui bouillonnent et mugissent ; puis elle gravit en zigzags la montagne escarpée, qui s’élève en arrière de l’hôtel et qui n’en est séparée que par les cascades de la rivière de l’Arc.

En vérité, nous sommes constamment suspendus au flanc des rochers, et l’abîme est tout près ; car le chemin n’est guère plus large que la voiture. Les angles des lacets sont particulièrement dangereux pour un atelage de quatre chevaux, et il faut des prodiges d’adresse pour les contourner ; mais le capitaine Harper connaît son affaire et ses chevaux le connaissent.

Nous montons toujours, et les points de vue varient sans cesse. Chaque détour de la route nous révèle de nouveaux aspects, et bientôt tout Banff déroule sous nos yeux ses admirables paysages.

Nous pouvons maintenant suivre du regard tous les capricieux méandres de la rivière de l’Arc, ses brusques détours, ses cabrioles au milieu des cailloux, ses cachettes paisibles sous l’ombrage, sa jolie chûte auprès de l’hôtel, sa jonction avec l’Écume de mer (Spray) dont les flots clairs s’élancent des montagnes et scintillent au fond d’une gorge profonde.

Nous voyons les ponts jetés sur les deux rivières, les belles routes bordées d’arbres qui y conduisent, les villas et les chalets disséminés dans les bois, les habitations de la ville naissante, l’hôtel qui est maintenant au-dessous de nous, et, là-bas, la nappe paisible et navigable de l’Arc, où sont amarrés, attendant les touristes, des barquettes, des canots, et une grande chaloupe à vapeur, qui peuvent remonter la rivière jusqu’à une distance de dix milles.

Voilà le tableau pittoresque et varié que nous admirons. Mais que dire du cadre, qui est plus merveilleux encore que le tableau ? Comment décrire ces montagnes qui en forment les moulures, les sculptures, et les ciselures ?

Les unes ressemblent à des palais de glace, et les autres à des châteaux-forts avec leurs donjons, leurs créneaux et leurs tourelles.

Celles-ci ont la tête voilée comme les femmes moresques. Est-ce coquetterie ou pudeur ? Celles-là dominent la région des nuages, et lancent leurs têtes resplendissantes dans la limpidité d’un ciel serein.

Quelques-unes ont d’abondantes chevelures d’arbres résineux ; un grand nombre sont chauves. Presque toutes sont inclinées vers l’Est. Lors de leur formation, elles ont évidemment obéi à une force d’impulsion qui les a fait pencher de notre côté. C’est nous qui venons maintenant vers elles.

Je ne puis me défendre d’une vive admiration pour les montagnes, de même que pour les sommités humaines.

Seulement, dans les sommets humains je distingue les millionnaires, et même les grands et les puissants me laissent assez froids, s’ils ne sont pas en même temps des esprits cultivés.

Mais j’admire ceux qui ont gravi les sommets intellectuels de la science, des arts, de la gloire littéraire.

J’admire ceux qui sont parvenus sur les sommets spirituels, la vertu, la perfection, ces Thabors que le ciel illumine. Mais qu’ils sont rares en ce monde !

Il n’y a pas de ces distinctions à faire dans les grandeurs de la nature. Toutes ses cimes vraiment élevées ont une majesté qui m’en impose ; et ce qui me plaît dans les beautés et les hauteurs de la nature, c’est qu’elles prodiguent à tous et tous les jours le déploiement de leurs merveilles.

Il y a ici des glaciers, des cimes majestueuses, des forêts, des lacs, des rivières, des grottes, des cascades, des torrents, des ravins, des feuillages verts, des fleurs épanouies, et toutes ces choses étalent leurs beautés pour tout le monde ; celles qui ont des voix chantent, murmurent, donnent des concerts vraiment populaires, et les autres font écho. Il en est qui poussent des acclamations pour le premier venu, fût-il un simple conseiller municipal !

Quelle différence avec les lacs de confection humaine, les jets d’eau, les fontaines et autres beautés artificielles, qui ne déploient leurs charmes que par ordre de Sir X, ou pour fêter le passage de quelque Altesse !

Oh ! quelle est belle la nature quand on voit Dieu au-delà, comme à travers un voile ! C’est un poème immense et sublime ; et ce n’est pas une fiction, c’est la plus admirable des réalités. Mais pour animer cette réalité il faut une âme et cette âme n’est autre que Dieu.

Les poètes qui ont cherché cette âme sont ceux qui ont le mieux compris la nature et qui l’ont plus admirablement chantée. Les plus belles inspirations de Chateaubriand, Lamartime, Victor Hugo, de Laprade, sont nées de cette source pure.

Le naturalisme vrai est là, et nul n’a surpassé le prophète-roi en ce genre. Ceux qui croient avoir inventé le naturalisme sont d’orgueilleux ignorants. David, et même Job, sont d’admirables poètes naturalistes, à leur manière — qui est la bonne.

Les naturalistes du jour en Europe sont incontestablement de remarquables talents ; mais en refusant de voir Dieu dans la nature ils la dépouillent de son plus grand charme.

Je reconnais qu’ils l’analysent et la dissèquent avec une rare habilité ; mais la vie qu’ils lui communiquent dans leurs œuvres n’a d’autre source que les sens, et la nature qu’ils nous peignent est toute sensualité, comme eux-mêmes !

Mais pendant que j’oublie que je suis en voiture et non dans ma chaire de professeur, nos chevaux ont bien marché. Nous avons atteint l’autre versant de la montagne, perdu de vue le village de Banff et l’hôtel, et découvert des aspects nouveaux, une autre partie de la rivière de l’Arc, dans un autre cadre de montagnes.

Sur le flanc d’une colline escarpée, dont nous suivons l’épine dorsale, le capt. Harper nous montre d’étranges formations géologiques, qui ressemblent de loin à des ruines de muraille. Mais de près on les prendrait plutôt pour des femmes pétrifiées.

Sont-ce quelques femmes de Loth, punies pour leur curiosité ? Qui sait ? Il y a de ces femmes-là dans tous les pays du monde.

Banff a d’autres curiosités naturelles dignes de mention, et fort intéressantes à visiter — les sources d’eau chaude, dont la température s’élève à 105 degrés — le Bassin, qu’on croirait fait de lave et qui déborde d’eau tiède sortant de la montagne, et limpide comme une topaze — la Grotte d’Azur de formation identique, et qui ressemble à celle de Capri.

Il y a encore le Lac du Diable qui est à une distance de près de dix milles, et qui est ainsi nommé, j’imagine, parce qu’il baigne un sombre donjon de pierre qui rappelle l’Enfer de Milton.

Le capt. Harper nous y a conduits dans l’après-midi. C’est encore une ravissante promenade, dont la température s’est chargée de varier les paysages. Car nous avons eu alternativement du soleil, de la pluie, du brouillard, de la neige et encore du soleil.

Mais les montagnes sont restées immuablement grandes, majestueuses, avec leurs sommets ensoleillés. Que l’homme est petit, pensais-je, en les mesurant de l’œil ! Et pourtant, il est bien plus grand qu’elles.

Dans l’espace sans borne où gravitent les mondes,
L’homme n’est qu’un atome imperceptible aux yeux,
Évoluant au sein des ténèbres profondes
Vers un but inconnu que l’on nomme les cieux.

Mais, si petit qu’il soit, cet atome recèle
Des feux mystérieux d’un éclat sans pareil ;
Son âme de reflets célestes étincelle,
Comme la goutte d’eau reflétant le soleil.