De Quelques découvertes récentes dans le soleil

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De Quelques découvertes récentes dans le soleil
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 585-602).
DECOUVERTES RECENTES
DANS LE SOLEIL

La lumière est le lien fragile et délicat qui nous unit à l’espace infini ; mais la science ne se contente plus de la contemplation vaine des soleils, des nébuleuses, des comètes : ne pouvant saisir les mondes éloignés, elle a trouvé le moyen d’en pénétrer la nature en étudiant les propriétés de la lumière qu’ils nous envoient. Toute science est une analyse ; pour étudier la lumière, il faut donc l’analyser. C’est pour cela que le prisme de Newton est devenu l’instrument à l’aide duquel nous prenons possession de tout ce qui n’est point notre terre. Personne n’ignore ce que c’est que le spectre solaire. Toute flamme, toute lumière a son spectre ; l’étoile regardée à travers le prisme n’est plus un point immobile qui scintille et décoche son rayon à travers l’infini ; sa lumière s’y décompose, s’individualise en quelque sorte, et nous livre le secret de la nature physique et chimique d’un soleil éloigné.

Lumière, c’est vibration. Or chaque atome a un mode particulier de vibration qui dépend de la masse, de la forme ; en isolant, en séparant les vibrations, le prisme isole aussi les atomes ; le spectre est comme un clavier dont le physicien étudie les notes et les accords. Un petit frémissement qui traverse l’espace révèle l’existence et la nature de l’atome à des distances incommensurables. L’infiniment grand et l’infiniment petit se rencontrent dans l’optique astronomique.

Les méthodes scientifiques sont comme ces germes qui parfois restent longtemps inertes, et qui tout d’un coup, par hasard, au moins en apparence, prennent vie. Bien du temps s’est écoulé depuis que Newton apprit à décomposer la lumière solaire en l’étalant, par suite de la réfrangibilité inégale des divers rayons, sur une large surface, sur ce long ruban coloré qu’on nomme le spectre ; Fraunhofer découvrit parmi les bandes lumineuses des traits noirs si réguliers qu’ils semblent tracés au tire-ligne. Que signifiaient ces zones d’obscurité au milieu des couleurs de l’arc-en-ciel ? Pourquoi certains rayons faisaient-ils défaut dans cette série de rayons qui va depuis le rouge jusqu’au violet ? Fraunhofer le chercha, et il fut sur le point de le découvrir. Quand on regarde à travers le prisme une flamme qui contient du sodium en vapeur, on aperçoit sur le spectre deux raies jaunes très brillantes, voisines l’une de l’autre. Ces raies brillantes sont caractéristiques du sodium ; elles en décèlent la présence d’une façon certaine. John Talbot, un physicien anglais, eut le premier l’idée de faire pour des flammes artificielles ce que Newton avait fait pour le soleil. Il analysa avec le prisme des feux colorés de toute espèce, notamment ceux qu’on nomme les feux de Bengale, et il remarqua que les spectres de ces feux, au lieu d’être rayés de noir comme le spectre solaire, consistent au contraire en rayures brillantes qui se détachent sur un fond assez obscur. Il tira de son observation l’induction suivante : « l’observation du spectre prismatique d’une flamme peut y faire découvrir certaines substances qu’on ne pourrait découvrir autrement que par une laborieuse analyse chimique. » Dans cette phrase, on peut trouver toute l’analyse spectrale, mais plutôt à l’état de pressentiment que de méthode. Fraunhofer, avons-nous dit, avait observé la flamme du sodium et son spectre, qui consiste en deux raies jaunes brillantes. Comparons ces deux raies jaunes à deux notes sur un clavier ; — les physiciens leur donnent des noms, les appellent les raies A, B, C, D, etc., de même que les musiciens disent ut, mi, sol, etc., pour marquer certains degrés sur l’échelle des sons ; — plaçons ce clavier sodique en face du clavier des rayons solaires. Les deux raies jaunes D du sodium se placeront en face de la large bande jaune au spectre, et sitôt que les réfrangibilités et par conséquent les nuances se correspondront d’une façon absolue, on pourra remarquer que précisément en face des deux raies jaunes du sodium il y a deux raies noires dans le spectre solaire. Fraunhofer le premier fît cette curieuse observation ; mais il n’en tira point de conséquences, il ne découvrit point par quelles raisons les vibrations lumineuses du sodium manquent dans la lumière solaire.

Il était réservé à M. Kirchhoff de pénétrer ce mystère. Le savant allemand opéra de la manière suivante : il produisit d’abord un spectre solaire très pâli, très élargi, où les deux raies noires dites D étaient bien visibles. Sur le trajet des rayons solaires, il plaça une flamme colorée par le sodium en vapeur ; les deux raies noires D s’illuminèrent et devinrent très brillantes. « Pour découvrir, dit-il, jusqu’à quel point l’intensité du spectre solaire pouvait être augmentée sans diminuer l’intensité des lignes sodiques, je laissai passer la pleine lumière solaire à travers la flamme sodique, et à ma surprise je vis que les lignes noires apparaissaient avec un degré extraordinaire de netteté. »

L’expérience est bien concluante. Le sodium en vapeur émet des rayons jaunes très brillans ; mais quand il se trouve sur le trajet d’une lumière chargée de rayons de toute sorte, comme la lumière qui émane du corps du soleil, il absorbe, il éteint ces mêmes rayons jaunes. Chaque atome arrête les vibrations mêmes que naturellement il est apte à engendrer : la flamme plus chaude se dépouille dans la flamme plus froide ; les raies noires du spectre solaire sont la marque des vibrations que la lumière solaire a perdues en passant dans des milieux de moins en moins ardens. Dans ces couches absorbantes, chaque atome a saisi celles qui lui conviennent : le sodium a pris du jaune ; le fer, le potassium, le magnésium, ont retenu des rayons de couleur différente. Quand on observe le spectre solaire avec des prismes très puissans, on y trouve un nombre inouï de raies noires plus ou moins fines, plus ou moins serrées. Angström et Thalen ont fait la carte exacte de ces rayures, et en ont marqué la place précise sur le long ruban coloré qui va des limites extrêmes du rouge à celles du violet.

Peu après avoir observé la coïncidence des raies brillantes du sodium avec deux raies noires du spectre solaire, M. Kirchhoff étudia le spectre du fer. Ce dernier corps, à l’état gazeux et incandescent, a un spectre qui ne contient pas moins de 460 petites stries brillantes. Non-seulement chaque strie ferrique brillante correspond à une raie noire de la lumière solaire, mais la largeur, l’intensité des deux séries, sont en parfaite coïncidence. En face d’un tel phénomène, l’esprit est envahi à l’instant par la conviction qu’il y a du fer dans la sphère lumineuse ou photosphère d’où émanent les rayons qui éclairent la terre. C’est de cette façon qu’on a retrouvé l’identité cosmique de notre système planétaire : un à un, on a reconnu dans l’enveloppe brillante du soleil tous les corps simples que la chimie a découverts sur la terre ; ainsi s’est fortifiée l’hypothèse de Laplace, qui considérait toutes les planètes comme des corps successivement détachés d’une immense nébuleuse en voie de refroidissement. Non-seulement on a retrouvé la trace de tous les corps simples dans les raies noires du spectre, mais celles de ces raies qui ne correspondent à aucune substance connue ont permis d’induire que la liste des corps simples, des espèces de la chimie, n’est pas encore épuisée. La méthode de l’analyse spectrale a permis à M. Bunsen, le collaborateur de M. Kirchhoff, de découvrir deux substances encore ignorées, le rubidium et le cœsium. Le même artifice a mis en 1861 un chimiste anglais, M. Crookes, sur la piste d’un troisième métal, le thallium, dont les caractères chimiques sont fort extraordinaires. Enfin en 1863 on a trouvé par le même procédé un quatrième métal fort rare, qui se nomme l’indium.

L’analyse spectrale a donc révélé la nature chimique de cette enveloppe brillante que les physiciens nomment la photosphère solaire. Nous savons que là se trouvent en quantité abondante et à l’état libre tous les corps qui nous sont connus, que ces atomes absorbent une partie de la lumière qui sort du noyau solaire, la dépouillent d’un nombre considérable de rayons, de telle sorte que ce que nous appelons la lumière blanche n’est déjà plus qu’une lumière appauvrie et diminuée. Au-delà de ce disque qui se détache sur le ciel avec netteté, le soleil n’a-t-il point ce qu’on pourrait appeler une atmosphère, une enveloppe invisible à nos regards, parce que son éclat est entièrement effacé par une lumière plus ardente ? On sait avec quelle rapidité la pâle lumière de la lune et les rayons obscurs des étoiles s’éteignent devant le soleil ; à plus forte raison comprend-on qu’une atmosphère, même incandescente, paraisse invisible autour d’un foyer tel que l’astre central. Il est pourtant des jours où, comme pour servir la curiosité du savant, ce grand foyer se couvre d’obscurité : je veux parler des éclipses totales. L’écran lunaire se place alors devant le soleil, et on peut observer pendant quelques instans les régions qui environnent la photosphère. Que se passe-t-il alors ? Le cercle noir reste enveloppé d’une lueur, semblable à une gloire, qu’on nomme la couronne. Sur les bords mêmes du disque reposent comme des nuages aux formes les plus capricieuses, qui, pendant l’éclipse, s’illuminent d’une douce couleur rose ; ces appendices, extérieurs à la photosphère, ont reçu le nom de protubérances ; on dirait des découpures bizarres. Elles ont une épaisseur qui va jusqu’à 3 minutes de hauteur angulaire.

On s’est longtemps demandé si ces nuages rosés étaient de simples apparences ou des jeux d’optique, et l’on a douté quelque temps qu’ils appartinssent au soleil même. Le premier, M. Otto Struve, le directeur de l’observatoire de Poulkowa, d’après des observations faites pendant l’éclipsé de 1851, réussit à rattacher d’une façon certaine le mouvement des protubérances à celui de l’astre, et démontra ainsi qu’elles en étaient bien des annexes. Lors de l’éclipsé totale du 18 juillet 1860, M. Yvon Villarceau, qui, avec M. Chacornac, alla faire ses observations en Espagne, confirma l’opinion de M. Struve. Si les protubérances sont des corps véritables entraînés dans le mouvement du soleil, il est clair que deux observateurs qui à une distance un peu grande en pourraient faire des dessins obtiendraient des figures comparables. Or, pendant cette même éclipse, le père Secchi, le directeur de l’observatoire romain, prit des photographies du soleil éclipsé au Desierto, et M. Warren de La Rue en rapporta d’un lieu nommé Rivavellosa, séparé du précédent par toute la largeur de l’Espagne. En comparant ces photographies, on obtint la certitude que les protubérances sont des objets solaires bien réels et ne sont point de capricieux effets de la réfraction.

Restait à découvrir la nature physique et chimique des protubérances. Cette découverte a été faite dans le courant de l’année dernière presque simultanément par deux astronomes, dont l’un était à Londres et l’autre dans l’Inde. M. Janssen, astronome et physicien français, avait été envoyé par l’Académie des Sciences dans ce dernier pays pour y observer l’éclipse totale qui eut lieu le 18 août 1869. Il avait choisi pour station Gontoor, une ville placé à peut près à égale distance du golfe du Bengale et de la chaîne himalayenne. Au moment de l’obscurité complète, l’image prismatique solaire fut remplacée par les spectres de deux corps lumineux plongés dans l’atmosphère solaire, de deux protubérances. « L’une d’elles, je copie l’observation de M. Janssen[1], celle de gauche, est d’une hauteur de plus de 3 minutes ; elle rappelle la flamme d’un feu de forge sortant avec force des ouvertures du combustible, poussé par la violence du vent. La protubérance de droite (bord occidental) présente l’apparence d’un massif de montagnes neigeuses dont la base reposerait sur le limbe de la lune, et qui seraient éclairées par un soleil couchant. » De la nature de ces spectres, on pouvait inférer la constitution chimique des protubérances. En effet, il n’y a que les gaz incandescens qui donnent des spectres uniquement composés de quelques raies brillantes ; or il se trouve que les spectres des protubérances étaient précisément de cette nature. M. Janssen y aperçut cinq raies très brillantes, rouge, jaune, verte, bleue, violette ; il en conclut immédiatement que les protubérances sont gazeuses. La position des raies lui décela en même temps la nature chimique de ces appendices solaires : les plus visibles se trouvaient coïncider avec celles qui caractérisent le gaz hydrogène ; mais M. Janssen n’eut pas seul le mérite de cette découverte M. Rayet notamment, un officier de la marine française, avait regardé aussi les protubérances à travers un spectroscope, le 18 août 1868, dans la presqu’île de Malacca, et aperçu un spectre composé de neuf raies très brillantes, qui se détachaient sur un fond gris-cendré. M. Janssen toutefois fut le seul à reconnaître d’abord la nature chimique des protubérances. Pendant l’éclipse même, il fut illuminé d’une idée soudaine : les raies se montraient à lui si brillantes qu’il eut la pensée audacieuse de les retrouver après l’éclipse. « Je reverrai ces lignes-là, » dit-il à ses aides, et il les revit en effet, et chacun aujourd’hui peut les voir, en tout temps, sans attendre les lointaines échéances des éclipses.

La méthode qui germa dans l’esprit de M. Janssen, pendant un de ces instans où toutes les forces de l’esprit sont tendues vers un seul but, est fondée sur les propriétés contraires du spectre discontinu des protubérances et du spectre continu de la lumière solaire. Imaginez que par une fente vous regardiez une tranche du soleil surmontée d’une protubérauce ; la protubérance restera invisible. Interposez entre cette fente et l’œil un premier prisme ; la tranche solaire s’ouvrira, s’élargira, deviendra un ruban de toutes couleurs ; la protubérance sera encore invisible. Multipliez les prismes : chacun d’eux étendra le ruban solaire, le laminera en quelque sorte, éteindra l’éclat des couleurs. Au contraire le spectre de la protubérance, formé de quelques raies colorées, est comparable à un faisceau que chaque prisme rendra plus lâche, mais dont il n’altérera pas sensiblement l’éclat. Il arrivera donc un moment où, à côté du ruban solaire démesurément pâli, on commencera à apercevoir, comme de petites flèches, les raies minces et colorées de la protubérance. Le 19 août, le lendemain même de l’éclipse, M. Janssen, possédé de cette idée, se leva dès trois heures du matin et attendit le soleil avec impatience. « Voici, dit-il, comment je procédai. Je plaçai la fente du spectroscope sur le bord du disque solaire dans les régions mêmes où la veille j’avais observé les protubérances lumineuses. Cette fente, placée en partie sur le disque solaire et en partie en dehors, donnait par conséquent deux spectres, celui du soleil et celui de la région protubérantielle… J’étais depuis peu de temps à étudier la région protubérantielle du bord occidental quand j’aperçus tout à coup une petite raie rouge brillante de 1 à 2 minutes de hauteur, formant le prolongement rigoureux de la raie obscure C du spectre solaire (pour se retrouver dans le spectre, on a donné, je l’ai dit, des noms de lettres aux raies de Fraunhofer)… Peu après, je constatai que la raie brillante F se montrait en même temps que C. »

Cette expérience mémorable resta assez longtemps inconnue en Europe. Pendant que M. Janssen découvrait dans l’Inde un moyen d’observer les protubérances solaires en tout temps, d’en suivre les mouvemens, d’en déceler la nature chimique, un jeune astronome anglais, M. Norman Lockyear, s’appliquait au même problème, et réussissait à le résoudre par un moyen tout semblable. Depuis deux ans déjà, et presque contre toute espérance, il cherchait à étouffer avec des prismes l’éblouissante lumière de la photosphère, afin d’explorer les parties environnantes. Il avait indiqué son projet dans un mémoire communiqué le 11 octobre 1866 à la Société royale de Londres. « Le spectroscope, écrivait-il, ne pourrait-il pas nous donner la preuve de l’existence des flammes rouges (ce sont les protubérances) dont les éclipses totales nous ont révélé la présence dans l’atmosphère solaire, et qui dans d’autres momens échappent encore à tous nos moyens d’observation ? » Un premier spectroscope construit par les soins de M. Lockyear ne permit d’apercevoir aucun corps gazeux dans l’enveloppe solaire : l’astronome anglais en fit construire un second plus puissant, et le 20 octobre 1868 il aperçut pour la première fois trois raies brillantes avec son nouvel instrument.

L’observation de M. Lockyear tut connue du monde savant plus tôt que celle de M. Janssen ; mais celui-ci conserve un droit de priorité incontestable, puisqu’il aperçut dès le 19 août les raies spectrales des protubérances, que M. Lockyear ne vit que le 20 octobre ; la gloire d’avoir conçu la nouvelle méthode, si fertile, nous le verrons, en conséquences importantes, ne saurait toutefois se scinder : le Français la conçut en une seconde et sur-le-champ l’appliqua. L’Anglais la découvrit avec plus d’effort, s’y attacha avec ténacité, et en dépit de premiers efforts stériles la fit triompher. Étrange duel de l’œil humain et de cet astre qui aveugle et tue le regard ! le physicien éteint le soleil, son regard se promène aujourd’hui librement sur toute la surface du disque lumineux pour y faire des découvertes ; ses instrumens décèlent tous les mouvemens de l’atmosphère solaire, toutes les tempêtes, toutes les perturbations. Bientôt peut-être ils en mesureront la pression comme le baromètre mesure la pression de l’atmosphère terrestre.

Les deux atmosphères du soleil et de la terre sont à peine comparables : l’atmosphère terrestre est troublée, il est vrai, par des vents violens, des cyclones, traversée de courans perpétuels ; mais sur des parties considérables de la surface terrestre ces courans sont très réguliers, les tempêtes les plus violentes ne font baisser la colonne de mercure dans le baromètre que d’une longueur assez insignifiante. Les variations de la pression autour du soleil sont bien plus soudaines et plus intenses, car les protubérances ne sont point des nuages pareils à ceux qui s’amassent au-dessus de nos mers ; ce sont plutôt des éruptions violentes, des jets d’un gaz incandescent lancé verticalement dans un espace presque vide avec une vitesse formidable, et qui, refroidi, se divise et retombe en flocons capricieux et déchiquetés. J’ai assisté à ces effrayantes tempêtes solaires, dans le petit observatoire de M. Norman Lockyear, à Londres. Qu’on ne se figure point un observatoire véritable. M. Lockyear, employé au ministère de la guerre, a une petite villa dans Saint-John’s Wood, un des faubourgs de la capitale anglaise. Derrière la villa, comme dans toutes les maisons de ce genre, il y a un jardinet avec une pelouse et quelques fleurs ; c’est là, dans une petite maisonnette de bois, que M. Lockyear a installé sa lunette et travaille pendant les heures qu’il dérobe à ses fonctions, quand le soleil est assez complaisant pour se montrer à Londres. La lunette dirigée sur l’astre en suit le mouvement diurne à l’aide d’un appareil d’horlogerie ; il n’y a point d’oculaire : l’image du soleil est reçue directement au foyer, elle se dessine ronde et brillante sur une petite plaque de cuivre traversée d’une fente rectiligne qu’on peut élargir ou rétrécir à volonté avec une vis et promener sur toutes les parties de l’image. Le faisceau lumineux qui traverse cette fente tombe dans le spectroscope ; sept prismes le reçoivent successivement, placés l’un à côté de l’autre et dessinant presque une circonférence entière ; à la sortie du septième, le spectre, qu’on regarde à travers une lunette, apparaît comme une longue bande d’étoffe nuancée, irrégulièrement rayée par une multitude de stries noires verticales. Quand la fente est placée de façon à couper en même temps le soleil et son atmosphère, on a deux spectres superposés ; le ruban inférieur est le spectre solaire ordinaire ; au-dessus court un ruban noir où l’on voit apparaître de distance en distance des lignes minces colorées, l’une rouge, l’autre jaune, une autre verte, deux autres dans la région du violet. Ces pointes légères sont le spectre de l’atmosphère hydrogénée du soleil ; leur apparition sur la noire surface qui borde le spectre solaire a quelque chose de mystérieux et de saisissant ; ces traits légers sont l’image matérielle d’une couche de gaz, éloignée de millions de lieues, dont l’humble flamme semblerait devoir toujours rester invisible à côté du foyer actif de la photosphère. M. Lockyear a donné le nom de chromosphère à cette couche extérieure, parce que son spectre ne se compose que de quelques raies colorées. C’est en étudiant ces frêles apparences que la physique cherche aujourd’hui à pénétrer les secrets du soleil.

Nous avons déjà dit que ces raies décèlent tout d’abord la nature chimique de la chromosphère ; au début, on n’en a vu que cinq ou six, mais ce nombre s’est depuis augmenté. Les substances qu’on a déjà découvertes dans l’enveloppe solaire sont : 1° l’hydrogène, qui en forme presque la totalité et qui se révèle par cinq raies, notamment par trois raies, rouge, verte et jaune, les plus brillantes de toutes ; 2° le sodium, révélé par une raie ; 3° le baryum, par deux raies ; 4° le magnésium, par une raie ; 5° le fer, par trois raies. Je ne parle pas de quelques autres raies très légères qu’on n’a pu encore attribuer avec certitude à aucun corps simple connu. Il ne faudrait pas croire que toutes ces raies soient d’égale importance ; celles de l’hydrogène sont les plus hautes, les plus larges, les plus éclatantes ; le sodium, le magnésium, le fer, ne montent jamais aux sommets les plus élevés de l’enveloppe solaire, ils n’occupent que des régions basses, et semblent comme arrachés à la photosphère par les éruptions violentes qui donnent lieu aux protubérances. Je ne saurais mieux donner une idée du spectre de la chromosphère qu’en le comparant à l’horizon uni d’une vaste plaine où l’on apercevrait de loin en loin des clochers pointus de diverse grandeur. Les raies brillantes ne sont pas pareilles à des traits tracés avec un tire-ligne ; leurs formes présentent des particularités fort bizarres, dont l’interprétation doit être tentée par la philosophie naturelle. L’histoire des mouvemens de l’enveloppe solaire est écrite dans ces figures délicates, le difficile est de savoir bien la lire. La raie verte (une de celles qui se montrent le plus nettement) a l’apparence d’une pointe de flèche ; elle forme comme un bourrelet au contact du disque solaire, puis s’élève en s’amincissant de plus en plus. Chaque raie hydrogénique est sur le prolongement exact d’une raie noire du spectre solaire ; mais j’ai vu la raie noire entrer bien avant dans l’intérieur de la flèche verte et dépasser le bord de la photosphère ; j’ai vu également le fer de lance vert se recourber comme un panache, se dédoubler. D’où viennent ces singulières apparences ? Elles sont les signes muets d’une effrayante tempête, d’un arrachement de la matière photosphérique soulevée à une immense hauteur, d’un courant impétueux qui entraîne une colonne d’hydrogène loin du soleil avec une vitesse qui épouvante l’esprit.

L’écrasement, l’aplatissement de la raie verte à sa partie inférieure, son amincissement dans les régions hautes de la chromosphère sont un fait permanent, dû, suivant M. Lockyear, à une diminution graduelle de la densité de l’hydrogène. Le fer de lance vert serait une sorte de baromètre qui permet de mesurer les pressions de l’atmosphère solaire. Cette induction hardie a été appuyée d’expériences directes. En voici une à laquelle il m’a été donné d’assister. On fait passer la lumière électrique par un prisme rempli de bisulfite de carbone. La lumière qui en sort traverse un tube de verre rempli d’hydrogène et contenant du sodium à la partie inférieure. Sous ce tube, on met une lampe à esprit-de-vin ; la vapeur du sodium s’élève peu à peu, et sur l’écran où l’on reçoit le spectre lumineux on voit apparaître une ligne noire très prononcée, résultant de l’absorption opérée par les atomes du sodium ; mais cette ligne n’est point bornée par deux raies parallèles. Aux couches où la vapeur de sodium est le plus dense correspond une épaisseur plus grande de la raie noire ; là où l’absorption est moins forte par suite d’une plus faible densité du sodium, la raie s’amincit.

S’il est vrai que les longueurs et les formes des raies chromosphériques dessinent en quelque sorte les pressions de l’enveloppe gazeuse, on peut en inférer que les parties externes de l’astre central sont le siège d’une activité cosmique qui contraste singulièrement avec le calme de la surface et de l’atmosphère terrestres. Rien de plus inégal, de plus tourmenté que cette atmosphère solaire qui roule des montagnes énormes, se dresse en protubérances gigantesques, se creuse, se déchire de mille façons. La surface de la photosphère n’est pas plus tranquille ; tantôt elle se hérisse, se soulève avec une puissance extrême, et tantôt elle se remplit de gouffres, de véritables abîmes. Parler de vagues de tempêtes, c’est ne donner qu’une idée bien appauvrie de tels mouvemens. M. Lockyear a calculé qu’il y a des colonnes verticales de gaz hydrogène qui montent avec une vitesse de 56 kilomètres par seconde, et des cyclones horizontaux qui avancent avec une vitesse trois fois plus grande encore. Quels ouragans peut-on mettre en comparaison avec des transports de matière aussi rapides ?

Le plus léger déplacement, la moindre courbure d’une raie spectrale est le signe d’un transport extraordinairement rapide du corps lumineux. Pour le comprendre, on peut comparer le corps lumineux à un corps sonore. La note d’un sifflet de locomotive change pour notre oreille suivant que la locomotive s’éloigne ou se rapproche. Cela vient de ce que dans les deux cas le nombre de vibrations qui entre dans l’oreille en une seconde n’est pas le même. Si un nageur avance contre la vague, le mouvement propre qui l’entraîne fera que la vague lui semblera plus courte ; s’il nage avec la vague, celle-ci lui paraîtra plus longue. Les vibrations sonores ou lumineuses sont des vagues qui ébranlent nos sens : la qualité est affectée lorsque les corps d’où elles émanent ont un mouvement très rapide. On comprend par là que, si un corps lumineux, une étoile, une protubérance solaire a un mouvement propre dont la vitesse soit comparable à celle de la lumière, la qualité de la lumière y changera pour nos regards, et ces variations se décèlent dans le spectre par un léger déplacement des raies. Cette méthode a déjà été appliquée en Angleterre par M. Huggins à l’étude des mouvemens propres de Sirius. Elle permet d’étudier les mouvemens des astres en profondeur, sans plus les considérer que comme de simples clous dorés attachés à une sphère de rayon invariable.

Il faut se représenter un rayon lumineux arrivant des profondeurs du soleil ; il se dépouille en route de toutes les vibrations que peuvent retenir les atomes matériels ; il faut croire que cet appauvrissement se fait surtout dans les régions externes de la photosphère, où se pressent un nombre considérable de corps simples ; le rayon qui en émerge n’a plus grand’chose à perdre dans la chromosphère, puisqu’il n’y rencontre guère que de l’hydrogène. Si la surface de la photosphère était calme, si elle n’avait ni bas-fonds ni montagnes mobiles, si l’enveloppe hydrogénée avait une épaisseur invariable, le spectre solaire et le spectre de la chromosphère auraient toujours également la même figure, rien ne troublerait l’épaisseur, le nombre des raies ou brillantes ou obscures ; mais une observation attentive a démontré récemment que rien n’est plus capricieux que ces fines rayures tracées par la lumière. Les raies noires de Fraunhofer peuvent grossir, enfler, devenir nuageuses ; elles peuvent aussi se border tout d’un coup de points brillans, devenir elles-mêmes tout à fait brillantes. Jamais on n’eût soupçonné autrefois un tel phénomène. Il a fallu qu’on observât les raies pendant des heures, des journées, des mois entiers, avec des instrumens d’une puissance nouvelle, pour découvrir une certaine mobilité, une sorte de vie dans cette délicate étoffe lumineuse qui se voit dans le spectroscope. Ces altérations, dont l’étude est seulement commencée, tiennent à des variations perpétuelles dans le milieu absorbant que traverse la lumière émanée du foyer solaire avant de se précipiter dans le vide infini. La hauteur, la densité, la pression, la nature chimique peut-être des couches absorbantes varient sans cesse, et par momens ces variations deviennent tout à fait extraordinaires. On pourrait comparer la lumière à un corps qui passe par des tamis tantôt plus fins, tantôt plus grossiers.

On aurait pu prévoir une partie des phénomènes que je viens de décrire, si l’on avait plus tôt cherché une liaison entre le spectre solaire et le phénomène depuis si longtemps connu des taches solaires. Il est évident aujourd’hui que les taches ont une liaison intime avec l’état, non-seulement de la photosphère, mais encore de la chromosphère. Cette liaison n’est pas encore bien connue, et les physiciens qui la recherchent, M. Lockyear, le père Secchi, accumulent les observations sans qu’il soit permis d’en tirer dès à présent une théorie générale à l’abri de toute contestation. Les proéminences sont des vagues puissantes de la chromosphère, causées par des coursais ascendans énergiques ; mais que faut-il penser des taches ? Quand on regarde au spectroscope une région solaire occupée par une tache, on voit le ruban du spectre traversé d’une longue bande ombrée qui correspond à la partie assombrie, et, chose bien digne de remarque, dans toute l’épaisseur de cette zone sombre, les lignes noires de Fraunhofer s’enflent, se dilatent. Une tache est donc une zone où l’absorption des vibrations lumineuses est particulièrement énergique : plus la tache est sombre, plus cette absorption est puissante. C’est une absorption élective qui s’applique surtout aux vibrations qu’arrête toujours la couche externe de la photosphère. Les choses se passent comme si, dans la région des taches, la photosphère externe avait une plus grande énergie absorbante, comme si la photosphère était localement refroidie, ce qui entraînerait une augmentation du pouvoir absorbant. Les taches, en suivant cette hypothèse, seraient des régions où le soleil serait comme touché par une cause de froid, ainsi qu’un boulet rougi sur lequel on appliquerait une pointe de métal. Mais d’où viendrait ce froid extérieur ? (Il faut toujours se souvenir en parlant du soleil que ce mot de froid a ici un sens tout relatif, et s’applique à des températures plus élevées que tout ce que nous connaissons.) M. Lockyear imagine que les immenses colonnes d’hydrogène ardent, dont le jet forme les protubérances, se refroidissent rapidement dans le vide planétaire, et qu’en retombant refroidies elles peuvent jouer le rôle d’un réfrigérant sur des régions immenses de la photosphère. Les protubérances et les taches ne seraient autre chose que des courans ascendans et descendans, semblables à ceux qu’on observe dans un vase qui contient de l’eau en ébullition.

Ce problème des taches solaires n’a jamais encore pu être pénétré. Les astronomes modernes n’en savent guère plus que n’en savaient déjà Galilée et le père Scheiner, qui dut demander à son supérieur ecclésiastique la permission de publier ses observations, si peu conformes à la doctrine aristotélique de l’immutabilité et de l’incorruptibilité des cieux. Avec les pauvres instrumens dont ils disposaient, Galilée et Scheiner découvrirent le mouvement des taches à travers le disque solaire dans le sens de l’orient à l’occident, calculèrent la période de ce mouvement rotatoire, reconnurent que les taches changent de jour en jour d’aspect, qu’elles se montrent surtout dans deux zones également distantes de l’équateur, l’une au nord, l’autre au sud. Pendant près de deux siècles, on n’en sut guère davantage. Du premier coup, on avait arraché au soleil un grand nombre de secrets, puis on ne trouva plus rien, et longtemps on sembla renoncer même à en apprendre davantage.

C’est en 1769 seulement qu’un astronome anglais, Wilson, de Glasgow, reprit l’étude des taches solaires : il annonça que celles-ci étaient des cavités ouvertes dans la photosphère. Lalande combattit cette opinion, qui n’en trouva pas moins créance dans la science. Elle se justifie par les déformations graduelles que subit une tache entraînée dans le mouvement de rotation du soleil. On y distingue en effet deux parts, quand elle se montre dans son plein : un centre tout à fait noir, qu’on appelle le noyau, et tout autour un cercle moins obscur, la pénombre, ordinairement bordé sur ses contours extérieurs par une zone lumineuse où brillent des points, nommés facules, qui ont un éclat tout particulier. Les apparences ne seraient pas autres si on supposait la photosphère étincelante, percée d’une sorte de cratère aboutissant à une sphère solaire inférieure obscure, ou paraissant obscure par comparaison. On a cru voir la preuve de cette disposition cratériforme dans le mode de disparition des parties noires du noyau et des parties moins sombres de la pénombre. Hâtons-nous de dire que les taches sont bien loin d’avoir la simple et symétrique figure dont cette description sommaire donne l’idée. Rien n’est en réalité plus complexe ni plus fugace. Il semble que de toutes parts la matière brillante de la photosphère se précipite vers la tache en véritables langues de feu ; les facules brillantes dardent en tout sens vers la tache ; pressées sur tous les bords, quelques-unes se détachent comme des navires qui prennent la mer, et peu à peu se dissolvent dans la mystérieuse obscurité. Des ponts lumineux sont jetés à travers, la pénombre comme des arches gigantesques. D’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre, ces apparences étranges se modifient, les filamens lumineux s’enchevêtrent, les ombres s’épaississent ou s’éclaircissent ; plus on contemple ces figures mobiles, moins on se sent porté à y voir l’image d’un cratère, d’un gouffre aux parois rapides, semblable à ceux qui s’ouvrent au sommet d’un volcan. L’esprit est porté naturellement vers d’autres conceptions ; le spectacle qu’il cherche à interpréter fait songer à une atmosphère toujours en mouvement, remplie de brouillards qui tantôt se condensent et tantôt se séparent. Si l’on pouvait à une distance assez grande de la terre apercevoir les couches nuageuses qui l’enveloppent, il semble que les vagues arrondies, éclairées du soleil, ressembleraient aux facules, les intervalles aux taches.

Sir William Herschell croyait le corps du soleil sombre, assez froid pour être habitable, enveloppé d’une couche de lumière, espèce de brouillard ardent à travers lequel des matières éruptives perçaient ces immenses trous que nous appelons les taches. Cette opinion est aujourd’hui abandonnée. M. Faye a récemment proposé la théorie suivante sur le soleil : au centre et dans tout l’intérieur de la photosphère, il y aurait une matière douée d’une température extrêmement élevée, mais d’un pouvoir rayonnant très faible. On sait qu’à une certaine température les corps se dissocient, les atomes engagés dans les molécules chimiques se séparent, se fuient, se repoussent : dans le corps du soleil, il y aurait une sorte de chaos chimique où tous les corps simples demeureraient en liberté ; c’est seulement dans la photosphère que l’affinité chimique reprendrait son empire et triompherait de la chaleur. De la même façon que la vapeur d’eau forme des nuages dans le ciel en se condensant et d’invisible devient visible, les atomes, en se groupant d’une certaine façon dans la photosphère par suite d’un léger refroidissement, engendreraient cette lumière brillante qui illumine notre ciel ; mais, à peine refroidies par suite de la transformation du calorique en travail moléculaire, les matières photosphériques retomberaient comme une pluie vers les régions centrales du soleil. Il est probable que la photosphère contient une grande quantité d’oxygène, corps dont le poids atomique est léger et qui se trouve ainsi repoussé vers les parties externes du soleil ; à mesure que les atomes s’élèvent dans la sphère de l’oxygène, ils s’oxydent, rayonnent, deviennent peu après obscurs par suite du refroidissement, et les oxydes retombant dans le gouffre se dissocient de nouveau. Une provision constante d’oxygène entretient ces combinaisons et ces décompositions perpétuelles. La photosphère, dans cette hypothèse, serait pour ainsi dire la voûte de l’affinité, et quand cette voûte est percée ça et là par des colonnes de matières ascendantes, nous apercevons la zone centrale de l’indifférence chimique, inerte et sans rayons. La matière des taches serait dans ce cas ascendante et non descendante, plus chaude que la photosphère, bien que douée d’un moindre pouvoir rayonnant.

Suivant M. Lockyear et un autre physicien anglais, M. Balfour Stewart, le directeur de l’observatoire météréologique de Kew, le contraire aurait lieu ; la matière obscure des taches serait plus froide que la photosphère environnante, elle serait descendante et non pas ascendante. La chromosphère serait sans cesse traversée de colonnes. éruptives qui, après avoir formé les protubérances, retomberaient sur la photosphère. Le spectroscope donnera quelque jour la solution de ces problèmes. Quand on regarde avec cet instrument une région solaire occupée par une tache, on voit toutes les raies de Fraunhofer s’élargir démesurément à travers cette région ; de nouvelles raies apparaissent, toute l’harmonie du clavier lumineux est rompue, certaines régions du spectre s’obscurcissent plus que d’autres ; il s’opère sur toute la surface de la tache une absorption considérable, et cette absorption est élective ; elle s’exerce principalement sur le sodium, le calcium, le fer, le chrome, le cobalt, le nickel, le plomb, etc. Rien de plus variable ni le plus changeant que l’aspect du spectre solaire quand on l’aperçoit en quelque sorte à travers le voile d’une tache. Quelquefois l’éclat solaire s’en trouve tellement diminué que la chromosphère devient visible, et qu’on voit apparaître une de ses raies brillantes. Tout se passe comme si la lumière solaire traversait une couche absorbante beaucoup plus épaisse, et comme si cette couche avait à peu près les mêmes propriétés que celle où d’ordinaire la lumière blanche se dépouille des rayons dont l’absence se trahit dans les raies de Fraunhofer. La production d’une tache solaire n’est point un phénomène simple ; des courans ascendans se condensent en nuages solaires ou facules d’un éclat extraordinaire. Ces nuages sont formés sans doute, comme ceux de l’atmosphère terrestre, d’un mélange de gaz et de vapeurs ; les gaz se dépouillent peu à peu de leurs vapeurs, ils retombent et deviennent plus obscurs. Çà et là quelques remous ascendans sont la cause des points brillans qu’on observe dans les taches. Pour se figurer grossièrement le phénomène, qu’on imagine un entonnoir, un liquide remontant sans cesse les parois extérieures de l’entonnoir, dépassant le bord et retombant à l’intérieur en nappe circulaire ; mais quelle comparaison, quel phénomène terrestre peut donner une idée, même approximative, de ces prodigieuses ruptures d’équilibre dans les masses solaires, où les métaux sont à l’état de vapeur, où tous les corps simples remuent en liberté, où la gravité exerce son action avec une énergie qui nous est inconnue ! Ce cercle de feu si net, qui semble dessiné par un géomètre et qui se promène avec tant de calme dans le ciel, est une mer de flamme sans cesse agitée ; avec un fort grossissement, on voit que la surface lumineuse est loin d’être homogène : elle est couverte de granulations, d’inégalités ; elle semble avoir une sorte de vie. On a donné le nom de grains de riz, de feuilles de saule, aux divisions que Herschell appelait les corrugations, sortes de compartimens oblongs, de formes irrégulières et changeantes, séparés par des rangées de points moins brillans ou pores. Tout autour des taches, les facules, qui sont les parties les plus brillantes du soleil, lancent leurs langues pointues vers le noyau. Si la cause de cette structure étrange est encore inconnue, on a pu du moins noter exactement l’apparition des taches et leurs mouvemens. M. Schwabe, de Dessau, en a tenu registre depuis environ quarante ans. Voici le résumé de ses patientes observations : en 1828, il aperçut 225 groupes de taches, en 1827 161 seulement, en 1829 199 ; l’année 1828 fut donc l’année où les taches se montrèrent en plus grand nombre. Le chiffre s’abaisse graduellement jusqu’en 1833, où il n’y en a plus que 33. A partir de ce moment, il se relève, et en 1837 il atteint un nouveau maximum ; les mêmes phénomènes se renouvelèrent de 1837 à 1848, de 1848 à 1859. En ce moment, on touche à un maximum. Il y aurait ainsi une période de onze ans dans la production plus ou moins abondante des taches solaires. On a cru saisir une coïncidence entre cette période et les phases du magnétisme terrestre. Le général Sabine, de la Société royale anglaise, s’est voué à ce problème, dont les élémens ne sont toutefois pas assez nombreux pour qu’on puisse en espérer une solution rigoureuse. Le soleil agit sur l’aimant terrestre, cela n’est point contestable ; mais son énergie magnétique n’est sans doute traduite que d’une manière bien imparfaite et bien détournée par l’apparition de taches plus ou moins nombreuses.

Les taches ne naissent pas au hasard sur la surface du soleil ; elles semblent avoir une liaison cachée avec le mouvement des planètes. C’est du moins ce qui résulterait des recherches faites par un astronome anglais, M. Carrington. En discutant toutes les observations faites dans l’espace de six années, de 1854 à 1860, M. Carrington s’est assuré que les taches apparaissent de préférence dans la région équatoriale, sur une zone qui s’étend à 30 degrés de latitude environ tant au nord qu’au sud de l’équateur. Pour ce qui est de la longitude, elles naissent communément en face de Vénus (qui est la planète dont la masse paraît avoir le plus d’influence dans le phénomène) ; elles grandissent constamment, jusqu’à ce qu’elles soient amenées, par la rotation de l’astre central, le plus loin possible de Vénus, puis elles diminuent graduellement en revenant vers cette planète. Vénus n’est pas seule à troubler l’équilibre des températures et des pressions solaires. Jupiter a une action semblable, mais beaucoup moins énergique, et pour Mercure, ses mouvemens propres sont si rapides qu’il est malaisé d’en analyser les effets.. Les curieuses observations de M. Carrington ont encore besoin d’être confirmées. Peut-on imaginer rien de plus étrange que cette espèce de sensibilité du soleil en face d’un corps étranger, révélée par l’apparition et le développement de ses taches ? Les astronomes de Kew, MM. Balfour Stewart, Warren de La Rue et Lœwy, ont cherché à l’expliquer. « Comment est-il possible, disent-ils, qu’une planète si éloignée du soleil que Vénus ou Jupiter puisse y causer des changemens mécaniques pareils à ceux que manifestent les taches solaires ? Voici comment nous répondrions à cette objection. — Nous ne prétendons pas avoir déterminé la nature de l’influence que les planètes exercent sur le soleil ; mais nous nous référons à une opinion déjà exprimée par le professeur Tait, lequel estime que les propriétés d’un corps, surtout celles qui se rapportent à la chaleur et à la lumière, peuvent être influencées par la présence d’un grand corps. Une influence de ce genre serait naturellement très puissante sur un corps comme le soleil, qui possède une très haute température, de même qu’une barre de fer enfoncée dans un fourneau ardent y causera un plus grand trouble dans la température que si on la jette dans, une chambre un peu moins chaude que lui… L’état moléculaire du soleil, comme celui de la poudre à canon ou d’un corps fulminant, peut le rendre extrêmement sensible aux impressions externes. »

S’il est permis de faire en quelque sorte l’horoscope des taches solaires, d’en prédire la formation, la croissance et la mort, il n’est pas encore possible de justifier cette étrange périodicité, ni l’influence occulte qu’exercent les planètes. L’opinion des astronomes anglais que nous venons de rapporter n’est pas une explication, ce n’est qu’une induction des plus vagues. Ce problème singulier ne pourrait être résolu que si l’on connaissait l’origine de la chaleur solaire et le lien occulte qui sans doute la rattache au phénomène de la gravité. Depuis que la physique moderne s’est renouvelée par la découverte de la transformation universelle des forces, on sait que chaleur et gravité sont deux modes particuliers de l’énergie répandue dans le monde ; mais on ignore encore de quelle façon la chaleur et la gravité se balancent et se métamorphosent dans le système solaire. Sur ces graves questions, la science n’a pour ainsi dire que des pressentimens ; bornons-nous donc en ce moment aux résultats positifs qui ressortent de ses recherches. Il est démontré que le soleil est bien une nébuleuse condensée, que les vibrations lumineuses émanent non pas de sa superficie, mais de ses profondeurs mêmes, — qu’avant de saillir hors de la couche extérieure de la photosphère, la lumière est déjà dépouillée d’une partie de son énergie et emprisonnée par les atomes des mêmes corps simples que nous trouvons refroidis et combinés sur la terre, — qu’après avoir traversé la photosphère, elle parcourt encore une atmosphère gazeuse, principalement composée d’hydrogène, le corps simple le plus léger que nous connaissions. Cette atmosphère est lumineuse, mais son éclat n’apparaît pas à nos regards, éblouis par la splendeur de la photosphère ; pour la rendre visible, il faut éteindre la lumière solaire dans les prismes du spectroscope. L’enveloppe brillante et l’enveloppe obscure, pour nos sens du moins, de l’astre central ne sont jamais à l’état de repos ; elles sont agitées au contraire de mouvemens perpétuels, manifestés surtout dans la photosphère par les taches, les facules, les granulations du disque lumineux, dans la chromosphère par les prodigieuses éruptions des protubérances. Cette activité incessante et prodigieuse est toutefois soumise à une sorte de périodicité décennale, en même temps qu’enfermée principalement dans les régions équatoriales. Enfin elle semble liée aux attractions lointaines des corps planétaires qui reçoivent du soleil leur chaleur, et qui vivent pour ainsi dire de sa vie. Bien que le spectroscope, cet instrument nouveau dont la science n’est dotée que depuis quelques années, permette aujourd’hui d’explorer constamment le soleil, de reconnaître jour par jour et heure par heure les phénomènes grandioses dont il est le théâtre, les éclipses continueront à mériter toute l’attention des astronomes. C’est seulement pendant les secondes solennelles de ces nuits fugitives qu’ils pourront étudier la couronne, cette auréole étrange dont s’entoure l’astre central et qui s’étend bien loin des limites des protubérances et de l’atmosphère hydrogénée nouvellement découverte. Des observations récentes, faites par les astronomes des États-Unis, tendent à faire croire que la couronne n’est autre chose qu’une aurore boréale permanente, bien autrement vaste que celle qui jette sa lueur capricieuse autour des zones polaires terrestres. Par-delà l’hydrogène, il y en a peut-être un, plus léger, plus subtil encore, qui enveloppe l’atmosphère solaire, et dont les vibrations nous sont révélées par la coloration de la gloire qu’on aperçoit seulement pendant les éclipses.

Le sens de la vue, qui, à l’aide d’ingénieux artifices, nous a permis de découvrir la nature chimique du soleil, nous révèle sans doute dans la couronne un état matériel intermédiaire en quelque sorte entre la substance pondérable et spécifique, que nous pouvons peser dans les balances et soumettre à nos réactifs, et cette substance impondérable, sans masse, sans forme, qui remplit les espaces interplanétaires, et qui, sous le nom d’éther, ne nous est encore connue que comme le véhicule des mouvemens lumineux, calorifiques et magnétiques. Ainsi, la science humaine n’est point emprisonnée sur la terre ; par un effort prodigieux, elle s’en détache et va chercher dans le centre même de notre système cosmique des secrets que ne saurait révéler une pauvre planète, servante du soleil, masse infime, qui ne vit que d’une vie d’emprunt, d’une lumière et d’une chaleur étrangères, et d’une énergie incessamment soustraite à un foyer d’énergie lointain. Que sont nos tremblemens de terre, nos éruptions volcaniques, nos révolutions terrestres, auprès des agitations et des convulsions que j’ai cherché à peindre ? Et qu’est-ce que l’homme, si petit déjà devant sa planète, en face de cet astre devant lequel la terre est comme rien ? mais aussi qu’est-ce donc que l’esprit de l’homme, qui joue avec l’infiniment grand comme avec l’infiniment petit, et qui analyse avec autant de facilité la flamme d’une lampe et celle d’un soleil ?


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Comptes-Rendus de l’Académie des Sciences, 15 février 1869. — Lettre écrite à Calcutta le 3 octobre 1868.