De Stéphane Mallarmé au prophète Ezéchiel/02/I

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I

Mallarmé


Je ne prétends aucunement à vous présenter, même succinctement, une étude sur la vie et sur l’œuvre de Stéphane Mallarmé[1]. Il a plu à Mallarmé de vivre une vie cachée, et jamais la popularité n’est venue à quelqu’un qui l’ait moins cherchée.

Mallarmé est né à Paris, en 1842 ; tout le monde sait qu’il fut professeur d’anglais, en province d’abord, à Tournon, à Besançon, à Avignon, puis à Paris. Il demanda le pain quotidien à ce métier, à ce pénible métier, plutôt qu’à son art. Quel exemple et quelle leçon ! Ceux qui le connurent savent pourtant quelle délivrance ce fut pour lui de prendre sa retraite et avec quelle joie il se retira dans sa petite maison de Valvins, au bord de la Seine, à l’orée de cette belle forêt de Fontainebleau qu’il aima d’un profond et durable amour, et où j’eus l’insigne bonheur d’être son voisin.

Mais je ne veux ici que préciser en quoi il a été et demeure le maître de ceux qui l’ont écouté et de celui qui se glorifie d’avoir été parmi les plus pieux de ses disciples.

L’influence de Mallarmé s’est exercée en premier lieu par l’œuvre qu’il n’a pas écrite ; je veux dire l’œuvre de sa vie, l’exemple qu’il a donné aux poètes qui l’ont entouré et aux poètes de tous les temps, l’amour filial qu’il a inspiré, le souvenir impérissable qu’il a laissé à ceux qui l’ont connu, et qui se transmettra par eux, d’âge en âge, je l’atteste.

Le nom de Mallarmé évoque, en effet, les noms de certains grands penseurs comme Socrate ou, mieux encore, de ces fondateurs de religions qui vivent par le souvenir indéfiniment perpétué dans le cœur de leurs disciples, plus encore que par les œuvres écrites.

Ceux que l’on a appelés les « Poètes des Mardis de Mallarmé », ce sont ceux qui, pendant de longues années, — à l’époque où ils étaient des jeunes gens, — fréquentèrent les mardis de la rue de Rome, où habitait le maître.

On les a souvent racontés, ces mardis où nous nous retrouvions assidûment autour du maître aimé. Je ne saurais mieux faire que d’en cueillir des échos chez quelques-uns d’entre nous.

Le souvenir des soirées de la rue de Rome, a écrit Bernard Lazare, restera toujours dans la mémoire de ceux que Stéphane Mallarmé admit auprès de lui, dans ce salon discrètement éclairé, auquel des coins de pénombre donnaient un aspect de temple ou plutôt d’oratoire… À ces auditeurs fidèles, Mallarmé se révélait d’une séduction infinie, soit qu’il se plût à dire une anecdote, soit qu’il s’oubliât à rappeler des amis chers et disparus, soit qu’il exposât de séduisantes et hautaines doctrines sur la poésie et sur l’art[2].

Car ce fut un des secrets de Mallarmé, que de toujours entremêler dans sa conversation l’anecdote familière et les plus hautes théories métaphysiques.

La causerie naissait vite, écrivait à son tour Albert Mockel. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux régions élevées que visite la méditation. Un geste léger commentait ou venait souligner ; on suivait le beau regard, doux comme celui d’un frère aîné, finement sourieur, mais profond, et où il y avait parfois une mystérieuse solennité. Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées qui est la joie religieuse de l’esprit[3].

Sous une forme romanesque, qui m’empêche de les citer, Camille Mauclair, dans le Soleil des Morts, a donné de ces soirées des tableaux d’une admirable pénétration ; lisez-les, ou plutôt relisez-les, car je pense qu’il n’est ici personne qui ne les connaisse[4].

Voici enfin l’une des nombreuses et très belles pages qu’Henri de Régnier a consacrées au maître aimé :

C‘est entre ces humbles murs, à certains soirs de fête spirituelle, que furent dites les choses les plus fines et les plus fortes sur la vie, l’art et la poésie qui est leur rencontre réciproque. Nous y entendîmes se formuler des paroles précieuses, en ses thèmes fondamentaux et ses arabesques accessoires, pour quelques auditeurs qui en entrevirent la merveille, une des plus hautes, des plus belles et des plus extraordinaires rêveries humaines. Instants, hélas ! sans retour, que n’oublieront pas ceux qui ont assisté à ce mémorable spectacle nocturne, à cette auguste consultation d’un homme par lui-même, aux débats de son anxiété ou à l’extase de sa certitude.

Un silence ; puis le geste hiératique devenait familier ; l’esquisse merveilleuse s’éparpillait en croquis légers ; la haute théorie s’enguirlandait d’anecdotes charmantes qui, exquises dans leur grâce ou plaisantes en leur malice, valaient un rire juste et sobre[5].

Je parlais tout à l’heure des fondateurs de religions ; vous en connaissez l’histoire, presque toujours la même ; le maître disparu, on se disperse ; les uns édifient des petites chapelles ; les autres s’isolent ; les autres se mêlent à la foule. Mais la religion nouvelle reste pourtant vivante. Pourquoi cela ? Parce qu’entre tous les disciples il subsiste ce lien, le souvenir du maître. Les jeunes religions n’ont pas d’autre unité.

Un poète français, dont je parlerai tout à l’heure, mais dont je préfère ne pas rappeler le nom à cette occasion, écrivait en 1917, dans un journal suisse, que Mallarmé avait été un poète de l’art pour l’art… Quelle erreur ! Quelle méconnaissance ! Quelle affreuse ingratitude ! L’homme qui a dit cela n’a qu’une excuse : il n’a pas connu Mallarmé.

L’influence de Mallarmé a été avant tout, une influence morale, parce qu’il a enseigné aux jeunes poètes le respect de leur art et parce que sa vie même a été le plus saint exemple d’une vie consacrée à l’art : mais l’influence de Mallarmé a été littéraire aussi, — littéraire dans la plus haute acception du mot, — parce qu’il nous a appris à penser en même temps qu’à exprimer notre pensée. Mallarmé a appris aux poètes de ma génération ceci : que les choses ne comptaient que par leur signification symbolique, et c’est en cela qu’il est vraiment le père du symbolisme.


Idéalisme. — Les écrivains naturalistes, Zola en tête, les parnassiens, avec Leconte de Lisle, quel qu’ait pu être leur talent, leur génie même, avaient établi, en littérature, le règne du matérialisme. Pour les romanciers naturalistes, pour les poètes parnassiens, les choses n’ont que leur intérêt propre ; la vie d’un Rougon-Macquart, par exemple, telle ou telle évocation des Poèmes Antiques ou des Poèmes Barbares n’ont d’autre but que de raconter ou de décrire ces réalités.

Je ne dis pas que ce but n’a pas sa beauté, ni même sa grandeur ; mais il ne saurait satisfaire les besoins de l’âme humaine. Et la gloire de Stéphane Mallarmé aura été d’enseigner que les réalités matérielles sont encore les signes, les symboles d’autres réalités d’un ordre supérieur, de l’ordre idéal.

Le mot idéalisme a plusieurs sens, dont deux principaux :

L’un, le sens courant, bourgeois ; quand, par exemple, on parle de l’idéalisme de M. Wilson.

L’autre, le sens philosophique ; et pour ne pas tomber dans la métaphysique, je citerai cette définition de l’un des plus clairs des esprits français, Remy de Gourmont. Voici ce qu’il écrit, touchant précisément le mouvement symboliste :

Une vérité nouvelle est entrée récemment dans la littérature et dans l’art : c’est une vérité toute métaphysique et toute d’à priori (en a apparence), toute jeune, puisqu’elle n’a qu’un siècle, et vraiment neuve, puisqu’elle n’avait pas encore servi dans l’ordre esthétique. Cette vérité, évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice, c’est le principe de l’idéalité du monde. Par rapport à l’homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n’existe que selon l’idée qu’il s’en fait. Nous ne connaissons que des phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences ; toute vérité en soi nous échappe ; l’essence est inattaquable. C’est ce que Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire : Le monde est ma représentation. Je ne vois pas ce qui est ; ce qui est, c’est ce que je vois. Autant d’hommes pensants, autant de mondes divers et peut-être différents.

Et plus loin :

La seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est de s’écrire lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel[6].

Cet idéalisme, dit à son tour Henri de Régnier, est la clé métaphysique de la plupart des esprits de la génération qui composèrent l’école symboliste[7].

Me sera-t-il permis de rappeler que mon premier livre, paru en 1886, les Hantises, portait cette épigraphe :

« Seule vit notre âme. »

Pouvait-on être plus idéaliste ?

Je vais vous citer une page du poète Nicolas Beauduin, publiée en 1913 ; vous y verrez, fort bien exprimées, les idées des poètes symbolistes sur l’idéalisme. Le piquant de l’affaire, c’est que ces idées, qui sont le symbolisme même, M. Beauduin les présente comme une réaction contre le symbolisme… Vous vous direz que l’excellent poète qu’est M. Beauduin connaît bien mal ses aînés…

Voici le texte de M. Beauduin ; je vous assure qu’il ne s’y trouve pour ainsi dire pas un mot que n’auraient pu contresigner les jeunes gens de 1885.

Le poète nouveau, dit M. Beauduin, n’est plus l’humble esclave de ses sensations, mais en quelque sorte le maître du monde. Ce poète découvre l’univers par une intuitive illumination. Nous pensons le monde, affirment les Paroxystes ; c’est pourquoi, forcément, nous le recréons en nous, au fond de notre vision intérieure, participant ainsi à notre activité propre…

… Pour nous, il n’existe rien d’extérieur à l’âme ; il y a le Cosmos dont elle fait éternellement partie, — monde homogène, lié à la conscience. La pensée et l’action sont identiques. Ainsi il n’existe qu’un monde, intérieur, pensé, voulu, que nous possédons, activons, intensifions, exaltons incessamment au gré de notre sensibilité toujours en éveil, que nous extériorisons et dont nous vêtons les apparences — qui ne sont toujours ainsi que le reflet de nos états physiologiques, devenus par notre ferveur des états éminemment lyriques…

Nous voilà loin, n’est-il pas vrai ? de la conception du poète romantique tel que Théophile Gautier le comprenait : un homme pour qui le monde extérieur existe[8]. »

Seule vit notre âme, écrivais-je en 1886.

D’où nous est venu, à cette époque, le principe de l’idéalité du monde ? Il n’y a guère de doute qu’il n’ait été un apport germanique. Dans la page que je vous lisais tout à l’heure, Remy de Gourmont nommait Schopenhauer ; il suffit, après avoir comparé les idées, de comparer les dates pour être convaincu.

Schopenhauer, né en 1788, est mort en 1860. Il avait publié la première édition du Monde comme Représentation et comme Volonté en 1818 ; mais la première étude importante parue en France sur Schopenhauer, l’étude de Th. Ribot, ne date que de 1874 : la traduction du Monde comme Volonté et comme Représentation de Burdeau est de 1888 ; Burdeau avait d’ailleurs été le professeur de philosophie de plusieurs d’entre nous ; enfin, c’est en 1885 que la Revue Wagnérienne, dont je parlerai tout à l’heure, commença à propager dans la jeune génération le nom du grand philosophe.

Une des manières, entre plusieurs autres, qui caractérise cet idéalisme, c’est celle dont les symbolistes se sont comportés avec les légendes et les mythes.

Les poètes, de tous les temps, ont aimé les légendes et les mythes. Mais qu’en faisaient les romantiques et les parnassiens ? ils les racontaient, le plus objectivement qu’ils pouvaient. Et les classiques (je parle des classiques français), qu’en faisaient-ils ? quelque chose comme le vêtement de leurs analyses psychologiques.

Qu’ont fait les symbolistes ? ils en ont exprimé, ils en ont tout du moins cherché le sens profond ; toujours la recherche de l’idée derrière la chose.

Soit, par exemple, le mythe d’Iphigénie en Aulide. Racine le prend comme un fait historique : il le met en scène, avec la seule préoccupation d’en dégager le côté humain.

Ce mythe n’a pas été traité par les parnassiens, du moins à ma connaissance ; mais on conçoit fort bien ce qu’en aurait fait un Leconte de Lisle, un essai de reconstitution de mœurs primitives, avec cuirasses peintes, noms propres non traduits et entassement de curiosités archéologiques, quelque chose d’assez « ballet russe ».

Un symboliste chercherait quelle signification profonde peut avoir ce sacrifice humain ; il tâcherait d’en dégager le sens ésotérique ; mais jamais il ne songerait à recommencer Euripide… Avant de devenir un « classique », Moréas a été successivement beaucoup de choses ; mais un symboliste, jamais… Parmi les symbolistes, deux nous sont venus de l’autre côté de l’Océan, dont l’un a été un excellent poète et dont l’autre est un grand poète ; mais il suffisait d’ouïr à la brasserie comment Moréas prononçait le français, pour comprendre à quel point cet imitateur de tous nos styles est resté parmi nous, avec son indéniable talent, un étranger.

Pour ma part, je me souviens qu’autrefois des amis plus âgés, des amis naturalistes et parnassiens, ne comprenaient pas ma préoccupation de dégager le sens du mythe.

— Contentez-vous de raconter, me disait un Anglais de mes amis. Vous faites de la philosophie, si vous expliquez.

Je tâchais de faire de la poésie, mais c’était de la poésie idéaliste de la poésie symbolique.

Je lisais récemment cette magnifique citation de Carlyle :

Une idée divine pénètre l’univers visible… À la foule cette idée est cachée… Les écrivains sont les interprètes choisis de cette idée divine.

Mallarmé ne nous a pas enseigné autre chose, et son œuvre en est l’admirable exemple. Mallarmé répétait volontiers que le but de la poésie est d’exprimer l’homme, non plus dans son individualité égoïste, mais dans ses réciprocités avec tout, et que la gloire consistait, non dans l’hommage extérieur qu’elle comporte, mais dans l’assentiment qu’elle est.

Le symbolisme mallarméen, en tant que doctrine littéraire, est donc, en premier lieu, idéaliste ; et, en cela, il rejoint un second caractère qui lui a été spécial : le symbolisme mallarméen a été, si je puis m’exprimer ainsi, musicien.

Musique. — La musique n’existait guère plus pour les romantiques et les parnassiens que pour les naturalistes : elle est pour eux un des « beaux-arts » que l’Etat a le devoir de protéger, mais dont, quant à eux presque tous, ils se fichent.

La musique s’est révélée à Mallarmé et aux symbolistes, non point comme un art de virtuosité, concerto piano et violon, gammes et acrobatie, mais comme la voix profonde des choses. Cette conception est celle de Schopenhauer ; vous savez que Schopenhauer distingue la musique des autres arts en ce que celle-ci donne, dit-il, l’idée de l’univers sans l’intermédiaire d’aucun concept ; elle exprime le monde en tant que Volonté, c’est-à-dire dans sa réalité profonde, tandis que les autres arts expriment le monde en tant que Représentation, c’est-à-dire dans son apparence. Les hommes de ma génération trouvèrent et vous retrouverez un magnifique développement de ces idées dans l’étude géniale que Wagner a consacrée à Beethoven et dont je publiai la première traduction française dans la Revue Wagnérienne.

Allez-vous m’accuser de manquer de modestie ? Je ne crois pas qu’il soit possible de faire l’histoire du symbolisme sans parler de la Revue Wagnérienne.

C’est précisément en 1885 que j’ai fondé la Revue Wagnérienne (qui vécut jusqu’en 1888), cela au moment même où le symbolisme prenait son essor, et si je crois que son nom subsistera, c’est que. loin d’avoir été une publication de musicographie, elle a été éminemment une publication littéraire, cela grâce à l’effort persévérant de quelques jeunes écrivains, mes collaborateurs, et de mon grand ami le très pur, le très noble et très vénéré Houston Stewart Chamberlain.

La Revue Wagnérienne, en somme, a accompli une œuvre triple :

1° Elle a propagé les doctrines de Schopenhauer, notamment sur la musique ;

2° Elle a expliqué que Wagner était un poète autant qu’un musicien ; musicien, il suffisait vraiment d’aller au concert pour s’en apercevoir ; mais il y eut quelque mérite à faire comprendre qu’il s’agissait d’un poète, et de l’un des plus grands ;

3° C’est, la Revue Wagnérienne, enfin, qui, en la personne de son directeur — et je m’en glorifie — a conduit Mallarmé aux Concerts Lamoureux.

Ce jour-là, j’avais emmené avec lui Huysmans. Voyez les deux esprits : le symboliste et le naturaliste ! Huysmans a écrit, sur l’ouverture de Tannhauser, une page qui n’est qu’un brillant démarcage du programme que l’ouvreuse lui avait distribué ; il n’avait pas même écouté ; et il n’est jamais retourné au concert. Mallarmé y est retourné tous les dimanches ; et il a écrit le Sonnet sur Wagner et la Rêverie d’un poète français.

C’est au mois de janvier 1886 que la Revue Wagnérienne publiait en hommage à Wagner, avec le sonnet de Mallarmé (Le silence déjà funèbre…) la série des sonnets de Verlaine (un de ses chefs-d’œuvre : Parsifal a vaincu les filles…), René Ghil, Stuart Merrill, Charles Morice, Charles Vignier, Teodor de Wyzewa et moi-même.

Le retentissement en fut énorme ; à un dîner de journalistes qui eut lieu à cette époque et que présidait Auguste Vitu, on ne parla que du sonnet de Mallarmé, — pour savoir, bien entendu, s’il fallait en rire ou s’en fâcher ; mais le plus curieux c’est que la moitié des journalistes présents, Yitu en tête, avaient cru bon de s’en charger la mémoire et le récitèrent par cœur et en chœur.

J’ai nommé Wagner.

L’influence de Wagner aura été prodigieuse. Son art est entière ment idéaliste ; nul plus que lui n‘a extrait des mythes leur signification ; et voici la glorieuse découverte qui a enthousiasmé notre génération ; ce soi-disant livret d’opéra, l’Anneau du Nibelung, était l’un des plus beaux poèmes « littéraires » qui soient sortis d’un cerveau humain. La merveille en était justement ce jeu perpétuel entre la légende populaire et le drame humain, avec, par-dessous, l'arrière-fond d’une profonde philosophie. Quant à son « écriture » poétique, avec quel enthousiasme nous reconnûmes peu à peu, dans le vers du Nibelung, le vers vers lequel je puis dire que devaient aller toutes nos aspirations[9].

En parlant de Wagner, je ne m’écarte aucunement de mon sujet, qui est Mallarmé et le Symbolisme.

Je me rappelle une anecdote de 1885.

Avant de commencer la Revue Wagnériennc, j’avais, comme de juste, établi un spécimen. J’y avais inscrit les noms des collaborateurs et parmi eux mais en grosses lettres, en « grande vedette », le nom de Mallarmé.

— Pourquoi ? me demanda Mendès.

Mendès ne comprenait pas, ou plutôt ne voulait pas comprendre, ce dont j’avais le pressentiment (encore un peu obscur), qu’une vraie revue wagnérienne devait être une revue mallarmiste.

Hélas ! ce jour-là, je n’ai pas été brave. J’ai tremblé devant l’indignation de Mendès et j’ai remis Mallarmé au rang. J’en suis encore honteux.

Mais j’ai publié le sonnet à Wagner et la Rêverie d’un poète français.

Vous ne savez probablement pas que M. Haraucourt, dans un discours prononcé en 1916, a jeté comme une insulte aux symbolistes l’influence allemande.

Voici sa formule, son exquise formule: Peut-être plus encore que les arts plastiques, la poésie avait souffert ou tout au moins elle avait été la première à connaître l’intoxication du souffle germanique. Un gaz asphyxiant nous venait d’outre-Rhin…

Je passe, n’est-ce pas…

L’humanité avait le symbole : les Allemands ont édifié le symbolisme. Tant pis pour eux ! Des poètes de France l’ont adopté ? Tant pis pour un moment de nous et tant pis pour le monde ! Mais c’est fini, et pour toujours, j’espère…


Hélas ! monsieur Haraucourt, ne vous réjouissez pas… Ce n’est pas fini… Ce n’est aucunement fini…

Charles Morice a répondu en niant que les symbolistes aient subi l’influence allemande… Sans entrer dans une controverse avec M. Haraucourt, je me suis contenté de relever l’inconvenance de son langage. Nous voyons tous les jours des hommes faire servir le patriotisme à l’assouvissement de leurs rancunes ; l’écrivain qui emploie de tels moyens n’est pas d’entre nous ; poètes ou prosateurs, nous sommes entre artistes : nous ne faisons pas appel au bras séculier.

Pour moi, — et je n’engage ici que moi, bien entendu, — je n’imagine pas que la guerre de 1914, pas plus que la guerre de 1870, puisse empêcher un poète d’avoir été, jeune homme, et de demeurer, vieil homme, à l’école de Schopenhauer, de Wagner et, ensuite, de Nietzsche.

Dans un article paru en 1900 et recueilli dans le volume le Problème du Style, Remy de Gourmont note ce qu’il appelle « l’ascendant des idées germaniques » sur la « récente littérature française » ; il cite notamment Hegel, Schopenhauer et Nietzsche ; il oublie Wagner et il ajoute que « l’influence allemande » ne s’est guère exercée sur nous (1890-1900) que par la seule philosophie ». Cette erreur s’explique par l’insensibilité de Remy de Gourmont pour la musique et, il faut bien le dire, parce que Remy de Gourmont est toujours resté, vis-à-vis du symbolisme, un spectateur très intéressé, mais un peu étranger.

Dans le symbolisme mallarméen, il y a un côté peinture, mais il y a surtout un côté musique. Et, de même que l’idéalisme, la musique y est à la fois dans le fond et dans la forme, dans l’idée et dans l’expression. Mallarmé nous a appris que le vers a une construction musicale, une valeur musicale, rythme et harmonie, et les symbolistes ont apporté dans le vers tout un jeu de procédés musicaux, assonnances. allitérations, leit-motifs… Mais le temps me manquerait, si je voulais aborder cet ordre de questions…


Impressionnisme. — Le temps me manquerait aussi, et aussi la compétence (car il faudrait parler peinture), pour analyser ce que je considère comme un autre caractère du mallarmisme : l’impressionnisme[10]. Mallarmé a été mieux que l’ami de Manet, de Renoir, de Monet : comme eux, il aurait rougi de décrire un objet en commissaire-priseur : il ne décrit pas l’objet, il décrit l’impression qu’il en éprouve. Ce qu’il voit dans le soleil, c’est ceci :

Tonnerre et rubis aux moyeux…

Dans l’idée, comme dans l’expression, semblablement, la description impressionniste remplace la description réaliste et se combine avec la description idéaliste et musicale.

Un exemple de cet impressionnisme ? Vous vous rappelez le premier quatrain de ce sonnet :

Surgi de la croupe et du bond

D’une verrerie éphémère
Sans fleurir la veillée amère

Le col ignoré s’interrompt.

J’emprunte l’explication à Remy de Gourmont[11] ; c’est le vase, à la panse tourmentée, au col aigu, qu’on a oublié de fleurir et qui semble, faute d’une rose, brusquement rompu.


La tentative désespérée. — Tels sont, à mon sens, les trois principaux caractères de la pensée et de l’expression mallarméennes.

A côté de sa bienfaisante influence morale, son influencé litté raire a consisté à enseigner à nos jeunesses la valeur symbolique des choses, leur valeur musicale, leur valeur impressionniste.

Mais là va commencer la difficulté.

L’extrême finesse, la délicatesse quasi maladive de Mallarmé l’a conduit à ce que j’appellerai une tentative désespérée : celle d’exprimer uniquement les valeurs symboliques, musicales et impressionnistes des choses, en sous-entendant leur valeur objective ; je veux dire d’exprimer, non pas les choses elles-mêmes, mais seulement leur valeur symbolique, leur valeur musicale et leur valeur d’impression.

Un exemple est nécessaire.

L’œuvre de Mallarmé présente, en effet, une évolution régulière qui va de la forme la plus limpide à la forme la plus abstruse. Et la cause en est précisément dans cette recherche constante et de plus en plus serrée, pour se réduire à l’expression symboliste, musicale et impressioniste.

Lisons deux de ses poèmes, un du commencement, l’autre de la fin de sa carrière, de façon à nous rendre compte de la route qu’il a parcourue.

Commençons par l’un des plus anciens, les Fleurs, par exemple… Ce poème est la lumière même ; et s’il y a une seule personne qui ne connaisse pas l’œuvre de Mallarmé, j’entends cette personne se récrier :

— Est-ce là ce poète que l’on représente comme si obscur ?

Eh bien, passons au second, à un poème obscur, cette fois, que nous essaierons et réussirons à comprendre ; et cela nous conduira à nous rendre compte des raisons de cette obscurité.

Prenons le sonnet : Quelle soie aux baumes de temps…

Voici le premier quatrain :

Quelle soie aux baumes de temps

Où la chimère s’exténue
Vaut la torse et native nue

Que hors de ton miroir tu tends !

Les deux derniers vers sont caractéristiques de la manière de Mallarmé ; « la torse nue que hors de ton miroir tu tends », le quatrain suivant achèvera de préciser que c’est la chevelure de la femme aimée, telle qu’elle apparaît, semblable à une nue, dans son miroir.

Nous entrevoyons dès à présent ce que j’appellerai le système de Mallarmé. Mallarmé ne dit pas : « Quelle soie vaut ta chevelure semblable à une nue »… Il dit immédiatement : « Quelle soie vaut la nue… » Des deux termes de la comparaison, il supprime le premier.

Lisons le second quatrain :

Les trous de drapeaux méditants

S’exaltent dans notre avenue :
Moi, j’ai ta chevelure nue

Pour enfouir mes yeux contents.

Voilà cette fois, il me semble, la clarté même. Que les autres réjouissent leurs yeux à contempler les drapeaux qui flottent… moi, c’est dans ta chevelure que je veux enfouir mes yeux…

Non ! la bouche ne sera sûre
De rien goûter à sa morsure,

La « morsure » signifie, n’est-ce pas, le baiser ; toujours l’expression impressionniste… Il ne sera possible de goûter le baiser de ta bouche que…

S’il ne fait, ton princier amant,

Dans la considérable touffe
Expirer comme un diamant

Le cri des gloires qu’il étouffe.

Si ton princier amant ne sacrifie dans ta chevelure le cri des gloires qu’il étouffe, c’est-à-dire le plus précieux de lui-même.

Résumons : Aucune soie ne vaut ta chevelure ; le poète y enfouit ses yeux ; mais, pour goûter au baiser de ta bouche, il faut qu’il y sacrifie le plus précieux de lui-même.

Remy de Gourmont a analysé la formule de Mallarmé, dans le quatrième volume de ses Promenades Littéraires. Toute comparaison, explique-t-il, est formée de deux termes : la chose elle-même et celle à laquelle on la compare… Ces deux termes, les classiques les expriment tous les deux… Mallarmé ne laisse voir que la seconde imagee. Je me souviens que Mallarmé m’a dit un jour : « Je raye le mot comme du dictionnaire ».

Voilà le secret de Mallarmé. Il ne dit plus : « Telle chose ressemble à telle autre… » Pour lui, cette chose est devenue cette autre.

C’est là, vous le voyez, une sorte d’acte de magie, dans le sens que donne au mot « magie » l’histoire des religions. Dans l’envoûtement, la poupée dont on perce le cœur pour obtenir la mort de l’ennemi qu’elle représente, cette poupée n’est plus l’image de l’ennemi qu’elle représente : elle est devenue cet ennemi même.

Dans un ordre d’idées infiniment vénérable, mais analogue, le pain de l’Eucharistie, pour les catholiques, n’est pas l’image du corps de Jésus, mais ce corps lui-même. Ce mystère est celui de la transsubstantiation. Pour Mallarmé, comme pour saint Thomas d’Aquin, l’Eucharistie n’existe qu’en tant qu’elle est le corps de Jésus.

Quand il s’agit de religion, il n’y a aucune limite à ce qu’on peut demander à la foi. En matière d’art, les droits sont moindres.

On peut se rendre compte à quelles difficultés, à quelles obscurités, la suppression du mot comme a conduit Mallarmé, en considérant ses dernières œuvres. Vous savez tous que le sonnet que nous venons de lire est un jeu d’enfant à côté de celles-là.

Gourmont disait : « Des deux termes de la comparaison, Mallarmé ne voit que le second. » Ce n’est pas tout à fait exact ; il me semble qu’il faudrait dire : « Des deux termes de la comparaison, Mallarmé ne décrit dans le premier que le second. »

Le poète est semblable au soleil, dirait un classique. Mallarmé, pour exprimer ce qu’est le poète, décrit le soleil. Il a rayé le mot comme du dictionnaire.

…N’était-il pas possible de conserver de l’enseignement du maître l’essentiel, c’est-à-dire le symbolisme, en suivant un chemin, me permettez-vous de dire, plus humain ?

  1. Voir notamment le beau livre d’Albert Thibaudet : La Poésie de Stéphane Mallarmé.
  2. Bernard Lazare : Figures contemporaines.
  3. Albert Mockel : Mallarmé, un héros.
  4. Tout récemment encore, Laurent Tailhade, dans l’un des pittoresques et brillants articles de la série Quelques fantômes de jadis, décrivait les mardis de la rue de Rome. (Oui, 5 octobre 1918.)
  5. Henri de Régnier : Figures et Caractères, 120.
  6. Premier livre des Masques, 11 et 13
  7. Figures et Caractères, 329.
  8. Emile Henriot : À quoi rêvent les jeunes gens, 27 ; ce volume contient une série d’interviews extrêmement réussies sur le mouvement poétique du commencement du siècle ; j’aurai l’occasion de le citer plusieurs fois.
  9. C’est encore une question qui nécessiterait une étude entière ; je ne puis cependant omettre de concéder qu’il y a dans l’œuvre poétique de Wagner de grandes inégalités ; mais ce qui étonne surtout, c’est que le grand écrivain poétique qu’il a été n’emploie guère la prose que de la façon la plus cursive.
  10. Je m’expliquerai tout à l’heure sur le sens que je donne à ce mot
  11. Promenades littéraires. IV, 7.