De Yeddo à Paris/01

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De Yeddo à Paris
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 721-754).
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DE
YEDDO A PARIS
NOTES D'UN PASSANT.


6 mars, rade de Yokohama.

Tout dort déjà à bord du Sunda, steamer de la Compagnie péninsulaire et orientale, lorsque, à onze heures, je saisis le tire-veille et monte à l’échelle de tribord. Le navire doit partir demain au point du jour ; il a fini le chargement de sa cargaison, rempli ses soutes à charbon, fait ses approvisionnemens de vivres pour une traversée de huit jours ; hommes et machines se reposent cette nuit pour la dernière fois, en toute sécurité, dans la rade paisible de Yokohama, tandis que le paquebot suit insensiblement le mouvement de la marée, qui le fait pivoter sur ses ancres. C’en est fait, la dernière coupe de champagne a été vidée tout à l’heure, le dernier toast a retenti ; le sampang, qui s’éloigne et regagne le rivage, emporte le dernier ami qui m’ait serré la main : le long du bund, les lumières dont chacune signale une maison familière où se sont passées de douces heures, s’éteignent une à une ; on n’entend plus que le faible clapotement de l’eau le long du bord, et le son métallique de la cloche des divers navires à l’ancre autour du nôtre, qui pique l’heure à intervalles réguliers. Combien de fois j’ai appelé de mes vœux ce moment du retour ! et cependant ce n’est pas sans un déchirement que je le vois arriver. On a beau sentir la patrie qui vous appelle, le foyer qui vous attend, on ne peut après quatre ans de séjour s’arracher brusquement, sans regarder en arrière, à cette nouvelle patrie qu’on s’est faite par l’habitude et l’amitié, au milieu d’un cercle intime et restreint, ni rompre d’un cœur léger des liens qui ne se reformeront plus. Dans la vie ordinaire, le jour s’enchaîne au jour, et tant s’en faut que les diverses périodes de la vie se terminent d’une façon précise comme les chapitres d’un roman ; c’est dans la vie du voyageur qu’on retrouve cette impression avec une netteté parfois saisissante et douloureuse. Entre hier et aujourd’hui, entre ce matin et ce soir, entre cette rive et ce navire, vous sentez toute la distance qui sépare le présent du passé, vous pouvez mesurer le chemin laissé derrière vous, comme sur une route kilométrée ; voici une étape finie, une page du livre qu’on vient de tourner… Mais ces réflexions mélancoliques risqueraient, si je n’y coupais court, de me retenir sur le pont toute la nuit, et le cigare qui s’éteint dans ma main m’avertit qu’il faut regagner ma cabine, m’y installer et reprendre l’habitude des couchettes trop dures et trop étroites, des réduits étouffans et des voisins qui ronflent. Demain, la trépidation de l’hélice nous réveillera… cras ingens iterabimus œquor.


I

7 mars. — Yokohama s’efface derrière nous ; tous les villages, toutes les collines environnantes disparaissent une à une, nous dépassons le phare de Kawasaki, placé à l’étranglement de la baie de Yeddo. Nous voici bientôt en pleine mer, comme l’indique déjà la houle qui soulève l’avant du steamer ; seul le magnifique Fusiyama dresse sa tête encore couverte de neige, à 14,000 pieds au-dessus de nous, et plane dans un isolement grandiose au-dessus des montagnes qui l’avoisinent. Avec quels yeux différens on regarde un même paysage à l’arrivée et au départ ! Quand on entre pour la première fois dans une baie, c’est la jumelle braquée en avant, le regard avide, le cou tendu, essayant de se multiplier, explorant de tous côtés, et furetant, à chaque tour de roue, plus loin encore, pour découvrir plus vite cet inconnu tout à coup révélé ; on se récrie à chaque nouvelle merveille, comme un amant à son premier triomphe, et, comme lui, impatient, on passe outre ; n’aura-t-on pas le temps de revoir à loisir tous ces tableaux ! Quand on s’éloigne au contraire, après un long séjour, ce n’est plus tel ou tel détail qui vous charme et vous retient, c’est l’ensemble, c’est un horizon familier, une ligne de montagnes où vous avez longtemps laissé flotter vos rêveries, une terre où vous avez semé un peu de votre vie ; vous essayez de graver ces contours une dernière fois dans votre mémoire, comme les traits d’un mort chéri. Dans le premier cas, c’est l’avenir qui accourt au-devant de vous ; dans le second, c’est le souvenir qui s’enfuit à tire d’aile.

Au moment où le rivage cesse d’être distinct pour les passagers d’un paquebot, il se produit invariablement parmi eux un mouvement analogue à celui qu’on voit s’opérer dans une saille de spectacle au moment où tombe le rideau de l’entr’acte. L’attention, retenue jusque-là par la scène, se reporte sur les spectateurs ; on s’examine avec la curiosité de gens appelés à vivre ensemble pendant des jours et quelquefois des mois ; on s’épie, on commente intérieurement un mot, un geste pour découvrir le caractère et la profession de gens qu’au bout de huit jours on quitte parfois avec des protestations d’amitié, et que huit autres jours plus tard on a peine à reconnaître. Après l’examen des passagers et de l’équipage vient celui des êtres matériels ; les plus novices ne manquent pas de faire une visite générale du navire qui les porte, tandis que les plus experts vont droit à certaines parties dont ils savent qu’on doit redouter la construction défectueuse, s’informent du fumoir, des salles de bains et de la bibliothèque ; heureux lorsqu’ils n’y trouvent pas comme moi pour toute pitance une trentaine de Bibles et de Prayer-books ; en un mot, on s’installe, les uns vite, les autres plus lentement, sur cette île flottante qui porte et ballotte au gré des flots ce que chacun des passagers a de plus cher, en général du moins, c’est-à-dire sa propre existence. Bientôt cette prison de bois devient un monde qui vous fait presque oublier l’autre, et sur lequel se concentrent toutes les préoccupations, toutes les pensées. Les moindres événemens du bord, les résultats du sextant et du chronomètre, qui donnent le point, la direction du vent, la distance parcourue, les incidens de la navigation font l’objet des conversations et des questions dont on assaille les officiers. Les deux penchans rivaux qui se disputent l’homme, c’est-à-dire l’égoïsme d’une part, et de l’autre la sociabilité, concourent à lui faire accepter très vite tout genre d’existence qui l’isole pour l’associer à un groupe limité, tel que le couvent, le régiment, la tribu, ou, dans une certaine mesure, le bord. Il se meut à l’aise dans ce milieu restreint et s’intéresse à tout ce qui s’y passe. Il est probable par exemple, que le voyageur le plus exact qu’ait fourni la minutieuse Angleterre ne songera pas, voyageant par terre, à noter sur son carnet les conversations échangées par son conducteur avec les passans, tandis que ceux de nous qui ont l’habitude de résumer chaque soir dans quelques lignes les faits de la journée, n’ont pas manqué de signaler la rencontre d’un man-of-war qui tire un coup de canon pour nous, enjoindre de laisser arriver, et nous interroge par signaux sur le sort d’un voilier démâté qu’il cherche encore en mer, et que le courant a porté hier à Yokohama.

l’ai dit que le Sunda est un navire de la Compagnie péninsulaire et orientale, ou plutôt, pour employer l’abréviation universellement adoptée, de la P and O (prononcez Piano). C’est dire que tout est anglais à bord, hommes, choses et habitudes, y compris la cuisine ; c’est dire également qu’il n’y a que des passagers anglais, car toutes les autres nationalités préfèrent, les prix étant pareils, voyager par les messageries maritimes françaises, qui font un service bimensuel alternant avec celui de la P and O. On est d’ailleurs très-confortablement installé sous tous les rapports, et, sauf l’inconvénient de faire quatre repas par jour, dont trois fort copieux, on n’a à se plaindre de rien. Les Anglais, du reste, s’entendent à voyager mieux que peuple du monde ; ils traînent partout avec eux, sous mille formes ingénieuses et portatives, ce confort dont ils ne peuvent se passer et dont l’absence constitue à leurs yeux quelque chose d’improper, d’humiliant ; ils savent s’installer en un tour de main, disposer leur existence d’une façon appropriée aux circonstances ; au lieu de cette précipitation, de cet effarement dont nous donnons le spectacle, ils s’étudient à faire chaque chose nouvelle comme s’ils l’eussent faite toute leur vie. Ce flegme imperturbable, cette égalité sereine d’humeur et de manières, qui étonnent au premier abord, attachent ensuite et font de leur commerce une habitude aussi difficile à changer qu’à prendre.

Du 8 au 13. — Favorisés par un beau temps bien rare dans ces parages et légèrement aidés par la mousson de nord-est, qui est sur le point de changer, nous longeons à toute vitesse les côtes montagneuses du Japon. Voici Ohosima, qui signale l’entrée de la mer intérieure, cette merveille incomparable que j’ai parcourue dans de précédens voyages ; c’est là que les navires circulent entre des îles innombrables, couvertes de verdure, ornées de villages et de châteaux-forts, si pressées les unes contre les autres que l’on se. demande à chaque instant comment on trouvera sa route pour sortir du dédale, et que chaque coup de barre découvre de nouveaux aspects, de nouveaux enchantemens ; mais nous n’y pénétrons pas cette fois et, traversant dans sa largeur le canal de Kio, nous faisons route le long de la côte orientale de Sikok, reconnaissant chaque cap l’un après l’autre, tantôt perdant de vue la côte quand elle se creuse en baies profondes, tantôt retrouvant les lignes de crêtes volcaniques familières aux navigateurs ; enfin nous franchissons le détroit de Van-Diemen, large à peine de quelques milles et signalé par un phare juché au milieu des montagnes tourmentées qui terminent la grande île de Kiusiu ; c’est là qu’il faut saluer une dernière fois le pays du soleil levant et dire adieu à la terre hospitalière, où se sont dépensées pour plusieurs de ces passagers des années que quelque jour sans doute ils déclareront les plus belles de leur vie. Nous voici désormais bercés entre le ciel et l’eau, dans la solitude morne de l’océan, « qui ne produit pas de vignes, » jusqu’à l’approche des côtes de Chine que nous signale la rencontre des jonques de pêche. C’est en effet l’écueil de Turn-about, surmonté d’un phare qui l’indique aux vaisseaux, qu’on voit poindre au milieu d’îles désolées. Nous le laissons à tribord ; la mer est si calme qu’on pourrait descendre en canot sur le récif ; c’est là cependant que ce même Sunda qui nous porte a été jeté par la tempête, il y a quelques mois, et a dû rester plusieurs semaines avant d’être renfloué, tandis que la malle française suivante se chargeait de porter son courrier, ainsi que cela se pratique régulièrement en pareil cas entre les deux services postaux.

En longeant les côtes de Chine, la brume, qui rend la navigation si dangereuse dans ces parages, nous empêche d’y voir à une demi-encâblure du beaupré ; il faut constamment siffler et faire tinter la cloche pour avertir les barques de pêche très nombreuses qui nous entourent et ne prennent aucune précaution pour indiquer leur présence. La nuit, ce sifflement et le ralentissement brusque du navire, quand l’officier de quart doute de ce qu’il a devant lui, donnent à la marche le caractère lugubre d’une descente fantastique dans l’empire des ténèbres. Le brouillard, en effet, est le plus terrible ennemi du marin, qui préfère le gros temps et la tempête à l’obscurité. Il se dissipe cependant pour nous laisser voir l’Hoogly et le Menzaleh, deux paquebots des Messageries qui se rendent, l’un à Shanghaï, l’autre à Yokohama, garnis de passagers qui agitent leurs mouchoirs, tandis que s’échangent les saluts d’usage. Enfin nous pénétrons dans les chenaux qui mènent à travers plusieurs petites îles basses et inhabitées jusqu’à l’îlot de Hong-kong, et nous entrons à minuit, par un beau clair de lune, dans le port de Victoria, où le Sunda vient s’attacher à sa bouée.

La ville est éclairée au gaz, on y donne sans doute une fête, car les accords lointains de la musique parviennent jusqu’à nous ; les collines aux vives arêtes et les villas en amphithéâtre se dessinent vaguement sous un ciel étoile, au milieu d’une atmosphère tiède et calme, on dirait une nuit vénitienne, et volontiers on chercherait des yeux les gondoles, mais il faudrait n’avoir pas mis le pied en Chine pour se laisser aller un seul instant à l’illusion. Il faudrait n’être jamais encore passé à Hong-kong ni à Shanghaï, Shanghaï, ce petit Londres jeté audacieusement par le génie anglais sur le Wampoa, à 12 milles du Yang-tse-kiang, avec ses quais magnifiques, ses banques installées dans des palais, son luxe étourdissant, mais adossé à la ville chinoise du même nom, où grouille dans un cloaque infect une population de plus de 100,000 coulies déguenillés. Ici la population chinoise n’est pas moins nombreuse, mais l’administration est purement anglaise. Tandis qu’en effet Shanghaï est un seulement, c’est-à-dire une concession emphytéotique de terrain faite aux diverses puissances européennes par le gouvernement chinois, Hong-kong est une colonie proprement dite de la Grande-Bretagne, sur laquelle flotte seul le pavillon britannique.

14. — C’est toujours une opération grave qu’un débarquement ; nos escadres l’ont éprouvé plus d’une fois, notamment sur le sol chinois que je foule en ce moment, soit à l’embouchure du Pei-ho, soit en Corée ; le mien a été un véritable désastre. Pas plus à Hongkong que dans les autres ports de l’Asie en général, les navires d’un fort tirant d’eau ne peuvent accoster à quai ; tandis que les marchandises sont déposées sur de lourds chalands qui font va-et-vient entre le steamer et les wharfs, les passagers sautent dans de légères embarcations, les sampangs, où ils entassent leurs bagages, et franchissent ainsi à la rame ou à la voile la distance qui les sépare du rivage. Je m’étais installé ainsi avec un de mes compagnons de voyage dans un fragile esquif dont le roulis exagéré ne nous rassurait qu’à moitié ; arrivés à terre, je saute le premier pour quérir des porteurs de bagages ; mais la cohue de coulies qui se presse autour de l’escalier de débarquement ne me donne pas le temps de choisir ; trois, quatre, huit hommes se précipitent sur notre malheureux chargement, se disputent les malles, s’arrachent les porte-manteaux au milieu de vociférations sauvages, sans que la menace d’un parapluie inoffensif que brandit mon infortuné compagnon les décide à lâcher prise ; le canot décrit sous cette pression les mouvemens les plus inquiétans, et enfin, perdant tout à fait l’équilibre, chavire sens dessus dessous. Les huit coulies, mon camarade, le batelier, sa femme, les trois marmots, les caisses, les malles, les engins de pêche, de cuisine, un prodigieux amas de brimborions informes logés dans ce bateau, en un clin d’œil tout cela est à la mer, flotte, barbotte, s’accroche au voisin, hurle et suffoque dans six pieds d’eau au milieu d’une confusion indescriptible. On repêche tant bien que mal nos colis, mais les auteurs de cette déplorable équipée à peine sortis de l’eau se dissimulent dans la foule et s’enfuient au plus vite. Je réussis cependant à en attraper un, qu’un policeman empoigne par la queue, et tandis que mon compagnon essaye de se réchauffer, tandis que Hong-kong-hotel est transformé en séchoir, je me dirige séance tenante vers le tribunal de police. Il faut avouer que si la surveillance des quais est mal faite, la justice est en revanche expéditive. En moins de vingt minutes, j’ai comparu devant un officier de police qui a reçu ma plainte et l’a inscrite sur un registre ; le prévenu a été interrogé sommairement, nous avons été conduits à l’audience. Le magistrat, averti par l’officier instructeur, qu’il s’agissait d’un washing case (c’est ainsi, parait-il, que le fait est qualifié dans le langage de la magistrature locale), a entendu sous serment ma déposition, m’a approuvé d’avoir dénoncé ce méfait, contre lequel il faut, dit-il, faire un exemple, et a remis à deux jours sa sentence pour rechercher les autres coupables et condamner tout le monde à la fois, en me dispensant très courtoisement de me représenter. Le surlendemain en effet, les huit coulies, reconnus à leurs vêtemens mouillés (ils auraient eu peine à en changer) et amenés devant le juge, étaient condamnés chacun à cinq piastres d’amende ou quatorze jours de travaux forcés.

Cet incident terminé, je reprends la flânerie du touriste, et me remets à parcourir les rues animées et les quais turbulens de la ville. Si l’on voulait donner à quelqu’un une idée imposante de la race anglaise, c’est ici qu’il faudrait le conduire, pour lui montrer tout ce que l’énergie et l’âpre volonté d’une nation peuvent accomplir, en dépit de la nature et des saisons. Sur les pentes abruptes et presque inaccessibles d’un îlot stérile et désolé de 30 milles carrés par 1/2 degré du tropique du Cancer, exposé aux ardeurs d’un soleil implacable, aux typhons, aux pluies énervantes, l’Angleterre a conçu le projet audacieux de créer un port franc destiné à être l’entrepôt du commerce entre l’Europe et la Chine méridionale ; elle a trouvé à Victoria un mouillage convenable, et sans hésiter a jeté là de vive force une ville qui compte aujourd’hui 80,000 âmes, dont 3,950 Européens. Le terrain plat manquant, il a fallu étager les constructions en terrasse sur les flancs des montagnes exposées au nord, où ne souffle pas la moindre brise, pendant toute la mousson de sud-ouest ; il a fallu tracer des rues en lacets où les voitures ne peuvent monter, maçonner des terrasses, planter des jardins, créer un sol artificiel, construire des routes au flanc des coteaux, pour circuler dans l’île, appeler une population indigène très nombreuse et entretenir une police considérable pour la surveiller. Sous ce ciel inhospitalier, le négociant qui sent arriver la fortune veut se donner tout le confort que lui peuvent offrir les raffinemens de la civilisation à défaut des faveurs du climat, et les villas qui s’entassent les unes, dominant le toit des autres, si elles ne réalisent pas toujours le type de l’élégance parfaite, forment du moins un ensemble des plus pittoresques. Vue de loin, Victoria rappelle ces villes de palais superposés qu’on voit au sud de l’Italie baigner dans la Méditerranée leurs assises bariolées. Si l’en parcourt les rues, on rencontre des constructions spacieuses, les hôtels, le club, les banques, les casernes, le city-hall, le palais du gouverneur, où l’on a essayé de lutter par l’immensité des appartenons et l’épaisseur des murailles contre l’inclémence de la température. Une propreté admirable, une variété inouïe d’étalages, une animation constante font de ces aspects extérieurs l’un des plus curieux spectacles qui puissent s’offrir aux yeux d’un voyageur qui les voit pour la première fois.

L’Européen circule vêtu de blanc de la tête aux pieds, coiffé du casque, rarement à pied, quelquefois en tilbury dans les rues qui portent voiture, le plus souvent dans la chaise à porteurs, vigoureusement manœuvrée par deux coulies auxquels les résidens imposent généralement une livrée de fantaisie. Le marchand chinois se tient patiemment dans sa boutique, fumant avec gravité sa longue pipe au fourneau microscopique ; l’homme de peine se fraye difficilement un chemin au milieu des passans, les avertissant par un petit cri guttural et saccadé de ne pas se heurter au double fardeau qu’il porte suspendu aux deux extrémités d’un bâton passé sur son épaule. Le policeman anglais, chinois ou hindou, qu’on rencontre à chaque, pas, (se promène gravement le bâton à la main et voit tout du coin de l’œil. De pauvres diables défendent comme ils peuvent un étalage en plein vent, dont l’aspect et l’odeur, repoussans pour nos sens exotiques, sont, paraît-il, des plus affriolans pour les yeux et les narines des fils du Céleste-Empire. Au milieu de tout cela, on crie, on se bouscule, on se dispute, mais le tout rapidement, comme des gens qui n’ont pas de temps à perdre et que le gain appelle bien vite ailleurs. Le Chinois, actif, laborieux, âpre au lucre, semble au premier abord fait pour subir le joug de l’Anglais pratique et infatigable qui se sert de lui en l’enrichissant.

Cependant, malgré son caractère pittoresque et ce mélange original de la civilisation de l’Occident juxtaposée à celle de l’extrême Orient, Hong-kong ne retient pas. Tandis que les véritables beautés de l’art ou de la nature nous enchantent d’autant plus que nous les revoyons plus souvent, tandis que nous arrivons à nous faire une habitude et une nécessité de revoir périodiquement des merveilles comme Venise ou le lac Léman, — ce qui ne nous a séduits au premier abord que par la bizarrerie et par l’imprévu nous charme de moins en moins par la suite ; à une seconde visite, le souvenir de la première s’efface plutôt qu’il ne se ravive, il ne reste plus dans l’esprit qu’une image fruste et décolorée qui échappe à la description. Le voyageur débarqué d’hier est plus capable de tracer le tableau d’une pareille ville que le résident, dont les yeux blasés ne perçoivent plus mille détails auxquels l’étrangeté seule donne quelque relief. Par contre, un des charmes du voyage, pour quiconque a habité quelques années ces pays lointains, c’est de s’y retrouver à chaque étape dans un milieu sympathique dont on connaît d’avance le ton et où l’on se trouve introduit de plain-pied par une communauté d’idées, de manières pu de relations. L’échange de communications entre la Chine et le Japon est assez considérable, et le cercle européen dans chaque ville est assez restreint pour qu’un Français de Yokohama ne puisse circuler dans les rues, les hôtels, les clubs à Hong-kong sans y rencontrer quelques visages de connaissance et recevoir plus d’une invitation cordiale. La présence du nouveau venu apporte quelque variété à la mortelle uniformité de la vie quotidienne : il met en circulation la monnaie de ses observations dans le pays d’où il arrive ; ceux qui l’accueillent ne sont pas fâchés de leur côté de trouver une oreille attentive et neuve qui écoute leurs discours, se prête à leurs appréciations, à leurs vues, et souvent à des plaintes qui ne sont pour les compagnons ordinaires que d’insipides redites. On sent, à l’attitude de ses hôtes, qu’on leur rend un service, celui de secouer la torpeur d’une vie monotone. Comme on se familiarise vite et comme, grâce à une sorte de franc-maçonnerie des visages blancs, on s’associe rapidement à un genre de vie dont on a soi-même ailleurs connu les émotions, l’arrivant voit s’ouvrir devant lui le cercle où on lui désigne sa place sans phrases comme sans hésitation : simplicité, cordialité, tel est le ton général des rapports sociaux.

Ici, comme dans les ports ouverts au commerce étranger, et plus que partout ailleurs, il existe des lignes de démarcation très tranchées dans la population. Il est à peine besoin de dire qu’aucun mélange n’a lieu ni dans les hôtels, ni dans les lieux publics, entre Européens et indigènes ; qu’il ne s’est jamais établi entre eux de relations sociales ni d’autre commerce que celui qu’exigent les affaires. Le Chinois, bien plus fidèle que le Japonais à ses mœurs, à ses traditions, à ses préjugés, ne se mêle à l’Européen que pour acheter et vendre, mais vit renfermé chez lui, habillé, nourri, logé strictement à la façon chinoise. L’Anglais a, de son côté, transporté avec lui tout l’appareil de la vie opulente de Londres et se prélasse dans les délices et les recherches du high life. C’est sans contredit un des caractères de la race anglaise que le besoin de dépenser pour paraître, de devancer l’heure de la fortune. Tandis que le Français expatrié croit sage d’économiser le plus qu’il peut afin de hâter le moment de la retraite qu’il rêve de prendre dans son pays natal, et vit le plus modestement possible, l’Anglais dépense hardiment tout ce qu’il a, se fiant à l’avenir, au développement de son activité et de ses affaires, pour combler les vides et assurer son sort. Il ne songe guère d’ailleurs à rentrer quand même chez lui ; dans un temps limité, il fera une grande fortune et reviendra étonner ses compatriotes, ou il mourra à la peine sur le sol étranger. En attendant, puisqu’il est ici pour la vie peut-être, il faut la passer joyeusement. Ajoutons qu’au début de la colonie le Pactole coulait dans les caisses des négocians ; c’en est assez pour expliquer le pied luxueux sur lequel est montée l’existence de bien des gens partis de chez eux avec plus d’espérances que de capitaux. Quelquefois, il est vrai, le ballon trop gonflé crève : quelques mauvaises années suffisent pour amener la faillite et la ruine de ces colosses aux pieds d’argile, forcés de quitter des palais inondés de champagne en donnant 2 pour 100 à leurs créanciers ; mais quoi ! ne fallait-il pas vivre en grands seigneurs, en princes merchants, et avant tout tuer l’éternel ennemi daces régions énervantes : l’ennui ?

Aussi Hong-kong offre-t-il aux yeux le spectacle de la vie élégante dans tout ce qu’elle a de plus brillant, sinon de plus délicat. Grands hôtels splendidement meublés, où l’on tient table ouverte, service, livrées, écuries, bals et fêtes, jeux, paris, régates, courses ; tout donne l’idée de la richesse, et par-dessus tout l’habitude de semer l’argent sans compter en fantaisies d’un moment. Pour les courses, il a fallu choisir, à quelques milles de la cité, un emplacement, faire une route carrossable, le tout aux frais de la municipalité enrichie par des taxes volontaires ; mais on ne s’est pas contenté d’y faire courir des poneys chinois, certains amateurs déterminés ont fait venir d’Angleterre des pur-sang dont le prix, rendus en Chine, est resté légendaire. Quant au luxe des dames anglaises, on m’assure (je me fie peu à mon propre jugement en pareille matière) qu’il dépasse toute vraisemblance. Cette existence à grandes guides n’est menée du reste que par une petite élite de négocians qui constituent l’aristocratie de l’endroit, c’est-à-dire sont plus riches que les autres et excluent avec un soin jaloux tout ce qu’ils ne jaugent pas à leur niveau. On me parle de plusieurs catégories ainsi établies, lesquelles ne fraient guère entre elles, s’observent, se jalousent : je m’en montre surpris ; on ajoute qu’il y a beaucoup d’argent et beaucoup de femmes inoccupées, de là les discordes. De ces catégories, la dernière, parmi les gens établis, est celle des store-keepers ou commerçans ayant boutique et vendant au détail ; jamais le négociant qui vend la soie et le riz par piculs ou par balles n’admet dans son salon ou à son club celui qui vend ces mêmes produits en sacs ou en écheveaux. Ici d’ailleurs, comme dans toute la Chine, comme au Japon, les beaux jours du commerce sont finis. Il est passé, le temps des fortunes rapides, étourdissantes, que l’on rencontre parfois dans les pays nouveaux. La concurrence excessive, l’habileté chinoise, ont ramené les bénéfices à un taux modéré ; la baisse de la piastre a fait le reste, et tel qui menait jadis grand train a du se réduire à un modeste emploi pour vivre.

Ce que l’Angleterre a voulu s’assurer à Hong-kong, c’est moins encore une importante place de commerce qu’une station navale dans les mers de Chine, où ses flottes et sa marine marchande pussent se ravitailler et se mettre à l’abri. Aussi est-on décidé à faire tous les sacrifices pour le maintien de ce nid d’aigles. Malgré le poids des impôts, le revenu, qui s’est élevé, en 1874 à 178,107 livres sterl., s’est trouvé inférieur de 14,000 livres aux dépenses, et le trésor anglais a du combler le déficit. Sur ce budget, 20,000 livres sont consacrées aux services militaires, 89,000 aux traitemens des divers fonctionnaires, Hong-kong est ce que les Anglais appellent crown colony, c’est-à-dire qu’elle ne dépend que de la reine et qu’elle est gouvernée au moyen des ordonnances royales par un fonctionnaire unique, assisté d’un conseil non électif et nommé par la couronne. En 1841, l’île n’était qu’un repaire de malfaiteurs et de pauvres pêcheurs s’élevant au nombre d’environ 5,000 ; elle compte aujourd’hui 122,000 habitans. il entre par an dans le port 25,000 navires de diverses grandeurs, d’un tonnage total de 3,119,190 tonnes et montés par 385,576 hommes d’équipage. Ce qui a fait la rapide prospérité de Hong-kong, c’est que les Anglais n’ont pas hésité à le déclarer port franc ; presque toutes les marchandises d’Europe qui entrent en Chine viennent s’y transborder avant de franchir la ligne des douanes chinoises. Mais on peut lire sur bien des figures ce que coûte la grandeur de l’Angleterre. Il est peu de résidens blancs qui, au bout de quelques années, échappent à l’anémie, à l’hépatite, à la dyssenterie ; les femmes surtout, pâles, amaigries, les enfans décolorés, sans gaîté, sans vie, font peine à voir. En vain les hommes essaient-ils de réagir par une hygiène violente, de s’entraîner au cricket, aux courses, aux luttes de vitesse, ils tombent presque infailliblement dans l’abus des drinks, des boissons alcooliques : l’estomac s’affadit, l’appétit disparaît, le régime des pickles détruit les tissus, et les médecins renvoient bien vite leur malade guérir ou mourir chez lui.


II

Du 15 au 22. — Me voici à bord du Kiu-kiang, steamer d’une compagnie anglaise qui fait le service entre Hong-kong et Canton. Ces navires sont construits pour remonter les fleuves avec un faible tirant d’eau, et leur aménagement disposé pour recevoir de nombreux passagers. En ce moment, 600 Chinois s’entassent, au dernier coup de cloche, dans l’entrepont des secondes, tandis que j’occupe, moi deuxième, le salon des premières, interdit aux gens de couleur. Nous ne tardons pas à entrer dans les eaux limoneuses du Chu-klang, ou Rivière des perles, plus généralement appelée Rivière de Canton, dont la configuration fait la richesse de Canton.

Les deux provinces du Kuang-si et du Kuang-tong forment en effet un vaste demi-cercle, borné par des montagnes, d’où s’échappent une multitude de cours d’eau, qui tous viennent se réunir au pied des murs de Canton pour se jeter de là à la mer par une infinité d’embouchures, dont la principale, Bocca-tigris, celle que nous franchissons, a été défendue par des forts aujourd’hui en ruine ? Grâce à cette disposition en double éventail, c’est à Canton que se concentre forcément le négoce de tout l’intérieur, qui de là reflue vers les diverses parties du littoral, par un mouvement semblable à celui de la circulation du sang. Le delta formé par l’alluvion est d’une fertilité remarquable : le riz et le mûrier y croissent en abondance. Bien que les villages soient rares, la population est cependant, parait-il, très nombreuse ; mais les chaumières se cachent dans la verdure et beaucoup de gens vivent sur des bateaux, qu’ils dissimulent le mieux possible dans les criques pour échapper aux collecteurs de l’impôt. Nous dépassons beaucoup de ces barques, qui se laissent emporter doucement, leurs voiles déployées en éventail, tandis que la famille du pêcheur vaque, au milieu d’un désordre indicible, à des opérations passablement prosaïques. De temps en temps on voit des mariniers tirer leur barque sur la plage, remmailler leurs filets ou renouveler les offrandes consacrées aux divinités protectrices de la mer, et placées dans de petites niches rouges et noires sur maint îlot et maint promontoire.

Chemin faisant, je feuillette le directory. Dans chaque colonie, dans chaque settlement anglais, on est sûr de trouver sous ce titre une petite monographie succincte et claire donnant au voyageur tous les renseignemens nécessaires sur la ville où il arrive : population, liste des résidens, productions, statistique commerciale, tarifs, voies de communication, historique rapide, etc. La prospérité de Canton remonte au VIIIe siècle de notre ère : c’est en 1517 que les premiers Portugais y abordèrent ; en 1637, on y vit arriver quelques marchands anglais. La compagnie des Indes y établit une factorerie importante, et la capitale si bien placée du Kuang-tong devint le grand emporium de la Chine du sud ; mais les vexations des Chinois amenèrent la guerre de l’opium en 1840, et le traité de Nankin en 1842 ouvrit au commerce européen les ports de Canton, Amoy, Fuchéou, Ningpo et Shanghaï. Le refus d’exécuter ce traité et le pillage des factoreries européennes déterminèrent la dernière guerre. Canton fut pris le 15 décembre 1856 par les Anglais, puis une seconde fois par les Français le 29 décembre 1857. On a vécu en bons termes depuis le traité de Tien-tsin (1858). La population s’élève à 700,000 habitans, entassés dans un mur d’enceinte de 6 milles de longueur ou groupés dans les faubourgs adjacens. La concession européenne, qui porte le nom de Shamien, est un îlot de 2,800 pieds de long sur 950 de large, séparé de la ville par un canal, où l’on a tracé de larges rues, planté quelques arbres, construit des quais, fait en tout une dépense de 325,000 piastres, dont 1/5 a été supporté par la France et 4/5 par l’Angleterre.

Cependant le Kiu-kiang remonte rapidement la rivière aux flots jaunâtres ; il dépasse Wampoa, où l’on voit les restes abandonnés d’un, dock de radoub construit par les Anglais et détruit en 1875 par l’épouvantable typhon qui a désolé tous ces parages. Les collines se resserrent autour des rives ; quelques pagodes se dressent sur les bords ; des tombeaux isolés ou groupés ensemble émaillent la plaine çà et là. Le mouvement des jonques sur le fleuve annonce que nous approchons, et bientôt l’on voit se dessiner dans le brouillard d’une journée grisâtre, la silhouette d’une immense citadelle aux hautes murailles surmontées de leurs seize portes, et de vastes édifices semblables à des tours dont l’œil, au premier abord, ne s’explique pas bien la destination ; mais un autre spectacle le rappelle sur le fleuve, dont on peut du pont dominer toute la largeur. Nous voici en effet entrés dans la ville même, car elle s’étend jusque sur l’eau ; plus de 20,000 sampangs, contenant chacun une famille, abritée sous une légère toiture de jonc et de bambou arrondie en demi-cercle, se pressent entre les rives, forment de véritables îlots coupés par des canaux livrés à la circulation. De grandes jonques marines, et même des jonques de guerre, s’y trouvent mêlées, et si loin que l’œil puisse voir, on n’aperçoit que ces longues files d’embarcations. Notre steamer se fraie à grand’peine une voie au milieu de cette cohue de petits bateaux manœuvres à la godille par des femmes. Quand nous stoppons, c’est bien pis ; tous font force de rames vers le navire, qui leur lâche sa vapeur de plein fouet, se bousculent autour des panneaux de déchargement, sous les roues, sous les manœuvres, se heurtant, s’entre-choquant au milieu d’une confusion inouïe et de clameurs assourdissantes. Les plus audacieuses des batelières escaladent notre paquebot et s’emparent des premiers colis venus, entraînant avec elles les propriétaires affolés. Je ne sais par quel prodige maîtres et ballots ne tombent pas à l’eau, ni comment ils réussissent à se dépêtrer de cet inextricable fouillis d’esquifs branlans et roulans. C’est toujours sous ces auspices désagréables que le voyageur fait son entrée dans les ports de l’Asie et en général dans les villes de tous pays.

Ce qu’on voit aux abords d’une grande cité,
Ce sont des abattoirs, des murs, des cimetières ;


c’est aussi la plus vile populace, gens sans aveu, sans métier, que la police la plus vigilante aurait peine à contenir et contre laquelle le gouvernement chinois se garde bien de prendre la moindre précaution.

Au bout d’une demi-heure, un calme relatif s’est rétabli, le Kiu-kiang a vomi ses 600 Chinois et sa cargaison de marchandises ; j’ai sauté du pont sur le wharf ; une virago s’est saisie de ma valise, et je la suis à travers les ruelles jusqu’à la factorerie peu distante où réside le cicérone auquel je suis recommandé, puis de là à l’hôtel assez misérable, unique ressource de l’imprudent qui ne s’est pas fait annoncer à Canton chez quelque compatriote. En route, je perds une illusion sur la femme chinoise ; celle qui me conduit est vêtue d’un large pantalon et d’une large blouse de lustrine noire ; elle a des pendans d’oreille et une fleur artificielle passée dans ses cheveux, relevés avec soin ; mais, loin de cacher pudiquement des pantoufles de Cendrillon, elle étale dans toute leur nudité les cals de deux larges pieds plats. La coutume de comprimer les pieds des filles pour les réduire à d’informes moignons est infiniment moins répandue en Chine qu’on ne le croit généralement ; c’est une distinction réservée à un petit nombre de femmes de naissance ; la femme du peuple est une bête de somme qui n’a pas trop de toutes ses forces physiques pour suffire à sa rude besogne. Toutefois ces batelières portefaix forment une caste à part : dans la ville, on ne voit pas d’autres femmes occupées à un travail extérieur. Il ne s’en trouve jamais dans les boutiques ni dans les rez-de-chaussée où, l’on peut glisser un furtif coup d’œil ; elles sont cachées aux regards et la plupart du temps reléguées hors de la ville, dans des fermes où leurs maris vont les voir lorsque la fantaisie leur en prend.

Je termine ma première journée à Canton en visitant la cathédrale et la concession européenne. La cathédrale est en construction ; mais, abandonnée faute de fonds pour continuer les travaux, elle semble plutôt une ruine. Si respectable que soit le zèle qui a poussé nos missionnaires à entreprendre un édifice aussi peu en rapport avec les progrès du catholicisme en Chine, il est permis de regretter qu’il se soit obstiné à cette tentative, qui semble une provocation jetée aux vieux préjugés chinois et blesse la population cantonnaise. Une école, un asile, s’élèvent à côté et fonctionnent sous la direction des pères jésuites ; là, comme à l’établissement de Zikawé que j’ai vu près de Shanghaï, on recueille des enfans que l’on baptise et qu’on essaie de s’attacher en les instruisant, en leur conférant même les ordres. Quand on voit de près ces institutions, le pied modeste sur lequel elles sont établies, on a autant de peine à comprendre l’ombrage qu’elles portent au fanatisme indigène que l’importance de leur rôle dans notre diplomatie. On sait du reste que la question des missions en Chine est une des plus controversées de toutes celles que soulèvent nos rapports avec l’extrême Orient. Les uns soutiennent que donner aide et protection aux missionnaires, c’est s’aliéner l’esprit des gouvernemens locaux, se rendre suspect, se fermer la porte du commerce, s’engager d’ailleurs à prendre à son compte toute atteinte portée à des hommes respectables sans doute, mais souvent entraînés par un zèle irréfléchi à dépasser la lettre des traités, qu’en un mot, c’est se placer dans la situation fausse d’endosser affronts et responsabilités, ou de tirer à chaque instant l’épée hors du fourreau. Les autres allèguent que c’est le rôle traditionnel de la France de répandre, aussi loin que se montre son pavillon, les bienfaits de la civilisation et de la foi, que c’est là son seul moyen de lutter dans l’extrême Orient contre la grandeur des nations plus commerçantes sans être complètement éclipsée par elles ; que la France subirait une diminution dans son prestige le jour où elle abandonnerait cette tâche. Les commerçans professent généralement la première opinion, les diplomates la seconde : la matière mériterait en tous cas d’être examinée avec soin par l’opinion publique en France, et de ne pas être laissée uniquement à la discrétion du ministre, ou plutôt des bureaux du ministère des affaires étrangères.

De la cathédrale, une chaise à porteurs me ramène à la concession située sur le bord du fleuve, en face de l’hôtel où je suis descendu, seul endroit de la ville où l’on trouve de larges voies plantées de multiplians, de l’air, de l’espace. La partie réservée aux Anglais est couverte de maisons à deux étages, construites dans de vastes proportions et dans le style commun à toutes les habitations européennes en Chine, qui tient le milieu entre l’hôtel et la villa. Quant à la partie française, ce n’est qu’une plaine inculte qui attend encore des acquéreurs, triste contraste que le voyageur français est forcé de constater trop souvent. Il y règne peu d’animation, quoique l’heure soit celle de la promenade : quelques cavaliers font galoper leur poney le long d’une allée trop tôt parcourue, quelques couples s’acheminent lentement le long de la berge ; on vient saluer le soleil qui se couche tristement dans un horizon bas et brumeux. C’est à peine s’il y a une trentaine d’Européens résidant à Canton, parmi lesquels deux ou trois dames anglaises seules ont osé affronter les ennuis de cette réclusion aux portes d’une grande cité. Voilà bien, sauf les améliorations du confort moderne et la fréquence des communications, la vie des anciennes factoreries, des premiers pionniers du commerce occidental jetés par l’énergie de nos pères au milieu de populations hostiles, sous un, climat inhospitalier, et soutenus dans leur triste existence par L’âpre volonté du gain., Mais, hélas ! ceux-ci subissent la crise générale dont souffre le négoce dans tout l’extrême Orient : les affaires se ralentissent, le chiffre des imports, qui était en 1865 de 7,900,000 taëls, et celui des exports, qui était de 13,500,000, ont considérablement, baissé : et d’ailleurs l’habileté des négocians chinois sait se priver de l’intermédiaire des commissionnaires établis à leur porte, pour pratiquer des échanges directs avec l’Europe en passant par-dessus leur tête. Ce marasme apparaît dans l’aspect même du settlement ; plusieurs maisons sont inhabitées. et tombent en ruine ; ce n’est pas la prospérité qui arrive, c’est la vie qui s’en va. Partout même phénomène : production et consommation semblent, dans les deux parties de l’ancien monde, avoir été surmenées et subir l’abattement qui succède au paroxysme.

Il est impossible de rendre la sensation d’ahurissement que produit une course de quelques heures à Canton, faite avec l’allure rapide des porteurs. Ces ruelles étroites et sombres, ces maisons hautes et noires, pressées les unes contre les autres, cette cohue triste, cette agitation d’une fourmilière humaine, puis ces cris discordans de portefaix, ces heurts perpétuels d’une foule qui étouffe dans un cloaque trop resserré, le mouvement désordonné des chaises portant des mandarins à toute vitesse, tout cela papillote devant les yeux et bourdonne dans le cerveau comme les visions décousues d’un cauchemar. On sent le besoin de se rattacher à un fil conducteur, de faire un effort pour se convaincre que tout cela n’est pas un rêve, une fantasmagorie du genre macabre, et qu’on est bien réellement au sein de la plus grande cité d’un vaste empire, peuplée de vivans et regorgeant de richesses. A tout prix, il faut non-seulement un cicérone qui dirige vos porteurs et vous aide à sortir du labyrinthe, mais un guide éclairé qui vous mette au fait, vous explique d’un mot ce qui se cache sous les dehors et satisfasse vos étonnemens au retour de chaque excursion. On m’a procuré le premier. Quant au second, j’ai l’inestimable bonheur de le rencontrer dans la personne de M. Dabry de Thiersant, consul général de France, qui ne m’a pas permis, dès qu’il a su mon arrivée, de résider ailleurs que sous son toit, et chez qui je trouve réunis les charmes de la plus gracieuse hospitalité et l’attrait d’une conversation piquante et intarissable. Résidant depuis longtemps en Chine, possédant à fond la langue, initié par ses longues études à l’histoire de la civilisation, aux mystères de la politique et de l’administration, M. de Thiersant est non-seulement le plus séduisant, mais le plus instruit et plus instructif des hommes que le hasard, souvent heureux, des voyages m’ait fait rencontrer.

Le consulat se trouve placé à trois quarts d’heure de la concession, au milieu de la ville tartare, dans un yamen (palais de fonctionnaire chinois) approprié aux usages européens. Canton est en effet, comme toutes les grandes villes de la Chine, divisé en ville chinoise, ville tartare et faubourgs ; chacune des deux villes a son enceinte de murailles et communique avec l’autre par quatre portes monumentales. Dans les faubourgs, plus sales, plus infects, plus misérables d’aspect que tout le reste, s’exercent les industries locales, se tisse la soie, se fabriquent les meubles de bois dur qui portent dans le commerce le nom de meubles de Canton ; c’est là, dans de misérables échoppes, où l’on ne pénètre qu’avec dégoût, que l’ouvrier chinois produit, à force de patience et de dextérité, ces merveilles de goût que se disputent les amateurs parisiens. Dans la ville chinoise s’exerce le commerce proprement dit. Dans la ville tartare, véritable citadelle, réside exclusivement le monde officiel tant civil que militaire, c’est-à-dire la race tartare, celle des conquérans, qui aujourd’hui encore vivent à part des Chinois conquis, les gouvernent, les exploitent et reçoivent du trésor des traitemens et des pensions. Le Tartare se distingue très nettement du Chinois ; il a les yeux mieux fendus, expressifs, hardis, le nez moins épaté, les membres bien pris, les cheveux plus abondans, plus souples et retombant sur ses talons en une queue mieux fournie. Il fuit les occupations serviles et le négoce, s’adonne au métier des armes, est même soldat de naissance et reçoit à ce titre une pension de un picul de riz par an et par tête ; un demi-picul est accordé aux filles. 8,000 soldats tartares sans aucune organisation résident à Canton et sont placés sous les ordres d’un général, dont le quartier est situé sur une petite éminence voisine de l’enceinte. Cette partie de la grande cité a un caractère tout différent de la partie marchande. Ici les voies sont plus larges, presque désertes, on ne voit pas une boutique, pas un étalage, les rues sont bordées de longues murailles de moellon, interrompues de temps en temps par une porte basse qui donne accès à une petite cour d’entrée ; quant à l’intérieur de la maison, il est soigneusement caché aux regards des curieux par une sorte de grand paravent en maçonnerie placé à un mètre en arrière de la porte et ne permettant d’entrer dans la cour que latéralement. C’est le yamen, le foyer d’où l’étranger est sévèrement banni. Beaucoup d’habitations ne sont plus que des masures en ruine ; le préjugé qui défend de détruire les vieilles choses, joint à l’incurie qui empêche de les réédifier, donne à toute la Chine un aspect délabré des plus repoussans : si l’on ajoute que la voierie est uniquement confiée aux oiseaux de proie et aux chiens errans, on aura encore une faible idée du spectacle misérable qui s’étale sous mes yeux et qui se résume dans ce mendiant en haillons étalant sans vergogne des loques hideuses où il picore au hasard, chose horrible à dire, la plus immonde des nourritures !

Que de fois il a fallu que mon guide me tirât par la manche pour m’arracher à quelques-uns de ces épisodes de la vie des rues, si caractéristiques, si énigmatiques parfois pour un nouveau venu ! Que de questions se pressent ! Qu’est-ce par exemple devant chaque temple que ces dragons ailés, ces animaux fantastiques dessinés sur la muraille, de l’autre côté de la rue, dans un grand espace réservé à cet effet ? Ce sont des signes cabalistiques destinés à écarter le mauvais esprit et à protéger le Fung-shui, la bonne influence. Qu’est-ce que ces hautes tours carrées, crénelées, munies d’énormes portes, qui se dressent au nombre de soixante dans toutes les parties de la ville ? Le cicérone m’apprend que ce sont des monts-de-piété : cet appareil formidable est destiné à les mettre à l’abri des voleurs ; sur la plate-forme est constamment un veilleur, et des pierres, des bonbonnes d’huile bouillante, de résine, d’acide sulfurique, placées à sa portée, pourraient accueillir les audacieux qui tenteraient une escalade. Il n’en faut pas moins, paraît-il, pour donner la sécurité aux prêteurs ; il est vrai que ces établissemens contiennent des trésors, car nulle partie prêt à usure n’est plus répandu, ni la puissance du crédit mieux mise à profit. Que signifient ces trous carrés percés dans le sol à certains endroits où la rue se rétrécit et où un arceau enjambe d’une maison à l’autre ? Se sont autant de portes qui à la nuit se ferment et séparent complètement chaque quartier, de fortes solives sont encastrées, dans ces trous et dans les mortaises correspondantes de l’arceau, où elles sont retenues au moyen d’un encliquetage ingénieux qui permet de les rendre fixes ou mobiles en manœuvrant une clef. Chaque porte a son gardien, qui refuse absolument passage à un indigène étranger au quartier, mais qui ouvre à l’Européen une ou deux solives, suivant la corpulence du postulant, ou toutes les quatre quand il se présente en chaise. Quoique fort gênante, cette précaution est encore insuffisante contre les malfaiteurs qui infestent Canton et y rendent la promenade de nuit extrêmement dangereuse pour quiconque ne peut montrer aux chevaliers du ruisseau, comme une tête de méduse, cette face blanche, qui est dans tout l’extrême Orient un porte-respect plus sûr que tous les revolvers. La certitude du châtiment, en cas d’attaque sur un étranger est la meilleure des sauvegardes. Mais la sécurité des résidens à Canton ne tient qu’à la protection du gouvernement, et ce gouvernement n’est pas toujours maître d’une population de 700,000 âmes, qui contient la lie de tout ce que la Chine a de désespérés. Le jour où la faible barrière de l’habitude qui retient toute cette populace féroce tomberait, ou romprait sous l’effort, on se demande ce qui adviendrait d’une poignée de malheureux perdus dans cette foule, ou plutôt le souvenir lamentable de Tient-sin ne répond que trop vite à la question ; mais on n’y veut pas penser, on dort sur ce volcan avec cette insouciance dont les natures même les plus timides se font une habitude.

Tandis que je me livre à ces réflexions, la chaise m’emporte à toute vitesse d’un monument à l’autre. Voici d’abord le temple des cinq cents Dieux, qui ressemble moins à un temple qu’à un musée et me rappelle celui qui porte le même nom à Yeddo, Go-hiaku-Rakkan. Ce sont des statues de grandeur naturelle en bois sculpté et doré. des sages, des apôtres, des génies secondaires du bouddhisme ; ils viennent d’êtres restaurés, l’exécution en est très remarquable. S’il y a peu de sentiment esthétique, on est surpris de la perfection de certains détails, dans les traits, dans les mains surtout ; du reste, c’est toujours un art conventionnel et hiératique enfermé dans des types immanens d’où il ne parvient pas à s’échapper. On n’est pas peu surpris de trouver, au milieu de ces figures d’ascètes, la face réjouie d’un marin italien surmontée du petit chapeau rond que chacun connaît ; ce personnage dépaysé dans l’iconographie cantonnaise n’est autre que le célèbre voyageur vénitien Marco Polo, qui vint en Chine en 1271, vécut pendant de longues années à la cour de Koublaï-khan, dont il fut conseiller, et nous a laissé de ses aventures extraordinaires un récit des plus curieux. La pagode des artistes est élevée sur le modèle bien connu de toutes les pagodes chinoises : portique, cour intérieure dallée, entourée d’une galerie, sanctuaire au toit lourd et relevé à chaque angle en cornes munies de clochettes de cuivre doré. Ce qui en fait l’originalité, c’est la collection des œuvres d’art, laques, bas-reliefs, vases de bronze, etc., que chaque année les corps de métiers viennent y déposer comme offrande. La pagode de la longévité contient une série de lits destinés à un singulier usage. C’est là que les couples privés d’enfans viennent, sous les regards protecteurs de la divinité, essayer de rendre leur union féconde en joignant à leurs prières tout ce qu’il faut pour faciliter le miracle. De la haute tour qui la domine on aperçoit l’ensemble des faubourgs ; dans une salle basse accessible au public, les bonzes prennent leur nourriture coram populo ; elle ne se compose que de riz et de légumes, et ils doivent s’abstenir de rien jeter. Ils forment, comme au Japon, une caste avilie et méprisée, vivant dans la paresse et la saleté, accusée des vices les plus honteux, entretenue cependant par la libéralité d’une population plutôt superstitieuse que religieuse. Leur principal revenu consiste dans les prières que tout bon Chinois doit faire dire pour le repos des mânes de ses ancêtres.

Non loin s’élève la tour de Bouddha, qui date de 250 ans avant Jésus-Christ ; c’est un monument en briques, couvert de bariolages nouvellement restaurés, qui ne manque pas d’élégance. La tour mahométane que l’on trouve un peu plus loin remonte à l’an 850 de notre ère : elle est fortement inclinée comme celle de Pise ; on en attribue la construction à un voyageur arabe que la légende a personnifié sous le nom d’Arabian. Le mahométisme, très répandu dans le sud de la Chine, compte 30,000 adhérens à Canton ; les exercices sont suivis dans la mosquée située au pied du minaret, et quelques écoliers, destinés à devenir des ulémas, apprennent à épeler le Koran, en arabe, dans une petite annexe de l’édifice consacré aux prières. Les progrès de l’islamisme en Chine formeront un jour un des chapitres les plus intéressans de l’histoire si mal connue des révolutions asiatiques. Ce sujet a déjà fixé l’attention de plusieurs savans ; il a fait l’objet d’une étude intéressante de M. Dabry de Thiersant, qui prépare sur cette question un travail étendu. La pagode des cinq génies nous ramène en pleine légende chinoise ; elle est consacrée à la mémoire de cinq rebelles qui, après avoir été changés en béliers en punition de leur désobéissance à l’empereur, ne recouvrèrent leur forme primitive qu’en arrivant à la place où s’élève le monument. On peut constater, sur les bas-reliefs très détériorés qui subsistent encore, que dans les temps anciens les Chinois portaient tous leurs cheveux ; ce n’est que depuis la conquête tartare que les conquérans imposèrent leur mode de raser la tête et de laisser seulement pousser une longue queue. Le portique qui précède la pagode contient une cloche gigantesque à laquelle s’attachait un grand prestige : la tradition disait que, quand elle viendrait à sonner toute seule, la ville serait prise ; en 1857, lors du bombardement par nos troupes, un boulet vint frapper la lourde masse d’airain qui rendit un son lugubre ; dès cet instant, tout le monde considéra la résistance comme désespérée.

Il faut traverser la rivière en sampang pour se rendre au temple de Honam, situé sur l’îlot du même nom en face de la ville ; c’est le plus vaste édifice religieux de Canton ; il s’élève dans une campagne plate et triste, au milieu de jardins où l’on cultive les fleurs dont les Cantonnais sont très amateurs. Le temple est consacré à l’éducation et à la reproduction d’un animal qui tient une grande place dans la nourriture et dans les rues du Céleste-Empire, je veux dire le cochon. Deux étalons de la plus belle taille s’y prélassent dans une porcherie dont le caractère sacré ne semble gêner en rien leurs ébats. C’est là aussi que l’on brûle les bonzes morts. L’opération se fait dans un modeste petit réduit dont je trouve le foyer encore chaud ; autour des parois sont rangées les urnes contenant les cendres des défunts récemment livrés à la crémation ; chaque année, on vient chercher ces urnes et on en jette le contenu aux vents, pour que rien ne reste après la mort de celui qui ne fut rien pendant la vie. L’âme est rentrée dans le néant, le corps y retourne à son tour ; cependant, par une singulière contradiction, comme en comportent ces religions livrées à l’ignorance des prêtres, un caveau voisin est disposé pour recevoir la nourriture destinée à ces morts anéantis tout entiers ; on vient chaque année en desceller la pierre, et dans l’ouverture béante on jette toute sorte de victuailles, poulets, œufs, cochons, etc., puis on referme soigneusement.

En traversant de nouveau la rivière, je cherche vainement ces fameux bateaux de fleurs qui tiennent une place si considérable dans les récits des voyageurs ; il paraît que j’arrive trop tard, — c’est le mot qui aujourd’hui, hélas ! retentit à chaque pas aux oreilles du touriste avide de spectacles nouveaux et de mœurs pittoresques ; le monde tend à s’uniformiser, à prendre d’un pôle à l’autre les mêmes allures, les mêmes dehors réguliers et monotones. Les bateaux de fleurs, où les riches marchands et les fonctionnaires du plus haut rang allaient dépenser en folles orgies toute leur fortune et celle de leurs créanciers, ont été supprimés par la police. On n’en voit plus aujourd’hui que la carcasse abandonnée, dépouillée de ses tapis, de ses tentures, de ses guirlandes de fleurs et surtout de ses danseuses lascives, qui faisaient tourner la tête aux plus graves mandarins, et dont le souvenir colore les relations de quelques jeunes globe-trotters d’un reflet d’enthousiasme. Toutefois l’habitude de faire de la rivière le témoin des fêtes joyeuses n’est pas encore perdue ; notre sampang rase une jonque pavoisée où l’on entend un orchestre et des cris qui veulent être des chants ; c’est une noce. Tout à l’heure j’ai croisé le cortège dans les rues ; il était précédé d’enfans portant au bout de longues perches des étendards rouges et des banderoles annonçant en caractères d’or le rang et la fortune des époux ; puis venaient des chaises dont l’une, fermée aux regards, contenait sans doute la mariée, tandis que dans l’autre se pavanait le marié en habits de fête, ensuite les parens ; après avoir parcouru la ville on est venu dîner sur l’eau, et le repas s’achève au milieu d’une animation bruyante. Voilà la première fois que je vois un Chinois s’amuser publiquement ; encore est-il en goguette plutôt que gai.

Je termine enfin la visite des monumens religieux par celle de la pagode des horreurs, où sont exposées des représentations en bois sculpté et peint des divers supplices infernaux empruntés au code pénal chinois, tels que l’écartellement, la scie, l’écrasement dans un mortier, la roue, l’enfouissement, la noyade dans un puits, etc., et de la pagode aux cinq étages bâtie sur le point culminant d’un monticule qui a été notre centre d’opérations lors de la prise de Canton en 1857. C’est là que nos soldats purent enfin prendre quelque repos après l’assaut et s’étendirent sans façon sur le plancher du temple, qui n’a plus été depuis lors qu’un sanctuaire profané et délaissé. Du plus haut étage, on découvre à ses pieds la ville, les faubourgs, le cours de la rivière au milieu de la plaine et les collines environnantes dont la plus élevée, distante de 4 ou 5 lieues, désignée en anglais par le nom de White-Cloud, à cause du nuage qui la couronne presque constamment, mesure 1,200 pieds et sert de lieu de promenade et de pique-nique aux résidens européens. L’architecture de ces différens monumens ne varie pas sensiblement ; elle est trop présente à tous les yeux pour qu’il soit besoin de la décrire ; l’ornementation en est plus ou moins soignée, suivant la ferveur du culte dont le sanctuaire est entouré ; l’ensemble est lourd, disgracieux, massif sans être grandiose, et donne une idée peu avantageuse du génie esthétique de la race. Toutefois il faut se hâter d’observer que, si c’est ici la première cité commerçante, je ne suis pas dans la capitale religieuse de l’empire du Milieu et qu’on ne peut juger l’art bouddhiste qu’à Pékin.

Quels que soient les charmes de la chaise à porteurs, au bout de deux jours de ce balancement cadencé, c’est un plaisir de se dégourdir les jambes, et je m’applaudis d’en voir l’occasion se présenter lorsque s’ouvre devant moi la porte du camp d’examens, précédée d’une grande cour entourée de murailles, où s’étale, selon l’usage, le dragon ailé. Le camp d’examens est un vaste quadrilatère d’un kilomètre de côté destiné à recevoir les candidats au grade de mandarin, qui viennent chaque printemps, de toutes les parties de la province, subir les épreuves. Une série d’avenues parallèles, étroites, symétriques, le coupe dans toute sa largeur d’un mur à l’autre ; sur chaque avenue sont disposées des cellules d’environ 4 mètres carrés, séparées par des cloisons et ouvertes sur l’avenue sans porte ni fenêtre ; il y en a 10,000. Chaque candidat doit se confiner dans sa cellule avec ses livres, ses pinceaux, sa moustiquaire, pendant les six semaines qui précèdent l’examen. Grâce à la disposition ingénieuse de ces longues enfilades, la surveillance est très facile, et l’on peut empêcher, entre candidats, les communications, qui sont strictement interdites dès que la période des examens est commencée ; elle dure trois jours sans désemparer. L’interrogatoire a lieu dans une grande salle située au bout du quadrilatère, et munie de deux portes latérales par lesquelles on fait sortir à droite les refusés, à gauche les élus ; le jury est composé de hauts mandarins. Il est fâcheux que les programmes de ces examens ne soient pas aussi judicieux que l’appareil en est solennel. Rien des lumières de l’Europe n’y a encore pénétré, et tandis que la Chine achète des canons Krupp et des frégates blindées, ce qu’elle demande à ses mandarins militaires à l’épreuve pratique, c’est de tirer de l’arc avec adresse. Malheur aux nations qui ne se renouvellent pas, qui essaient d’acheter le calme au prix de l’immobilité ! Ce n’est pas la stabilité qu’elles obtiennent, car nul pays n’a subi des bouleversemens plus terribles que la Chine ; ce n’est pas même la permanence d’une civilisation accomplie, car la décadence suit de près l’interruption de la croissance intellectuelle. De la grande école littéraire et philosophique de la Chine, que reste-t-il ? Quelques livres qu’on récite sans les comprendre, quelques préceptes officiels méprisés en secret ; le legs des générations passées est tombé aux mains de générations ignares et abâtardies.

Lasciate ogni speranza…, ne serait-ce pas l’inscription qu’il conviendrait de placer sur la porte d’une prison chinoise ? À la suite de corridors obscurs, où

… Chaque pas en glissant
Semblait sur les degrés se coller dans le sang.

une dernière porte, grinçant sur ses gonds noircis par le temps et la crasse, me donne accès dans une cour fangeuse ou règne cette odeur animale, fade, écœurante, qui s’exhale de tout entassement humain. À deux pas, derrière les épais barreaux de bois d’une cage, une cinquantaine de malheureux de tout âge et de tout sexe, entassés les uns sur les autres dans un espace trop étroit, se vautrent dans une ignoble promiscuité au milieu d’un monceau d’ordures qui souillent leurs vêtemens, leurs mains, leur visage. La misère, la famine, le crime, la férocité, dessinent sur ces faces patibulaires un rictus féroce ; ils s’élancent vers moi comme un tigre bondit contre les barreaux de sa cage, me tendant leurs poings crispés avec des vociférations de bêtes fauves ; l’haleine d’un chacal sur ma face me ferait reculer avec moins d’horreur que le souffle empesté qui s’exhale de cette bande furieuse. On me dit qu’ils ne sont guère nourris que par la charité publique ; je leur jette imprudemment quelques paquets de sapèques moyennant lesquels les gardiens leur achèteront un peu de riz en prélevant la plus forte part pour eux ; mais alors commence une lutte acharnée autour des pièces qu’on s’arrache, c’est un combat de dogues ; le gardien me fait signe de sortir, et aux cris de douleur qui suivent les cris de rage, je comprends en m’éloignant que le bambou fait son office pacificateur. Est-il donc vrai que ce sont là des bommes ? qu’une mère les a bercés sur son sein ? que ces créatures auraient pu vivre au soleil, sourire, aimer ? Que penser d’un pays où ces choses subsistent ? d’un peuple qui les accepte, d’un gouvernement qui les croit nécessaires ? Il est des laideurs devant lesquelles on se demande avec épouvante si quelque inconcevable caprice de la nature n’a pas donné la forme humaine à certains monstres de l’animalité inférieure. Ceux-là sont de simples voleurs, d’ailleurs voués à la mort ; celle-ci est une homicide que l’on a laissée seule, elle attend son exécution : c’est une vieille femme folle, qui pousse en m’apercevant des ricanemens sinistres, et me fait comprendre, par des gestes cyniques, qu’elle a empoisonné son mari et qu’on va bientôt lui couper le cou, puis tout à coup elle entre dans un accès de fureur et tombe en syncope. Quand je me retrouve dans la rue, quoique laide et sombre, il me semble sortir du troisième cercle de l’enfer.

Épuisons vite, s’il se peut, les émotions de ce genre et courons au lieu d’exécution. C’est une sorte d’allée entre deux murs qui débouche sur une rue très fréquentée ; les jours d’exécution, le juge se place à une extrémité et fait aligner les quinze ou vingt condamnés en longue file devant lui, puis le bourreau passe et d’un seul coup de sabre fait voler chaque tête l’une après l’autre ; quelques minutes à peine suffisent à l’opération, il y a environ 1,500 décapitations par an. On emporte les corps, qui sont rendus à la famille quand elle les réclame ; quant aux têtes, on les laisse sur place. En parcourant ce lieu sinistre, je trouve des crânes à tous les degrés de décomposition, depuis l’os dénudé qui remonte à quelques mois jusqu’à la face violacée qui atteste une récente exécution. Les chiens errans et les oiseaux du ciel se partagent cette triste proie ; quelquefois une tête disparaît tout à fait. Les touristes à l’imagination facile mettent dans leurs notes qu’elle a été mangée, et finissent même par se persuader à eux-mêmes qu’ils ont assisté à ce repas d’Ugolin ; il est plus probable que les parens viennent soustraire les traits de leur frère ou de leur cousin à cette suprême injure de l’exposition publique. Il est (j’en ai connu) des amateurs décidés du pittoresque qui ont emporté une tête à titre de souvenir. Mais la mort dans ce qu’elle a de plus hideux est moins laide que la dégradation bestiale dont le spectacle m’attend dans les bouges sans nom où l’on trouve les fumeurs d’opium, la débauche, le jeu, les existences à jamais flétries et désespérées, la lie, en un mot, d’une population de grande ville. Ah ! mes neveux, mes neveux ! Si vous n’êtes des ingrats, vous me saurez gré d’être entré, pour pouvoir vous en parler, dans ces infâmes repaires, où l’air manque, où la lumière vacille faiblement dans une atmosphère méphitique, où la main, cherchant à tâtons un mur où s’appuyer, craint de se souiller à cette crasse épaisse et visqueuse qui couvre tout, et d’où l’on s’enfuit bien vite comme d’un épouvantable cloaque. Et cependant chaque soir cela s’illumine, se remplit de monde ; on s’habille, on se farde, et des gens y festoient au son d’une musique infernale !

Je vais chercher un peu d’air sur la rivière, où je visite les canonnières du vice-roi de Canton, commandées, l’une par un Anglais, les deux autres par deux capitaines au long cours. Ici quel contraste, quel ordre, quelle netteté sur ce joli navire, où trois Européens attachés au service du vice-roi commandent un équipage chinois. Le gouvernement de la province fait du reste de grands sacrifices d’argent pour le service militaire. Je vois décharger, par des moyens fort primitifs, des pièces de 16, de 19, de 24. On me parle d’une acquisition de 500,000 cartouches faite chez l’un de nos plus célèbres fabricans ; mais, quand les cartouches furent mises à l’essai, on obtint cinq ratés sur dix coups, et la commande fut refusée. Voilà comment le commerce français entend l’exportation ; connaissant fort mal les contrées lointaines, nous nous figurons volontiers qu’on n’y sait pas distinguer un bon produit d’un mauvais, et nous y envoyons des objets de rebut qui nous ferment le débouché en nous ôtant la confiance de gens qu’on ne trompe pas deux fois. Du reste, ce n’est pas l’armement seul de l’armée qu’il faudrait changer, c’est aussi son organisation, c’est son instruction. Il lui manque tout esprit militaire, toute vertu guerrière. Tout le monde s’accorde à dire cependant qu’encadrés dans des troupes européennes ou même dirigés par des officiers européens, les soldats sont capables de se comporter bravement, même en rase campagne ; mais, conduits par leurs propres officiers, ils se débandent au premier feu ou passent à l’ennemi. Il y a en ce moment une rébellion inquiétante dans la province du Kuang-si : on craint fort que les 2,000 hommes envoyés contre les rebelles ne fassent cause commune avec eux ; il en est constamment ainsi dans ces guerres intestines qui travaillent presque sans cesse la Chine, et font la faiblesse du plus vaste amas d’hommes qu’on ait jamais vus réunis sous la même autorité nominale. Si les 500 ou 600 millions d’êtres qui peuplent l’Empire du Milieu étaient aussi unis qu’ils sont nombreux, aussi braves qu’ils sont intelligens et laborieux, aucune force au monde ne pourrait contre-balancer cette puissance formidable, ni l’empêcher de submerger l’Europe. Quant à présent, l’empire chinois ressent plus de craintes qu’il n’en inspire à ses voisins ; mais si l’état ne porte pas d’ombrages, la population toujours croissante de la Chine, avec sa force d’expansion au dehors, menace de détrôner dans une partie du globe les races moins industrieuses et moins aptes aux affaires ; c’est une question que je retrouverai bientôt et à plusieurs reprises au cours de ma tournée sur le Pacifique.

De toutes les courses, la plus intéressante pour l’étranger est celle que son guide ne songe guère à lui indiquer, je veux dire la promenade dans les rues. C’est là qu’on saisit la physionomie du peuple et qu’on se fait une idée rapide des mœurs. Je ne puis m’arracher à cette ville marchande, si uniforme cependant, mais à la façon de l’océan, qu’on ne se lasse pas de voir battre le rivage. De chaque côté d’une ruelle d’environ 2 ou 3 mètres de large s’élèvent des maisons en brique grise, sans ornemens, mitoyennes, étroites, dont le rez-de-chaussée forme une boutique ouverte et remplie de marchandises. Une solide fermeture la met, dès que le soleil se couche, à l’abri des voleurs. Dans une niche préparée à cet effet, de petites bougies odorantes fument toute la nuit en l’honneur des dieux lares. Le patron est à sa caisse, de grosses lunettes sur le nez, sans cesse occupé de compter et de recompter des piles de sapèques et de mettre ses écritures à jour. Il surveille du coin de l’œil tout ce qui se passe au dehors et au dedans, prêt à courir sus à un pick-pocket ou à réprimander un apprenti paresseux. Ne perdre ni une minute de temps, ni un pouce d’espace, telle semble la préoccupation de tous ces Shylocks à face jaune.

Immense est la variété des négoces qui se poursuivent dans ces échoppes ; je renonce à en faire l’inventaire : comment cependant ne pas se laisser entraîner chez les marchands de bibelots, de porcelaines, de laques, de meubles, d’ivoires, d’étoffes, de curiosités chinoises ! Ce sont d’ailleurs les industries les mieux installées. On sent moins dans ces magasins l’odeur de renfermé qui me poursuit depuis mon arrivée à Canton. Mais ce n’est que par une sorte de faveur que l’on y entre ; je dois cet honneur à mon cicérone. L’étranger qui n’est pas introduit ne pénètre guère et achète encore moins dans ces tabernacles interdits aux profanes. C’est à peine si on daigne tourner la tête vers lui quand il demande le prix et lui jeter un chiffre du bout des lèvres. Quant à son offre, on n’y répond même pas. L’initié lui-même ne réussit jamais du premier coup à conclure un marché définitif ; il faudra bien des fois revenir, reprendre les pourparlers avant que le marchand ne lâche à un prix raisonnable l’objet convoité. Grave, compassé, le commerçant traite les affaires avec la solennité d’un pontife : il se ménage une réputation d’intégrité ; on s’accorde d’ailleurs à reconnaître la sûreté et la solidité des relations commerciales avec les Chinois. Ils apportent dans l’exécution des contrats une exactitude qui n’exclut pas une certaine duplicité dans l’interprétation, une certaine habileté à confondre un contractant maladroit. Ce n’est là qu’une adresse permise à leurs yeux et capable de faire honneur à celui qui sait la déployer. Le mensonge ne porte atteinte qu’à la considération de celui qui s’y laisse prendre.

Après les objets d’art, ce qui attire le plus les regards ce sont les restaurans aux vitraux bariolés, où les gourmets viennent déguster toute sorte de mets dont nos yeux inexpérimentés ont peine à déterminer la nature, et parmi lesquels on me montre cette espèce de pâte de vermicelle fameuse sous le nom de nid d’hirondelles. Rien de plus compliqué, rien de moins appétissant que la cuisine chinoise ; plus de la moitié des échoppes de Canton sont occupées par des marchands de victuailles, sans compter les petits débitans ambulans, qui offrent aux passans leurs gâteaux, leurs fruits, leurs légumes. On voit de toutes parts pendre des chiens écorchés, des cochons à demi consommés ; des poissons, des coquillages, des crustacés vivans, des œufs savamment amenés au degré de pourriture convenable par un long séjour dans le four, remplissent les étaux et débordent jusque sous les pieds des passans. Le canard joue un grand rôle dans l’alimentation ; on tombe quelquefois au milieu d’un troupeau de 200 ou 300 de ces palmipèdes, qui obstrue complètement la rue ; un gardien les conduit à la rivière, où il les embarque sur des radeaux ad hoc pour aller de l’autre côté paître dans l’île d’Honan. Malgré cette apparente abondance, la misère est grande dans cette foule qui semble constamment occupée à se disputer la subsistance. L’unité monétaire est le sapèque, petite pièce de cuivre ronde, percée d’un trou carré, qui vaut environ la moitié d’un centime ; grâce à la modicité de cette monnaie, le pauvre peut se procurer à bon marché une petite portion de nourriture, quelques patates, une moitié de poire, une poignée de riz, et le citoyen à qui ses ressources ne permettent pas de s’offrir une orange entière, peut se régaler d’un quartier.

Les infirmités vont avec la misère ; on me donne comme exact le chiffre de 8,000 aveugles, 5,000 lépreux ; le choléra règne en permanence. Par quelle influence climatérique ne fait-il que des ravages modérés dans une ville aussi mal entretenue et d’apparence aussi insalubre ? On compte environ 150 morts par jour, soit 8 pour 100 par an. Chacun sait la puissance prolifique des Chinois ; il faut bien se garder toutefois de prendre à la lettre le récit exagéré des infanticides qui se commettent. Si j’en crois de vieux résidens, c’est là une de ces calomnies dont on accable les pays lointains, faute de les connaître, et par je ne sais quel besoin de grossir démesurément un des traits qu’on nous cite pour suppléer à ceux qui nous échappent. Il y a aux environs de Canton des étangs où il n’est pas sans exemple qu’une femme, abandonnée par son mari, noie un enfant qu’elle ne peut élever ; mais ce n’est pas avec la cynique indifférence que lui prêtent les narrateurs de fantaisie. Le crime, hélas ! ne se voit-il que là ?

L’heure est venue de quitter Canton ; malgré l’intérêt de ce spectacle original et multiple, je n’éprouverais qu’une sensation de soulagement à m’éloigner de cet immense cloaque, qui étreint dans ses murailles une population trop dense, laide et grossière, si je n’étais forcé en même temps de me séparer du plus aimable des hôtes et d’interrompre un commerce d’un charme incomparable. Que d’aperçus généraux, que de détails curieux j’ai recueillis en quelques jours sans pouvoir les noter ici ! Mais il faut mettre un terme trop court à ces passe-temps délicats ! C’est le sort du voyageur de rompre, à peine formés, les liens qu’il voudrait consolider, et de partir aussitôt qu’il s’attache aux lieux qu’il parcourt. Que ce ne soit pas du moins sans regarder en arrière avec un sentiment de gratitude !


III

Le Spark est le nom du steamer anglais qui fait en dix heures le trajet de Canton à Macao. De même que sur le Kiu-kiang, toute communication est interdite entre les passagers chinois et les Européens ; un gardien, le sabre au poing, est placé près de la porte barricadée, et un autre se tient dans la même attitude à côté du pilote ; enfin le salon des premières est rempli de revolvers et de fusils tout charges à la disposition des passagers. A qui demande compte de ce déploiement de forces, on répond par une histoire lamentable dont ce même navire qui me porte a été le théâtre il y a trois ans. Le Spark faisait alors le service de Hong-kong à Macao et partait avec sa cargaison ordinaire de passagers chinois ; on n’avait pas remarqué un certain nombre de drôles à mine suspecte qui s’y étaient installés avec les autres passagers : c’étaient des pirates. À peine le steamer est-il entré en pleine mer, qu’ils fondent sur le pilote et le mécanicien, égorgent le capitaine, le second, tous les Européens du bord, et se contentent de menacer les autres d’une mort immédiate en cas de résistance ; puis ayant changé la route, ils mettent le navire au pillage, déchargent toutes les marchandises dans leurs jonques qui sont venues les rejoindre et laissent le steamer échoué sur un banc de sable. On juge de la fureur causée par cet audacieux attentat, dont on n’a jamais pu châtier tous les auteurs. Depuis on prend quelques précautions défensives, sans rien faire pour prévenir le danger par quelque surveillance à l’embarquement. Que quelques années se passent encore, et l’on oubliera même de charger les armes, grâce à cette insouciance du danger qui est souvent faite d’incrédulité plutôt que de courage.

Macao est le plus ancien établissement européen en Chine ; les Portugais le fondèrent en 1556, à la suite de croisières contre les pirates qui infestaient les côtes : l’empereur Chi-tsang, alors régnant, voulut leur payer le service rendu en leur permettant, moyennant quelques redevances, de résider dans la presqu’île où ils sont encore ; un mandarin y exerça jusqu’en 1849 les fonctions de gouverneur ; mais à la suite de massacres qu’il ne sut pas empêcher, les Portugais s’en débarrassèrent et gouvernent seuls aujourd’hui une colonie d’environ 35,000 habitans, dont 5,000 de sang portugais. Avant même d’arriver à Macao, vous entendrez répéter à satiété que cette cité puissante, dont l’influence rayonnait par toute la Chine et jusqu’au Japon, n’est plus qu’une ombre d’elle-même, que les jours de sa gloire sont passés. Toutes les calamités se sont accumulées sur l’établissement portugais : d’abord le traité de 1842, en donnant aux Anglais Hong-kong, dont ils se hâtèrent de faire un port franc, détourna la plus grande partie du trafic, qui ne trouvait à Macao qu’une mauvaise rade et une douane exigeante. Vainement en 1846 la reine de Portugal abolit les droits de douane, le coup était porté, le rôle d’entrepôt était pris par d’autres ; puis plusieurs campagnes de la presse et de la diplomatie anglaises entraînèrent la suppression du trafic des coulies qui faisait la fortune de la ville, enfin en 1874 un épouvantable typhon, compliqué d’un incendie, détruisit la ville de fond en comble, et c’est à peine si elle commence à se relever. De plus il est question en ce moment d’un bureau douanier que le gouvernement chinois veut établir sur l’île de Patera, située juste en face de Macao, territoire contesté entre les deux nations, et dont le commerce chinois se servait jusqu’à présent pour exporter ses produits, voie Macao, sans se soumettre au contrôle des douanes indigènes. Ce serait le coup de grâce porté à la vieille métropole du commerce asiatique.

Après avoir longé, sur la rive gauche du Tschu-kiang, l’île de Ki-o, puis la grande île chinoise qui porte le nom de Macao, on découvre, au bout d’une langue de terre de quelque cent pas de large, les collines pittoresques sur lesquelles s’élève la ville, jetée au milieu de la mer comme un phare au bout d’une longue digue. Il faut contourner la presqu’île tout entière pour arriver jusqu’au quai de débarquement, de sorte qu’on passe une première fois à l’est de la cité pour virer, toute barre dedans, et s’arrêter à l’ouest. A peine a-t-on mis le pied sur la terre ferme qu’il semble qu’on vient de parcourir 4,000 lieues et qu’on est passé subitement de Chine en Europe. La partie haute offre l’aspect d’une petite ville de province dans le midi de la France, avec ses rues désertes et mal alignées, ses maisons serrées, ses églises, ses couvens. On tombe en effet ici en plein catholicisme, et l’on rencontre, outre la cathédrale, quatre églises paroissiales et de nombreuses chapelles. Aucune d’ailleurs n’offre d’intérêt comme monument. La Praya s’étend le long de la mer, faisant face à l’orient ; c’est là que s’élèvent les plus belles maisons de la ville ; beaucoup ont été ruinées par l’ouragan de 1874, mais se relèvent de leurs décombres. Le gouvernement portugais fait d’immenses sacrifices pour restaurer sa colonie et lui rendre la vie et la prospérité. Les dépenses normales, qui sont de 194,523 piastres, ont atteint, dans ces années de sinistre mémoire, des chiffres qu’on ne dit pas volontiers, mais qui attestent l’énergie avec laquelle le Portugal défend ses intérêts coloniaux.

A tout seigneur, tout honneur ; mon guide, qui est officier d’artillerie, me fait passer en revue tout d’abord les défenses militaires, qui font de Macao une citadelle presque imprenable : les différens forts qui la dominent commandent tous les abords à grande distance et peuvent, avec un bon armement, défier les meilleures flottes ; les casernes sont vastes, bien installées, l’hôpital militaire est tout nouvellement construit sur de vastes proportions, d’après les meilleurs plans indiqués par l’expérience. La garnison, peu nombreuse en ce moment, composée de soldats portugais, manœuvre avec ensemble, mais ce n’est pas sous le soleil du tropique qu’il faut chercher les apparences de la vigueur physique. Présenté dès le soir même au cercle militaire, je me vois entouré d’officiers instruits, aimables, parlant admirablement français ; on se sent un peu compatriotes à de pareilles distances entre races de civilisation latine, toutes deux éliminées par l’élément anglo-saxon. La sympathie ne tarde pas à naître de l’identité des griefs, et c’est un gage de bon accueil ici que de ne pas appartenir à la nation qui a ruiné Macao par sa concurrence et vient monopoliser jusque sur la Praya le peu de commerce qui subsiste encore.

Rien de plus mélangé, rien de plus curieux que la population de Macao. Les Portugais de race pure, nés en Europe, sont très peu nombreux ; les différens fonctionnaires civils et militaires sont à peu près les seuls avec quelques négocians ; puis viennent les macaïstes, c’est à dire les individus nés en Chine de parens tous deux portugais, puis les métis nés d’un mélange à des degrés divers de sang européen et de sang chinois ; ceux-ci comptent de 4,000 à 5,000 âmes ; enfin les Chinois qui, soumis depuis des siècles au contact des étrangers, ont contracté une certaine urbanité de manières qu’ils n’ont pas ailleurs ; ils se livrent au commerce et exercent les métiers les plus variés. Il y en a malheureusement dans le nombre qui sont d’affreux bandits ; malgré les efforts d’une police vigilante, on ne peut purger la ville des pirates dont elle est l’asile et le magasin de recel. Quant aux métis, qui tantôt se rapprochent du type portugais, tantôt se confondent avec les Chinois, ils vivent tout à fait séparés de la société européenne, s’occupent d’affaires et enferment soigneusement leurs femmes.

On a quelque chance de voir toutes ces catégories sociales se coudoyer autour des jeux installés sous l’œil tolérant de la police dans le quartier chinois. C’est là que se trouvent invariablement groupés ensemble le tripot, le restaurant et un troisième genre de bouge dont la réunion offre au joueur l’occasion facile de se consoler de ses pertes, ou de jouir de son gain. Le jeu de hasard usité est celui dit de la petite tasse. Le croupier a devant lui un monceau de sapèques qu’il couvre avec une sébile de cuivre ; on fait les jeux, puis il commence à compter les sapèques quatre par quatre, jusqu’au dernier groupe restant, qui se trouve être nécessairement de 1, 2, 3 ou quatre pièces. On gagne ou l’on perd suivant qu’on a parié pour un de ces numéros. J’ai vu jouer là des sommes de 100 piastres par des malheureux en guenilles ; la table n’est pas assez grande pour le nombre des joueurs, aussi a-t-on ingénieusement doublé la salle en ouvrant le plafond et créant à l’étage supérieur une galerie d’où les joueurs peuvent en se penchant suivre tout ce qui se passe sur le tapis, envoyer leur enjeu et recevoir leurs gains dans un petit panier qui trop souvent remonte vide. Il y a des Européens de Hong-kong qui viennent ici tout exprès pour tenter la chance.

Le son, inusité pour moi, d’une volée de cloches annonce le dimanche, C’est une bonne fortune qu’il ne faut pas laisser échapper, d’autant meilleure que la fête de san José, célébrée avec une certaine solennité, va attirer dans les églises toute la population catholique. Voici en effet le long des rues, plus silencieuses que jamais, une porte qui s’ouvre discrètement pour donner passage à des femmes vêtues de noir de la tête aux pieds, le visage entièrement couvert par une mante de soie noire qui leur tombe jusqu’à la ceinture et ne laissant voir de toute leur personne qu’une main bien gantée et un pied mignon et finement chaussé. Ce sont les dames macaïstes, dont la laideur est proverbiale, et chez qui cette exagération de pudeur passe pour n’être qu’une savante coquetterie. A en juger en effet par quelques coups d’œil furtifs jetés sous un capuchon rebelle, il faut avouer qu’elles font aussi sagement de se cacher, que leurs voisines portugaises de montrer sous la légère mantille classique leurs jolies têtes blondes ou brunes. L’autel est inondé de fleurs et de lumières ; le gouverneur don José Maria Lobo d’Avila et sa famille sont à leur banc, la garnison porte « armes, » présente « armes » au commandement, la foule prosternée ou accroupie sur les dalles dépourvues de sièges s’incline aux paroles des prêtres ; l’étranger se croit déjà rapatrié en retrouvant dans toute leur pompe les cérémonies d’un culte universel.

On ne saurait mieux employer l’après-midi d’un dimanche à Macao qu’en allant visiter la fameuse grotte de Camoëns. C’est ici en effet que le grand poète, expulsé du Portugal à la suite d’une intrigue de cour, interné d’abord à Goa, vint en 1556 chercher un refuge contre ses ennemis et unit ses jours à l’âge de cinquante-cinq ans en 1579. Au milieu d’un jardin planté depuis lors, au flanc d’un amas de rochers d’où l’on découvre une vaste étendue de mer, on montre une excavation creusée dans le roc ; c’est là qu’il venait, dit-on, composer ses immortelles Lusiades. Ce grand souvenir donnerait à ces lieux un mélancolique attrait, sans le mauvais goût du propriétaire, qui, après avoir fait blanchir les parois de la grotte, y a placé un buste de Camoëns, des inscriptions poétiques, tout un appareil banal. Quant aux platitudes en toutes langues qu’on lit sur les parois des environs, il erait fastidieux d’en faire l’inventaire. Il est triste de voir avec quelle complaisance la sottise aime à s’étaler à l’ombre du génie et marie des noms obscurs aux noms des grands hommes, En redescendant des jardins de Camoëns, on me montre les ruines laissées par le typhon ; on a peine à comprendre que la seule force du vent ait détruit des constructions qui semblaient abritées et solides, tandis que des pans de muraille délabrés résistaient à quelques centaines de pas. Dans une plaine qui s’étend au pied des forts, on avait exposé avant de les enterrer les cadavres rejetés par la mer au milieu des débris de barques, de toitures emportées par le cyclone ; mon guide, qui présidait à la sépulture de ces victimes, m’avoue que le chiffre de deux mille qui a été donné officiellement est inférieur de plus de moitié à la vérité. On a voulu dissimuler l’étendue du désastre. Là aussi s’étendaient les barracons où l’on entassait les coulies chinois en attendant le moment du départ pour le Pérou. On sait qu’aujourd’hui le gouvernement portugais, sur les instances de l’Angleterre, a renoncé à ce commerce ; il ne pouvait en effet se continuer avec les abus qui s’étaient introduits dans l’embauchage de ces malheureux, victimes parfois d’odieux guet-apens. Mieux eût valu, en supprimant les exactions des traitans, conserver à Macao une industrie qui n’a fait que changer de lieu et de forme et se transporter à Hong-kong.

L’heure de la musique militaire me ramène au jardin public situé au bout de la Praya ; on y voit quelques promeneurs qui ont bravé les menaces d’un ciel chargé de nuages ; mais les dames portugaises n’ont pas osé exposer leurs toilettes à la dernière mode de Paris ; quant aux Macaïstes, elles ne se rendent pas à ces réunions profanes, elles vivent presque cloîtrées ; leur costume et leurs allures les feraient prendre volontiers pour les religieuses d’un des nombreux couvens qui s’élèvent dans la ville : il paraît cependant que, lorsqu’on pénètre dans leur société, ce qui n’est guère donné qu’à leurs compatriotes, on les trouve moins farouches. Macao était même jadis une ville de plaisirs, mais la roue de la fortune a tourné, et la vie élégante a fait taire ses grelots en attendant de meilleurs jours. C’est dans la colonie purement européenne qu’il faut aller goûter, les charmes de la bonne compagnie.

J’ai la bonne chance de les rencontrer dans toute leur plénitude chez M. et Mme de M…, à la table desquels je trouve réunie l’élite du monde officiel. Rien n’égale l’aisance et la délicatesse avec laquelle on y sait accueillir l’étranger, lui parler en termes chaleureux de son pays, de ses affections ; malgré ses malheurs, la France exerce encore autour d’elle un prestige moral, une influence intellectuelle dont je n’ai jamais été plus frappé : notre littérature, nos arts, nos théâtres, Paris surtout, ce Paris magique qu’on ne peut oublier au bout du monde, façonnent l’esprit et défraient la conversation de nos voisins de langue latine. Il y a bien sans doute quelque chose d’un peu choquant à nous voir jugés par les productions les plus légères et les moins recommandables de l’esprit français ; on ne connaît guère de nos mœurs que la surface et pour ainsi dire la mousse. Paris est avant tout la capitale du luxe, du plaisir et de la gaîté qu’on y vient chercher : c’est là le souvenir que l’on emporte ; mais il est reconnaissant et vivace, et lorsque s’offre l’occasion de rendre à un Parisien un peu de cette joyeuse hospitalité qu’on a trouvée chez lui, on sait le faire avec une grâce incomparable. On sait lui montrer qu’il n’est pas de culture intellectuelle sans lectures françaises en lui citant à propos Victor Hugo et Musset, dont les vers sonores ne perdent rien à passer par les lèvres d’une dame portugaise. C’est une charmante habitude que celle des toasts qui terminent le repas et donnent à la maîtresse de la maison l’occasion d’adresser une parole bienveillante à chacun de ses convives. Le premier est pour la France renaissante et guérie de ses blessures ; c’est avec émotion qu’il est porté et rendu. La soirée s’achève chez le gouverneur, où l’on prend le thé en famille.

Le lendemain le White-Cloud, armé selon l’usage de son râtelier de carabines et de sabres, m’emporte loin de ces aimables hôtes et me ramène à Hong-kong. L’impression que laisse Macao est celle d’une puissante énergie luttant contre la fatalité pour reprendre une place longtemps occupée avec gloire dans le monde colonial ; on souhaite en le quittant que le gouvernement de Lisbonne réussisse dans ses efforts. Les Portugais en agissent avec le Chinois d’autre façon que l’Anglais ; ils ne procèdent pas violemment, au nom de la force, ils préfèrent user de persuasion. Sans juger en principe le mérite de chaque système et en tenant compte des différences entre une colonisation de deux siècles et un contact de trente ans à peine, il faut reconnaître que les résultats obtenus à Macao sont préférables, et que l’élément indigène y semble plus soumis et moins brutal qu’à Hong-kong.

À peine de retour à Hong-kong, je m’informe d’un steamer pour Manille. Le Leonor, petit vapeur de 400 tonneaux, naviguant sous pavillon espagnol, quoique appartenant à une maison anglaise, a annoncé son départ pour le 22 ; j’y prends passage. En arrivant à bord, je ne suis guère flatté d’y trouver 340 coulies chinois entassés sur l’avant, débordant jusqu’à l’entrée du salon, tandis qu’un chargement de légumes encombre tout le pont de l’arrière ; tout cela ne promet pas une traversée agréable. Heureusement elle ne doit durer que trois jours.

Du 22 au 26. — Tout en essayant de me caser à bord du Léonor, tout en regardant fuir une dernière fois les côtes de Chine couvertes de nuages sombres, je résume les impressions que me laissent ce séjour et les précédens, et je me pose la question, qui revient sans cesse, des mérites respectifs du peuple chinois et du peuple japonais. Sans contredit, le Japonais est plus affable dans ses manières, plus jovial, plus doux dans ses mœurs, son contact est infiniment plus attrayant, ses dehors sont plus séduisans, son esprit plus vif, plus éveillé, plus ouvert aux choses inconnues, plus curieux de nouveautés ; mais chez le Chinois ces dehors repoussans cachent une nature solide, une volonté inébranlable, une âpreté au gain qui ne se dément ni ne se relâche jamais. Ni l’un ni l’autre n’ont ni franchise ni tendresse, mais l’un aides formes plus aimables que l’autre ; le premier est né flâneur et artiste, le second marchand et spéculateur. Tous deux sont également intelligent, mais l’un gaspille ses facultés sur mille objets divers, l’autre les concentre sur un but unique et pratique. Le Japonais aime sinon le progrès, du moins le changement ; il se laisse tromper avec une facilité puérile par tout ce qui brille et l’amuse ; le Chinois n’aime pas les nouveautés, il les craint comme un vieux renard craint les arbres poussés trop vite et qui cachent un piège ; mais, quand il les a reconnues bonnes et utiles, il les adopte et sait en user à merveille. La Chine emprunte à l’Europe en ce moment, sans faire de bruit, tout ce qu’elle juge approprié dans nos mœurs industrielles à sa propre constitution ; mais elle se soucie peu d’imiter quand même. Le Japon veut se mettre en toutes choses à la mode de l’Occident, mais il s’épuise et disperse ses efforts dans cette tâche multiple. Aussi l’une devient chaque jour plus riche et plus formidable, tandis que l’autre s’endette d’une manière inquiétante. On a souvent appelé les Japonais « les Français de l’extrême Orient, » par une comparaison qui ne manque pas de justesse ; ils ont en effet beaucoup de nos défauts ; on pourrait achever le contraste en comparant les qualités des Chinois à celles de nos voisins d’Angleterre. Si vous m’en croyez, mes neveux, vivez au Japon, mais places vos fonds en Chine.

Le soleil des tropiques darde ses rayons perpendiculaires sur la tente trop mince du Leonor ; on étouffe dans le salon, on étouffe sur le pont ; mais la pointe du Caïman qui se dessine à l’horizon nous annonce la fin du voyage ; pendant toute une journée nous rangeons les montagnes boisées, escarpées et désertes qui forment la côte de Luçon, puis la sierra de Mariveles, pour tourner à la nuit tombante l’île du Corregidor qui ferme la baie de Manille. On n’entre pas de nuit dans le Passig, et quoique notre tirant d’eau nous permette de le remonter, force nous est de coucher en grande rade. Ce n’est pas d’ailleurs la nuit seule qui nous arrête, c’est la douane, c’est la police, ce sont toutes les formalités qu’impose au navigateur la surveillance soupçonneuse des Espagnols. A peine avons-nous jeté l’ancre qu’un carabinero vient se poster à la coupée, tandis qu’un autre fait sentinelle sur le pont. Déjà avant de s’embarquer, chaque passager avait dû faire viser son passeport par le consul d’Espagne, moyennant 20 francs, et le remettre au capitaine en montant à bord. Bien d’autres ennuis nous attendent, paraît-il, à la douane.


GEORGE BOUSQUET.