De l'amour des femmes pour les sots/06

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VI

L’homme d’esprit voit dans l’amour une grande et sérieuse affaire : il s’en occupe comme du plus grave intérêt de sa vie, sans distraction, sans réserve. Il peut en perdre quelques unes de ses facultés viriles ; mais c’est pour grandir en abnégation, en dévouement, en bonté. Il supporte tout de celle qu’il aime, sans en rien exiger. Quand elle comble un de ses vœux, quand elle va au devant d’un de ses désirs, loin de s’en enorgueillir, il l’en remercie avec une effusion mêlée de surprise, Il lui pardonne généreusement tous les torts qu’elle a envers lui, car trop fier pour s’emporter ou pour se plaindre, il ne sait provoquer ni la pitié, qui attendrit, ni la crainte, qui fait taire. Quel enfer, si le malheur l’a fait tomber sur une femme belle et méchante, sur une coquette aux sens froids, ou sur une jeune fille acariâtre avant l’âge ! Il souffrira vivement de leurs perfidies, mais il les excusera par la fragilité de leur sexe ; ou, s’il convient de sa faiblesse, il en gémira sans en vouloir triompher. Son indulgence peutalors le conduire à la dégradation. Il suivra, les yeux fermés, la pente qui l’entraine à l’abime, sans que le blâme, l’ambition, la fortune puisse l’arrêter ou le retenir.

Le sot échappe à ces dangers. Comme ce n’est pas lui qui aime, c’est lui qui domine. Pour vaincre une femme, il feint bien, pour quelques moments, l’excès du désespoir et de la passion ; mais ce n’est là qu’une ruse de guerre, une tactique de siége pour tromper et réduire l’ennemi. Aussitôt après, il ressaisit la tyrannie et il ne l’abdique plus. Pour s’y entretenir, il a sa méthode, ses règles, sa ligne de conduite. Il est indiscret par principe, parce qu’en divulguant les faveurs qu’il reçoit, il compromet celle qui les lui accorde, et qu’en même temps il écarte les rivalités naissantes. Il est susceptible par raison, jaloux par calcul, afin de se ménager ces profitables querelles qui lui servent, à son gré, à amener une rupture définitive ou à exiger un nouveau sacrifice. Il affiche une indifférence cruelle, en montrant peu de confiance dans les marques d’attachement qu’on lui donne. Dans un bal, tout en défendant à sa maîtresse de danser, il la néglige à dessein. Il l’afflige par des apparences d’infidélité : il manque l’heure convenue pour se voir, ou, après s’être fait attendre, il présente de ses retards des excuses équivoques. Habile à semer l’inquiétude et l’effroi, il se fait obéir à force d’être maussade, et finit par inspirer une affection sincère à force de la braver.