De l’égalité des races humaines/Chapitre 20

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CHAPITRE XX.

Les théories et leurs conséquences logiques.
Ton égal ! Oui, ton égal ! Je ne m’en dédie pas ; ton égal !…

Hâte-toi d’avouer que ce nègre est un souverain légitime, inviolable et sacré, si tu tiens a garder ta propre couronne…

Avoue, c’est le plus sûr, qu’il n’y a point de degré dans la dignité humaine ; que nul de nous ne peut légitimement mettre le pied ou même la main sur un autre. (Edmond About).

Afin de se rendre compte de la somme de vérités que contiennent certaines propositions et les théories qui en découlent, il y a un moyen d’une application très facile. C’est de suivre le développement des idées qui en font la base première, afin de voir à quels principes elles aboutissent et quelles sont les conséquences qu’elles entraînent dans l’ensemble des lois scientifiques ou sociales. Aussi est-il nécessaire, en dernière analyse, d’examiner à ce point de vue les conclusions auxquelles ont été logiquement acculés les philosophes et les savants qui soutiennent la thèse de l’inégalité des races. Si ces conclusions sont évidemment contraires à toutes les conceptions du progrès, de la justice et même du simple bon sens ; si on ne peut les tenir pour possibles qu’à la condition de renverser toutes les idées généralement reçues comme les plus correctes, comme les plus conformes à la stabilité, a l’harmonie des hommes et des choses, aux aspirations qui sont le plus beau titre de l’humanité, ce sera une raison de plus pour écarter comme fausse la théorie dont elles sont déduites.

L’égalité des races généralement reconnue entraîne avec elle une consécration définitive et supérieure de l’égalité de toutes les classes sociales dans tous les peuples de l’univers ; car elle donne au principe moral, qui en fait la force en dehors de toute autre considération, un caractère d’uni versalité qui renforce et consolide son autorité. Partout où lutte la démocratie, partout où la différence des conditions sociales est encore une cause de compétitions et de résistances, la doctrine de l’égalité des races sera un salutaire remède. Ce sera le dernier coup porté aux conceptions du moyen âge, la dernière étape accomplie dans l’abolition des privilèges. C’est là incontestablement le sens dans lequel s’accomplit l’évolution sociologique de tous les peuples et la tendance de tous les esprits éclairés et sains ; c’est vers cet idéal que se dirige l’avenir. En est-il de même de la théorie de l’inégalité des races ? Au contraire, d’exclusion en exclusion, elle aboutit fatalement à la conception d’un petit noyau d’hommes, presque dieux par la puissance, destinés a subjuguer le reste des humains.

Il serait curieux de Voir jusqu’à quel point les faits justifient l’hypothèse philosophique que je formule ici avec si peu d’hésitation. Personne ne niera la première partie de ma proposition ; cependant on pourrait concevoir certain doute sur le second point, à savoir que la théorie de l’inégalité des races conduit logiquement à un système oligarchique ou despotique dans le régime intérieur et national «  des peuples, sans même qu’on ait besoin d’y supposer des races franchement distinctes. Les savants et les philosophes, qui affirment que les races ne sont pas égales, en viendraient-ils donc à désirer un régime de distinction, l’établissement de vraies castes, dans la nation même à laquelle ils appartiennent ? De telles conceptions, si contraires aux aspirations modernes, ne seraient-elles pas la meilleure preuve d’une aberration d’esprit, chute dont n’est exempt aucun de ceux qui plaident contre la vérité et les lois naturelles ?

Tel a été pourtant le rêve fantaisiste, que l’illustre M. Renan a formulé dans ses Dialogues philosophiques où il se moque si bien et si finement de tous les principes de la philosophie moderne, jouant d’une façon adorable avec le transcendantalisme de Mallebranche !

M. de Gobineau, plaçant dans le passé ce que le spirituel et savant académicien rêve pour un avenir incertain, prend les choses beaucoup plus au sérieux. Ne voyant dans la majeure partie des blancs que des êtres contaminés, il entonne l’hymne de la désolation. « L’espèce blanche, dit-il, considérée abstractivement, a désormais disparu de la face du monde. Après avoir passé l’âge des dieux où elle était absolument pure ; l’âge des héros où les mélanges étaient modérés de force et de nombre, l’âge des noblesses où des facultés grandes encore n’étaient plus renouvelées par des sources taries, elle s’est acheminée plus ou moins promptement, suivant les lieux, vers la confusion définitive de tous ses principes, par suite de ses hymens hétérogènes[1]. »

En négligeant de rectifier l’erreur et de prouver l’inconsistance historique de cette succession de faits imaginés par le paradoxal auteur de l’Inégalité des races humaines, on doit remarquer une préoccupation visible dans toutes les idées qu’il exprime. Dans l’abolition de la noblesse par la Révolution française, il voit le dernier coup porté à ses idoles. Pour lui, noble de sang, il n’était pas de la race des manants européens : le roturier et le nègre, quoique à différents degrés, lui étaient inférieurs, tant au point de vue organique qu’au point de vue social. Mais il va plus loin, dans son étrange doctrine. Au lieu des larges espérances que les progrès acquis nous autorisent à nourrir sur l’avenir, il professe le découragement le plus sombre : il prévoit que l’humanité entière mourra d’épuisement par la promiscuité des groupes ethniques. Le principe de vie étant dans la race blanche seule, à force de l’éparpiller, elle finira par en tarir la source ! « On serait tenté, dit-il, de donner à la domination de l’homme sur la terre une durée totale de douze à quatorze mille ans, divisés en deux périodes : l’une qui est passée, aura vu, aura possédé la jeunesse, la vigueur, la grandeur intellectuelle de l’espèce ; l’autre qui est commencée, en connaîtra la marche défaillante vers la décrépitude[2]. »

N’est-ce pas là le signe d’un esprit malade ? Ne semble-t-il pas que c’est le caractère distinctif de toutes fausses théories d’amener fatalement à des conclusions aussi contraires à la logique qu’aux aspirations universelles ? L’exemple que nous offrent les conceptions finales du comte de Gobineau et les rêves philosophiques de M. Renan est de la plus haute éloquence ; mais quelle sera la conclusion des anthropologistes, qui soutiennent ou acceptent la doctrine des races supérieures et des races inférieures ? Pas plus rationnelle. Suivant la plupart, toutes les autres races humaines sont condamnées à s’éteindre pour céder la place au développement de la race blanche. Voilà tout.

Le moment est facile à prévoir, dit M. Topinard, où les races qui aujourd’hui diminuent l’intervalle entre l’homme blanc et l’anthropoïde auront entièrement disparu[3]. » C’est aussi l’opinion de M. Dally. Il ne s’agirait de rien moins que de la disparition de toute la race, mongolique, de toute la race éthiopique, des races malaies et américaines ! Voit-on d’ici presque toute la surface de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie se dépeupler pour élargir l’aire de développement de la seule et chétive race de l’Europe exsangue ! Pour le coup, il faut déclarer nettement que les savants se moquent de ceux qui attendent d’eux la vérité.

Cependant, avec cette apparence scientifique dont on dore toutes les pilules quelque peu amères ou d’aspect repoussant, ces propositions arbitraires paraîtront s’étayer d’une théorie quelconque. « Il n’y a rien de mystérieux dans cette extinction, continue M. Topinard, le mécanisme en est tout naturel. Le résultat, en somme, c’est la survivance des plus aptes au profit des races supérieures. » C’est donc sur le darwinisme que le savant professeur d’anthropologie s’appuie, pour s’exprimer d’une façon si affirmative, au sujet d’un fait dont la réalisation est si dénuée de probabilité. Mais n’est-ce pas là un abus ? Quoi qu’en disent Mme  Clémence Royer et quelques autres savants de la même école, trouve-t-on dans les théories scientifiques de Darwin aucun argument formel, catégorique, justifiant la thèse de l’inégalité des races ou les autres déductions inconsidérées qu’on se plaît à y rattacher ? Plus particulièrement, comment la concurrence vitale expliquerait-elle la disparition des autres races humaines devant la race blanche ? Parce qu’elle est supérieure aux autres, répond-on et « la survivance est aux plus aptes ». Mais c’est confondre étrangement les aptitudes hypothétiquement supérieures que l’on croit particulières à la race blanche avec les qualités organiques absolument avantageuses dans la lutte dont parle Darwin ! Dans cette lutte, struggle for life, où l’intelligence est sans nul doute un facteur des plus précieux, il y aura éternellement une force naturelle qui rendra le Chinois le plus apte en Chine et le Soudanien le plus apte au Soudan. C’est l’influence des climats. Un esprit aussi sagace que celui de Darwin n’aurait pu la négliger. « Une preuve évidente, dit-il, que le climat agit principalement, d’une manière indirecte, à favoriser certaines espèces, c’est que nous voyons dans nos jardins une prodigieuse quantité de plantes supporter parfaitement notre climat, sans qu’elles puissent jamais s’y naturaliser à l’état sauvage, parce qu’elles ne pourraient ni soutenir la concurrence avec nos plantes indigènes, ni se défendre efficacement contre nos animaux[4]. »

Cette protection salutaire que les plantes indigènes trouvent dans les influences climatologiques, pour lutter contre une espèce étrangère et la chasser de l’aire géographique qui leur est naturelle, existe aussi bien pour les hommes. L’Européen portera ses pas aux confins du monde habité ; par ses armes perfectionnées, par son éducation et, surtout, par la conviction profonde qu’il a de sa supériorité ethnique, il obtiendra des victoires faciles : mais il ne s’établira dans certains milieux que pour s’éteindre ou se transformer et se confondre tellement avec la race indigène, physiologiquement et corporellement, qu’on ne pourra jamais dire lequel des deux éléments a disparu dans la confusion du sang et des croisements !

La conclusion des anthropologistes est donc aussi fausse que celle des philosophes ou des érudits, qui ont adopté et soutenu la doctrine de l’inégalité des races. Il faut avouer alors que la seule immixtion de cette doctrine, dans une branche quelconque des connaissances humaines, suffit pour y infiltrer un principe de contradiction et d’illogisme, lequel entraîne infailliblement les esprits les mieux faits et les plus éclairés aux idées les plus absurdes ou les plus monstrueuses.

  1. De Gobineau, loco citato, tome II, p. 560.
  2. De Gobineau, loco citato, t. II, p. 563.
  3. Topinard, loco citato, p. 543.
  4. Darwin, De l’origine des espèces.