De l’égalité des races humaines/Chapitre 3

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CHAPITRE III.

De l’espèce dans le règne animal.
Je ne puis pas non plus discuter ici les diverses définitions qu’on a données du terme d’espèce. Aucune de ces définitions n’a encore satisfait pleinement les naturalistes, et cependant chaque naturaliste sait au moins vaguement ce qu’il entend quand il parle d’une espèce. En général, cette expression sous-entend l’élément inconnu d’un acte distinct de création.
(Darwin).

I.

PRINCIPES DE CLASSIFICATION.

Avons-nous suivi l’ordre logique des idées, en passant en revue les divers essais de classification, avant d’exposer les principes sur lesquels ils reposent ou sont censés reposer ? Il semble que non. Une méthode scientifique rigoureuse voudrait peut-être que l’on se rendît compte des théories, avant de s’arrêter sur les différentes applications qu’elles ont reçues, de telle sorte que les faits vinssent s’adapter à des lois précises et connues, en leur servant de démonstration. Mais nous avons préféré suivre l’ordre historique dans lequel s’est développée la science anthropologique. Par ainsi, on pourra étudier ses évolutions, vérifier ses moyens d’investigation et découvrir un critérium sûr, quand il faudra juger la valeur réelle des conclusions qu’on en tire.

Négligeant, pour le quart d’heure, les bases anthropologiques sur lesquelles on s`appuie ordinairement pour étudier les différences typiques que l’on observe dans le groupe humain, nous aborderons premièrement la question plus générale des principes de classification en histoire naturelle. — C’est le pivot autour duquel tourne toute la science, présentant ses faces multiples et complexes, sombres ou brillantes, selon le prisme à travers lequel on la considère.

Les premiers naturalistes qui abordèrent l’étude des formes et de l’organisation des êtres vivants ont dû se trouver en face de difficultés nombreuses. La tâche dut être encore plus ardue, lorsqu’il a fallu donner à leurs recherches un caractère scientifique, ordonner leurs diverses observations de telle sorte qu’elles concourussent à présenter un faisceau de notions harmoniques, en dévoilant à l’esprit une conception claire et logique des choses ainsi que de l’ordre dans lequel elles doivent être embrassées. L’immortel philosophe de Stagire, en réunissant les matériaux à l’aide desquels il a écrit son Histoire des animaux, a certainement le mérite d’avoir jeté les premières assises d’une science où se sont rencontrés tant et de si grands esprits, depuis Dioscoride et Pline jusqu’à Cuvier et M. de Quatrefages, en passant sur foule d’autres noms qui font la gloire de l’espèce humaine. Mais si Aristote a créé l`histoire naturelle, s’il lui a communiqué tout l’attrait qui en fait la plus noble occupation de l’intelligence, il ne lui a pas, du même coup, imprimé ce caractère positif, systématique, sans lequel les notions les plus précises perdent leur valeur et se confondent dans un dédale inextricable. Chose étonnante ! Tandis que bien des gens font encore du grand Stagirite un dévot du syllogisme, comme s’il ne se serait jamais complu que dans les termes enchevêtrés de la déduction classique, son Histoire des animaux, où il a fait une application merveilleuse de la méthode expérimentale, ne manque son plein effet que par l’absence d’une généralisation catégorique.

Pline n’y réussit pas mieux. En passant par Conrad Gesner, Aldovrande, Césalpin et Rondelet, il a fallu que la science progressât jusqu’au temps de Linné, avant qu’elle pût enfin offrir ce bel ensemble que l’on admire aujourd’hui, sous le nom de classification. Sans nous arrêter à distinguer le système artificiel de Linné de la méthode naturelle de Jussieu, tâchons d’esquisser rapidement les grands principes taxonomiques que suit ordinairement le naturaliste dans ses investigations.

Pour obtenir une classification naturelle, on procède méthodiquement, en réunissant les individus en variété, les variétés en espèce, les espèces en genre, les genres en famille, les familles en ordre, les ordres en sous-classe ou en classe, les classes en embranchement ; la réunion des embranchements toujours peu nombreux forme un règne. Le règne est une des grandes divisions de la nature organisée ou non, comprenant les minéraux, les végétaux et les animaux. Dans cette première opération, on considère les groupes d’après leurs similitudes. Elle exige une analyse exacte des parties et met en œuvre l’induction avec les procédés logiques qui en dérivent. Bacon, dans son Novum Organum, recommande de dresser : 1° une table de présence qui fasse constater tous les cas où l’on a conservé un phénomène semblable ; 2° une d’absence qui indique les cas où le phénomène varie ; 3° une autre de comparaison, qui indique les différentes proportions ou le phénomène s’est montré. Chacun observe d’ailleurs la méthode qui convient le mieux à son intelligence et à sa manière personnelle de concevoir les choses.

Ce travail empirique une fois fait, on étudie les analogies et cherche d’en tirer les lois qui doivent régir les groupes et leur assigner une place dans les grandes divisions ou les subdivisions de la science. Les principales lois ou principes considérés comme tels en histoire naturelle, sont la loi des affinités respectives et celle de la subordination des organes. Ces lois étant intelligemment appliquées dans l’étude de chaque groupe ou série de groupes, on procède à une seconde opération logique, afin d’exposer la classification. On suit cette fois une marche opposée ; on descend des divisions les plus générales aux espèces et variétés, dans les limites du règne dont on s’occupe. On fixe ensuite la nomenclature qui doit s’adapter à la classification et en désigner si bien chaque division, que la dénomination seule réveille dans l’esprit toutes les notions acquises sur tel ou tel groupe, en aidant efficacement la mémoire. Bien connaître la nomenclature, c’est déjà posséder la principale partie de la science.

Nomina si nescis, perit et cognitio rerum.

C’est un vers de Linné, et c’est dit avec autant de justesse que d’élégante précision.

Dans l’ordre habituel des choses, une science offre d’autant moins de difficulté que les principes sur lesquels elle repose sont condensés dans un plus petit nombre de lois, ou règles fondamentales. En effet, le nombre restreint des lois scientifiques prouve que la matière a été si bien et tellement étudiée, que l’esprit la saisit avec netteté, en éliminant tous les cas exceptionnels, ou en les faisant entrer dans un cadre commun d’où il les embrasse dans une conception générale. C’est à ce point de vue qu’on peut considérer l’astronomie comme une science beaucoup moins difficile que le vulgaire ne pense, d’accord en cela avec l’opinion d’Auguste Comte, l’illustre fondateur du positivisme. Eh bien, on se confondrait gravement, si l’on croyait que, parce qu’elle ne repose que sur deux lois en apparence fort simples, la taxonomie est une de ces sciences qu’on aborde avec assurance et dont les études faciles n’offrent a l’esprit aucune de ces incertitudes qui le, consternent et le déroutent.

Au contraire, toute nomenclature, comme toute classi fîcation est forcément systématique, c’est-à-dire qu’elle se modèle plus ou moins sur une doctrine scientifique qui lui sert de régulatrice. Quels que soient les perfectionnements qu’on y apporte, les classifications seront donc toujours exposées à fluctuer sans cesse, et corrélativement aux évolutions de la science. Énoncer cette vérité, c’est dire qu’un examen sérieux ne laisse rien d’absolument solide dans les divers essais qu’on a tentés, dans le but de fixer un ordre rationnel et constant dans le groupement des êtres dont l’étude fait l’objet de l’histoire naturelle.

Lorsque Linné eut écrit sa phrase typique : Mineralia crescunt, vegetalia crescunt et vivunt, animalia crescunt, vivunt sentiunt, il pensait renfermer dans une formule admirable le dernier mot de la classification de tous les corps naturels, suivant un ordre hiérarchique allant du simple au composé, de la pierre brute à l’animal orga- nisé. Qui pourrait croire alors qu’une si belle conception pût un jour être attaquée et ruinée ? Qui pourrait croire que les grandes lignes parallèles, si savamment tracées entre les trois règnes, dussent s’entremêler pour n’en former que deux et se toucher ensuite dans un agencement tel, que, se trouvant bout à bout, chacune devient le développement de l’autre, sans aucune solution de continuité ? Cependant les mêmes corps ont été plus tard divisés en organiques et inorganiques : les uns, comprenant les animaux et les végétaux, augmentent de volume par intussusception ; les autres, comprenant les minéraux seuls, augmentent de volume par juxtaposition. Cette première évolution fut inspirée par les recherches des physiologistes, étudiant les lois du développement dans le règne animal et le règne végétal, si essentiellement différentes du mode d’accroissement propre aux minéraux.

Plus tard, des études supérieures dans la chimie analytique tirent découvrir dans tous les corps organisés ou non, des éléments protéiques ou primordiaux, toujours les mêmes dans toutes les substances naturelles, et qui ne font que changer d’affinité et d’aspect, selon le nombre des molécules et leur degré de combinaison. Ces éléments sont le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote qu’on trouve partout dans la nature et qui forment la base essentielle de toutes les matières organiques ou inorganiques.

La chimie ayant passé de l’analyse à la synthèse, des savants ont pu non-seulement décomposer la matière animée et la réduire en ses molécules amorphes et inertes, mais encore transformer, dans leur cornue magique, ces mêmes minéraux dénués d’énergie en substances organiques. Leurs produits réunissent toutes les qualités plastiques des matières mystérieusement préparées dans l’immense laboratoire de la nature.

Voilà sans doute, des résultats grandioses, propres à rendre l’homme bien fier de son être. C’est l’œuvre immortelle des Button, des Bonnet, des Berzélius, des Berthollet, des Liebig, des Wurtz et surtout de M. Berthelot. Déjà de tels aperçus répandent sur les meilleures classifications une défaveur positive, au point de vue de la confiance qu’on pourrait établir dans leur valeur intrinsèque. Mais nous ne voulons pas nous appesantir sur ces controverses qu’on soulèverait mieux dans les hautes sphères de la science. Aussi nous arrêterons-nous, sans aucune discussion, aux trois règnes naturels généralement reconnus par l’orthodoxie scientifique. Dans le même esprit nous passerons, sans y faire attention, sur toutes les contradictions que trahissent si souvent les doctrines scientifiques qui se heurtent sur le vaste champ de l’histoire naturelle. En exposant toutes ces théories, en signalant à la sagacité du lecteur les incohérences inconciliables ou les esprits les mieux faits tombent infailliblement, preuve des incertitudes où se débat encore la science, malgré le ton dogmatique de quelques-uns de ses interprètes, nous réussirions du premier coup à dévoiler l’inanité de toutes ces conclusions prétentieuses qui tendent à établir que certaines races sont supérieures à d’autres. Mais à quoi bon ? Les arguments abondent ; et nous ne nous sommes complu dans une exposition si explicite, que dans le but de mettre tout le monde à même de bien discerner les questions à discuter. Passons plutôt à un autre ordre de faits, où la discussion revêt un vif et réel intérêt.

II.

DÉFINITIONS DE L’ESPÈCE.


Sans nous enrôler sous une bannière quelconque, il faut pourtant aborder la question si controversée de l’espèce et de la race, où toutes sortes de lumières semblent avoir été faites, mais où nous voyons les deux camps toujours prêts à s’ébranler, masses mouvantes ou l’on se décoche des traits aigus, tout en se traînant dans la poussière. Tels les héros d’Homère, insatiables de gloire et de carnage, s’assénaient de rudes coups dans la mêlée horrible, ou tels plutôt les Lilliputiens turbulents échangeaient de longs coups dépingles sous les regards goguenards du vieux Swift !

La question est ainsi posée : Y a-t-il une seule espèce humaine ou y en a-t-il plusieurs ?

Comme nous l’avons précédemment observé, les uns n’admettent que la première partie de la question, tandis que les autres soutiennent que c’est à la deuxième partie qu’il faut répondre affirmativement. — Mais ce n’est pas toute la difficulté. Ceux qui adoptent l’unité de l’espèce ne sont nullement d’accord sur la constitution unitaire et, chose plus grave, sur l’origine de leur espèce unique. D’autre part, ceux qui réfutent la doctrine unitaire ne savent comment constituer la pluralité des espèces, à la- quelle ils ont abouti par des inductions plus ou moins illogiques.

Y aura-t-il deux, trois, quatre, cinq, quinze ou seize espèces ? Une confusion épouvantable est la seule réponse que donne le bruit discordant des opinions intraitables ; et chacun garde sa conviction. Mais ne pourrait-on pas découvrir un moyen de conciliation qui réunit tous les esprits et fît cesser ces dissidences malheureuses, constituant une perpétuelle accusation contre la solidité de la science ? Oui certes, si l’on s’entendait au moins sur les principes. Là encore, cependant, on ne s’entend pas davantage ; la divergence des idées est si grande, les controverses si développées, qu’il faudrait un volume entier pour les l exposer.

Qu’est-ce que l’espèce au point de vue de la taxiologie ? Celui qui pourrait y répondre par une définition claire, précise, applicable à tous les cas de la science, aurait d’un seul coup résolu le problème dont on cherche depuis un siècle la solution. Malheureusement personne n’y est parvenu. Agassiz ni Lamarck ne convainquent M. de Quatrefages et celui-ci n’échappe pas à la critique générale de Broca qui n’essaye aucune définition. Mais prenons, pour citer quelques exemples, les différentes définitions que M. Topinard a réunies dans son savant ouvrage, l’Antropologie, sans se mêler d’ailleurs d’en apprécier le mérite.

— « Sous la dénomination d’espèces, dit Robinet, les naturalistes comprennent la collection des individus qui possèdent une somme de différences appréciables par eux. »

— « L’espèce, dit Agassiz, est le dernier terme de classification ou s’arrêtent les naturalistes, et cette dernière division est fondée sur les caractères les moins importants, comme la taille, la couleur et les proportions. »

— « L’espèce, dit Lamarck, est la collection des individus semblables que la génération perpétue dans le même état, tant que les circonstances de la situation ne changent pas assez pour varier leurs habitudes, leurs caractères et leurs formes. »

— « L’espèce, dit Et. Geoffroy Saint-Hilaire, est une collection ou une suite d’individus caractérisés par un ensemble de traits distinctifs dont la transmission est naturelle, régulière et indéfinie dans l’état actuel des choses. »

— « L’espèce, suivant Prichard, est une collection d’individus se ressemblant entre eux, dont les différences légères s’expliquent par l’influence des agents physiques, et descendus d’un couple primitif. »

— « L’espèce, opine Cuvier, est la collection de tous les êtres organisés, nés les uns des autres ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux. »

On peut ajouter la définition suivante de Blumenbach qui se rapproche beaucoup de celle de Prichard, sans impliquer d’ailleurs l’unité d’origine. « Ad unam eademque speciem pertinere dicimus animantia, quodsi forma et habitu ita conveniunt ut ea in quibus dijferunt, degenerando solum ortum duxisse potuerint[1]. Nous disons que les animaux appartiennent à une seule et même espèce, toutes les fois qu’ils se rapprochent tellement par la forme et la physionomie, que l’on peut attribuer leurs différences possibles à une simple variation. »

Il y a une chose à constater dans l’examen de ces différentes définitions. D’un côté, nous voyons admettre la variabilité de l’espèce ; de l’autre, elle est positivement écartée. Il faut se rappeler qu’ici il ne s’agit pas spécialement de l’unité de l’espèce humaine, mais des principes généraux à l’aide desquels on caractérise l’espèce dans toutes les classifications. Aussi la discussion, intéressant toutes les branches de l’histoire naturelle, a-t-elle pris une importance de premier ordre quand se furent dressés les deux camps qui ont eu pour premiers antagonistes, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire d’un côté et Cuvier de l’autre. Jamais lutte scientifique n’eut plus d’animation. Jamais on ne montra plus d’ardeur ni plus de passion dans une cause dont le fond n’a rien de ces intérêts matériels et égoïstes qui aveuglent les champions et leur inspirent l’aigreur, la haine et l’esprit d’extermination. Le choc des arguments et le bruit de la discussion retentirent dans le monde entier. Même l’illustre Goethe, d’ordinaire si impassible, s’enthousiasma cette fois.

Cuvier a pu réunir sous son drapeau tous les esprits conservateurs et même les beaux esprits qui dans ce doux pays de France ont toujours eu une influence prépondérante. Une boutade eut plus de valeur que tous les arguments : le long cou de la girafe suffit pour ruiner alors, dans la science française, la belle théorie de Lamarck, modifiée mais glorieusement continuée par l’éminent adversaire de Cuvier. La perfide Albion, dont la chance est faite de bon sens, aura ainsi la gloire de voir attacher le nom d’un de ses fils à la plus grande révolution qui se soit accomplie dans les idées scientifiques de ce siècle. Mais ne fut-ce pas une compensation bien digne de Geoffroy Saint-Hilaire que d’avoir eu l’assentiment de Goethe, la tête la mieux organisée de son temps !…

Le voyageur qui parcourt la Belgique, arrive sans y penser dans les campagnes paisibles du Brabant. Là, il voit passer les paysans typiques, respirant à pleins poumons l’air libre de la plaine embaumée, avec la bonhomie des gens qui ne vivent que de la paix. Alors il se demande avec surprise s’il foule bien la terre où, il y a soixante-dix ans, des masses d’hommes, enivrés par la poudre et le sang, se ruaient insensés les uns contre les autres, dans l’œuvre impie de la destruction. Oui, c’est bien là que le génie de Napoléon hésita devant le destin, que le courage des braves succomba sous le poids du nombre dans un horrible fracas ! Mais tout est calme. La terre reste froide, les oiseaux chantent dans le branchage touffu des arbres. Les champs de Waterloo sont gras ; ils ont été fertilisés par la moëlle des héros ; mais, sans l’histoire, on y passerait indifférent et on ne se souviendrait pas de la grande bataille où se décida le sort du monde ! Ainsi règne la paix sur toutes ces questions qui inspirèrent naguère une humeur belliqueuse à des hommes de science et de vertu. Aujourd’hui les choses ont changé d’aspect. Les esprits plus éclairés aiment mieux se renfermer dans une circonspection intelligente. On reste calme, en affrontant toutes ces discussions où les plus forts se buttent à des difficultés insurmontables et trébuchent dans les sentiers crochus et mouvants des lieux communs.



  1. Blumenbach, De varietate generis humani nativa.