De l’égalité des races humaines/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.

Comparaison des races humaines au point de vue physique.


Et pecudes et agros divisere atque dedere

Pro facie cujusque et viribus ingenioque. Nam facies multum valuit, viresque vigebant.

(Lucrèce).

I.

DE LA TAILLE, DE LA FORCE MUSCULAIRE ET DE LA LONGÉVITÉ DANS LES RACES HUMAINES.


Nous avons hâte de passer à un autre ordre d’idées, en jetant un coup d’œil sur les mesures anthropologiques que l’on a prises dans les divers groupes ethniques, afin de les comparer sous le rapport de la taille.

Dans la lutte pour l’existence, l’homme encore rivé a l’état primitif dut assurément trouver dans une belle stature un grand avantage matériel sur ceux qui en furent moins doués. À part cet avantage, il y a un certain effet moral irrésistible et inexplicable, exercé par l’aspect d’un homme grand et bien fait. Il est imposant, il domine tout ce qui l’entoure. Sans savoir pourquoi, instinctivement, pour ainsi dire, on sent en lui l’attribut de la force et de la puissance. Les Nemrod seront toujours les chasseurs d’hommes devant l’Éternel, toutes les fois que la civilisation n’aura pas suffisamment marché pour inventer des armes par lesquelles on puisse se mesurer à distance. Après les conditions d’aptitudes intellectuelles, la taille peut donc être considérée comme un signe de distinction naturelle entre les hommes, les plus petits, exceptis excipiendis, étant toujours inférieurs aux plus grands dans tous les genres de combat qu’ils peuvent se livrer.

Cependant, pas plus que les autres mesures anthropologiques, celle de la taille ne peut servir à une échelle de comparaison régulière pour la distinction des races humaines et de leurs aptitudes. L’influence des milieux qui a une importance si marquée sur tous les caractères ethnologiques, joue encore ici un rôle manifeste. M. Topinard a cité plusieurs auteurs qui établissent d’une manière positive que l’action des milieux, par une cause ou par une autre, influe directement sur la taille des habitants. La même remarque est faite par M. de Quatrefages. « Chez l’homme, dit-il, M. Durand, confirmant une observation due à M. Lartet, a constaté que, dans l’Aveyron, les populations des cantons calcaires l’emportent sensiblement par la taille sur celles des cantons granitiques ou schisteux. »

À propos de cette observation, je ne puis résister au désir de citer quelques paroles prononcées par le professeur Georges Ville, dans une conférence au champ d’expérience de Vincennes. Cette citation sera un peu longue ; mais comme les idées qu’elle renferme méritent d’être méditées par tous ceux qui semblent désespérer d’une race, parce qu’elle n’aura point encore fait preuve des grandes qualités qui brillent dans une autre, elles ne seront nullement déplacées dans cet ouvrage. Elles serviront surtout à prouver que l’homme est toujours égal à l’homme, dans la mystérieuse équation de la nature. Toutes les fois que le contraire semblera exister, il faudra donc chercher à réduire la valeur de toutes les inconnues, afin de pouvoir aboutir à une intégration parfaite.

« Dans le département de l’Aveyron, dit M. Georges Ville, la moitié des terres se compose de gneiss, de mica-schiste ; l’autre moitié, qui lui est contiguë en beaucoup de points, se compose de terrain jurassique. De là deux contrées aux physionomies les plus diverses, appelées : la première, Segala, terres à seigle, et la seconde, Causse, de calx, chaux.

« Les habitants du Ségala, les Ségalains sont chétifs, maigres, anguleux, petits, plutôt laids que beaux ; les animaux y sont eux-mêmes de taille réduite.

« Les habitants du Causse ou Caussenards sont amplement charpentés, plutôt beaux que laids… Ayez recours à quelques modestes champs d’expérience, ils vous diront que la terre dans le Ségala manque d’azote et de phosphate ; que, dans le Causse, c’est la potasse et la matière azotée qui font défaut : répandez l’azote, le phosphate, la potasse et la chaux, et soudain vous verrez la culture du seigle se restreindre et bientôt le froment succèdera à l’orge.

« Lorsqu’on ne cultive qu’avec du fumier, les effets de cet ordre ne sont pas possibles : le fumier conserve fatalement la tache indélébile de son origine ; si la terre qui l’a produit manque de phosphate, lui-même en sera malheureusement dépourvu. La terre à seigle restera toujours terre à seigle ; l’homme qui l’habite, toujours un Ségalain, à la taille petite ; son existence et ses facultés subiront le joug d’une puissance qui l’étreint, l’enlace, l’asservit et à l’action de laquelle il ne saurait se soustraire.

« Aux lumières de la science, ce servage ne peut subsister.

« Maître des conditions qui commandent la vie des plantes, l’homme peut détourner, non sans lutte, non sans effort, le cadre qui l’opprime et changer le cours de sa destinée, en modifiant l’organisation des plantes et des animaux destinés à le nourrir. Au sol qui manque de phosphate et d’azote, il apporte le phosphate et l’azote et, au lieu de vivre de pain de seigle, il vit de pain de froment. Par cette substitution, après deux, trois ou quatre générations, il s’élève d’un degré dans l’échelle biologique ; son organisation se perfectionne, ses facultés s’étendent ; et cette conquête sur les infériorités natives, il la doit tout entière aux inductions de la science et à l’énergie persévérante de sa volonté[1] ! »

Je recommande surtout ces dernières et fortifiantes paroles à l’attention de tous mes congénères de la race noire. Science et volonté ! Voilà les deux leviers sur lesquels ils doivent s’appuyer pour soulever tout le poids des fatalités héréditaires accumulées sur leur tête par une longue succession de misères morales et physiques. Mais, voyons enfin les chiffres comparatifs réunis par l’auteur de l’Anthropologie sur les moyennes de la taille dans diverses races humaines. Il les sépare en quatre groupes : « 1o De 1m70 et au-dessus pour les hautes tailles ; 2o de 1m70 1m65, inclusivement pour les tailles au-dessus de la moyenne ; 3o de 1m65 à 1m60 inclusivement, pour les tailles au-dessous de la moyenne ; 4o au-dessous de 1m60 pour les petites tailles : quatre locutions conformes à celles généralement usitées, dit-il. » Le chiffre moyen de la taille dans toute la population du globe, se trouve ainsi fixé à 1m65, précisément celui que donne la taille moyenne en France, suivant la remarque même de M. Topinard.

Afin de ne pas encombrer outre mesure cet ouvrage déjà trop bourré de chiffres, je n’insère que les moyennes des deux premiers groupes, s’arrêtant à la taille moyenne des Français. Il faut encore observer qu’il n’y est compris que des hommes ; la femme est en moyenne de 12 centimètres plus petite que l’homme, d’après M. Topinard[2].

Tailles hautes, de 1m70 et au-dessus.
m.
Tehuelches de Patagonie (6 séries) 
 1.781
Polynésiens (15 séries) 
 1.762
Indiens Iroquois (Gould) 
 1.735
Nègres de Guinée (4 séries) 
 1.724
Cafres Amaxosa (Fritch) 
 1.718
Australiens divers (Topinard) 
 1.718
Scandinaves (3 séries) 
 1.713
Écossais (2 séries) 
 1.710
Anglais (3 séries) 
 1.708
Esquimaux occidentaux (Beechey) 
 1.703


Tailles au-dessus de la moyenne, de 1.70 à 1.65, inclus.

m.
Irlandais (2 séries) 
 1.697
Dombers et Vadagas de l’Inde (Shortt) 
 1.694
Danois (Beddœ) 
 1.685
Belges (Quetelet) 
 1.684
Charruas (D’Orbigny) 
 1.680
Arabes (3 séries) 
 1.679
Seghaliens (La Pérouse) 
 1.678
Allemands (3 séries) 
 1.677
Néo-Calédoniens (Bourgarel) 
 1.670
Pescherais de la Terre-de-Feu (4 séries) 
 1.664
Kirghis (Prichard) 
 1.663
Russes (4 séries) 
 1.660
Roumains (2 séries) 
 1.657
Berbers (3 séries) 
 1.655
Esquimaux du centre (5 séries) 
 1.654
Tribus de la côte orientale de l’Inde (3 séries) 
 1.652
Indigènes du Caucase (Shortt) 
 1.650
Français 
 1.650


Dans ces deux groupes où se rencontrent les représentants des races les plus opposées, au point de vue de la morphologie et de la coloration, on voit que les Nègres de Guinée, les Cafres, les Australiens, sont tous placés parmi les hommes à tailles hautes. Au-dessus d’eux, il n’y a que les Patagons ou Tehuelches, les Polynésiens et les Iroquois. Si on se réfère aux réflexions que nous avons faites sur l’importance de la taille, on ne pourra disconvenir de la supériorité matérielle qu’elle donne aux individus qui en jouissent. Des hommes d’une aussi grande stature que les Noirs guinéens ou les Cafres, ne seront dominés par d’autres hommes moins grands qu’eux, qu’autant que leur intelligence inculte n’aura pas encore développé toute la force de résistance qui découle de l’assurance en soi-même. Je ne cesserai de le répéter, à conditions égales d’aptitudes, les plus grands sont toujours les mieux avantagés.

C’est ici l’occasion de réfuter une assertion que j’ai rencontrée dans un des opuscules de mon intelligent compatriote, le docteur Janvier[3]. Il avance, sans hésitation ni réserve, que les hommes de grande taille ne sauraient avoir une grande vigueur intellectuelle. Sachant qu’il a l’esprit scientifique trop bien développé pour affirmer un fait si important, au point de vue biologique comme au point de vue sociologique, sans qu’il en ait étudié la valeur, en s’appuyant d’autorités compétentes, je pense que, dans cette occurrence, il se sera fait l’écho de quelques anthropologistes dogmatiques que je n’ai pas l’honneur de connaître. Mais y a-t-il rien de plus risqué qu’une telle affirmation ? Sur quelles études repose-t-elle, et quels sont les faits qui en font foi ? Si beaucoup d’hommes de petite taille ont fait preuve d’une activité intellectuelle fort remarquable, nous croyons fort que la meilleure partie des hommes éminents, tant dans la science que dans l’industrie et les autres carrières où il faut déployer de grandes aptitudes, s’est toujours trouvée dans la catégorie des individus dont la taille est au-dessus de la moyenne.

Il est vrai que, dans un intéressant Mémoire[4], M. Topinard, dont la compétence est reconnue parmi tous ceux qui s’occupent d’anthropologie pratique, a formulé en ses conclusions l’opinion suivante : « Les sujets grands ont d’une façon absolue plus de cerveau, en général, que les sujets petits, chez l’homme comme chez la femme. Mais en ayant égard à la taille, la proportion change. Les sujets de haute taille ont relativement moins de cerveau et ceux de petite taille relativement plus de cerveau[4]. » Cependant, on ne saurait logiquement induire de ces paroles que le sujet de haute taille a moins de vigueur cérébrale que celui de petite taille. Ce serait donner à l’idée du savant professeur une interprétation forcée et un sens qu’elle n’a pas. Le cerveau n’est pas au corps comme la machine locomotive est au train du chemin de fer, de telle sorte qu’il faille toujours tenir compte de la force de traction suivant le poids à véhiculer.

Je ne reviendrai point sur les discussions par lesquelles il est déjà prouvé que le volume ou la quantité du cerveau, considéré absolument ou relativement, ne donne aucune base pour aider à juger de son énergie fonctionnelle. En supposant même que l’on doive voir dans la dimension ou le poids de l’organe encéphalique le signe évident de son aptitude intellectuelle, cette aptitude étant relative à une quantité spéciale, on ne comprendrait pas que la valeur en fût diminuée par sa seule coïncidence avec une grande taille.

Ce sont de pareilles théories, dénuées de tout fondement scientifique, qui font perpétuer les distinctions absurdes de races supérieures et de races inférieures, sans qu’on puisse s’autoriser d’aucune expérience probante, d’aucune analogie inductive, pour en prouver la réalité. Grands ou petits, noirs ou blancs, les hommes ont, en général, les aptitudes naturelles égales. L’on s’exposera toujours aux plus graves déceptions de l’esprit, toutes les fois qu’on voudra s’écarter témérairement de cette vérité que les faits de chaque jour et l’histoire générale de notre espèce tendent de plus en plus à confirmer.


Après la comparaison de la taille, ce n’est peut-être pas la peine de parler de la vigueur musculaire comme caractère distinctif de races. Quelques auteurs ont pourtant prétendu se fonder sur cette particularité pour prouver la supériorité de la race blanche sur les autres groupes humains. Il faut citer, entre autres, le Dr  Pruner qui a écrit, à ce sujet, un mémoire[5] inséré dans la Revue de la Société des orientalistes allemands.

S’il était vrai que la force musculaire du Blanc fût supérieure à celle du Noir, en vertu même de sa constitution organique, ce serait en sa faveur un avantage incontestable dans la lutte pour l’existence. « La force corporelle ou simple vigueur musculaire, dit Bain[6], doit être considérée comme une condition favorable à l’acquisition (intellectuelle). Non seulement c’est la preuve d’une vitalité considérable des muscles qui accompagne probablement leurs aptitudes, mais c’est aussi l’indice qu’ils peuvent sans fatigue continuer longtemps les opérations qui leur sont imposées. » C’est l’application de l’idée bien connue du prince de la poésie latine, devenue aujourd’hui un adage des sciences psychologiques : Mens sana in corpore sano. Mais peut-on accorder aucune importance à une telle particularité comme distinction caractéristique des races humaines ? Ne doit-on pas même chercher d’autres causes que celle de la race pour expliquer la différence qu’il peut y avoir entre les hommes, au point de vue de la force musculaire ? M. Herbert Spencer, dans son traité sur l’Éducation, affirme aussi que les Anglais sont de beaucoup supérieurs en force corporelle aux Indiens et aux Africains ; mais il fait bien remarquer que les premiers se nourrissent de viande, tandis que les autres s’alimentent plutôt de matières végétales qui imposent à l’organisme un travail considérable, en ne lui apportant que bien peu de substances assimilables, surtout pour la réparation du tissu musculaire, où les matières azotées jouent un rôle prédominant, essentiel. À côté de l’alimentation, il faut encore tenir compte de plusieurs autres facteurs, qui contribuent, dans une large mesure, à augmenter ou à déprimer la vigueur des muscles. M. Topinard fait observer très judicieusement que pour étudier comparativement la force musculaire dans les diverses races humaines, il faut compter « avec l’état de santé du sujet, son âge, son sexe, bien entendu, et jusqu’avec l’éducation acquise par les muscles. » J’ajouterais volontiers un certain développement de l’intelligence qui, à l’aide de la volonté, exerce une influence marquée sur l’intensité de l’action nerveuse. À part toutes ces considérations, il faut encore tenir compte de l’état d’exaltation ou de dépression morale du sujet. Un homme frappé de nostalgie, loin de sa patrie natale ; subissant le joug de l’esclavage dont il commence à comprendre toute l’abjection sans pouvoir s’en absoudre, ne pourra jamais, dans un pareil état, développer la même vigueur musculaire qu’un autre dont le sang circule avec l’aisance et l’accélération que donne le sentiment de l’indépendance et surtout de la domination. Aussi serait-ce une expérience faite dans les pires conditions que celles qui consisteraient à prendre comme point de comparaison, pour la race noire, les Soudaniens transportés au Caire, où ils vivent pour la plupart dans le plus profond abaissement et dans la plus grande misère.

Voici d’ailleurs la conclusion que tire M. Topinard des comparaisons où figure la force musculaire tant des mains que des reins, dans plusieurs groupes ethniques. « Les moyennes ci-dessus, dit-il, nous montrent bien les Australiens très mal partagés, mais elles montrent les Chinois encore plus mal partagés pour la pression des mains. Les plus forts des reins, d’autre part, sont les Indiens Iroquois et, après eux, les indigènes de l’archipel Sandwich. Les Nègres sont assurément moins forts que les Blancs, mais leurs intermédiaires, les Mulâtres, sont plus forts que les uns et les autres. Ce qui prouve bien que la condition physiologique prime dans tous ces cas la condition anthropologique, c’est l’infériorité musculaire des marins de Ransonnet et de M. Gould, dans la race blanche. »

En étudiant les faits ainsi exposés, on est bien obligé d’admettre qu’il est impossible de faire de la force musculaire, l’attribut de telle race plutôt que de telle autre. Sous ce rapport, c’est encore à l’égalité des races qu’il faut conclure.


On peut aussi mentionner la durée de la vie comme un caractère pouvant constituer une certaine supériorité d’une race à une autre.

La moyenne de la vie étant plus longue, chaque individu peut atteindre un développement d’autant plus complet et réaliser des progrès qui restent au patrimoine de la communauté. Ainsi se crée, en quelque sorte, une force héréditaire qui rend les descendants plus aptes à conquérir d’autres qualités subséquentes et supérieures. Mais rien ne prouve que, — nonobstant les causes de longévité que l’on rencontre dans une existence bien ordonnée, dans les soins hygiéniques et la sécurité que procure la civilisation, — les individus de la race blanche vivent plus longtemps que ceux des autres groupes ethnologiques. « Prichard, dit M. Topinard, a recueilli des cas de centenaires dans toutes les races : 9 Anglais émigrés en Amérique, de 110 à 151 ; 10 à 15 Nègres de 107 à 160 ans ; un Cafre de 109 ans ; plusieurs Hottentots de 100 ans (Barrow); 2 Indiens de 117 et 143 ans (Humboldt) ; 35 Égyptiens au-delà de 100 ans. »

À constater ces chiffres, on est tenté de voir dans la race noire celle dont la longévité serait la plus grande.

D’ailleurs il semble que, dès la plus haute antiquité, on a toujours observé que les noirs Éthiopiens vivaient beaucoup plus longtemps que les individus des autres races. Pomponius Mela[7] appelle Macrobii une race d’Éthiopiens renommés par leur longévité. Théophane de Byzance, cité par Photius[8], affirme aussi que les Μαχροβιοι sont un peuple éthiopien appelé autrefois les Homérites. Hérodote[9] Pline[10] et Solinus[11] en parlent.

D’autre part, Moreau de Saint-Méry cite une dizaine d’hommes et femmes, noirs purs ou mulâtres de l’île de Saint-Domingue, (notre Haïti d’aujourd’hui), comme ayant atteint et dépassé l’âge de cent ans. Je mentionnerai surtout le capitaine Vincent, à cause du haut intérêt que je trouve dans les paroles que dit de lui le remarquable philosophe et géographe que je viens de nommer.

« Vincent Ollivier, dit Moreau de Saint-Méry, est mort en 1780, âgé d’environ 120 ans. Vincent qui était esclave suivit M. Ollivier, son maître, en 1697, au siège de Carthagène. Comme il en revenait sur un bâtiment de transport, il fut fait prisonnier et mené en Europe où les Hollandais le rachetèrent avec seize autres qui furent tous envoyés en France. Vincent qui frappait par sa haute stature, fut présenté à Louis XIV. Ayant pris de la passion pour la vie militaire, Vincent alla faire les guerres d’Allemagne sous Villars et, à son retour à Saint-Domingue, M. le marquis de Château-Morand, alors gouverneur général, le nomma, en 1716, capitaine général de toutes les milices de couleur de la dépendance du Cap, d’où lui était venu le nom de capitaine Vincent, sous lequel seul il était connu et qu’on lui donnait lors même qu’on lui adressait la parole.

« La conduite de Vincent et ses vertus qui étaient parvenues à rendre le préjugé muet, lui obtinrent l’épée du roi avec laquelle il se montrait toujours, ainsi qu’avec un plumet. Vincent était admis partout : on le vit à la table de M. le comte d’Argout, gouverneur général, assis à ses côtés et moins enorgueilli de cette marque d’une insigne prédilection que celui qui la lui avait accordée. Il donnait à tous les hommes de sa classe un exemple précieux ; son âge et une mémoire extrêmement fidèle le rendaient toujours intéressant.

« Je l’ai vu dans l’année qui précéda sa mort, rappelant ses antiques prouesses aux hommes de couleur qu’on enrôlait pour l’expédition de Savanah, et montrant dans ses descendants qui s’étaient offerts des premiers, qu’il avait transmis sa vaillance. Vincent, le bon capitaine Vincent, avait une figure heureuse : dans le contraste de sa peau noire et de ses cheveux blancs se trouvait un effet qui commandait le respect[12]. »

C’est une vaillante page que celle-là. Si j’étais à bout d’argument pour soutenir la thèse de l’égalité des races, je me contenterais de l’imprimer en lettres voyantes au frontispice de cet ouvrage, en priant seulement le lecteur d’y méditer longuement, consciencieusement. Dans cette simplicité et cette limpidité de style qui prouve une nature droite et ferme, dans cette émotion contenue qui perce à travers chacune de ses phrases, on sent que Moreau de Saint-Méry écrivait sous le charme de la plus vive admiration, au souvenir de ce noir, né ou devenu esclave, mais trouvant dans sa seule nature tant de rares qualités que la fierté caucasique doublée de l’orgueil nobiliaire fut forcée de les admirer, en se courbant devant les faits ! Moi aussi, j’admire passionnément cette belle figure qui revit dans mon imagination avec toute l’énergie de la réalité : elle communique une force nouvelle à ma conviction philosophique et scientifique.

Cette longévité si bien caractérisée dans la race noire, se manifestant malgré l’influence hautement préjudiciable que devraient y exercer tant de désavantages naturels, signalent un fait biologique que tous ceux qui étudient ces phénomènes avec calme et intelligence sont obligés d’avouer. La sève vitale est de beaucoup plus riche dans le sang énergique et généreux de l’Africain. Ce fait ne se constate pas moins pour la femme que pour l’homme ; mais une erreur générale chez les Européens, c’est de croire que les femmes de la race noire, vieillissent plus vite que celles de la race blanche ! « À coup sûr, dit M. Topinard, la femme se flétrit beaucoup plus vite dans les races nègres, même dans la première grossesse[13]. » Jamais assertion ne fut moins soutenable. Pour l’avancer, il faut bien qu’on n’ait eu sous les yeux que des femmes noires placées dans les pires conditions d’hygiène et de milieu.

Tous ceux qui ont vécu ou voyagé dans les pays où se rencontre la femme d’origine africaine, avec le moindre degré de civilisation et de bien-être, libre et fière de cette belle peau noirâtre qui ne la dépare nullement, savent sans doute que, loin de se flétrir avec cette précocité dont parle l’éminent professeur d’anthropologie, elle montre au contraire une étonnante aptitude à supporter sans se faner aucunement, les crises répétées de la maternité. On voit souvent, en Haïti, des mères qui après avoir enfanté de six à dix fois et davantage, gardent encore tous les appas d’une mûre jeunesse. C’est là un cas si commun dans la race noire que personne de ceux qui s’y connaissent, n’en éprouvent le moindre étonnement.

Quand on pense à tous les soins que l’Européenne civilisée et coquette met à sa toilette, sous un climat dont la douceur semble promettre à la femme les appas d’une éternelle jeunesse ; et qu’on songe, d’autre part à la toilette élémentaire, consistant en simples ablutions, dont se contente la montagnarde au teint d’ébène, encore qu’elle la renouvelle fréquemment[14], ne s’étonne-t-on pas avec raison de voir celle-ci, malgré l’effet déprimant d’un climat enflammé, conserver si bien ce teint toujours velouté, et cette fleur de fraîcheur qui en font une femme à part. « Aussi, dit Moreau de Saint-Méry, les Turcs qui méritent qu’on les regarde comme de bons juges en ce genre, préfèrent-ils (selon Bruce) dans la saison brûlante, l’Éthiopienne au teint de jais à l’éclatante Circassienne. »

II.

de la beauté dans les races humaines

Quoique nous ayons vu plus haut que, dans une étude destinée à rechercher si les races humaines sont égales ou inégales, la beauté corporelle est un élément parfaitement négligeable, il n’est pas tout à fait inutile de jeter un regard sur ce chapitre, afin de voir jusqu’à quel point on peut rationnellement dire qu’une race est plus belle qu’une autre. Dans l’appréciation des qualités purement esthétiques d’un objet ou d’un être, il y a toujours une portion d’arbitraire qui obscurcit le jugement et rive l’esprit à un parti pris d’autant plus téméraire et obstiné qu’on ne s’en aperçoit même pas. Ce fait a été si généralement observé qu’il en est sorti un adage bien connu par lequel prend ordinairement fin toute discussion sur la beauté ou la laideur. De gustibus et coloribus, non disputandum.

Cependant, malgré la latitude qui est ainsi laissée à chaque individu sur l’appréciation des qualités constitutives du beau, il y a dans les figures certains effets d’harmonie ou de discordance qui frappent du premier coup notre attention. Ces effets déterminent en nous un mouvement de sympathie ou de répulsion de l’âme, et dénoncent spontanément le sentiment esthétique, sans même accorder à notre esprit le temps de réfléchir. Ce mouvement spontané qui est, pour ainsi dire, inhérent à la nature humaine et qui se découvre même parmi les animaux intelligents dont une longue domesticité a perfectionné le sens intime, ne semble-t-il pas poser une certaine limite à la liberté du jugement individuel, ou plutôt, ne tend-il pas à converger toutes les impressions personnelles vers un idéal commun, par le déterminisme propre à notre conformation nerveuse ? Je le croirais volontiers. L’éducation rationnelle, entraînant une plus grande intelligence du dessin et de la couleur, ainsi que de l’ordonnance des parties que présente leur agencement, aiguise, affine évidemment le sens du beau dont la première manifestation est absolument instinctive ; mais elle ne change rien dans l’économie générale de notre organisation.

«  Demandez à un crapaud, ce que c’est que la beauté, le τό χαλόν ? Il vous répondra, dit Voltaire, que c’est sa crapaude avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. Interrogez un Nègre de Guinée, le beau est pour lui une peau noire et huileuse, des yeux enfoncés, un nez épaté. Interrogez le diable, il vous dira que le beau est une paire de cornes, quatre griffes et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous répondront par du galimatias. » Voltaire, le grand Voltaire était vraiment adorable quand il prenait ce ton railleur avec lequel il démolissait tout, sans s’inquiéter du raisonnement. Il fait bon voir ici comme le patriarche de Ferney assomme en même temps nègres et crapaud, diable et philosophes, en riant au nez de ses lecteurs. Son sarcasme est charmant à force d’être spirituel, mais sa sentence n’a jamais empêché les hommes de rendre un hommage muet à tout ce qui est réellement beau.

Il s’agit donc de rechercher quels sont les éléments dont la présence, dans un être ou dans un objet quelconque, cause en nous cette impression ineffable que nous rapportons ordinairement à l’idée du beau. Depuis Platon jusqu’à Baumgarten, Hegel, Taine, Saisset, Ravaison, Herbert Spencer et foule d’autres écrivains modernes, on a constamment cherché ces éléments, en essayant de formuler une définition qui fût une traduction fidèle de la conception que nous avons de la beauté. Parmi les anciens, les platoniciens trouvaient l’élément du beau dans l’idée du bien et du vrai ; les péripatéticiens, le trouvaient dans l’idée d’ordre et de grandeur ; les stoïciens, dans la symétrie et l’harmonie des parties. Pour les platoniciens c’était encore l’unité de plan, et Saint Augustin l’a répété après Plotin : Forma omnis pulchritudinis unitas est.

Dans les temps modernes, l’école allemande a cru découvrir cet élément caractéristique du beau dans l’accord harmonieux du réel et de l’idéal, en y appliquant le procédé des antinomies ou les formules hégéliennes. — L’école française, jusqu’à M. Taine, est restée dans les abstractions métaphysiques ou dans les subtilités analytiques. Celui-ci, dans ses savantes leçons sur l’Art a développé une théorie fort ingénieuse, par laquelle il établit que le beau se réalise par l’imitation, mais en idéalisant l’objet imité. L’artiste met en relief un des caractères essentiels du modèle auxquels il subordonne systématiquement tous les autres. Ce caractère idéal varie d’ailleurs suivant les temps et les lieux, suivant l’état moral de la société environnante. Cette théorie, qui a peut-être sa valeur dans la critique de l’art, s’applique merveilleusement à l’étude du beau au point de vue historique et philosophique ; mais elle ne nous avance guère dans la recherche de l’élément qui nous inspire le sentiment de la beauté. — L’école anglaise est restée dans le cercle d’un empirisme ingrat jusqu’à Herbert Spencer ; mais le savant évolutionniste cherchant dans ses Essais sur le progrès l’élément constitutif du beau, le trouve dans la plus grande différenciation des parties unie à la simplicité et l’unité du plan.

Ainsi le visage humain par exemple serait la plus belle de toutes les figures, parce qu’en le contemplant et l’examinant, on remarque dans l’ensemble dont est formée la physionomie une différenciation telle des parties, que, dans les types d’une vraie beauté, on peut rencontrer toutes les combinaisons de lignes géométriques que l’on puisse imaginer, se complétant harmonieusement, tout en restant fort distinctes les unes des autres. Cette conception qui est une des plus belles qu’on ait jamais eue, s’adapte d’ailleurs merveilleusement à la théorie générale de l’évolution si savamment développée par le philosophe anglais. Elle a en outre l’avantage de convenir tant à la beauté physique qu’à la beauté intellectuelle et morale. Mais est-ce tout ? Ne pourrait-on pas faire observer que, si la figure humaine, avec cette grande perfection des formes, répond bien au concept pur du beau, ces qualités ne suffisent encore pas pour faire naître l’amour, l’enthousiasme, la sympathie, l’inspiration poétique, tout sentiment qu’évoque spontanément la contemplation de la beauté ? Un visage humain peut offrir la plus grande régularité des traits unie à la meilleure proportion des parties, sans qu’on éprouve à le voir ce charme indicible qu’excite en nous la contemplation de la vraie beauté. Que lui manque-t-il alors ? Ce qui lui manque, c’est le souffle qui anima la statue de Pygmalion et la transforma en la frémissante Galatée. C’est la vie.

Pour bien comprendre la cause de l’effet produit en nous à la vue du beau, il faut donc ajouter à la théorie de Herbert Spencer, les fines observations de M. Lévêque. C’est encore dans l’homme que celui-ci recommande d’étudier le beau ; car le plus haut développement de la vie se manifeste surtout dans l’être humain. « Si l’on considère en cet être supérieur, dit-il, tous les éléments de la beauté physique, intellectuelle et morale, la forme et l’attitude du corps, l’énergie, l’adresse ou la grâce des mouvements, la puissance du geste, du regard et de la voix, enfin la parole, interprète fidèle de la pensée, on reconnaît que toutes ces choses ne nous charment, ne nous émeuvent que parce qu’elles sont la manifestation de la vie, qu’elles nous offrent l’image visible d’une âme invisible, qu’elles nous révèlent les qualités excellentes ou aimables de l’esprit et du cœur. Les autres êtres ne nous paraissent beaux qu’autant que nous trouvons en eux, à quelque degré, un de ces caractères ou son symbole. »

Ces paroles qui sont d’un maître, en matière d’esthétique, ferment admirablement cette petite digression que nous devions faire dans le domaine spéculatif, afin de nous préparer à pouvoir bien juger des différentes assertions que l’on peut avancer dans les comparaisons des races humaines, au point de vue de la beauté.

En corroborant, l’une par l’autre, la théorie de la différenciation de Herbert Spencer et la profonde et délicate analyse de l’esthéticien français que je viens de citer, il me semble que l’on peut hardiment tirer la conclusion suivante : la beauté du visage humain réside dans la régularité des traits rendus distincts par la pureté et la variété des lignes ; mais elle provient surtout de l’animation qu’y met une haute expression de la vie.

Il faut bien vite avouer que la beauté ainsi définie se rencontre beaucoup plus souvent dans la race blanche que dans la race noire africaine et surtout la race jaune mongolique. Mais est-il vrai qu’elle ne se voit jamais parmi les descendants de l’Éthiopien ? D’autre part ne voit-on pas parmi les Caucasiens les mieux caractérisés des types affreusement laids ? S’il est possible de distinguer des types d’une beauté incontestable chez les noirs, de même qu’on peut remarquer des types d’une parfaite laideur parmi les blancs, est-on en droit d’établir entre les races humaines une hiérarchie dont la base de classification serait la forme plus ou moins belle de ces races ? Assurément, rien ne serait moins logique. Si la plupart des auteurs qui parlent des races humaines, au point de vue esthétique, exagèrent tant la supériorité du type blanc sur le type noir, c’est que, par une immoralité révoltante, ceux qui ont eu un intérêt positif à l’asservissement de toute une fraction de l’humanité, ont toujours défiguré le Nigritien dans leurs descriptions fantaisistes. Ils n’ont voulu que prouver par cette prétendue absence de toute ressemblance physique entre les deux types, la non existence d’obligation morale et de solidarité entre les asservis et leurs dominateurs.

Tous les ethnographes le savent bien : dans la race noire il ne se rencontre pas si souvent de ces visages d’une horrible laideur dont on dépeint les traits repoussants avec tant de complaisante fantaisie ; pas plus que la race blanche n’offre constamment des modèles qui se rapprochent beaucoup de l’Apollon du Belvédère ou de la Vénus de Milo. Mais comme par une consigne, vous n’ouvrirez jamais un ouvrage d’ethnographie ou un dictionnaire de sciences, sans qu’il vous tombe sous les yeux des descriptions pareilles à celle que j’ai citée de Broca. Qu’on aille au Muséum de Paris, c’est le même fait qui frappe la vue. Dans la galerie d’anthropologie, les compartiments réservés à l’Afrique ne donnent, comme modèles du type éthiopien, que de vraies caricatures du visage humain.

Rien de plus agaçant que ce parti pris qui se décore du nom pompeux de science ! Je ne nie pas que ces figures aux formes bestiales ne puissent se rencontrer souvent dans la race nigritienne encore inculte ; mais pourquoi les figures repoussantes qu’on rencontre souvent parmi les populations caucasiennes ne sont-elles jamais mises en liste ? Elles constituent, sans nul doute, des exceptions cent[illisible] fois plus rares que dans le groupe africain ; n’existent-elles pas, cependant ? C’est donc rendre la science complice du mensonge que de choisir pour caractériser les races humaines, les laideurs exagérées des unes et la beauté exceptionnelle des autres. Mais la vérité est comme la lumière. On a beau la cacher aussi longtemps qu’il est permis à l’intelligence humaine de concevoir, elle brille encore dans le réduit où on la relègue : il suffit du moindre jour pour qu’elle luise rayonnante aux yeux de tous et oblige les plus rebelles à se courber sous ses lois. C’est à cette puissance, à cette intransigeance de la vérité que la science doit tout son prestige. Les savants peuvent lutter un certain temps et résister à son influence ; mais c’est toujours au détriment de leur gloire qui tombe vermoulue quand, sous l’aiguillon du progrès, l’esprit humain s’agite et déchire le voile à l’aide duquel ils ont vainement tenté de lui cacher la réalité.

C’est ainsi qu’il arrive infailliblement une époque où la plus grande accusation contre certains savants surgit de la science même qu’ils ont le plus constamment cultivée, toutes les fois qu’ils se sont inspirés par l’esprit de système et les suggestions arbitraires qui ne sont propres qu’à obscurcir la vérité. Pour l’anthropologie, nous entrons actuellement dans cette période critique. Toutes les assertions téméraires que les anthropologistes ont cru pouvoir ériger en lois scientifiques sont chaque jour démenties par l’évidence des faits. Témoin le cas qui nous intéresse actuellement. Pour répondre aux descriptions fantaisistes de Broca, de M. de Gobineau ou de M. Hovelacque, je ne puis mieux faire que de citer les propres paroles de l’illustre géographe Élisée Reclus.

« Les nègres, dit-il, sont loin d’offrir en majorité cette peau noire et luisante, ces bouches lippues, ces mâchoires avancées, ces figures plates, ces nez écrasés à larges narines, cette laine crépue que l’on s’imagine ordinairement être le partage de tous les Africains… Les nègres qui ressemblent le plus au type traditionnel popularisé sur le théâtre, sont les riverains de l’Atlantique : nulle part la traite n’a fait plus de ravage que parmi leurs tribus, et la haine du maître, c’est-à-dire du blanc pour son esclave, a popularisé le type de la laideur en grande partie imaginaire que l’on attribue à l’ensemble des asservis[15]. »

La compétence de M. Élisée Reclus est au-dessus de toute contestation ; elle est universellement reconnue parmi tous ceux qui s’occupent d’études géographiques, on a donc tout droit de s’appuyer de son opinion, avec l’assurance d’y trouver le dernier mot de la science contemporaine. Cette opinion est d’ailleurs corroborée par un des voyageurs les plus éclairés qui aient visité l’Afrique, c’est le professeur Hartmann. « Du nord à l’est, dit-il, les Funjés, les Fedas, les Ormas, les Mandingues et les Wolofs servent de trait d’union entre les Nigritiens. Ceux-ci présentent tant de déviations de tribu à tribu qu’il nous faut faire abstraction de l’idée que nous nous sommes faite du nègre aux cheveux crépus, au nez camus, aux lèvres grosses et à la peau noire comme l’aile du corbeau ou la poix. De telles images figureront mieux dans les débits de tabac que dans les cabinets d’anthropologie[16]. »

« On trouve rarement chez les Nigritiens la vraie beauté, mais on n’en remarque pas complètement l’absence », dit plus loin le savant professeur.

Ces assertions renfermées dans les deux plus savants ouvrages qui aient été publiés sur l’Afrique, suffiraient largement pour prouver que la beauté, comme tout le reste, n’est pas le partage exclusif d’une race quelconque. Mais est-ce à l’état sauvage et dans les landes de l’Afrique qu’il faut étudier la race noire, à ce nouveau point de vue ? Je crois qu’il serait beaucoup plus raisonnable de chercher ses comparaisons parmi les noirs vivant dans des milieux plus cléments que les zones torrides du Soudan et de la Guinée, ayant un degré de civilisation supérieure.

Qu’on se transporte en Haïti où, sous un climat relativement doux, la race africaine, après avoir commencé une lente évolution, par la seule influence du changement de milieu, a enfin reçu l’empreinte de la vie intellectuelle et morale. C’est un fait si commun que d’y rencontrer, parmi les descendants de la race nigritienne, des physionomies gracieuses rappelant « les formes idéales de la période sculpturale classique », pour me servir de l’expression de Hartmann, que l’Haïtien absolument noir, mais d’une grande beauté, n’étonne guère celui qui a vécu dans le pays pendant quelque temps.

J’ai vu bien souvent dans les rues de Port-au-Prince, du Cap ou d’autres villes de la République haïtienne, et même parmi les montagnards, des têtes dont le profil avait toute la régularité du type grec brachycéphale. Je ne parle pas, bien entendu, de cette splendeur esthétique que révèle la statuaire grecque dans les têtes d’une beauté idéale, telles que celle du Jupiter Olympien ou bien celle de la Vénus de Gnide. Phidias et Praxitèle, tout en copiant leurs modèles, y ajoutaient, par une savante combinaison de lignes, un reflet fascinateur que n’offre la nature ni dans Phrynée ni dans Alcibiade.

Aux Cayes, situées au sud de l’île, on rencontre des types noirs vraiment superbes. Cette amélioration rapide des formes corporelles qui se poursuit graduellement avec notre évolution sociale, prouve un fait que bien des savants ont déjà signalé. La beauté d’une race, dans la majeure partie des cas, se développe en raison directe de son degré de civilisation ; elle se développe surtout sous l’influence de conditions climatologiques naturellement favorables ou que l’industrie humaine a conformées aux nécessités de l’existence.

C’est pour n’avoir jamais tenu compte de tous ces facteurs que les anthropologistes ou d’autres savants ont si catégoriquement déclaré que chaque race humaine a des aptitudes psychologiques ou physiques absolument irréalisables par d’autres races ; comme s’il y avait une barrière infranchissable placée par la nature entre chaque groupe humain et les autres groupes de l’espèce. Maintenant que l’anthropologie, bon gré mal gré, aborde la période positive où tout doit être comparé et critiqué suivant les méthodes d’investigation qui ont conduit aux plus belles découvertes dans les sciences naturelles et biologiques, il faudra bien qu’on s’inspire de la synthèse de plusieurs données avant d’affirmer un fait quelconque et surtout d’y attacher l’importance d’une loi. Or, on n’affirme scientifiquement un fait, en lui assignant un caractère distinctif dans la description d’un groupe naturel, que lorsqu’on est sûr que le phénomène est constant et exclusivement lié à l’existence des êtres dont on désigne ainsi les attributs particuliers.

Est-ce là ce que nous savons relativement à la beauté du type caucasique ? La vérité certaine est que la race blanche d’Europe, qui nous offre actuellement la plus grande somme de beauté dont est susceptible le visage humain, n’a pas été toujours telle que nous la voyons aujourd’hui. Tout prouve au contraire que la même évolution que nous voyons la race noire accomplir en Haïti s’est aussi accomplie dans les populations européennes et continue encore son action lente et persistante, laquelle est bien loin d’atteindre son plein et complet effet dans toutes les couches des nations caucasiques.

Pour s’en convaincre, on n’a qu’à étudier les dimensions et la configuration des crânes, ainsi que les membres des squelettes tirés de tous les anciens cimetières de l’Europe. Je n’exige pas qu’on les choisisse dans une période préhistorique fort éloignée et dont nous avons perdu tout souvenir, mais en remontant seulement jusqu’à l’époque des invasions des barbares d’Orient et d’Occident, Ostrogoths et Wisigoths. Prenons, pour exemple, les observations qui ont été faites dans le Congrès des Anthropologistes allemands, au mois d’août de l’année 1876.

« Les crânes de Camburg ont fourni à M. Virchow deux exemples d’une conformation spéciale, « théromorphe », comme il dit, et qui frappe au premier coup d’œil celui qui s’est occupé de l’anatomie du singe. On sait que chez l’homme, en général, l’angle pariétal, c’est-à-dire le point où le pariétal se rencontre avec l’aile du sphénoïde, adhère avec celle-ci et que l’écaille temporale n’adhère point au point frontal. Au contraire, les singes supérieurs, « nos cousins » possèdent tous à cet endroit un prolongement de l’écaille temporale qui s’étend tellement en arrière qu’elle sépare l’aile sphénoïdale de l’angle pariétal, et qu’elle établit une adhérence plus ou moins grande de l’écaille temporale au frontal, si bien que les pariétaux ne peuvent plus rejoindre les os basilaires. Or, les guerriers francs, ancêtres des Allemands d’aujourd’hui, qui furent enterrés à Camburg, nous présentent d’une façon si extraordinaire (2 sur 8) des cas de cette particularité simienne que nul musée n’en peut montrer plus que celui de Iéna[17]. »

Les Allemands enterrés à Camburg, sur la Saale, appartiennent au dernier âge de fer ; c’est l’époque qui a immédiatement précédé les grandes invasions et la constitution embryonnaire de l’État allemand. C’est un fait bien digne de remarque : ces mêmes Allemands représentent aujourd’hui la race germanique que les anthropologistes déclarent la plus élevée en dignité dans leur échelle hiérarchique. Qui dirait que dans leur passé, à peine mille à douze cents ans, ils offraient une conformation tellement inférieure qu’on y rencontre le quart des populations avec des caractères patents d’animalité ? Peut-être pourrait-on croire que le professeur Virchow a considéré les choses sous un point de vue purement personnel et arbitraire ; mais dans le même Congrès, M. Schaafhausen, un des plus éminents anthropologistes d’Allemagne, reconnaît que le prognatisme des crânes de Camburg se répète si fréquemment que, maintes fois, des crânes préhistoriques allemands pourraient être pris pour des crânes africains.

Un crâne d’Engisheim, découvert par M. Schonerling, était tellement aplati et présentait une telle exagération de la dolichocéphalie (70°,52) que l’on fut tenté de le rapprocher du type éthiopien plutôt que de l’européen, encore qu’aucune probabilité ne permît une telle hypothèse. L’effet en était si saisissant qu’il en sortit une théorie d’après laquelle on prétendait que le point de départ de l’espèce humaine se trouve dans la race africaine. D’autres, plus fantaisistes, supposèrent même que les Africains avaient immigré en masse dans les pays d’Europe, avant les premières lueurs de l’histoire !

La mâchoire de la Naulette et la calotte du Néanderthal sont aussi des faits qui parlent hautement en faveur de ma thèse. En général, la race de Canstadt de M. de Quatrefages prouve avec évidence que les populations préhistoriques de l’Europe étaient essentiellement laides. « Si on joint à ces caractères (prognatisme sensible, indice céphalique ne s’élevant qu’à 68°,83, etc.) ceux que fournit la mâchoire de la Naulette, on doit ajouter, dit l’auteur de l’Espèce humaine, que l’homme de Canstadt avait le menton très peu marqué et le bas du visage dépassait parfois ce que présentent sous ce rapport la plupart des crânes de Nègres guinéens. » Or, « le type de Canstadt a pour habitat l’ensemble des temps écoulés depuis l’époque quaternaire jusqu’à nos jours et l’Europe entière. »

Une telle constatation ne nous dispense-t-elle pas de toute argumentation ?

Il n’en est pas jusqu’au curieux détail de la femme Boschimane qui ne puisse se retrouver dans la race blanche de l’ancienne Europe. « La statuette d’ivoire trouvée à Laugerie-Basse, par M. de Vibraye, dit encore M. de Quatrefages, représente une femme dont on reconnaît le sexe à un détail exagéré : elle porte au bas des reins des protubérances assez étranges. » On devine bien vite qu’il s’agit d’un cas de stéatopigie, particularité qui a donné lieu à tant de dissertations, quand elle fut constatée pour la première fois dans la race boschimane.

Le même savant anthropologiste, voulant prouver la supériorité de la race blanche, en démontrant la précocité de développement de ses facultés artistiques, nous a encore fourni bien des exemples de la conformation disgracieuse et inélégante des anciens Européens. « La femme au renne de Landesque est grotesque, dit-il plus loin ; les jambes postérieures de l’animal sont parfaites et, au revers, la tête du cheval est superbe. Dans l’homme à l’aurochs de M. Massénat, l’animal est très beau de forme et de mouvement, l’homme est raide et mal fait. »

Voilà bien des exemples qui prouvent surabondamment que le type caucasique a passé par les formes gauches et laides que l’on rencontre parfois dans le type africain, avant de parvenir à cette beauté réelle qui fait aujourd’hui son légitime orgueil. Mais au lieu de constater ces faits que nous révèlent les premières ébauches de l’art préhistorique, en tâchant d’expliquer leur disparition par l’influence d’une évolution progressive de la race blanche, M. de Quatrefages aime mieux les rattacher à des idées superstitieuses. Il se contente de mentionner le récit par lequel Catlin affirme que les Peaux-Rouges le regardaient comme un sorcier dangereux, parce qu’il avait esquissé le portrait de l’un d’eux. Alors quel cas fait-on des vertus psychologiques distinctes et natives du blanc, pour qu’on aille chercher jusque chez les Peaux-Rouges l’explication fantaisiste d’un fait arrivé parmi les Européens ? D’ailleurs, rien ne prouve que tous les sauvages se comportent comme les Peaux-Rouges de Catlin. Sir Samuel White Baker a rencontré une conduite absolument contraire parmi les Nouers, peuplade sauvage habitant la rive droite du haut Nil. Le voyageur anglais s’étant arrêté près d’un de leurs villages, ils ne tardèrent pas à se rendre à son bateau. « Le chef de ce village s’appelait Ioctian, dit-il ; il vint nous rendre visite avec sa femme et sa fille, et, pendant qu’il était assis sur un divan de notre cabine, j’ai dessiné son portrait, dont il a été enchanté[18]. »

Pourquoi tant s’exposer à des erreurs d’interprétation, plutôt que d’accepter une explication rationnelle que tous les faits viennent éclairer de leur lumière ? C’est que la science anthropologique, telle qu’elle est faite par l’école française, se renferme uniquement dans le cadre étroit d’un système arbitraire. Elle sera ruinée de fond en comble, le jour où l’on pourra prouver que les races humaines, à part la couleur qui est un résultat complexe du climat, de la nourriture et de l’hérédité, n’ont rien d’essentiellement fixe et caractéristique. Cependant il est incontestable que toutes les races subissent une évolution qui va de la laideur à la beauté, sous l’impulsion du développement intellectuel dont l’influence, sur l’organe encéphalique et sur le maintien général du corps, est chaque jour mieux démontré. En vain résiste-t-on à l’évidence. Les affirmations dogmatiques n’ont pas la moindre action sur la nature des choses et ne les feront jamais changer, sans l’aide d’autres agents d’une meilleure efficacité. « Un homme, une tribu, une population entière peuvent, dit M. de Quatrefages, changer en quelques années d’état social, de langue, de religion, etc. Ils ne modifieront pas pour cela leurs caractères physiques extérieurs ou anatomiques. » Telle était aussi l’opinion de Broca, en 1858, mais les faits ont parlé avec une telle éloquence que dans les derniers temps de sa belle carrière, il dut la modifier, dans une notable proportion, sans pourtant renoncer aux généralisations à priori qui constituent le fond de toutes les théories anthropologiques.

L’avenir prouvera d’une manière de plus en plus éclatante que ces deux savants se sont positivement trompés dans leur affirmation. Déjà nous avons vu quelle induction l’on peut tirer de l’étude morphologique des anciennes races de l’Europe ; nous assistons actuellement encore à cette transformation progressive, où on voit se modifier graduellement leurs caractères physiques et leurs formes anatomiques.

Il ne faut pas, en effet, se faire illusion sur la beauté générale de la race blanche, en se tenant sur les boulevards de Paris, de Berlin, de Londres ou de Vienne, où l’on voit passer si souvent les plus beaux types de l’espèce humaine. Par un jeu naturel, et qu’on doit attribuer à la coquetterie propre à chaque civilisation, ce sont toujours les plus jolies ou les plus attrayantes d’entre les femmes ainsi que les mieux conformés d’entre les hommes qui s’exhibent avec profusion dans ces grandes artères des villes européennes, cherchant toujours à voir et surtout à être vus, quand bien même ils ne seraient pas de vrais oisifs.

À mesure qu’on s’éloigne de ces lieux tant fréquentés, où il s’accomplit une certaine sélection dans la circulation publique, on ne rencontre que des types de plus en plus laids. J’en ai fait l’observation positive, en me transportant au milieu des populations de chaque quartier, pendant ces fêtes foraines que Paris offre successivement et dans les centres les plus variés, dès les premiers jours de l’automne jusqu’à ce que les rigueurs de la saison viennent mettre obstacle aux réunions en plein air.

Dans la fête de l’Avenue des Gobelins, par exemple, aux jours ouvrables de la semaine, on pouvait se promener le soir, au milieu d’une population de plus de cinq mille âmes, sans rencontrer une beauté vraiment caractérisée. Partout, c’était des visages désharmonieux, des maintiens gauches et disgracieux : c’est à ce point que, sans les mêmes baraques qu’on avait déjà vues à la fête du Lion de Belfort ou ailleurs, sans cette gentille Place de l’Italie avec ses belles avenues, on ne se croirait plus au milieu d’une population parisienne.

Qu’on ne pense pas que j’ai vu les choses en homme noir, ne reconnaissant la beauté que sous une noire enveloppe ! Je suis tout prêt à rendre hommage aux Vénus de la grande capitale, adorables et troublantes dans leur beauté exquise. Aucune femme de la terre ne possède autant qu’elles ce chic inimitable et cet art délicat de l’ajustement qui mettent tout leur être en relief ; mais il n’y a pas que des Vénus à Paris. M. Charles Rochet, statuaire de talent, dont la compétence est indiscutable en la matière et dont l’impartialité est hors de tout soupçon, a rencontré aussi ces types dont l’existence prouve que la beauté n’est pas un fait général dans la race blanche. « Prenons par exemple une femme bien laide. J’en ai rencontré dans Paris même, dit-il ; nous faisons de l’histoire naturelle, et faisant de l’histoire naturelle avec l’homme les observations sont assez difficiles, on ne peut avoir que celles qu’on a faites par hasard[19]. »

On pourrait ajouter que ces rencontres de femmes laides dans Paris se vérifient si souvent, que rien n’est plus facile a faire que l’observation dont parle le savant artiste. Mais que l’on quitte les capitales et qu’on pénètre dans les petits centres intérieurs ! Le décor change à vue d’œil, la beauté des types disparaît de plus en plus. On les rencontre encore çà et là, avec une rare perfection, vrais bijoux destinés à faire l’orgueil et la passion de ces mêmes boulevards qui les attirent comme un aimant, pour en faire leur bouquet de séduisantes fleurs ; mais ces rares oiseaux émigrent bien vite des campagnes et vont chercher ailleurs l’atmosphère propre à leur rayonnement.

Je sais que pour prouver que la beauté du type blanc est indépendante de son état de civilisation élevée, on mentionnera la beauté des races encore mal policées, telles que les populations des Principautés danubiennes et des confins de l’Europe sud-orientale, dont on a longtemps parlé avec tant d’enthousiasme. L’existence de très beaux types répandus en profusion dans ces milieux ou la culture intellectuelle et sociale n’a guère été développée serait, sans nul doute, en contradiction formelle avec la théorie que je soutiens ici. Mais à mesure que l’on connaît mieux ces populations, on tend à revenir sur cette réputation exagérée que la fantaisie des ethnographes leur avait seule créée. L’erreur est provenue, en grande partie, de l’illusion causée par la fréquence des beautés qui peuplent les harems, réunion de Géorgiennes, de Circassiennes, d’Albanaises ou de Rouméliotes aux formes nonchalamment gracieuses, au profil mignardement découpé.

Cependant, là encore, c’est la répétition du même phénomène que l’on constate sur les boulevards, c’est le résultat d’une sélection artificielle. Toutes les esclaves géorgiennes, albanaises ou circassiennes ne sont pas également belles. Ce sont les fleurs du panier qu’on choisit pour les plaisirs des sultans ou des pachas ; le reste va s’abrutir dans les rudes travaux de la main et on ne sait plus à quelle race elles appartiennent. Maintenant que ces petits peuples ont des communications plus fréquentes avec le reste de l’Europe, on voit bien que parmi eux la beauté sculpturale classique est plutôt l’exception que la règle. La même remarque peut être faite sur la nation grecque si bien réputée pour la beauté de ses formes ethniques.

Aujourd’hui que l’histoire est franchement entrée dans sa période de maturité, sous l’impulsion d’une critique éclairée et impartiale, on sait à n’en plus douter, que tous les Grecs étaient loin d’avoir ce grand développement intellectuel qui brille dans Platon, Périclès et toute la belle pléiade d’hommes immortels qui ont illustré l’archipel hellénique, de la fin du VIe siècle jusqu’au commencement du IIIe siècle avant l’ère chrétienne. Les études anthropologiques ont constaté un fait curieux qui corrobore en ce sens et admirablement ma théorie. La majeure partie des plus anciens Grecs offrait l’aspect d’une race absolument dolichocéphale. Homère nous le prouverait tout seul dans l’image difforme et laide qu’il trace de Thersite ; mais sans aller si loin, Ésope et Socrate nous fournissent une preuve évidente de la laideur de la race grecque primitive dont ils étaient sûrement la reproduction atavique.

La laideur d’Ésope est proverbiale. Quant à Socrate. Xénophon, son disciple bien-aimé, a eu soin de faire savoir à la postérité qu’il avait les narines ouvertes, relevées et le nez camus[20].

La coïncidence du plus haut développement intellectuel et moral que l’on puisse imaginer, eu égard à la différence des époques et cette irrégularité des traits du visage si accusée dans Ésope et Socrate, n’a rien qui doive étonner, quand on connaît avec quelle bizarrerie se produisent ces faits d’atavisme que la science n’a commencé à étudier que depuis fort peu de temps. Chose curieuse ! L’homme des temps modernes qui avait le plus de ressemblance morale avec Socrate, en tenant toujours compte des temps, l’illustre et savant Français que M. Pasteur a si heureusement caractérisé en l’appelant « un saint laïc », tout comme on pourrait appeler Socrate « un saint païen », l’éminent Littré offrait le même phénomène : de traits peu gracieux unis à la plus belle organisation intellectuelle et morale.

De tels signes peuvent-ils nous tromper ? Devons-nous fermer les yeux à la vérité pour suivre aveuglément les systèmes qui la contredisent. Jamais ! Il faudra, malgré tout, proclamer la vérité. « L’intelligence dont l’homme est doué, dirons-nous avec César Cantu, paraît capable de modifier l’encéphale et, par cet organe, les formes extérieures ; exercée dans les bornes légitimes, elle conduit à la beauté de la race blanche ; mais s’il en abuse ou la laisse engourdir, l’homme peut descendre jusqu’au Hottentot. Néanmoins, quoique abaissée à ce point, l’espèce ne perd ni sa nature, ni la possibilité de se relever. On a répété que les Nègres sont le dernier degré de l’échelle ; eh bien ! les voilà qui viennent de conquérir la liberté à Haïti, ou ils ne la pratiquent pas plus mal qu’on ne le fait en Europe. La race abyssinienne est noire aussi, mais elle a des formes d’autant plus belles qu’elle est plus éclairée[21]. »

Quand on rencontre de telles idées et qu’on se rappelle l’époque où elles furent émises pour la première fois, on est obligé d’admirer la spontanéité de l’esprit humain si vif et si pénétrant, toutes les fois que la passion ne l’aveugle pas. Cette corrélation du développement intellectuel et moral avec l’épanouissement de la beauté physique des races humaines sera, avant longtemps, une des plus belles lois que la biologie anthropologique aura à enregistrer dans ses principes. Elle s’explique scientifiquement par les théories de l’évolution et de la sélection sexuelle qui n’ont été formulées que par Herbert Spencer et Darwin. Pourtant, comme par une divination instinctive, l’intelligence des hommes s’en était vaguement pénétrée, bien avant qu’on pût en donner les raisons scientifiques. Il y a longtemps, en effet, que l’idée s’en est produite sous la forme d’un adage que tous les physiologistes ont dû trouver souverainement baroque : « Corpus cordis opus. »

Le secret est donc trouvé. Toutes les fois qu’on voudra transformer le physique d’une race d’hommes dont l’aspect repoussant et laid est un signe certain de sauvagerie ou de dépravation morale, on n’a qu’à cultiver son intellect, cultiver son cœur, en y faisant germer lentement, mais constamment, les nobles sentiments de générosité, d’enthousiasme et de dévouement héroïque, l’amour du travail, l’ambition de la science, et surtout, par-dessus tout, l’amour de la liberté, qui est en nous le plus vif foyer de la vie, enfantant la dignité, le besoin d’initiative individuelle, toutes choses sans lesquelles il ne saurait y avoir d’évolution, de progrès, d’amélioration d’aucune sorte.


III

ÉVOLUTION ESTHÉTIQUE DES NOIRS HAÏTIENS.


Pour revenir à Haïti, la race noire qui grandit dans ce pays et qui n’aura son plein et entier développement que par l’instruction et la liberté politique, — seuls rayons capables d’illuminer son front et de l’embellir, en y opérant une transformation interne, — a déjà produit bien des types qui pourraient figurer comme des modèles ; mais elle en produira davantage dans l’avenir. Qu’elle marche donc et prospère ! Qu’elle veuille sincèrement, persévé- ramment être belle, et elle le sera. Ce ne sont pas des exemples qui font défaut.

Je connais à Port-au-Prince une fille de dix-sept ans, noire d’une nuance veloutée et tendre, mais aussi belle qu’on puisse l’être. C’est Mlle Marie S… Modeste et simple, douce et gracieuse, elle est souverainement ravissante ; sa physionomie rayonnante de vie a un charme indéfinissable, un attrait suave et candide qu’une parisienne de son âge serait incapable d’offrir, avec les préoccupations personnelles qui germent si précocement en Europe et cette soif d’originalité qui gâte toute attitude naturelle.

Sans présenter cette perfection de forme vraiment étonnante dans la race éthiopienne, que de jeunes femmes noires ne rencontre-t-on pas douée d’une beauté dont les attraits sont irrésistibles ! Qui porte l’orgueilleux Caucasien à oublier ses préjugés, quand il se trouve en face de ces femmes dont la couleur de la peau fait un tel contraste avec celle de l’Européenne ? C’est la grâce et la vie unies à des traits harmonieux ; c’est cette démarche élégante dont la fille des tropiques donne seule l’idée : un mouvement rythmique impossible à décrire, d’autant plus beau qu’il est involontaire… Et incessu patuit dea !

Je comprends qu’en contemplant souvent ces visages aux regards troublants et dont la beauté de plus en plus perfectionnée sera la plus belle conquête de la race africaine transportée en Haïti, M. Edmond Paul se soit écrié : « Que de beautés noires dans le peuple[22] ! » Notre honorable compatriote n’est pas le seul à avoir cet enthousiasme. Un écrivain français, dont la sympathie est un titre des plus précieux pour la race noire, l’illustre Michelet a eu pour elle de ces paroles d’or qui vont au cœur et se gravent dans l’esprit des hommes en caractères indélébiles. « Ce fut un bonheur pour moi, dit-il, d’apprendre qu’en Haïti, par la liberté et le bien-être, la culture intelligente, la négresse disparaît, sans mélange même. Elle devient la vraie femme noire au nez fin, aux lèvres minces ; mêmes les cheveux se modifient… Là même où elle reste encore négresse et ne peut affiner ses traits, la noire est très belle de corps. Elle a un charme de jeunesse suave que n’eut pasla beauté grecque créée par la gymnastique, et toujours un peu masculinisée. Elle pourrait mépriser non seulement l’odieuse Hermaphrodite, mais la musculeuse beauté de la Vénus accroupie. (Voy. au Jardin des Tuileries). La noire est autrement femme que les fières citoyennes grecques ; elle est essentiellement jeune, de sang, de cœur et de corps, douce d’humilité, enfantine, jamais sûre de plaire, prête à tout faire pour déplaire moins. Nulle exigence pénible ne lasse son obéissance. Inquiète de son visage, elle n’est nullement rassurée par ses formes accomplies de morbidesse touchante et de fraîcheur élastique[23]… »

Dans l’expression un peu maladive de ses idées, le grand historien montre bien avec quelle force battait son le cœur, alors qu’il traçait ces lignes généreuses, si pleines de vie qu’on croirait volontiers y voir frissonner le souffle léger et tiède de la brise tropicale. Haïti, pour la race noire entière, ne l’a pas oublié. Lorsque la France a voulu rendre a l’éminent écrivain, au sympathique philosophe le plus bel hommage qu’une nation puisse rendre à ses grands hommes, en lui érigeant une statue, un Noir haïtien, le Dr Louis-Joseph Janvier, digne de sa race et de la pensée immortelle de Michelet, a salué ce nom que tous les descendants de l’Afrique doivent aimer et conserver dans leur mémoire. Qui sait, en effet, ce qu’une bonne parole peut produire de miracles, quand elle sort d’une telle bouche ?

Si la femme noire d’Haïti est belle et gracieuse de forme, l’homme noir transporté sur cette terre de la liberté ne se distingue pas moins par l’embellissement du type qu’il représente. Il faut même remarquer ce fait. Contraiment à ce qui se voit dans les pays d’Europe, il y a dans la race noire d’Haïti beaucoup plus de beaux hommes que de belles femmes. Je ne puis expliquer ce fait qu’en l’attribuant au plus grand développement intellectuel que reçoit le jeune homme haïtien, comparativement à la jeune fille.

On pourrait objecter que l’inégalité intellectuelle entre les sexes existe aussi en Europe, sans qu’un tel résultat s’y laisse constater. Mais ne serait-il pas aussi logique de se demander si les choses ont toujours été telles que nous les voyons maintenant ? N’est-il pas constant que la civilisation tend sensiblement à opérer une certaine égalisation entre les qualités de l’homme et celles de la femme ? Les conditions ne sont donc pas absolument semblables. La femme européenne, quoique moins instruite que l’homme de la même race, a pourtant reçu, comme son futur maître ou protecteur, une culture intellectuelle qui, pour n’être pas très développée, ne suffit pas moins pour la mettre à même de comprendre et de partager les aspirations de l’homme. Son esprit est largement ouvert à toutes les conceptions de l’art et de la poésie. Si la nature a mis en elle une de ces étincelles sacrées qui font briller certaines intelligences au-dessus des autres, elle trouvera dans son instruction, si écourtée qu’elle soit, tout ce qu’il faut pour devenir une Mme de Genlis, une Mme de Staël, une George Sand, une Delphine Gay si bien préparée pour porter le nom d’un Saint-Marc de Girardin. Cette première lumière qui éveille toutes les facultés du cerveau est bien ce qu’il faut à toute créature humaine pour remplir sa destinée ; mais il y a bien peu de temps depuis que la femme haïtienne a commencé d’en jouir.

Un autre genre d’excitation mentale qui manque essentiellement à la femme des pays encore nouveaux dans la civilisation, c’est le milieu artistique où le beau sexe trouve tant de secours pour le développement harmonique de son être. Quand je me promène dans les vastes salons du Louvre ou du musée du Luxembourg, contemplant avec bonheur toutes les richesses de la peinture et de la sculpture répandues ça et là, avec une profusion énorme de formes et de couleurs harmonieuses, je ne puis m’empêcher de croire qu’on sort de ces sanctuaires de l’art beaucoup plus beau qu’on n’y était entré. Tous les sentiments élevés que font naître ces chefs-d’œuvre, dans une heure de contemplation où l’on est subitement ravi dans un monde idéal, ne peuvent en effet s’effacer complètement, sans laisser sur le front et sur toute la physionomie leur empreinte rayonnante. L’homme en jouit autant que la femme ; mais c’est elle surtout qui, par sa nature d’une sensibilité exquise, par son organisation plastique et merveilleusement assimilatrice, est pénétrée par tous les pores de ce suave parfum d’idéal qui s’échappe mystérieusement de toutes les choses réellement belles. C’est elle qui, par son tempérament nerveux, en buvant de ses yeux chaque rayon de lumière, chaque contour du dessin, subit cette exultation ineffable, capable de transformer tout ce qu’il y a de plus intime dans notre organisme. Elle a, de plus, un don de spontanéité qui l’exempte de toutes ces longues et minutieuses recherches de perspective et de proportion, sans lesquelles l’esprit critique de l’homme est incapable d’une véritable jouissance. Aussi, tout en savourant le charme que procurent à notre esprit les chefs-d’œuvre de l’art, a-t-elle le temps d’étudier les formes savantes ou gracieuses à l’aide desquelles, fleur de coquetterie, elle saura corriger ses attitudes. À force de persévérante attention, elle y découvrira un maintien si bien adapté à l’ensemble de sa personne qu’il met en relief sa beauté particulière, sans en laisser échapper le moindre reflet.

Cette influence que nous reconnaissons dans les beaux- arts sur l’embellissement d’un type ethnique quelconque, n’agit pas seulement sur les populations existantes, mais encore et préférablement sur les futurs représentants de ce type. C’est l’opinion de Darwin[24] qu’une évolution esthétique peut s’accomplir dans une race sous l’empire de l’imagination développée dans un sens donné. Je la partage entièrement. Il est certain que des enfants conçus dans un milieu ou l’imagination est constamment excitée par la contemplation des plus belles formes de l’art auront dix chances contre une d’être plus beaux que d’autres enfants conçus dans un centre où les conditions sont diamétralement opposées. Là où il n’y aurait pas seulement absence d’excitation esthétique, mais en outre des causes continues de dégradation morale, telles que la haine, l’envie, l’esprit de compétition et de vengeance, tous sentiments dépressifs qui sont de plus en plus intenses à mesure qu’on se rapproche de l’état barbare, les populations doivent être fatalement disgracieuses et laides.

Le professeur Müller a nié[25] l’influence de l’imagination de la mère sur les traits de l’enfant qu’elle porte en son sein. Cette négation est basée sur une expérience qui n’a produit aucun résultat probant. Mais dans quelle condition fut-elle réalisée ? Soixante femmes peu de temps après la conception, furent enfermées dans un endroit où il fut exposé des images choisies et qui leur tombaient constamment sous les yeux. Les enfants ne présentèrent aucun trait caractéristique qu’on pût attribuer à l’excitation nerveuse produite par la vue de ces images. Cette observation a quelque peu ébranlé la foi du savant auteur de l’Origine des espèces, mais nous n’y voyons rien qui puisse battre en brèche notre première conviction. Il est évident que l’expérience a été mal faite. Toutes les fois que l’on voudra étudier les phénomènes vitaux dans un animal d’un ordre élevé, on ne pourra se prononcer compétemment qu’autant que l’expérience aura été faite en pleine liberté de l’agent. Quand il s’agit de l’homme dont la liberté est la condition vitale par excellence, le fait prend une telle importance que son absence seule suffit pour infirmer tous les résultats de l’investigation et toutes les conclusions qu’on en voudrait tirer.

Je suis à même de citer plusieurs faits prouvant que l’imagination de la mère peut produire un effet réel sur les traits du fœtus. J’ai connu au Cap-Haïtien une enfant de M. Marmont Daguindeau, du nom de Lœtitia. Durant sa grossesse, la mère contemplait, sans jamais se fatiguer, un tableau dont la vue la transportait d’admiration. L’enfant est née remarquablement belle et ressemblant si bien à l’image que, lorsqu’elle eut six ans et que ses traits furent bien formés, on pouvait facilement tromper les étrangers en leur faisant accroire que c’était son propre portrait. Une dame de Paris avec qui j’eus occasion de causer de ce phénomène, m’a affirmé que la même chose lui était arrivée pour une petite fille qu’elle a perdue à l’âge de deux ans. Par contre, je connais un jeune garçon de M. Llenas, docteur en médecine de la Faculté de Paris, habitant aussi la ville du Cap-Haïtien, lequel a été victime d’une cause toute semblable. La mère, pendant sa grossesse, regardait souvent un homme du peuple affligé d’un bec-de-lièvre : l’enfant est né avec le visage frappé de la même difformité.

Il faut aussi mentionner ce fait intéressant que l’on constatait dans toutes les anciennes familles de haute noblesse : Chaque maison avait un trait qui la distinguait tellement que, dans les hautes régions aristocratiques où l’on étudiait la finesse et l’élégance des formes avec autant de soin que la science héraldique, on pouvait avant de voir les écussons, reconnaître la souche d’un marquis ou d’un vicomte, rien qu’en le dévisageant attentivement. Il me semble qu’à part l’influence héréditaire, qui se croisait et s’annulait souvent par les unions exogamiques, on peut expliquer la ressemblance ainsi perpétuée dans les traits de famille, par la coutume qu’avaient les anciens nobles de réunir dans une salle d’honneur les portraits de tous leurs ancêtres, comme une espèce d’arbre généalogique qui parlait aux yeux de leurs descendants avec beaucoup plus d’éloquence que les plus savantes pages d’histoire. C’étaient là de très bonnes expériences exécutées involontairement mais librement.

Je pourrais citer beaucoup d’autres faits à l’appui de la même thèse, mais revenons à l’homme noir d’Haïti que nous avons abandonné dans l’entraînement d’une digression acoquinante, mais qu’il est bien temps de fermer.

Ce ne sont pas de beaux hommes noirs qui manquent en Haïti. Parmi les soldats de l’armée, comme au milieu des campagnards et des citadins, on rencontre fréquemment des types que l’on confondrait volontiers avec ceux de la race caucasique, n’étaient la couleur de la peau et la différence de la chevelure. Dans les départements du Sud et du Nord de la République, on les voit surtout dans une proportion respectable. Bien faits, ayant généralement une taille au-dessus de la moyenne, les noirs d’Haïti montrent, à différents degrés, toutes les qualités de la vraie beauté masculine. Ils ont de la souplesse et de la force, une musculature vigoureuse unie à une agilité merveilleuse. Qu’on réunisse à tout cela un visage heureux, des traits accusés mais d’une parfaite harmonie qu’on y ajoute encore cette expression un peu fière, qui est comme le reflet de l’orgueil juvénile que le fils de l’Éthiopien éprouve à se sentir libre, indépendant et l’égal de quiconque, on aura une claire idée de ces hommes dont les pères ont fait preuve d’un héroïsme que l’histoire n’oubliera jamais.

En 1883, je vis à Port-au-Prince, parmi les aides de camp du général Salomon, un jeune noir si beau que je ne pus m’empêcher de le suivre de ce regard d’admiration qui paralysé tout autre acte de la volonté. Je ne l’ai jamais revu et j’ignore encore son nom.

La famille Rameau, des Cayes, généralement instruite et d’une éducation fort soignée, a fourni de très beaux types de noirs. L’un d’entre eux, Timagène Rameau, était particulièrement remarquable.

Un beau spécimen de la race noire est encore M. Romain G. Augustin, dont les formes sont tellement bien proportionnées, tant pour le visage que pour tout le reste du corps, qu’on n’exagère aucunement, en affirmant qu’il y a bien peu de types européens qui lui soient supérieurs au point de vue plastique. J’ai travaillé quelque temps à la douane du Cap-Haïtien, où il était chef de bureau. J’ai maintes fois observé que les étrangers, qui débarquaient dans le port, négligeaient leurs affaires pour admirer cet homme dont la peau noire va si parfaitement avec tous les traits d’une réelle beauté.

M. Augustin réunit à ces avantages corporels des manières très élégantes que rehausse naturellement sa grande stature ; il a une instruction fort au-dessus de la moyenne. À l’age de 18 ans, il était déjà professeur d’histoire au lycée du Cap : j’ai été un de ses jeunes élèves, et suis devenu plus tard un de ses meilleurs amis, dans ce commerce affectueux qui naît souvent entre l’instituteur et ceux dont il a soin, quand on y trouve de part et d’autre, une égale satisfaction.

Toute la famille Edmond, originaire du Trou, offre des types remarquablement beaux. Un d’entre eux, que j’ai bien connu, Augustin Edmond, avait une si belle figure et des formes si délicates et fines qu’on ne se lassait jamais de le voir, encore bien que l’on fût habitué à cette beauté de l’homme noir qui dément si souvent les descriptions fantaisistes des ethnographes.

En 1882, le général Henry Piquant, noir, mais absolument beau de visage et de stature, se trouvait à Paris qu’il visitait pour la première fois. Partout où il passait, il attirait l’attention. Intelligent, ayant des manières distinguées, une démarche fière et un port chevaleresque, il pouvait bien figurer à côté de tous les types européens qui s’exhibent sur les boulevards, sans que sa peau noire fît nulle ombre aux formes plastiques qu’il avait si belles. Le général Piquant, qui pouvait rendre bien des services à son pays, est mort bien jeune. D’autres sont morts à côté et en face de lui, tout aussi dignes de regrets, hélas ! Infandum… Triste résultat de la guerre civile, où poussent trop les uns, où courent trop les autres, dans le plus pénible aveuglement !

On n’en finirait pas, s’il fallait continuer ces citations qui ne sont nullement des cas exceptionnels. Pour prouver mon assertion que dans toutes les couches de la population, il se rencontre des hommes noirs dont l’extérieur n’offre rien de repoussant, j’offrirai au lecteur le portrait d’un ancien soldat inculte et sans aucune éducation, devenu empereur d’Haïti par le jeu bizarre d’une malheureuse politique. C’est le général Soulouque. Tous ceux qui ne sont pas aussi prévenus et aussi ridiculement passionnés qu’un Gustave d’Alaux, conviendront bien vite que la physionomie de ce monarque improvisé ne le cédait en rien à celle de la plupart des têtes couronnées que l’on a vues et qu’on peut encore voir en Europe ou ailleurs.

Ne semble-t-il pas démontré maintenant que la beauté comme l’intelligence se rencontrent dans toutes les races humaines ? Ne voit-on pas que là comme ailleurs il n’existe que des gradations dont l’existence s’explique non par une hiérarchie native et organique, mais par l’action évolutive plus ou moins développée dans chaque race ? On ne peut nier ces vérités, en se rappelant surtout qu’il ne s’agit pas ici d’une beauté de convention, mais de la vraie beauté qui réside en partie dans la régularité des traits extérieurs, mais encore plus dans l’expression bien caractérisée de la vie. La cause qui contribue trop souvent à troubler le jugement de ceux qui ne peuvent se figurer un visage à la fois noir et beau provient de la confusion que l’on fait souvent entre la beauté sculpturale, consistant dans la pureté des lignes, et l’éclat qu’elle reçoit par la coloration picturale. La première seule est la source esthétique qui remue en nous tous les sentiments de l’idéal ; la seconde n’est qu’un agrément précieux, mais absolument accessoire.

Cependant, on ne peut nier que la couleur de l’Européen ne soit pas beaucoup plus apte que celle de l’Éthiopien à faire briller les traits d’une grande beauté. Bernardin de Saint-Pierre, dans ses Harmonies de la nature, a finement observé que le contraste existant entre les différentes couleurs et les différentes formes réunies dans le visage caucasique, est le principal élément de sa beauté démesurément éclatante, quand on la compare à celle de l’homme noir. Cette théorie se rapproche d’ailleurs du principe de différenciation imaginé beaucoup plus tard par Herbert Spencer.

Il faut convenir des faits ; car il n’y a pas de démonstration contre l’évidence. Mais dans le cas même de ce que nous pouvons appeler la beauté picturale, la couleur blanche du Caucasien est-elle la plus belle que l’on puisse concevoir ? Je ne le crois nullement. Cette couleur belle entre toutes, je la trouverais de préférence dans celle du métis blanc et du noir, dans celle du mulâtre !… Je dis le mulâtre, -mais il faudrait plutôt dire la mulâtresse.

Le mulâtre, quand il est beau, a trop souvent des défauts qui neutralisent tout l’effet que pourrait produire sa personne. Avec des manières affectées ou efféminées, souvent étudiées ou prétentieuses, il offre rarement ensemble cet abandon, cette liberté et cette vigueur de mouvement qui sont l’idéal de la beauté mâle. C’est une remarque que l’on peut faire tant en Haïti que dans la Dominicanie et les colonies européennes, sans pourtant négliger les nombreux exemples qui font de brillantes exceptions a l’observation générale.

La perle de la race jaune issue du type blanc et du type africain, c’est bien la mulâtresse. Lui conservant dans toute leur intégrité la jeunesse du sang, la gracilité des formes et la fraîcheur veloutée de la peau qui font de la femme noire cette créature dont Michelet parle avec un accent si nerveux, la nature embellit encore ces qualités vives de la mulâtresse, en y ajoutant cette belle couleur qu’on appelle jaune, mais qu’on trouverait difficilement sur la palette d’un peintre, fût-il un Titien ! Celui qui contemple un beau lever de soleil dans les régions tropicales peut saisir furtivement ce jeu de lumière que l’aurore laisse glisser de ses doigts de rose, comme on dirait dans la langue d’Homère, et dont la nature a orné le visage de la mulâtresse, mais il lest incapable d’en reproduire l’image chromatique. De même qu’en ce cas, la vitesse avec laquelle les vibrations des ondes lumineuses se communiquent à nos regards ne nous laisse point le temps de fixer dans notre esprit les traces de la sensation qui nous éblouit, de même cette richesse de sang dont la circulation exubérante colore la joue de la superbe métisse, nous fascine et nous charme par l’expression d’une vie plantureuse, sans qu’on puisse jamais se rendre compte de ces nuances légères et fugaces qui semblent se jouer de l’attention !

Le comte de Gobineau, si prévenu contre le croisement des races n’a pu s’empêcher de reconnaître cette beauté. « Il est à remarquer, dit-il, que les mélanges les plus heureux, au point de vue de la beauté, sont ceux qui sont formés par l’hymen des blancs et des noirs. On n’a qu’à mettre en parallèle le charme souvent puissant des mulâtresses, des capresses et des quarteronnes, avec les produits des jaunes (race mongolique) et des blancs, comme les femmes russes et hongroises. La comparaison ne tourne pas à l’avantage de ces dernières[26]… »

Cela soit dit de la mulâtresse et de la capresse, non de la quarteronne parfois belle aussi, mais toujours d’une beauté fade, d’un tempérament atone, triste fleur dont la sève lente et paresseuse ne monte qu’avec peine jusqu’à sa corolle blême.

Le charme captivant de la mulâtresse lui vient de la réunion complète de tous les éléments qui constituent les bases esthétiques de la beauté. Tout aussi pleine de vie que la noire, elle offre en outre ce contraste des couleurs dont l’absence nuit sans nul doute à l’éclat pictural de la beauté éthiopienne ; plus vive que la blanche, elle a comme elle l’avantage des teintes franchement différenciées, lesquelles mettent en relief toutes les formes du visage, d’aussi loin qu’on puisse les distinguer.

Ce qui fait surtout d’elle une femme belle entre toutes, c’est qu’elle a toutes les qualités foncières de sa mère. Elle est intelligente et fière ; mais tendre et douce, dévouée et soumise, elle se donne aussi tout entière, quand elle donne son cœur. Tout cela fait germer en elle des sentiments d’enthousiasme, d’amour et même d’héroïsme, qui reluisent dans ses grands yeux si aimants et se reflètent sur son front si pur, avec ce rayonnement qui est le signe caractéristique du beau.




  1. Extrait de la Revue scientifique, année 1873.
  2. Voir : Étude sur la taille in Revue d’anthrop., année 1876, p. 45.
  3. Dr  Louis-Joseph Janvier, Les anti-nationaux.
  4. a et b Topinard, Le poids de l’encéphale d’après Paul Broca in Mémoires de la Société d’anthrop. de Paris, 2e série, t. III, p. 31.
  5. Der Neger, eine aphoristiche Skizze aus der medicinischen Topographie von Cairo in Zeitsch. der deutschen murgendlandischen Gesellschaft, t. I, p. 131.
  6. A. Bain, Les sens et l’intelligence.
  7. De situ orbis, III, 9.
  8. Myriobolon, 64.
  9. Hist., III, 17-25.
  10. Hist., VI, 30.
  11. Polyhistor, sive de mirabilibus orbis, 30-39.
  12. Moreau de Saint-Méry, Descrip. de la partie française de l’île de Saint-Domingue.
  13. Topinard, loco citato, p. 377.
  14. La propreté est un des caractères des nègres et singulièrement des femmes. Elles cherchent l’eau sans cesse et lors même qu’elles sont réduites à n’avoir que des vêtements malpropres, leur corps est fréquemment plongé dans le bain d’une eau vive et courante, à moins qu’elles ne soient forcées de se contenter de l’eau de pluie qu’elles ont recueillie ou que des pluies leur donnent.
    (Moreau de Saint-Méry, Description, etc.).
  15. Élisée Reclus, Nouvelle géogr. universelle, 54e série, page 28.
  16. Hartmann, Les peuples de l’Afrique, p. 40.
  17. Revue scientifique, no 37, 10 mars 1877.
  18. Ferdinand de Lanoye, Le Nil, son bassin et ses sources. Paris, 1869, p. 267.
  19. Congrès inter. des sciences ethnogr., etc., p. 207.
  20. Xénophon, Le Banquet, ch. V, § 6.
  21. César Cantu, Histoire universelle.
  22. Ed. Paul, Questions politico-économiques.
  23. Michelet, La femme.
  24. Darwin, De la variation des animaux et des plantes.
  25. Johannes Müller, Physiologie des Menschen. Coblentz, 1841- 1844.
  26. De Gobineau, loco citato, p. 155 en note.